LA CONTRIBUTION DE NORBERT ELIAS A L’ANALYSE
DE LA CONSTRUCTION SOCIALE DE L’ÉTAT PARLEMENTAIRE

 

par Bernard LACROIX

Université Paris X - Nanterre


    Il n’y a rien de vraiment déraisonnable à appeler du point de vue de la tradition de la pensée académique mais également du point de vue des conventions qui sont nécessaires à l’accord entre chercheurs, «théorie de l’objectivation sociale », ces deux processus indissociables que sont : a) les réalisations historiques des acteurs sociaux et les constructions de la réalité dont celles-ci s’accompagnent, b) le travail d’explicitation de ces réalisations et de leurs conditions d’apparition sous l’espèce du travail symbolique spécifique qui en fournit une représentation adéquate et dont le travail scientifique est le dernier avatar. Sur un plan très général, considérée sous le premier aspect, «la théorie de l’objectivation sociale» n’est rien d’autre qu’une visée de compréhension des réalisations historiques dans leur étendue et leur diversité. Sous le second aspect, elle n’est rien de plus que la forme historiquement située dans laquelle ces réalisations se réfléchissent, ce par quoi cette réflexion appartient au monde qu’elle analyse.
    On ne croit pouvoir trouver au fil des pages laissées par Norbert Elias de construction systématique qui réponde à une telle définition et qui puisse tenir lieu de pierre philosophale du politiste :ce n’est pas pour des raisons qui tiennent à telle ou telle faiblesse intrinsèque de l’auteur, ceci ne voulant pas dire qu’il n’y a pas de limites au travail du sociologue ; c’est plutôt parce qu’une réponse complète, complètement «achevée» et complètement «satisfaisante » est en principe irréalisable, l’intuition de son existence n’étant sans doute rien de plus que l’une de ces multiples utopies scolastiques qui prennent naissance dans le monde des «scholars ». Il n’en existe pas moins tout au long des propos de l’auteur de nombreux éléments qu’on en est droit de considérer comme une contribution à ce qu’on peut appeler dans les limites des observations précédentes « théorie des formes de l’objectivation sociale »; sous ses deux aspects ; et comme culture du retour de l’auteur sur soi, sur ses adhésions et sur ses adhérences, et comme engagement de cet acquis conquis par le travail sur soi dans l’élucidation des expériences et des objets que son expérience lui montre avoir un intérêt comme objet. Songeons par exemple à ce recueil d’articles paru sous le titre Engagement et distanciation (ELIAS, 1993), modèle de rationalisation et de systématisation de l’effort de retour sur soi, ou bien, comme illustration de l’investissement de l’expérience réflexive dans l’étude d’un objet apparemment éloigné, à l’enquête conduite en collaboration avec Scotson et connue sous le titre Established ans outsider (ELIAS et SCOTSON, 1997).
    Pour ne retenir qu’un exemple entre beaucoup d’autres quelles que soient les ambiguïtés de la thématique de la «distanciation » - il est facile de voir qu’elle touche, au moment où elle est formulée, à plusieurs problèmes hétérogènes, la question de la « rationalité » et la question de « l’objectivité »- on n’a pas de peine à se convaincre que celle-ci est très différente dans son principe d’une simple exigence de neutralité axiologique. Elle invite en effet à traiter de la question des «valeurs » du sociologue (par exemple son inclination immédiate pour « la civilisation ») moins comme une difficulté ou un obstacle dont il s’agirait de prévenir des effets, que comme une donnée du problème posé et qui doit être prise en compte quitte à ne pas en rester à cette observation préliminaire. C’est donc le travail scientifique dans sa totalité qui s’en trouve pratiquement bouleversé – en même temps qu’il se trouve redéfini- à l’instant où son « objet » ne peut plus être posé en stricte extériorité (ce qui ne veut pas dire qu’il n’ait pas une forme d’objectivité). On comprend que ce retour sur soi appelé par ce que la tradition nomme à tort l’examen de l’objet, en obligeant à comprendre dans la réflexion l’investissement du scientifique sans l’objet de sa curiosité sous tous ses aspects, puisse conduire notamment à une forme de défiance méthodique vis à vis de tous les « intérêts » qui habitent les efforts intellectuels, vis à vis de toutes les tentatives intellectuelles qui se situent sur le terrain des enjeux politiques ou mêmes politiciens, fussent-ils les mieux intentionnés, et qui sont enclines par là - même sans se l’avouer à épouser beaucoup plus qu’à éprouver les préjugés de tous ceux dont le sociologue souhaite se faire connaître et reconnaître. L’avertissement est on ne peut plus précieux pour le politiste toujours enclin à confondre une politique qui s’ignore avec une analyse politiste.
    Il n’entre pas dans notre propos de faire voir comment l’aventure biographique de Norbert Elias, sans être une histoire personnelle au sens où on entend d’ordinaire ce terme, mais en relation avec la succession des expériences historiques particulières auxquelles elle confronte l’auteur, lui a légué une façon de se situer et un point de vue très particuliers. On n’a vraisemblablement pas fini de mesurer tous les effets sur l’acuité intellectuelle de l’auteur du Procès de civilisation (ELIAS, 1973 et 1975) de l’écartèlement initial dont il est le produit comme aussi tous les effets de la façon dont cette fêlure intérieure est renforcée par toutes les espérances que les événements déjouent et qui se sont enchaînées pour lui entre 1920 et 1950. Pré-tension et déception incorporées appelées à s’exprimer sur le seul terrain qui lui reste ouvert c’est-à-dire dans le cadre d’un travail symbolique préformé par les apprentissages académiques de l’université allemande, sont tout naturellement à l’origine d’une propension à la dénaturalisation et à la défatalisation en apparence paradoxales. Norbert Elias n’est jamais enclin à vivre, au moins dans un premier temps, les coups du sort qui le rattrapent et le surprennent comme un destin fatal, jamais non plus porté à croire au moins initialement, qu’à horizon prévisible, ce à quoi il aspire, soit hors d’atteinte. L’un des effets les plus intéressants de cette inclination devenue disposition est l’attention aux phénomènes apparemment sans importance sous l’effet de leur caractère immédiatement insensible qui en fonctionnant comme un principe caché d’explicitation encourage un travail d’anamnèse généralisé qui trouve naturellement à s’investir aussi bien dans les objets « mineurs » à cause de leur caractère routinier (le commérage) que dans les objets aveuglants, invisibles à force d’omniprésence (l’Etat).
    Cette inquiétude raisonnée à laquelle n’échappe pas la prétention académique de l’auteur et qui s’exprime sous l’aspect d’une réticence face aux produits consacrés dans l'univers académique et comme retour sur les conditions de la production académique, définit en fin de compte ce qu’il n’est pas illégitime d’appeler une éthique en acte du travail scientifique dans laquelle se reconnaît l’indispensable exigence d’autonomie du travail intellectuel. Il s’agit, dans tous les cas, de forcer la reconnaissance des pairs en ce que seule compte du point de vue du travail scientifique la reconnaissance des spécialistes du travail scientifique qui comptent. Il s’agit en même temps (comme le montrerait par exemple une analyse précise de sa réaction inséparablement de satisfaction et d’insatisfaction à l’occasion de la remise du prix Adorno) de ne pas se payer d’illusions au rabais en prenant pour une forme de réussite scientifique la reconnaissance voire la célébration de tous ceux qui mesurent le travail scientifique aux ressources spécifiques qu’il procure à leur activité propre. Traduction immédiate pour le politiste : faire valoir tout ce qui dans le travail de politiste reste prisonnier de la construction sociale des sciences camérales comme rationalisation d’une pensée d’Etat qui s’ignore, soit sous la variante de la pensée légiste soit sous la variante de la pensée du professionnel de la politique. Ne pas confondre par ailleurs l’adoubement par l’homme d’Etat avec une réussite scientifique, toute la « réussite » consistant ici en l’instrumentalisation du propos scientifique au service d’une théodicée d’Etat qui s’ignore comme telle. On ne revient ainsi à l’exigence d’autonomie intellectuelle dans le travail de politiste : cette exigence en science politique, si ce terme doit avoir un sens, ne peut être que l’affirmation en acte de cette position particulière qui sait user, contre le pouvoir symbolique d’Etat, de l’autonomie propre que lui assure l’autonomisation historique du travail intellectuel pour penser l’Etat ainsi que l’appui de l’Etat au fonctionnement des pouvoirs socialement institués. Quel que soit, en tout cas, l’avenir auquel est promise cette déontologie professionnelle réaliste dont Elias fournit le modèle, c’est au moins immédiatement concrètement sous ces trois aspects de réflexion sur l’historicité, de réflexion sur l’Etat et de réflexion sur la construction sociale de la politique par l’Etat que Norbert Elias peut introduire l’analyse qui reste aujourd’hui encore à faire de l’Etat parlementaire.

I –– UN SENS AIGU DE L’HISTORICITE QUI ENGAGE ELIAS DANS UN TRAVAIL DE REFLEXION SUR L’HISTOIRE ET DE RECONSTRUCTION DE L’HISTORICITE

    On aurait bien tort de ne pas mettre en avant comment la formation académique de l’auteur dans l’univers intellectuel allemand des années 20 incline Norbert Elias à la réflexion historique et à une sorte de radicalisation de l’opération d’historicisation dirigée contre des historiens eux-mêmes. On pourrait ici quelques quelques faits. Les années 1920 sont prisonnières les échos du Methodenstreit des années 1890 à travers la présence de la génération des « mandarins » consacrés dans ces mêmes années et qui se sont attachés au développement des « disciplines empiriques », « économie et psychologie » en particulier. Cette situation définit une matrice très générale de controverses autour de deux questions liées, la question du sens et de la portée de l’investigation historique, la question du fondement des disciplines empiriques, cette formulation étant réversible puisqu’il y va du même coup de la possibilité empirique de l’histoire et à travers la question de la certitude de la vérité des savoirs, de la certitude et de la vérité de la connaissance du passé, les querelles de succession (ou si l’on veut) le jeu des mécanismes de reproduction académique prennent alors la forme de luttes épistémocratiques dont la matrice est la tension entre des catégories relativisantes d’inspiration historiciste et des affirmations naturalisantes (on pense à la polémique entre Nietzsche et Willamowitz sur la Naissance de la tragédie). Les nouveaux venus contestent la prétention des anciens en se réclamant de l’historicisation ; tandis que l’univers académique menacé par un déclassement structural (Ringer) se retranche derrière des assertions naturalisantes appuyées sur le sérieux de l'érudition.
    On connaît l’effet de cette tension et de ces controverses en « économie » puisque nous en subissons encore aujourd’hui les conséquences : la contestation des «anciens» de l’École historique allemande (cette contestation est loin de se réduire aux seuls économistes) la recherche de nouveaux fondements à l’économie écartelée entre la tentation de « l’application » et celle de la « science pure » qui, à travers la recherche d’une psychologie de l’acteur économique, verra la naturalisation du « sujet économique » symbolisée par l’école de Vienne et les travaux de Menger. Mais on pourrait tout aussi bien trouver les effets de la même tension dans ses traductions dans l’univers de la philosophie et en particulier dans les multiples entreprises pour revisiter et revivifier le « kantisme », propre à l’époque : avec tout un travail de retour sur les façons de voir consacrées pour expliciter la ou les philosophies de l’histoire implicites qui les habitent (SIMMEL, 1984); ou bien encore ces entreprises intellectuelles tendant à sauver le kantisme en l’historicisant radicalement (CASSIRER, 1973). Toutes ces tentatives relatives aux limites du sujet qui pense l’histoire ou bien à la construction historique des catégories qui se fabriquent dans l’histoire ont en commun de s’opposer à toutes les formes de justification d’un sujet transcendant trouvant dans sa raison des raisons à sa transcendance, c’est-à-dire en échappant d’une manière ou d’une autre à l’histoire.
    C’est dans ce contexte qu’il faut situer la tension avec Hoenigswald et le conflit qui en résulte entre le jeune doctorant et son directeur de thèse : il oppose d’un côté le grand mandarin qu’est Hoenigswald, fidèle à la vision « anthropologique » de Kant qu’il s’efforce de faire vivre et de prolonger ; et de l’autre le jeune étudiant en psychologie et en philosophie que ses études de médecine ont convaincu du caractère réaliste d’une vision évolutive et qui est conduit de ce fait à contester – avant d’être mis en demeure de corriger son propos - toute forme d’a priori : à récuser en un mot l’idée que telle ou telle propriété de « l’homme » puisse être étrangère à l’histoire pour poser en principe le caractère irréductiblement historique de l’apparition de l’individu et de sa construction. On comprend du même coup que pour un jeune homme déjà enclin à être sensibilisé aux différences, ce conflit avec le directeur de thèse (ou si l’on veut cet accroc dans ce que devrait être une socialisation normale dans l’univers académique, celle qui conduit en principe les promus à s’identifier aux façons de faire et de penser qui les ont reconnus autant qu’ils les ont élus) ne soit pas pour rien dans sa reconversion quelques années plus tard, lorsqu’il reprend ses études en 1925-26, vers les disciplines empiriques les plus proches d’une histoire expérimentale ou quasi- expérimentale, soit en d’autres termes vers cette histoire sans nature humaine que ne manque pas d’apparaître par différence avec les travaux d’historiens « la sociologie weberienne ». On comprend également que pour un jeune homme formé dans ce contexte académique la sociologie ne soit d’abord pour lui qu’une autre façon plus rigoureuse et en un sens plus radicale de faire de l’histoire « de l’économie, de l’art ou de la culture ». En un sens, la sociologie qu’il pratiquera restera toujours cette manière radicale de faire de l’histoire comme le montre la préface qu’il ajoute à La société de cour (ELIAS, 1985) trente ans plus tard, lointain écho tout juste reformulé même s’il est considérablement radicalisé à travers l’abandon de ce qu’il appelait encore en 1939 « psychologie historique » des mêmes préoccupations et de la même conception.
    Ce radicalisme historicisant, la critique de l’histoire instituée qu’il alimente, nous intéresse évidemment pour ce que nous avons à faire aujourd’hui : on ne voit pas bien ce que serait l’étude de l’Etat parlementaire en dehors de l’étude de sa formation, de sa construction inséparable de tout ce qui nous alerte aujourd’hui sur sa disparition par exemple sa dissolution dans un ensemble plus vaste. Mais l’orientation de Norbert Elias nous intéresse aussi parce que nous ne sommes pas les premiers attirés par le sujet, parce que le domaine est déjà balisé par tous les propos, discours ou travaux des hommes politiques, légistes ou publicistes qui se sont intéressés à la question au nombre desquels évidemment les historiens. L’orientation d’Elias nous intéresse notamment dans un contexte qui voit le retour aussi imprudent qu’imprudent d’une certaine « histoire politique » de bien ancienne facture mais aussi la promotion, tout à rebours du projet d’Elias, de revivifier et de ressourcer l’histoire par un travail sociologique conséquent, d’essais réactionnels pour faire servir par exemple sous le nom de sociohistoire une sociologie en position ancillaire à la préservation de la position et des présupposés du travail historien.
    De ce point de vue, la position de Norbert Elias vis-à-vis du travail des historiens de son temps mais plus largement face à l’histoire instituée d’hier (dont on peut soupçonner qu’elle serait sa position face à l’histoire instituée d’aujourd’hui) ne peut laisser le politiste en général et le politiste sociologue en particulier indifférent. Nous sommes portés à croire en effet, sur la foi de l’histoire qui nous a été enseignée à l’école, que l’histoire est connaissance du passé. Et les historiens eux- mêmes, pris au jeu des controverses récurrentes relatives au caractère scientifique des disciplines historiques, ne doutent pas une seconde, pour beaucoup d’entre eux, que l’histoire dans sa forme de récit du passé ne soit non seulement accumulation continue du stock de connaissances relatif à ce qui s’est passé mais aussi accroissement des certitudes vis-à-vis de ce qui est advenu hier. Précisément le radicalisme historicisant de Norbert Elias nourri des interrogations sur la genèse développée par Max Weber (WEBER, 2000), reprises en matière de questions culturelles par son frère Alfred, investies à ce titre dans l‘inconscient historien fétichisé dont Elias lui-même est le produit, éprouvé à l’expérience de la recherche (sur les styles artistiques, sur l’invention scientifique à l’époque de la Renaissance puis de la société de Cour), convainc insensiblement mais en un sens irrésistiblement notre homme du caractère trompeur de cette conviction. Loin que la connaissance du passé soit le préalable indispensable à la maîtrise du présent, comme le répètent à satiété les historiens attachés à reproduire le principal résultat de l’autonomisation académique de la recherche historique, l’histoire n’est d’abord et avant tout qu’usage présent du passé, oublié et méconnu comme tel, y compris par ceux qui en font l’usage désintéressé seulement en apparence qu’appelle le métier d’historien. Reconnaître les usages au présent du passé par- delà l’invocation neutralisante de la connaissance du passé conduit évidemment à mettre en relation ces usages avec leurs enjeux ; à découvrir en particulier, comme Nietzsche déjà l’avait suggéré, leur caractère de ressources dans des entreprises de légitimation, qu’il s’agisse implicitement de justifier des manières d’être et de voir propres à l’historien ou bien ce qui revient en fait exactement au même (en faisant ressortir du même coup le caractère scolastique de l’opposition entre la subjectivité et l’objectivité) de justifier des manières d’être et de voir du groupe - par exemple du groupe national auquel appartient l’historien. Toutes les affirmations critiques d’Elias vis-à-vis du travail et des résultats historiens, découvertes pratiquement dans la recherche, le sont à partir de cette sorte « d’intuition pratique » initiale. Toute la critique et la distance critique vis- à –vis de l’histoire et des travaux d’historiens, loin d’être un entraînement de jeunesse comme le croit Gérard Noiriel, sont en ce sens en relation avec cette posture initiale.
On pourrait rappeler pour mémoire :
––   Appel à la vigilance pour éviter l’anachronisme. On a un peu honte de rappeler ce qui devrait être un réflexe du savoir-faire historien et une évidence de la déontologie professionnelle de l’historien. Mais, en pratique, les problèmes ne sont jamais simples dès qu’on s’intéresse, entre autres, aux moments où se définissent (ou se redéfinissent) des réalisations qui n’existent pas encore sous l’aspect sous lequel elles apparaissent ultérieurement. Les problèmes ne sont jamais simples non plus parce que le problème de l’anachronisme engage les adhérences et les adhésions de l’historien à son monde et que celles- ci tendent par le fait à lui suggérer ses intérêts intellectuels en même temps qu’elles organisent ses façons de faire et ses façons de voir. On pourrait ici avec l’audace de l’étranger naïf poser autant de questions intempestives qu’il y a de problèmes de recherche. Que signifie par exemple réaliser une enquête relativement à un phénomène passé à l’occasion de la célébration d’un anniversaire ? Que signifie, on pense maintenant au bicentenaire de la Révolution française et donc aussi au bicentenaire de la déclaration des droits de l’homme, s’intéresser à un événement à l’occasion de la célébration d’un anniversaire destinée à promouvoir au titre de l’universel un produit d’exportation national ? Ou encore, que signifie ériger en modèle d’analyse et de compréhension de la révolution française, l’interprétation d’un aristocrate désabusé proposée un demi- siècle après les événements considérés, sans tenir compte de ses enjeux pratiques et politiques propres, même si cette interprétation peut apparaître rétrospectivement, à la lumière de la dernière en date des révolutions symboliques en histoire, l’invention avant la lettre de « la longue durée » ? vous aurez reconnu une pointe contre tous ceux qui croient pouvoir se servir de Tocqueville comme le dernier mot en matière d’interprétation de 1789.
–– Appel à la vigilance pour éviter toutes les illusions qui s’attachent à la quête des origines, à la quête de l’origine, que celle-ci soit une date précise ou ce point de repère que constitue l’action particulière d’un homme isolé...
–– Appel à la vigilance contre toutes les représentations illusoires de continuité dans le temps, de ces continuités qui n’ont d’existence que sous l’effet de l’économie d’analyse des enchaînements pratiques et qui sont souvent appelées par des ressemblances formelles souvent liées à la permanence nominale d’un titre ou d’une désignation...
–– Appel à la vigilance contre toutes les formes plus ou moins consolidées, quand elles s’imposent comme allant de soi, de projections rétrospectives dans le passé liées aux luttes pour l’usage et le contrôle du passé- très peu différentes dans le principe de ces luttes pour mettre les chiffres de son côté- et que rejouent de façon euphémisée dans la logique propre des contraintes de l’univers académique les historiens de profession. C’est pourquoi d’ailleurs, l’histoire n’est jamais complètement séparée des luttes proprement politiques du temps bien qu’elle ouvre néanmoins la possibilité de « progrès » dans la connaissance du passé, ceux- ci n’étant vraisemblablement jamais que des produits rarement intentionnels de luttes qui ont en fait de toutes autres raisons d’être.
    Inutile de s’arrêter à la pertinence de ces conseils pratiques de recherche pour notre problème : ils vont de soi.
–– Éviter l’anachronisme ? C’est ne pas voir de parlement, en tout temps (et en tout lieu) comme certains voient de la représentation ou du régime représentatif, de la Grèce antique à nos jours. C’est éviter l’erreur des historiens d’inspiration monarchiste, anglais ou français, lorsque l’histoire cesse d’être un travail d’artisan de cour pour devenir une activité académique et qui aimeraient voir dans les institutions royales du passé des institutions représentatives. C’est ne pas utiliser sans discernement le terme de parlement car « si l’on utilise sans discrimination le terme de ’’parlement’’ pour les institutions représentatives médiévales et modernes et que l’on évite l’expression ’’assemblée d’état’’, le changement innovateur qu’a connu le parlement au XVIII ème siècle (en Grande- Bretagne) risque d’échapper. »(ELIAS et DUNNING, 1994)
–– Éviter l’illusion des origines, c’est éviter de ratifier sans examen, comme le font les historiens de la IIIème République (après Michelet) que l’Assemblée constituante, après s’être autoproclamée Assemblée nationale, est déjà un parlement...
–– Éviter l’illusion des discontinuités ? C’est ne pas croire que les parlements d’Ancien régime, nés de l’autonomisation d’une activité légiste dans l’entourage du roi, puis théâtres de transactions complexes entre le roi et les robins anoblis sont les ancêtres de nos parlements, sous prétexte qu’ils portent le même nom : Christophe Charle a habilement suggéré que le parlement de Paris dans les années 1750 est plutôt l’équivalent de ce qu’on peut appeler (mais d’un anachronisme contrôlé) les grands corps de l’époque. C’est éviter encore de penser que les Chambres des années 1880 ont beaucoup à voir avec les Chambres de la Restauration même si ceux qui en déterminent les compétences ont en tête certains aspects de l’expérience précédente. Éviter toutes ces illusions, c’est peut- être se donner le droit de parler d’une parlementarisation de certaines sociétés spécifiques (sous réserves de chercher en quoi consiste cette spécificité) comme Elias a parlé de sportisation ou de curialisation mais évidemment sans croire pour autant comme l’imaginent parfois les spécialistes d’institutions comparées que c’est le même parlement qui prend corps et qui prend forme par exemple dans la société britannique du XVIIIème et dans la société française du XIX ème. On saisit en passant assez bien ce qu’Elias souhaitait faire comprendre quand il évoquait la façon dont les historiens restaient prisonniers d’une vision de « l’unique »( ELIAS, 1985 : XLI-XLIV)
    On aimerait ainsi conclure sur le premier apport de Norbert Elias à la définition d’une perspective d’analyse en soulignant combien sa force consiste, sur ce terrain, à prendre les historiens à leur propre piège : en suggérant leur défaut pratique fréquent de sens historique ce qui conduit son travail « sociologique » à prendre appui sur un radicalisme historicisant raisonné (comme l’indique assez son appel récurrent à définir des schémas interprétatifs empiriquement testables qui engagent enfin l’histoire dans ces formes de processus cumulatifs dont donnent l’exemple d’autres disciplines historiques). On n’aurait pas de peine à faire voir qu’il trouve la raison de ce défaut de sens historique dans la subjectivité collective que les historiens partage en toute objectivité ou si l’on préfère dans les présupposés qui ont pour origine la définition progressive de leur activité jusqu’à devenir préjugés inconscients interdisant tout retour réflexif sur l’inconscient du groupe ou des groupes dont l’histoire devrait être l’exploration. C’est pourquoi cette réflexion sur l’histoire oriente vers une construction réaliste renouvelée de l’historicité dont on ne peut se borner qu’à résumer très grossièrement les principes.

1 –– On se propose de travailler, en traitant de l’Etat parlementaire, sur des réalisations que l’autonomisation historique d’une activité politique spécifique conduit à voir comme politiques : on s’intéressera donc, dans tous les cas, aux personnes plus qu’aux justifications qu’elles font valoir conformément aux acquis d’une théorie de l’action qui prend acte des sociogenèses (entre autres les formes d’interdépendance) pour comprendre la construction sociale des acteurs (les psychogenèses) collectivement aux prises avec les ce qu’ils ont à faire. Conformément à l’observation stratégique de Max Weber («le résultat final de l’action répond rarement à l’intention primitive de l’acteur»)( WEBER, 1959 :180) la construction sociale des jeux sociaux ne répond à peu près jamais à l’intention quelconque de l’un quelconque des joueurs même si l’un des aspects essentiels de ces jeux est, en fonction des ressources inégales des participants, leur engagement en vue de modifier la structure du jeu à leur avantage.
2 –– On traitera du passé comme du «présent pratique» des acteurs sociaux sur le modèle de ce que fait la sociologie politique du présent.
3 –– On peut ainsi reconstituer de façon vraisemblable, conformément à une logique rationnelle qui reste celle de l’historien, les processus orientés, jamais voulus par un seul et jamais contrôlés par quiconque, constitutifs de parlementarisations hétérogènes propres à des sociétés aussi intrinsèquement différentes que la société française et la société anglaise. On notera que ces processus ne sont pas sensiblement différents de ces dynamiques étrangères à toute théologie ou différentes de toute entéléchie que décrivait Panofsky en histoire de l’art. Mais tout oppose ces processus incarnés par l’ensemble des déformations dynamiques de configurations de jeux aux rationalisations en terme de métaphores vitalistes – en fait aux constructions métaphysiques auxquelles ces métaphores servent de support – dans lesquelles on décrit ordinairement l’évolution des régimes politiques.

II –– UNE EXPÉRIENCE POLITIQUE QUI ENGAGE ELIAS DANS UN TRAVAIL DE RÉFLEXION SUR L’ÉTAT ET D’ANALYSE DE L’ACTION DE L’ÉTAT

    C’est sur ce fond d’un travail qui renouvelle les façons d’analyser l’historicité qu’on rencontre le deuxième aspect de la pensée d’Elias qui nous intéresse dans le programme dont nous esquissons ici quelques lignes : le théoricien de l’État. Il y a, en effet, un lien évident entre le retour sur le passé comme moyen de comprendre l’univers qui est le nôtre et les éléments extrêmement neufs que Norbert Elias propose pour l’analyse de la construction de l’État : il ne faudrait même pas se forcer beaucoup pour dire que ces éléments sont encore inégales aujourd’hui, au moins dans le petit monde de la science politique. On peut préciser ce second aspect de la même façon qu’on a présenté les suggestions de l’auteur à propos de l’historicité : partir de l’expérience personnelle et intellectuelle de Norbert Elias en la matière (elle lui fait voir des aspects de l’Etat que d’ordinaire on ne voit pas), suggérer qu’on trouve dans ses livres un travail de construction de l’État exemplaire (celui qui rend possible une entreprise de dénaturalisation à laquelle invite le décentrement appelé par l’observation de l’Etat dans le passé), enfin, montrer comme précédemment que ce travail définit des tâches à venir.
    Cette contribution ne saurait être l’occasion de faire le point sur toutes les expériences existentielles de Norbert Elias qui l’amarrent à un univers qui se défait mieux, à un monde où tout ce sur quoi il pouvait initialement compter se disqualifie et se désagrège : le retour du front du jeune ancien combattant dans une Allemagne en proie au chaos sous l’effet temporaire de convulsions révolutionnaires avant que d’être écartelée dans sa définition entre les prétentions des nostalgiques d’une fidélité wilhelmienne et les déçus d’une république socialiste qui n’a pas vu le jour ; l’effondrement de l’ordre quotidien des transactions sous l’effet de la disparition des possibilités de faire confiance en pratique aux instruments socialement définis des transactions (la monnaie, le crédit, le contrat) qui font s’évanouir les conditions d’une vie économique ordinairement sans histoire avec l’inflation en spirale ; l’expérience très particulière qui consiste à voir changer son identité sous l’effet de la définition collective de soi et de la construction d’une spécificité sur laquelle on n’a pas de prise ; le fait de se voir fermer en fait les portes de l’université alors que dans les conditions auparavant définies on pouvait légitimement prétendre y accéder ; il faudrait ajouter le sentiment de ne plus se trouver en sécurité dans le monde auquel on doit tout, toutes les expériences qui conduisent à découvrir qu’on n’est pas « un allemand comme les autres» (ELIAS, 1991).
    On devrait évoquer ici, pour bien comprendre, la figure de Max weber. L’opposition entre les deux hommes ne s’épuise pas dans l’image a posteriori aveuglante des différences de réussite académique avec d’un côté l’universitaire et homme politique comblé et de l’autre le prétendant rejeté privé de droits civiques. Elle est aussi l’image exactement inverse du fils de famille mal dans sa peau jusqu’à devoir interrompre des enseignements et de l’enfant choyé qui puise dans les certitudes de son enfance les ressources pour protéger et défendre sa dignité. Elle est surtout la différence qui sépare un Allemand de bonne souche qui n’a jamais eu à composer avec une mise en cause d’origine collective de l’image qu’il peut se faire de lui et un compatriote stigmatisé qui a dû découvrir à son corps défendant la différence qui lui était imposée. On comprend à partir de là la distance critique qui sépare N. Elias et M. Weber notamment sur la question de l’État et que beaucoup sont tentés de réduire, avec le recul du temps, à un conflit quasi œdipepien en paternité intellectuelle. Comment le premier ne serait-il pas infiniment plus réaliste que son aîné quand celui-ci ne traite de l’Etat, dans la ligne de tout ce à quoi poussent les apprentissages juridiques, que sous l’angle de ses justifications, bref des figures historiques successives de sa légitimité ? Comment ne pas poser la question de ce que l’État fait, peut faire ou s’abstient de faire quand certains de ses porte-parole encouragent les formes publiques de stigmatisation propres à nourrir les représailles privées, quand des milices font le coup de poing ou le coup de feu contre sa police, quand il abandonne à leur sort certaines catégories de ses ressortissants ? Comment rester indifférent à ce qu’est l’État en pratique dans son double aspect de faculté de faire et d’autorité symbolique quand ses représentants laissent attenter aux personnes en l'absence de tout comportement légalement répréhensible de leur part ou quand il rend licite (voir encourage) la différenciation stigmatisante des individus placés sous sa juridiction ?
    Comment résister à la citation d’un extrait de Sport et civilisation publié en 1971 quand ce texte occupe par rapport aux expériences qu’il explicite la même position que la préface de 1969 à La Société de Cour par rapport à l’expérience de recherche en histoire. Il est symptomatique qu’Elias soit exactement sur les traces de Weber en questionnant le mouvement puritain anglais. On se souvient que ce dernier a consacré aux puritains de longues pages de L’éthique et que ceux-ci ne comptent pas pour rien dans les débuts du sport : le «Book of sports» prescrivant l’abandon du repos dominical aux loisirs fut une arme du roi contre les puritains qui souhaitaient réserver cette pause hebdomadaire à la louange du seigneur. Elias en conclut cependant tout autre chose que son devancier. Celui-ci n’est même pas cité mais on voit, à travers ce rapprochement qui est tout sauf fortuit, fonctionner le travail sur soi d’Elias : le travail d’anamnèse qui tire parti du savoir pratique passé et qui à travers la distanciation intellectuelle libère de ce dernier. Tout est dit par le fait : du rôle de l’État comme «contrôleur» de la violence publique à partir de son appropriation de l’exercice de la violence physique, des régressions possibles du monopole de cette activité, des exigences du processus à l’œuvre dans une société d’individus capables d’autocontrôle et donc aussi des conditions nécessaires à l’avancée de cette progression, la formation de configurations d’interdépendances contraignant à l’autocontrôle.
    «On pense communément que tous les types de société peuvent adopter un régime démocratique – au sens de pluripartisme, et ce quel que soit le niveau des tensions internes aux partis ou la capacité de leurs membres à les supporter. En fait, un tel régime ne peut se mettre en place et se perpétuer que dans des conditions spécifiques. C’est un régime fragile qui ne doit son existence qu’au respect de ces conditions. Dès que les tensions sociales menacent ou atteignent un certain seuil de violence, il est en danger de mort. En d’autres termes, son fonctionnement dépend l’aptitude de l’État à contrôler la violence dans une société pacifique. Toutefois, cette paix sociale est fonction de l’autocontrainte des êtres humains, le niveau d’autocrainte n’étant pas le même chez les membres de toutes les sociétés humaines. Le seuil de violence autorisée dans les sociétés récentes est en général plus bas que celui des sociétés plus anciennes, ou néanmoins on peut observer des différences considérables dans la capacité à tolérer les tensions – et c’est là un aspect du "caractère national". Puisque ces tensions font partie du régime parlementaire dont les luttes non violentes obéissent à des règles soigneusement établies, c’est donc que le seuil de tolérance de la tension qui caractérise l’habitus social d’un peuple influe sur le fonctionnement d’un tel régime.» (ELIAS, 1994 :35-36)
    Cette expérience spécifique, la conception de l’État en pratique qu’elle suggère, nous intéressent évidemment pour ce que nous avons à faire aujourd’hui. Comment ne pas se dire que nous vivons dans une situation en partie homologue à celle de Nobert Elias et comment ne pas se dire même si nous sommes encore incapables de faire le point sur les interdépendances qui caractérisent cette configuration, que nous appartenons, nous aussi, à un monde qui se défait, à un monde où des catégories croissantes de gens ne peuvent plus compter sur ce à quoi elle s’imaginaient pouvoir s’attendre. On pourrait citer ici en vrac les phénomènes de privatisations multiples de secteurs de l’activité publique qui tendent à priver des groupes de perspectives qui leur paraissaient acquises, des phénomènes rampants de stigmatisation différentielles (qu’est-ce qu’un immigré de seconde génération ?), des formes d’abandon dans les activités de contrôle qui définissent des poches de population échappant aux activités publiques de contrôle (n’est-ce pas ainsi que le réalisme de premier degré du reporter télévisé voit les «cités» ?), des formes de contraintes nouvelles qui naissent de la déstabilisation juridique des formes d’interdépendance (n’est-ce pas là une façon nouvelle de regarder la précarisation liée à l’apparition du travail « flexible » ?), ou même des luttes entre groupes dans l’État sur l’affectation de l’impôt qui ressemble à une crise dans l’exercice du monopole fiscal...
    Toute une série d’inflexions en acte ou si l’on préfère toute une série de déplacements de l’angle de vue caractérise ainsi la conception de l’Etat d’Elias qui ressort de ses travaux, au titre d’illustration de la distance conquise par rapport aux «prévisions» relatives à l’État. Ces inflexions en acte sont rarement commentées pour elles-mêmes bien que le travail de l’auteur revête souvent l’aspect, à travers ce qui peut apparaître comme une compulsion à émailler ses développements de remarques de méthode, de commentaires destinés à placer sous les yeux du lecteur l’effort de distanciation qu’il accomplit et donc de la distance qui sépare ce qu’il propose de telle ou telle représentation commune. On pourrait montrer leur caractère de résultats pratiques d’une pratique de recherche en s’attachant à la démarche suivie dans La Société de Cour, beaucoup de développements postérieurs à cet ouvrage apparaissant comme autant d’efforts pour expliciter ce qui est laissé à l’état pratique et réalisé sur le mode de l’implicite dans ce premier travail. Il est vrai que ce qui est fait à propos de l’État est fait également à propos des erreurs rétrospectives des visions historiennes, ce qui ne simplifie pas le travail du commentateur pour le montrer.
Contentons-nous une fois de plus de le suggérer :
–– Elias part des traces visibles laissées par les sociétés qui l’intéressent, les palais, et montre conformément aux habitudes érudites de l’histoire des formes culturelles de son temps que l’habitation est un révélateur des manières d’être et de vivre des gens qui donnent alors le ton c’est-à-dire des aristocrates ;
–– dans la même inspiration réaliste, il se sert ensuite des documents (second type de sources accessibles à l’historien) qui laissent deviner l’usage valorisé de la richesse pour vérifier et préciser la solidité des hypothèses qui se dégagent de l’examen de l’habitat ;
–– ce double travail lui permet de montrer l’importance du sens de l’honneur et des comportements inspirés par l’honneur dans l’ethos aristocratique, de souligner l’usage qu’en fait le roi au sein de sa Cour et qui est objectivé dans le fonctionnement de l’étiquette ;
–– ce n’est qu’à partir de cette forme de compréhension des gens, de l’univers structuré par leurs passions et leurs intérêts qu’il s’intéresse au « pouvoir » ou si l’on veut à la manière dont le roi en use, l’ensemble des coups joués par les protagonistes permettant le maintien homéostatique des relations de pouvoir que constitue la cour ;
–– bien entendu, ce système ne s’est pas constitué en un jour : l’examen de son fonctionnement invite à lever le voile sur les enchaînements dont procède la construction d’une configuration des relations sociales et de relations de pouvoir ; l’auteur peut faire apparaître finalement qu’il s’agit d’un processus (un mécanisme qui révèle de ces tendances historiques non programmées et que l’action de chacun contribue partiellement à son insu à perpétuer) dont la raison d’être n’apparaît qu’en longue durée ;
–– on peut alors en revenir aux façons de voir (notamment esthétiques) des acteurs de ce processus et comprendre comment les transformations qui se sont accomplies à la faveur de la naissance de la société de Cour suscitent la nostalgie d’un âge d’or qui n’a jamais existé et qui définit le romantisme aristocratique.
Le centre du propos, on le voit, est exactement conforme au canon du travail intellectuel en sociologie, comme travail symbolique d’explicitation :
a) l’analyse ne répète pas à propos de l’État ce que les acteurs qui sont et qui font l’État (le roi ou bien les légistes des parlements de l’époque) disent de l’État ;
b) il rompt ainsi avec la manière dont l’État se pense et se justifie lui-même dans les propos de ses porte-parole spontanément enclins à se recommander de l’Etat (c’est-à-dire à faire usage de la force symbolique de l’État) pour justifier leurs manières d’être et de vivre ;
c) l’analyse se trouve du même coup en position de comprendre ce qu’est l’État comme facultés de faire te comme raisons d’agir parce qu’il peut alors comprendre ce que font de l’État ceux qui s’en servent.
    La première inflexion majeure engagée dans l’exercice, sur la trace des suggestions de Marx et de Drkheim en accord avec sur ce point, est de penser l’État comme un groupe. Cela n’a l’air de rien : mais l’on admet que l’une des réussites historiques de l’Etat sous l’effet de l’exacerbation de la concurrence entre enjeux nationaux au XIXème siècle et sous l’effet de l’émergence des nationalismes est de conduire à confondre l’Etat et la Nation (ou si l’on veut, de voir dans l’Etat l’organe éminent de la Nation), cette petite révolution mentale est une contribution décisive à la compréhension des ethnocentrismes d’Etat. Ceci engage une fois de plus Elias sur les traces de Weber, à comprendre comment ce groupe particulier se construit :dans ses aspects historiquement premier de sociation (sous l’espèce d’entreprises de rapines ou de conquêtes qui ont indivisiblement des aspects d’assistance et de protection pour les agents de ces exactions) ; dans ses aspects extérieurs de communalisation (ce qui oblige à analyser de quelle façon des entreprises personnifiées d’appropriation d’exercice de la force physique peuvent se dépersonnaliser en même temps que s’objective un capital spécifique sous la forme d’efforts de monopolisation de l’exercice de la violence physique, ces tentatives appelant à leur tour des efforts pour obtenir des subsides financiers, la concentration entre les mains d’un groupe de ces chances de monopolisation tendant à définir des entreprises de domination durables couvrant un ressort territorial défini…). Parallèlement, Elias n’oublie pas que ses schèmes interprétatifs ne valent que comme moyen d’interroger ce qui a pu se passer en sorte qu’il ne valent que comme moyen de construire de façon plausible des séquences historiques définies. Il s’efforce donc aussi de regarder comment le groupe se fait en pratique (comment s’opère la division des tâches, comment se mettent en place des tensions entre les exigences de coordination et les exigences d’efficacité, comment s’opèrent des spécialisations, etc.) et justifie ce qu’il fait en inventant ses raisons d’être (ou en déléguant l’invention à ses thuriféraires, chroniques ou légistes). On admettra peut-être plus aisément en tout cas que ce renversement dans la façon de traiter l’Etat (qui n’est pas sans rappeler ce qui est en jeu entre Hegel et Marx) permet d’échapper aux projections rétrospectives ordinaires : par exemple à la projection dans le passé de la division gouvernement- administration, quand toute l’histoire de la construction de l’Etat montre qu’elle est un produit tardif, dans la forme d’un Etat tardif, née d ‘une conjoncture et d’une configuration particulières. Ce renversement interdit à tout le moins de confondre une histoire de l’Etat avec une histoire de quelques aspects de sa mise en scène symbolique par tel ou tel de ses délégués comme en donne encore l’exemple un livre récent de pierre Rosanvallon (ROSANVALLON, 1990)
    La deuxième inflexion majeure engagée dans l’exercice est de penser l’Etat dans les termes de sa réussite historique : sous l’angle de «l’avantage de la défense» que lui donne au présent sa construction antérieure si l’on souhaite parler un langage clausewitzien ; ce qui peut se dire encore penser l’Etat comme bénéficiaire, dès qu’il existe, de cette force d’inertie que permet son institutionnalisation. C’est au vrai cette perspective qui se trouve ouverte par une histoire de l’Etat conduisant sans qu’aucun esprit ne dirige le processus de la concurrence entre centres de puissance pour la conquête des chances de se perpétuer à la monopolisation des chances au profit de l’un des joueurs de la configuration. Elle invite à se représenter le passé de l’Etat comme une succession de dynamique de monopolisation, le propre de l’existence de ces monopoles étant de créer des situations dans lesquelles les gens socialisés dans un univers où ces monopoles et leurs effets de contrainte existent, sont liés par des formes d’interdépendances spécifiques (ce qui élargit la vision durkheimienne de la solidarité organique dans les sociétés modernes). Aucun de ces thèmes n’a perdu sa fraîcheur ni de sa vigueur. Comment n’être pas tenter de revisiter des situations «de crise» (la révolution française mais aussi l’adaptation contemporaine à ce que de beaux esprits appellent «la mondialisation») comme des situations de crise structurale dans l’exercice du monopole fiscal ? Comment ne pas comprendre que l’institution des monopoles pourrait être une raison réelle de ce que les «révolutions » ne peuvent s ‘en prendre à l’Etat ? Parce que ceux qui font cette révolution aspirent à se servir de l’Etat (à la place de ceux qui s’en servaient jusque-là) beaucoup plus qu’à le détruire. Parce que l’existence de l’Etat sous l’espèce incorporées parmi des chaînes d’interdépendances est une forme de résistance de l’Etat que les «révolutionnaires» ne sauraient imaginer. Et que dire sur la même lancé du processus de concurrence pour la monopolisation des chances de puissance réouvert sous des formes inédits dans le cadre de la dynamique européenne ?
    La troisième inflexion majeure impliquée par l’exercice est de penser l’Etat du point de vue de son fonctionnement en terme d’autonomisation, ce qui fait que l’Etat n’existe que sous l’espèce des luttes dans l’Etat qui sont aussi des luttes sur l’Etat inspirées par de toutes autres raisons que l’idée de définir l’Etat. Exemples types d’une telle façon d’agir : les «requestes et articles pour le rétablissement de la noblesse» de 1627(ELIAS, 1975) une adresse du CNPF au président de la République pour l’abaissement des charges des entreprises. C’est plus largement dans cette perspective qu’il faut s’efforcer de comprendre aujourd’hui les luttes qui opposent des parlementaires portés à monter au créneau en assumant une commission d’enquête sur l’immigration clandestine et d’autres parlementaires qui tentent de faire pièce à leur action dans l’Etat en s’efforçant d’enrôler à leur côté les ressources des légistes par l’introduction d’un recours au conseil constitutionnel. On aimerait ainsi clore, provisoirement, cette contribution en synthétisant ce qui apparaît comme le principal résultat de l’analyse historique de Norbert Elias relativement à l’Etat, de la manière suivante : l’Etat est un groupe social qui historiquement a réussi à imposer l’idée qu’il n’est pas un groupe comme les autres et qui doit de pouvoir se perpétuer à la répétition, sous une forme économique, des coups de force pratiques et symboliques dans lequel il trouve son origine, ou si l’on veut qui doit son existence et son succès à la réaffirmation, dans et par ses entreprises, de sa théodicée.
    Il reste ainsi beaucoup à faire à partir de ce canevas : on aimerait pouvoir revisiter à partir de ces principes toute une série de conjonctures historiques réputées dans les représentations officielles du passé de l’Etat avoir inauguré un nouvel âge (1789, 1848 et 1870 notamment) mais également pour être attentif à des transformations majeures des relations entre les groupes ensevelies du fait de l’amnésie de leur genèse sous les représentations précédentes : cette perspective ouvre sur le réexamen et l’indexation de toutes les révolutions symboliques successives, parallèle aux transformations morphologiques de la société qu’elles accompagnent, qui scandent la construction de l’Etat parlementaire en Angleterre à partir de CHARLES Ier (au titre d’approfondissement de ce que présente Norbert Elias dans l’introduction de Sport et civilisation) en France à partir de la Révolution française.
    On verrait à partir de cette histoire structurale et dans chacune de ses «phases» la construction sociale se l’Etat parlementaire comme la construction d’un groupe par ses porte- parole : soit une multiplicité hétérogène d’entreprises plus ou moins organisées et plus ou moins coordonnées jamais définies par une intention ou un projet et tendant à la construction symbolique du groupe, analysable comme un travail collectif de légitimation de l’Etat, informé par les résultats du travail passé de construction du crédit de l’entité Etat et conditionné par les enjeux de ceux qui orchestrent ces mobilisations. L’un des apports majeurs de cette stratégie de recherche qui doit déboucher à longue échéance sur une histoire sociale de l’Etat et de la politique au XIXème siècle est de mettre en position de comprendre toutes les conséquences qui s’attachent à l’autonomisation de l’activité politique et à son corollaire la professionnalisation de la politique en ce que, sous couvert de l’intention réputée de la démocratie, l’autonomisation de l’activité politique est une forme nouvelle de domination de la société, la politique devenant de ce fait un ensemble de luttes dans l’Etat sur la définition du rôle de l’Etat..
    On se contentera de suggérer en ce sens et à titre d’exemple que l’une des plus fortes leçons en acte de Norbert Elias pourrait consister en ceci : dès qu’on traite du travail de légitimation de l’Etat, la sociologie des intellectuels qui s’intéressent à l’Etat soit parce qu’ils mobilisent (affaire Dreyfus) soit parce que d’autres catégories de personnel d’Etat les mobilisent (l’intention de la planification démocratique autour du «club Jean Moulin»), est un moment essentiel de toute sociologie de l’Etat. Ceci fait revenir aux transformations immédiates de l’Etat et de ses modes d’action que nous avons sous les yeux. Car, exactement comme on a affaire à partir des années 50 à un travail de mobilisation orienté dans le sens de la «modernisation» et de «l’efficacité» et qui porte ses fruits dans les années 60, il existe aujourd’hui tout un travail de mobilisation conflictuelle qui oppose désormais dans l’Etat différents protagonistes sur le rôle de l’Etat .Il suffit peut-être de remplacer «plan» par «marché», «club Jean MOULIN» par «fondation Saint- Simon», génération de la «Résistance» habitée par l’esprit d’Uriage par «génération post-68» inspirée par «le souffle de la liberté» pour avoir le principe de la matrice des transformations conservatrices qui unit la réforme de l’Etat, version 55-56, à la réforme de l’Etat, version 85-95. Il serait conforme à l’inspiration d’Elias d’en revenir à partir des enjeux d’une génération d’acteurs hétérogènes qui sont les porte-parole de cette mobilisation au travail de disqualification et de requalification (portant entre autres sur l’Etat) dont les aspects les plus voyants sont sous nos yeux : l’imposition de la vision économique gestionnaire comme standard d’appréciation de la réussite de toute forme d’entreprise, l’avènement du règne de l’Etat de droit présenté comme l’épiphanie de l’histoire ou encore l’usage bureaucratique de la philosophie comme «supplément d’âme» d’une politique sans inspiration.
    J’avais initialement projeté de traiter de la construction sociale par l’Etat de «la politique» que nous connaissons. Cela aurait été l’occasion de revenir à partir des ressources fournies par l’auteur du Procès de civilisation sur les deux processus dont est inséparable l’Etat parlementaire en France que sont la construction de l’opération électorale et l’avènement de la domination bureaucratique. Cela aurait été aussi l’occasion qu’Elias nous aide à penser les modes sur lesquels la «liberté politique» que naturalise au XIXème l’Etat parlementaire se transforme sous l’action des nouvelles interdépendances qui se créent entre les mondes du business ce qui laisse apparaître le caractère illusoire de la «démocratie» que l’Etat parlementaire était réputé avoir créé. Il sera toujours temps de revenir sur des questions qui risquent de ne pas cesser de poser pour quelques années…

REFERENCES BIBLIOGRAPHIQUES


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