par
Bernard LACROIXUniversité Paris X - Nanterre
Il ny a rien de vraiment
déraisonnable à appeler du point de vue de la tradition de la pensée académique mais
également du point de vue des conventions qui sont nécessaires à laccord entre
chercheurs, «théorie de lobjectivation sociale », ces deux processus
indissociables que sont : a) les réalisations historiques des acteurs sociaux et les
constructions de la réalité dont celles-ci saccompagnent, b) le travail
dexplicitation de ces réalisations et de leurs conditions dapparition sous
lespèce du travail symbolique spécifique qui en fournit une représentation
adéquate et dont le travail scientifique est le dernier avatar. Sur un plan très
général, considérée sous le premier aspect, «la théorie de lobjectivation
sociale» nest rien dautre quune visée de compréhension des
réalisations historiques dans leur étendue et leur diversité. Sous le second aspect,
elle nest rien de plus que la forme historiquement située dans laquelle ces
réalisations se réfléchissent, ce par quoi cette réflexion appartient au monde
quelle analyse.
On ne croit pouvoir trouver au fil des pages laissées par Norbert
Elias de construction systématique qui réponde à une telle définition et qui puisse
tenir lieu de pierre philosophale du politiste :ce nest pas pour des raisons qui
tiennent à telle ou telle faiblesse intrinsèque de lauteur, ceci ne voulant pas
dire quil ny a pas de limites au travail du sociologue ; cest plutôt
parce quune réponse complète, complètement «achevée» et complètement
«satisfaisante » est en principe irréalisable, lintuition de son existence
nétant sans doute rien de plus que lune de ces multiples utopies scolastiques
qui prennent naissance dans le monde des «scholars ». Il nen existe pas moins tout
au long des propos de lauteur de nombreux éléments quon en est droit de
considérer comme une contribution à ce quon peut appeler dans les limites des
observations précédentes « théorie des formes de lobjectivation sociale »; sous
ses deux aspects ; et comme culture du retour de lauteur sur soi, sur ses adhésions
et sur ses adhérences, et comme engagement de cet acquis conquis par le travail sur soi
dans lélucidation des expériences et des objets que son expérience lui montre
avoir un intérêt comme objet. Songeons par exemple à ce recueil darticles paru
sous le titre Engagement et distanciation (ELIAS, 1993), modèle de
rationalisation et de systématisation de leffort de retour sur soi, ou bien, comme
illustration de linvestissement de lexpérience réflexive dans létude
dun objet apparemment éloigné, à lenquête conduite en collaboration avec
Scotson et connue sous le titre Established ans outsider (ELIAS et SCOTSON,
1997).
Pour ne retenir quun exemple entre beaucoup dautres quelles
que soient les ambiguïtés de la thématique de la «distanciation » - il est facile de
voir quelle touche, au moment où elle est formulée, à plusieurs problèmes
hétérogènes, la question de la « rationalité » et la question de «
lobjectivité »- on na pas de peine à se convaincre que celle-ci est très
différente dans son principe dune simple exigence de neutralité axiologique. Elle
invite en effet à traiter de la question des «valeurs » du sociologue (par exemple son
inclination immédiate pour « la civilisation ») moins comme une difficulté ou un
obstacle dont il sagirait de prévenir des effets, que comme une donnée du
problème posé et qui doit être prise en compte quitte à ne pas en rester à cette
observation préliminaire. Cest donc le travail scientifique dans sa totalité qui
sen trouve pratiquement bouleversé en même temps quil se trouve
redéfini- à linstant où son « objet » ne peut plus être posé en stricte
extériorité (ce qui ne veut pas dire quil nait pas une forme
dobjectivité). On comprend que ce retour sur soi appelé par ce que la tradition
nomme à tort lexamen de lobjet, en obligeant à comprendre dans la réflexion
linvestissement du scientifique sans lobjet de sa curiosité sous tous ses
aspects, puisse conduire notamment à une forme de défiance méthodique vis à vis de
tous les « intérêts » qui habitent les efforts intellectuels, vis à vis de toutes les
tentatives intellectuelles qui se situent sur le terrain des enjeux politiques ou mêmes
politiciens, fussent-ils les mieux intentionnés, et qui sont enclines par là - même
sans se lavouer à épouser beaucoup plus quà éprouver les préjugés de
tous ceux dont le sociologue souhaite se faire connaître et reconnaître.
Lavertissement est on ne peut plus précieux pour le politiste toujours enclin à
confondre une politique qui signore avec une analyse politiste.
Il nentre pas dans notre propos de faire voir comment
laventure biographique de Norbert Elias, sans être une histoire personnelle au sens
où on entend dordinaire ce terme, mais en relation avec la succession des
expériences historiques particulières auxquelles elle confronte lauteur, lui a
légué une façon de se situer et un point de vue très particuliers. On na
vraisemblablement pas fini de mesurer tous les effets sur lacuité intellectuelle de
lauteur du Procès de civilisation (ELIAS, 1973 et 1975) de
lécartèlement initial dont il est le produit comme aussi tous les effets de la
façon dont cette fêlure intérieure est renforcée par toutes les espérances que les
événements déjouent et qui se sont enchaînées pour lui entre 1920 et 1950.
Pré-tension et déception incorporées appelées à sexprimer sur le seul terrain
qui lui reste ouvert cest-à-dire dans le cadre dun travail symbolique
préformé par les apprentissages académiques de luniversité allemande, sont tout
naturellement à lorigine dune propension à la dénaturalisation et à la
défatalisation en apparence paradoxales. Norbert Elias nest jamais enclin à vivre,
au moins dans un premier temps, les coups du sort qui le rattrapent et le surprennent
comme un destin fatal, jamais non plus porté à croire au moins initialement, quà
horizon prévisible, ce à quoi il aspire, soit hors datteinte. Lun des effets
les plus intéressants de cette inclination devenue disposition est lattention aux
phénomènes apparemment sans importance sous leffet de leur caractère
immédiatement insensible qui en fonctionnant comme un principe caché
dexplicitation encourage un travail danamnèse généralisé qui trouve
naturellement à sinvestir aussi bien dans les objets « mineurs » à cause de leur
caractère routinier (le commérage) que dans les objets aveuglants, invisibles à force
domniprésence (lEtat).
Cette inquiétude raisonnée à laquelle néchappe pas la
prétention académique de lauteur et qui sexprime sous laspect
dune réticence face aux produits consacrés dans l'univers académique et comme
retour sur les conditions de la production académique, définit en fin de compte ce
quil nest pas illégitime dappeler une éthique en acte du travail
scientifique dans laquelle se reconnaît lindispensable exigence dautonomie du
travail intellectuel. Il sagit, dans tous les cas, de forcer la reconnaissance des
pairs en ce que seule compte du point de vue du travail scientifique la reconnaissance des
spécialistes du travail scientifique qui comptent. Il sagit en même temps (comme
le montrerait par exemple une analyse précise de sa réaction inséparablement de
satisfaction et dinsatisfaction à loccasion de la remise du prix Adorno) de
ne pas se payer dillusions au rabais en prenant pour une forme de réussite
scientifique la reconnaissance voire la célébration de tous ceux qui mesurent le travail
scientifique aux ressources spécifiques quil procure à leur activité propre.
Traduction immédiate pour le politiste : faire valoir tout ce qui dans le travail de
politiste reste prisonnier de la construction sociale des sciences camérales comme
rationalisation dune pensée dEtat qui signore, soit sous la variante de
la pensée légiste soit sous la variante de la pensée du professionnel de la politique.
Ne pas confondre par ailleurs ladoubement par lhomme dEtat avec une
réussite scientifique, toute la « réussite » consistant ici en
linstrumentalisation du propos scientifique au service dune théodicée
dEtat qui signore comme telle. On ne revient ainsi à lexigence
dautonomie intellectuelle dans le travail de politiste : cette exigence en science
politique, si ce terme doit avoir un sens, ne peut être que laffirmation en acte de
cette position particulière qui sait user, contre le pouvoir symbolique dEtat, de
lautonomie propre que lui assure lautonomisation historique du travail
intellectuel pour penser lEtat ainsi que lappui de lEtat au
fonctionnement des pouvoirs socialement institués. Quel que soit, en tout cas,
lavenir auquel est promise cette déontologie professionnelle réaliste dont Elias
fournit le modèle, cest au moins immédiatement concrètement sous ces trois
aspects de réflexion sur lhistoricité, de réflexion sur lEtat et de
réflexion sur la construction sociale de la politique par lEtat que Norbert Elias
peut introduire lanalyse qui reste aujourdhui encore à faire de lEtat
parlementaire.
I
UN SENS AIGU DE LHISTORICITE QUI ENGAGE ELIAS DANS UN
TRAVAIL DE REFLEXION SUR LHISTOIRE ET DE RECONSTRUCTION DE LHISTORICITE
On aurait bien tort de ne pas mettre en avant comment la formation
académique de lauteur dans lunivers intellectuel allemand des années 20
incline Norbert Elias à la réflexion historique et à une sorte de radicalisation de
lopération dhistoricisation dirigée contre des historiens eux-mêmes. On
pourrait ici quelques quelques faits. Les années 1920 sont prisonnières les échos du
Methodenstreit des années 1890 à travers la présence de la génération des «
mandarins » consacrés dans ces mêmes années et qui se sont attachés au développement
des « disciplines empiriques », « économie et psychologie » en particulier. Cette
situation définit une matrice très générale de controverses autour de deux questions
liées, la question du sens et de la portée de linvestigation historique, la
question du fondement des disciplines empiriques, cette formulation étant réversible
puisquil y va du même coup de la possibilité empirique de lhistoire et à
travers la question de la certitude de la vérité des savoirs, de la certitude et de la
vérité de la connaissance du passé, les querelles de succession (ou si lon veut)
le jeu des mécanismes de reproduction académique prennent alors la forme de luttes
épistémocratiques dont la matrice est la tension entre des catégories relativisantes
dinspiration historiciste et des affirmations naturalisantes (on pense à la
polémique entre Nietzsche et Willamowitz sur la Naissance de la tragédie). Les
nouveaux venus contestent la prétention des anciens en se réclamant de
lhistoricisation ; tandis que lunivers académique menacé par un
déclassement structural (Ringer) se retranche derrière des assertions naturalisantes
appuyées sur le sérieux de l'érudition.
On connaît leffet de cette tension et de ces controverses en «
économie » puisque nous en subissons encore aujourdhui les conséquences : la
contestation des «anciens» de lÉcole historique allemande (cette contestation est
loin de se réduire aux seuls économistes) la recherche de nouveaux fondements à
léconomie écartelée entre la tentation de « lapplication » et celle de la
« science pure » qui, à travers la recherche dune psychologie de lacteur
économique, verra la naturalisation du « sujet économique » symbolisée par
lécole de Vienne et les travaux de Menger. Mais on pourrait tout aussi bien trouver
les effets de la même tension dans ses traductions dans lunivers de la philosophie
et en particulier dans les multiples entreprises pour revisiter et revivifier le «
kantisme », propre à lépoque : avec tout un travail de retour sur les façons de
voir consacrées pour expliciter la ou les philosophies de lhistoire implicites qui
les habitent (SIMMEL, 1984); ou bien encore ces entreprises intellectuelles tendant à
sauver le kantisme en lhistoricisant radicalement (CASSIRER, 1973). Toutes ces
tentatives relatives aux limites du sujet qui pense lhistoire ou bien à la
construction historique des catégories qui se fabriquent dans lhistoire ont en
commun de sopposer à toutes les formes de justification dun sujet
transcendant trouvant dans sa raison des raisons à sa transcendance, cest-à-dire
en échappant dune manière ou dune autre à lhistoire.
Cest dans ce contexte quil faut situer la tension avec
Hoenigswald et le conflit qui en résulte entre le jeune doctorant et son directeur de
thèse : il oppose dun côté le grand mandarin quest Hoenigswald, fidèle à
la vision « anthropologique » de Kant quil sefforce de faire vivre et de
prolonger ; et de lautre le jeune étudiant en psychologie et en philosophie que ses
études de médecine ont convaincu du caractère réaliste dune vision évolutive et
qui est conduit de ce fait à contester avant dêtre mis en demeure de
corriger son propos - toute forme da priori : à récuser en un mot
lidée que telle ou telle propriété de « lhomme » puisse être étrangère
à lhistoire pour poser en principe le caractère irréductiblement historique de
lapparition de lindividu et de sa construction. On comprend du même coup que
pour un jeune homme déjà enclin à être sensibilisé aux différences, ce conflit avec
le directeur de thèse (ou si lon veut cet accroc dans ce que devrait être une
socialisation normale dans lunivers académique, celle qui conduit en principe les
promus à sidentifier aux façons de faire et de penser qui les ont reconnus autant
quils les ont élus) ne soit pas pour rien dans sa reconversion quelques années
plus tard, lorsquil reprend ses études en 1925-26, vers les disciplines empiriques
les plus proches dune histoire expérimentale ou quasi- expérimentale, soit en
dautres termes vers cette histoire sans nature humaine que ne manque pas
dapparaître par différence avec les travaux dhistoriens « la sociologie
weberienne ». On comprend également que pour un jeune homme formé dans ce contexte
académique la sociologie ne soit dabord pour lui quune autre façon plus
rigoureuse et en un sens plus radicale de faire de lhistoire « de léconomie,
de lart ou de la culture ». En un sens, la sociologie quil pratiquera restera
toujours cette manière radicale de faire de lhistoire comme le montre la préface
quil ajoute à La société de cour (ELIAS, 1985) trente ans plus tard,
lointain écho tout juste reformulé même sil est considérablement radicalisé à
travers labandon de ce quil appelait encore en 1939 « psychologie historique
» des mêmes préoccupations et de la même conception.
Ce radicalisme historicisant, la critique de lhistoire instituée
quil alimente, nous intéresse évidemment pour ce que nous avons à faire
aujourdhui : on ne voit pas bien ce que serait létude de lEtat
parlementaire en dehors de létude de sa formation, de sa construction inséparable
de tout ce qui nous alerte aujourdhui sur sa disparition par exemple sa dissolution
dans un ensemble plus vaste. Mais lorientation de Norbert Elias nous intéresse
aussi parce que nous ne sommes pas les premiers attirés par le sujet, parce que le
domaine est déjà balisé par tous les propos, discours ou travaux des hommes politiques,
légistes ou publicistes qui se sont intéressés à la question au nombre desquels
évidemment les historiens. Lorientation dElias nous intéresse notamment dans
un contexte qui voit le retour aussi imprudent quimprudent dune certaine «
histoire politique » de bien ancienne facture mais aussi la promotion, tout à rebours du
projet dElias, de revivifier et de ressourcer lhistoire par un travail
sociologique conséquent, dessais réactionnels pour faire servir par exemple sous
le nom de sociohistoire une sociologie en position ancillaire à la préservation de la
position et des présupposés du travail historien.
De ce point de vue, la position de Norbert Elias vis-à-vis du travail
des historiens de son temps mais plus largement face à lhistoire instituée
dhier (dont on peut soupçonner quelle serait sa position face à
lhistoire instituée daujourdhui) ne peut laisser le politiste en
général et le politiste sociologue en particulier indifférent. Nous sommes portés à
croire en effet, sur la foi de lhistoire qui nous a été enseignée à
lécole, que lhistoire est connaissance du passé. Et les historiens
eux- mêmes, pris au jeu des controverses récurrentes relatives au caractère
scientifique des disciplines historiques, ne doutent pas une seconde, pour beaucoup
dentre eux, que lhistoire dans sa forme de récit du passé ne soit non
seulement accumulation continue du stock de connaissances relatif à ce qui sest
passé mais aussi accroissement des certitudes vis-à-vis de ce qui est advenu hier.
Précisément le radicalisme historicisant de Norbert Elias nourri des interrogations sur
la genèse développée par Max Weber (WEBER, 2000), reprises en matière de questions
culturelles par son frère Alfred, investies à ce titre dans linconscient historien
fétichisé dont Elias lui-même est le produit, éprouvé à lexpérience de la
recherche (sur les styles artistiques, sur linvention scientifique à lépoque
de la Renaissance puis de la société de Cour), convainc insensiblement mais en un sens
irrésistiblement notre homme du caractère trompeur de cette conviction. Loin que la
connaissance du passé soit le préalable indispensable à la maîtrise du présent, comme
le répètent à satiété les historiens attachés à reproduire le principal résultat
de lautonomisation académique de la recherche historique, lhistoire
nest dabord et avant tout quusage présent du passé, oublié
et méconnu comme tel, y compris par ceux qui en font lusage désintéressé
seulement en apparence quappelle le métier dhistorien. Reconnaître les
usages au présent du passé par- delà linvocation neutralisante de la connaissance
du passé conduit évidemment à mettre en relation ces usages avec leurs enjeux ; à
découvrir en particulier, comme Nietzsche déjà lavait suggéré, leur caractère
de ressources dans des entreprises de légitimation, quil sagisse
implicitement de justifier des manières dêtre et de voir propres à
lhistorien ou bien ce qui revient en fait exactement au même (en faisant ressortir
du même coup le caractère scolastique de lopposition entre la subjectivité et
lobjectivité) de justifier des manières dêtre et de voir du groupe - par
exemple du groupe national auquel appartient lhistorien. Toutes les affirmations
critiques dElias vis-à-vis du travail et des résultats historiens, découvertes
pratiquement dans la recherche, le sont à partir de cette sorte « dintuition
pratique » initiale. Toute la critique et la distance critique vis- à vis de
lhistoire et des travaux dhistoriens, loin dêtre un entraînement de
jeunesse comme le croit Gérard Noiriel, sont en ce sens en relation avec cette posture
initiale.
On pourrait rappeler pour mémoire :
Appel à la vigilance pour éviter lanachronisme. On a un peu honte de
rappeler ce qui devrait être un réflexe du savoir-faire historien et une évidence de la
déontologie professionnelle de lhistorien. Mais, en pratique, les problèmes ne
sont jamais simples dès quon sintéresse, entre autres, aux moments où se
définissent (ou se redéfinissent) des réalisations qui nexistent pas encore sous
laspect sous lequel elles apparaissent ultérieurement. Les problèmes ne sont
jamais simples non plus parce que le problème de lanachronisme engage les
adhérences et les adhésions de lhistorien à son monde et que celles- ci tendent
par le fait à lui suggérer ses intérêts intellectuels en même temps quelles
organisent ses façons de faire et ses façons de voir. On pourrait ici avec laudace
de létranger naïf poser autant de questions intempestives quil y a de
problèmes de recherche. Que signifie par exemple réaliser une enquête relativement à
un phénomène passé à loccasion de la célébration dun anniversaire ? Que
signifie, on pense maintenant au bicentenaire de la Révolution française et donc aussi
au bicentenaire de la déclaration des droits de lhomme, sintéresser à un
événement à loccasion de la célébration dun anniversaire destinée à
promouvoir au titre de luniversel un produit dexportation national ? Ou
encore, que signifie ériger en modèle danalyse et de compréhension de la
révolution française, linterprétation dun aristocrate désabusé proposée
un demi- siècle après les événements considérés, sans tenir compte de ses enjeux
pratiques et politiques propres, même si cette interprétation peut apparaître
rétrospectivement, à la lumière de la dernière en date des révolutions symboliques en
histoire, linvention avant la lettre de « la longue durée » ? vous aurez reconnu
une pointe contre tous ceux qui croient pouvoir se servir de Tocqueville comme le dernier
mot en matière dinterprétation de 1789.
Appel à la vigilance pour éviter toutes les illusions qui sattachent à la
quête des origines, à la quête de lorigine, que celle-ci soit une date précise
ou ce point de repère que constitue laction particulière dun homme isolé...
Appel à la vigilance contre toutes les représentations illusoires de continuité
dans le temps, de ces continuités qui nont dexistence que sous leffet
de léconomie danalyse des enchaînements pratiques et qui sont souvent
appelées par des ressemblances formelles souvent liées à la permanence nominale
dun titre ou dune désignation...
Appel à la vigilance contre toutes les formes plus ou moins consolidées, quand
elles simposent comme allant de soi, de projections rétrospectives dans le passé
liées aux luttes pour lusage et le contrôle du passé- très peu différentes dans
le principe de ces luttes pour mettre les chiffres de son côté- et que rejouent de
façon euphémisée dans la logique propre des contraintes de lunivers académique
les historiens de profession. Cest pourquoi dailleurs, lhistoire
nest jamais complètement séparée des luttes proprement politiques du temps bien
quelle ouvre néanmoins la possibilité de « progrès » dans la connaissance du
passé, ceux- ci nétant vraisemblablement jamais que des produits rarement
intentionnels de luttes qui ont en fait de toutes autres raisons dêtre.
Inutile de sarrêter à la pertinence de ces conseils pratiques
de recherche pour notre problème : ils vont de soi.
Éviter lanachronisme ? Cest ne pas voir de parlement, en tout temps
(et en tout lieu) comme certains voient de la représentation ou du régime
représentatif, de la Grèce antique à nos jours. Cest éviter lerreur des
historiens dinspiration monarchiste, anglais ou français, lorsque lhistoire
cesse dêtre un travail dartisan de cour pour devenir une activité
académique et qui aimeraient voir dans les institutions royales du passé des
institutions représentatives. Cest ne pas utiliser sans discernement le terme de
parlement car « si lon utilise sans discrimination le terme de
parlement pour les institutions représentatives médiévales et
modernes et que lon évite lexpression assemblée
détat, le changement innovateur qua connu le parlement au XVIII
ème siècle (en Grande- Bretagne) risque déchapper. »(ELIAS et DUNNING, 1994)
Éviter lillusion des origines, cest éviter de ratifier sans examen,
comme le font les historiens de la IIIème République (après Michelet) que
lAssemblée constituante, après sêtre autoproclamée Assemblée nationale,
est déjà un parlement...
Éviter lillusion des discontinuités ? Cest ne pas croire que les
parlements dAncien régime, nés de lautonomisation dune activité
légiste dans lentourage du roi, puis théâtres de transactions complexes entre le
roi et les robins anoblis sont les ancêtres de nos parlements, sous prétexte quils
portent le même nom : Christophe Charle a habilement suggéré que le parlement de Paris
dans les années 1750 est plutôt léquivalent de ce quon peut appeler (mais
dun anachronisme contrôlé) les grands corps de lépoque. Cest éviter
encore de penser que les Chambres des années 1880 ont beaucoup à voir avec les Chambres
de la Restauration même si ceux qui en déterminent les compétences ont en tête
certains aspects de lexpérience précédente. Éviter toutes ces illusions,
cest peut- être se donner le droit de parler dune parlementarisation de
certaines sociétés spécifiques (sous réserves de chercher en quoi consiste cette
spécificité) comme Elias a parlé de sportisation ou de curialisation mais évidemment
sans croire pour autant comme limaginent parfois les spécialistes
dinstitutions comparées que cest le même parlement qui prend corps et qui
prend forme par exemple dans la société britannique du XVIIIème et dans la société
française du XIX ème. On saisit en passant assez bien ce quElias souhaitait faire
comprendre quand il évoquait la façon dont les historiens restaient prisonniers
dune vision de « lunique »( ELIAS, 1985 : XLI-XLIV)
On aimerait ainsi conclure sur le premier apport de Norbert Elias à la
définition dune perspective danalyse en soulignant combien sa force consiste,
sur ce terrain, à prendre les historiens à leur propre piège : en suggérant leur
défaut pratique fréquent de sens historique ce qui conduit son travail « sociologique
» à prendre appui sur un radicalisme historicisant raisonné (comme lindique assez
son appel récurrent à définir des schémas interprétatifs empiriquement testables qui
engagent enfin lhistoire dans ces formes de processus cumulatifs dont donnent
lexemple dautres disciplines historiques). On naurait pas de peine à
faire voir quil trouve la raison de ce défaut de sens historique dans la
subjectivité collective que les historiens partage en toute objectivité ou si lon
préfère dans les présupposés qui ont pour origine la définition progressive de leur
activité jusquà devenir préjugés inconscients interdisant tout retour réflexif
sur linconscient du groupe ou des groupes dont lhistoire devrait être
lexploration. Cest pourquoi cette réflexion sur lhistoire oriente vers
une construction réaliste renouvelée de lhistoricité dont on ne peut se borner
quà résumer très grossièrement les principes.
1
On se propose de travailler, en traitant de lEtat
parlementaire, sur des réalisations que lautonomisation historique dune
activité politique spécifique conduit à voir comme politiques : on sintéressera
donc, dans tous les cas, aux personnes plus quaux justifications quelles font
valoir conformément aux acquis dune théorie de laction qui prend acte des
sociogenèses (entre autres les formes dinterdépendance) pour comprendre la
construction sociale des acteurs (les psychogenèses) collectivement aux prises avec les
ce quils ont à faire. Conformément à lobservation stratégique de Max Weber
(«le résultat final de laction répond rarement à lintention primitive de
lacteur»)( WEBER, 1959 :180) la construction sociale des jeux sociaux ne répond à
peu près jamais à lintention quelconque de lun quelconque des joueurs même
si lun des aspects essentiels de ces jeux est, en fonction des ressources inégales
des participants, leur engagement en vue de modifier la structure du jeu à leur avantage.
2
On traitera du passé comme du «présent pratique» des acteurs sociaux sur le
modèle de ce que fait la sociologie politique du présent.
3
On peut ainsi reconstituer de façon vraisemblable, conformément à une logique
rationnelle qui reste celle de lhistorien, les processus orientés, jamais voulus
par un seul et jamais contrôlés par quiconque, constitutifs de parlementarisations
hétérogènes propres à des sociétés aussi intrinsèquement différentes que la
société française et la société anglaise. On notera que ces processus ne sont pas
sensiblement différents de ces dynamiques étrangères à toute théologie ou
différentes de toute entéléchie que décrivait Panofsky en histoire de lart. Mais
tout oppose ces processus incarnés par lensemble des déformations dynamiques de
configurations de jeux aux rationalisations en terme de métaphores vitalistes en
fait aux constructions métaphysiques auxquelles ces métaphores servent de support
dans lesquelles on décrit ordinairement lévolution des régimes politiques.
II
UNE EXPÉRIENCE POLITIQUE QUI ENGAGE ELIAS DANS UN TRAVAIL DE RÉFLEXION SUR
LÉTAT ET DANALYSE DE LACTION DE LÉTAT
Cest sur ce fond dun travail qui renouvelle les façons
danalyser lhistoricité quon rencontre le deuxième aspect de la pensée
dElias qui nous intéresse dans le programme dont nous esquissons ici quelques
lignes : le théoricien de lÉtat. Il y a, en effet, un lien évident entre le
retour sur le passé comme moyen de comprendre lunivers qui est le nôtre et les
éléments extrêmement neufs que Norbert Elias propose pour lanalyse de la
construction de lÉtat : il ne faudrait même pas se forcer beaucoup pour dire que
ces éléments sont encore inégales aujourdhui, au moins dans le petit monde de la
science politique. On peut préciser ce second aspect de la même façon quon a
présenté les suggestions de lauteur à propos de lhistoricité : partir de
lexpérience personnelle et intellectuelle de Norbert Elias en la matière (elle lui
fait voir des aspects de lEtat que dordinaire on ne voit pas), suggérer
quon trouve dans ses livres un travail de construction de lÉtat exemplaire
(celui qui rend possible une entreprise de dénaturalisation à laquelle invite le
décentrement appelé par lobservation de lEtat dans le passé), enfin,
montrer comme précédemment que ce travail définit des tâches à venir.
Cette contribution ne saurait être loccasion de faire le point
sur toutes les expériences existentielles de Norbert Elias qui lamarrent à un
univers qui se défait mieux, à un monde où tout ce sur quoi il pouvait initialement
compter se disqualifie et se désagrège : le retour du front du jeune ancien combattant
dans une Allemagne en proie au chaos sous leffet temporaire de convulsions
révolutionnaires avant que dêtre écartelée dans sa définition entre les
prétentions des nostalgiques dune fidélité wilhelmienne et les déçus dune
république socialiste qui na pas vu le jour ; leffondrement de lordre
quotidien des transactions sous leffet de la disparition des possibilités de faire
confiance en pratique aux instruments socialement définis des transactions (la monnaie,
le crédit, le contrat) qui font sévanouir les conditions dune vie
économique ordinairement sans histoire avec linflation en spirale ;
lexpérience très particulière qui consiste à voir changer son identité sous
leffet de la définition collective de soi et de la construction dune
spécificité sur laquelle on na pas de prise ; le fait de se voir fermer en fait
les portes de luniversité alors que dans les conditions auparavant définies on
pouvait légitimement prétendre y accéder ; il faudrait ajouter le sentiment de ne plus
se trouver en sécurité dans le monde auquel on doit tout, toutes les expériences qui
conduisent à découvrir quon nest pas « un allemand comme les autres»
(ELIAS, 1991).
On devrait évoquer ici, pour bien comprendre, la figure de Max weber.
Lopposition entre les deux hommes ne sépuise pas dans limage a
posteriori aveuglante des différences de réussite académique avec dun côté
luniversitaire et homme politique comblé et de lautre le prétendant rejeté
privé de droits civiques. Elle est aussi limage exactement inverse du fils de
famille mal dans sa peau jusquà devoir interrompre des enseignements et de
lenfant choyé qui puise dans les certitudes de son enfance les ressources pour
protéger et défendre sa dignité. Elle est surtout la différence qui sépare un
Allemand de bonne souche qui na jamais eu à composer avec une mise en cause
dorigine collective de limage quil peut se faire de lui et un
compatriote stigmatisé qui a dû découvrir à son corps défendant la différence qui
lui était imposée. On comprend à partir de là la distance critique qui sépare N.
Elias et M. Weber notamment sur la question de lÉtat et que beaucoup sont tentés
de réduire, avec le recul du temps, à un conflit quasi dipepien en paternité
intellectuelle. Comment le premier ne serait-il pas infiniment plus réaliste que son
aîné quand celui-ci ne traite de lEtat, dans la ligne de tout ce à quoi poussent
les apprentissages juridiques, que sous langle de ses justifications, bref des
figures historiques successives de sa légitimité ? Comment ne pas poser la question de
ce que lÉtat fait, peut faire ou sabstient de faire quand certains de ses
porte-parole encouragent les formes publiques de stigmatisation propres à nourrir les
représailles privées, quand des milices font le coup de poing ou le coup de feu contre
sa police, quand il abandonne à leur sort certaines catégories de ses ressortissants ?
Comment rester indifférent à ce quest lÉtat en pratique dans son double
aspect de faculté de faire et dautorité symbolique quand ses représentants
laissent attenter aux personnes en l'absence de tout comportement légalement
répréhensible de leur part ou quand il rend licite (voir encourage) la différenciation
stigmatisante des individus placés sous sa juridiction ?
Comment résister à la citation dun extrait de Sport et
civilisation publié en 1971 quand ce texte occupe par rapport aux expériences
quil explicite la même position que la préface de 1969 à La Société de Cour
par rapport à lexpérience de recherche en histoire. Il est symptomatique
quElias soit exactement sur les traces de Weber en questionnant le mouvement
puritain anglais. On se souvient que ce dernier a consacré aux puritains de longues pages
de Léthique et que ceux-ci ne comptent pas pour rien dans les débuts du
sport : le «Book of sports» prescrivant labandon du repos dominical aux loisirs
fut une arme du roi contre les puritains qui souhaitaient réserver cette pause
hebdomadaire à la louange du seigneur. Elias en conclut cependant tout autre chose que
son devancier. Celui-ci nest même pas cité mais on voit, à travers ce
rapprochement qui est tout sauf fortuit, fonctionner le travail sur soi dElias : le
travail danamnèse qui tire parti du savoir pratique passé et qui à travers la
distanciation intellectuelle libère de ce dernier. Tout est dit par le fait : du rôle de
lÉtat comme «contrôleur» de la violence publique à partir de son appropriation
de lexercice de la violence physique, des régressions possibles du monopole de
cette activité, des exigences du processus à luvre dans une société
dindividus capables dautocontrôle et donc aussi des conditions nécessaires
à lavancée de cette progression, la formation de configurations
dinterdépendances contraignant à lautocontrôle.
«On pense communément que tous les types de société peuvent adopter
un régime démocratique au sens de pluripartisme, et ce quel que soit le niveau
des tensions internes aux partis ou la capacité de leurs membres à les supporter. En
fait, un tel régime ne peut se mettre en place et se perpétuer que dans des conditions
spécifiques. Cest un régime fragile qui ne doit son existence quau respect
de ces conditions. Dès que les tensions sociales menacent ou atteignent un certain seuil
de violence, il est en danger de mort. En dautres termes, son fonctionnement dépend
laptitude de lÉtat à contrôler la violence dans une société pacifique.
Toutefois, cette paix sociale est fonction de lautocontrainte des êtres humains, le
niveau dautocrainte nétant pas le même chez les membres de toutes les
sociétés humaines. Le seuil de violence autorisée dans les sociétés récentes est en
général plus bas que celui des sociétés plus anciennes, ou néanmoins on peut observer
des différences considérables dans la capacité à tolérer les tensions et
cest là un aspect du "caractère national". Puisque ces tensions font
partie du régime parlementaire dont les luttes non violentes obéissent à des règles
soigneusement établies, cest donc que le seuil de tolérance de la tension qui
caractérise lhabitus social dun peuple influe sur le fonctionnement dun
tel régime.» (ELIAS, 1994 :35-36)
Cette expérience spécifique, la conception de lÉtat en
pratique quelle suggère, nous intéressent évidemment pour ce que nous avons à
faire aujourdhui. Comment ne pas se dire que nous vivons dans une situation en
partie homologue à celle de Nobert Elias et comment ne pas se dire même si nous sommes
encore incapables de faire le point sur les interdépendances qui caractérisent cette
configuration, que nous appartenons, nous aussi, à un monde qui se défait, à un monde
où des catégories croissantes de gens ne peuvent plus compter sur ce à quoi elle
simaginaient pouvoir sattendre. On pourrait citer ici en vrac les phénomènes
de privatisations multiples de secteurs de lactivité publique qui tendent à priver
des groupes de perspectives qui leur paraissaient acquises, des phénomènes rampants de
stigmatisation différentielles (quest-ce quun immigré de seconde
génération ?), des formes dabandon dans les activités de contrôle qui
définissent des poches de population échappant aux activités publiques de contrôle
(nest-ce pas ainsi que le réalisme de premier degré du reporter télévisé voit
les «cités» ?), des formes de contraintes nouvelles qui naissent de la déstabilisation
juridique des formes dinterdépendance (nest-ce pas là une façon nouvelle de
regarder la précarisation liée à lapparition du travail « flexible » ?), ou
même des luttes entre groupes dans lÉtat sur laffectation de limpôt
qui ressemble à une crise dans lexercice du monopole fiscal...
Toute une série dinflexions en acte ou si lon préfère
toute une série de déplacements de langle de vue caractérise ainsi la conception
de lEtat dElias qui ressort de ses travaux, au titre dillustration de la
distance conquise par rapport aux «prévisions» relatives à lÉtat. Ces
inflexions en acte sont rarement commentées pour elles-mêmes bien que le travail de
lauteur revête souvent laspect, à travers ce qui peut apparaître comme une
compulsion à émailler ses développements de remarques de méthode, de commentaires
destinés à placer sous les yeux du lecteur leffort de distanciation quil
accomplit et donc de la distance qui sépare ce quil propose de telle ou telle
représentation commune. On pourrait montrer leur caractère de résultats pratiques
dune pratique de recherche en sattachant à la démarche suivie dans La
Société de Cour, beaucoup de développements postérieurs à cet ouvrage
apparaissant comme autant defforts pour expliciter ce qui est laissé à
létat pratique et réalisé sur le mode de limplicite dans ce premier
travail. Il est vrai que ce qui est fait à propos de lÉtat est fait également à
propos des erreurs rétrospectives des visions historiennes, ce qui ne simplifie pas le
travail du commentateur pour le montrer.
Contentons-nous une fois de plus de le suggérer :
Elias part des traces visibles laissées par les
sociétés qui lintéressent, les palais, et montre conformément aux habitudes
érudites de lhistoire des formes culturelles de son temps que lhabitation est
un révélateur des manières dêtre et de vivre des gens qui donnent alors le ton
cest-à-dire des aristocrates ;
dans la même inspiration réaliste, il se sert
ensuite des documents (second type de sources accessibles à lhistorien) qui
laissent deviner lusage valorisé de la richesse pour vérifier et préciser la
solidité des hypothèses qui se dégagent de lexamen de lhabitat ;
ce double travail lui permet de montrer
limportance du sens de lhonneur et des comportements inspirés par
lhonneur dans lethos aristocratique, de souligner lusage quen fait
le roi au sein de sa Cour et qui est objectivé dans le fonctionnement de
létiquette ;
ce nest quà partir de cette forme de
compréhension des gens, de lunivers structuré par leurs passions et leurs
intérêts quil sintéresse au « pouvoir » ou si lon veut à la
manière dont le roi en use, lensemble des coups joués par les protagonistes
permettant le maintien homéostatique des relations de pouvoir que constitue la cour ;
bien entendu, ce système ne sest pas constitué
en un jour : lexamen de son fonctionnement invite à lever le voile sur les
enchaînements dont procède la construction dune configuration des relations
sociales et de relations de pouvoir ; lauteur peut faire apparaître finalement
quil sagit dun processus (un mécanisme qui révèle de ces tendances
historiques non programmées et que laction de chacun contribue partiellement à son
insu à perpétuer) dont la raison dêtre napparaît quen longue durée
;
on peut alors en revenir aux façons de voir
(notamment esthétiques) des acteurs de ce processus et comprendre comment les
transformations qui se sont accomplies à la faveur de la naissance de la société de
Cour suscitent la nostalgie dun âge dor qui na jamais existé et qui
définit le romantisme aristocratique.
Le centre du propos, on le voit, est exactement conforme au canon du travail intellectuel
en sociologie, comme travail symbolique dexplicitation :
a) lanalyse ne répète pas à propos de lÉtat ce que les
acteurs qui sont et qui font lÉtat (le roi ou bien les légistes des parlements de
lépoque) disent de lÉtat ;
b) il rompt ainsi avec la manière dont lÉtat se pense et se
justifie lui-même dans les propos de ses porte-parole spontanément enclins à se
recommander de lEtat (cest-à-dire à faire usage de la force symbolique de
lÉtat) pour justifier leurs manières dêtre et de vivre ;
c) lanalyse se trouve du même coup en position de comprendre ce
quest lÉtat comme facultés de faire te comme raisons dagir parce
quil peut alors comprendre ce que font de lÉtat ceux qui sen servent.
La première inflexion majeure engagée dans lexercice, sur la
trace des suggestions de Marx et de Drkheim en accord avec sur ce point, est de penser
lÉtat comme un groupe. Cela na lair de rien : mais lon admet que
lune des réussites historiques de lEtat sous leffet de
lexacerbation de la concurrence entre enjeux nationaux au XIXème siècle et sous
leffet de lémergence des nationalismes est de conduire à confondre
lEtat et la Nation (ou si lon veut, de voir dans lEtat lorgane
éminent de la Nation), cette petite révolution mentale est une contribution décisive à
la compréhension des ethnocentrismes dEtat. Ceci engage une fois de plus Elias sur
les traces de Weber, à comprendre comment ce groupe particulier se construit :dans ses
aspects historiquement premier de sociation (sous lespèce dentreprises de
rapines ou de conquêtes qui ont indivisiblement des aspects dassistance et de
protection pour les agents de ces exactions) ; dans ses aspects extérieurs de
communalisation (ce qui oblige à analyser de quelle façon des entreprises personnifiées
dappropriation dexercice de la force physique peuvent se dépersonnaliser en
même temps que sobjective un capital spécifique sous la forme defforts de
monopolisation de lexercice de la violence physique, ces tentatives appelant à leur
tour des efforts pour obtenir des subsides financiers, la concentration entre les mains
dun groupe de ces chances de monopolisation tendant à définir des entreprises de
domination durables couvrant un ressort territorial défini
). Parallèlement, Elias
noublie pas que ses schèmes interprétatifs ne valent que comme moyen
dinterroger ce qui a pu se passer en sorte quil ne valent que comme moyen de
construire de façon plausible des séquences historiques définies. Il sefforce
donc aussi de regarder comment le groupe se fait en pratique (comment sopère la
division des tâches, comment se mettent en place des tensions entre les exigences de
coordination et les exigences defficacité, comment sopèrent des
spécialisations, etc.) et justifie ce quil fait en inventant ses raisons
dêtre (ou en déléguant linvention à ses thuriféraires, chroniques ou
légistes). On admettra peut-être plus aisément en tout cas que ce renversement dans la
façon de traiter lEtat (qui nest pas sans rappeler ce qui est en jeu entre
Hegel et Marx) permet déchapper aux projections rétrospectives ordinaires : par
exemple à la projection dans le passé de la division gouvernement- administration, quand
toute lhistoire de la construction de lEtat montre quelle est un produit
tardif, dans la forme dun Etat tardif, née d une conjoncture et dune
configuration particulières. Ce renversement interdit à tout le moins de confondre une
histoire de lEtat avec une histoire de quelques aspects de sa mise en scène
symbolique par tel ou tel de ses délégués comme en donne encore lexemple un livre
récent de pierre Rosanvallon (ROSANVALLON, 1990)
La deuxième inflexion majeure engagée dans lexercice est de
penser lEtat dans les termes de sa réussite historique : sous langle de
«lavantage de la défense» que lui donne au présent sa construction antérieure
si lon souhaite parler un langage clausewitzien ; ce qui peut se dire encore penser
lEtat comme bénéficiaire, dès quil existe, de cette force dinertie
que permet son institutionnalisation. Cest au vrai cette perspective qui se trouve
ouverte par une histoire de lEtat conduisant sans quaucun esprit ne dirige le
processus de la concurrence entre centres de puissance pour la conquête des chances de se
perpétuer à la monopolisation des chances au profit de lun des joueurs de la
configuration. Elle invite à se représenter le passé de lEtat comme une
succession de dynamique de monopolisation, le propre de lexistence de ces monopoles
étant de créer des situations dans lesquelles les gens socialisés dans un univers où
ces monopoles et leurs effets de contrainte existent, sont liés par des formes
dinterdépendances spécifiques (ce qui élargit la vision durkheimienne de la
solidarité organique dans les sociétés modernes). Aucun de ces thèmes na perdu
sa fraîcheur ni de sa vigueur. Comment nêtre pas tenter de revisiter des
situations «de crise» (la révolution française mais aussi ladaptation
contemporaine à ce que de beaux esprits appellent «la mondialisation») comme des
situations de crise structurale dans lexercice du monopole fiscal ? Comment ne pas
comprendre que linstitution des monopoles pourrait être une raison réelle de ce
que les «révolutions » ne peuvent s en prendre à lEtat ? Parce que ceux
qui font cette révolution aspirent à se servir de lEtat (à la place de ceux qui
sen servaient jusque-là) beaucoup plus quà le détruire. Parce que
lexistence de lEtat sous lespèce incorporées parmi des chaînes
dinterdépendances est une forme de résistance de lEtat que les
«révolutionnaires» ne sauraient imaginer. Et que dire sur la même lancé du processus
de concurrence pour la monopolisation des chances de puissance réouvert sous des formes
inédits dans le cadre de la dynamique européenne ?
La troisième inflexion majeure impliquée par lexercice est de
penser lEtat du point de vue de son fonctionnement en terme dautonomisation,
ce qui fait que lEtat nexiste que sous lespèce des luttes dans
lEtat qui sont aussi des luttes sur lEtat inspirées par de toutes autres
raisons que lidée de définir lEtat. Exemples types dune telle façon
dagir : les «requestes et articles pour le rétablissement de la noblesse» de
1627(ELIAS, 1975) une adresse du CNPF au président de la République pour
labaissement des charges des entreprises. Cest plus largement dans cette
perspective quil faut sefforcer de comprendre aujourdhui les luttes qui
opposent des parlementaires portés à monter au créneau en assumant une commission
denquête sur limmigration clandestine et dautres parlementaires qui
tentent de faire pièce à leur action dans lEtat en sefforçant
denrôler à leur côté les ressources des légistes par lintroduction
dun recours au conseil constitutionnel. On aimerait ainsi clore, provisoirement,
cette contribution en synthétisant ce qui apparaît comme le principal résultat de
lanalyse historique de Norbert Elias relativement à lEtat, de la manière
suivante : lEtat est un groupe social qui historiquement a réussi à imposer
lidée quil nest pas un groupe comme les autres et qui doit de pouvoir
se perpétuer à la répétition, sous une forme économique, des coups de force pratiques
et symboliques dans lequel il trouve son origine, ou si lon veut qui doit son
existence et son succès à la réaffirmation, dans et par ses entreprises, de sa
théodicée.
Il reste ainsi beaucoup à faire à partir de ce canevas : on aimerait
pouvoir revisiter à partir de ces principes toute une série de conjonctures historiques
réputées dans les représentations officielles du passé de lEtat avoir inauguré
un nouvel âge (1789, 1848 et 1870 notamment) mais également pour être attentif à des
transformations majeures des relations entre les groupes ensevelies du fait de
lamnésie de leur genèse sous les représentations précédentes : cette
perspective ouvre sur le réexamen et lindexation de toutes les révolutions
symboliques successives, parallèle aux transformations morphologiques de la société
quelles accompagnent, qui scandent la construction de lEtat parlementaire en
Angleterre à partir de CHARLES Ier (au titre dapprofondissement de ce que présente
Norbert Elias dans lintroduction de Sport et civilisation) en France à
partir de la Révolution française.
On verrait à partir de cette histoire structurale et dans chacune de
ses «phases» la construction sociale se lEtat parlementaire comme la construction
dun groupe par ses porte- parole : soit une multiplicité hétérogène
dentreprises plus ou moins organisées et plus ou moins coordonnées jamais
définies par une intention ou un projet et tendant à la construction symbolique du
groupe, analysable comme un travail collectif de légitimation de lEtat, informé
par les résultats du travail passé de construction du crédit de lentité Etat et
conditionné par les enjeux de ceux qui orchestrent ces mobilisations. Lun des
apports majeurs de cette stratégie de recherche qui doit déboucher à longue échéance
sur une histoire sociale de lEtat et de la politique au XIXème siècle est de
mettre en position de comprendre toutes les conséquences qui sattachent à
lautonomisation de lactivité politique et à son corollaire la
professionnalisation de la politique en ce que, sous couvert de lintention réputée
de la démocratie, lautonomisation de lactivité politique est une forme
nouvelle de domination de la société, la politique devenant de ce fait un ensemble de
luttes dans lEtat sur la définition du rôle de lEtat..
On se contentera de suggérer en ce sens et à titre dexemple que
lune des plus fortes leçons en acte de Norbert Elias pourrait consister en ceci :
dès quon traite du travail de légitimation de lEtat, la sociologie des
intellectuels qui sintéressent à lEtat soit parce quils mobilisent
(affaire Dreyfus) soit parce que dautres catégories de personnel dEtat les
mobilisent (lintention de la planification démocratique autour du «club Jean
Moulin»), est un moment essentiel de toute sociologie de lEtat. Ceci fait revenir
aux transformations immédiates de lEtat et de ses modes daction que nous
avons sous les yeux. Car, exactement comme on a affaire à partir des années 50 à un
travail de mobilisation orienté dans le sens de la «modernisation» et de
«lefficacité» et qui porte ses fruits dans les années 60, il existe
aujourdhui tout un travail de mobilisation conflictuelle qui oppose désormais dans
lEtat différents protagonistes sur le rôle de lEtat .Il suffit peut-être de
remplacer «plan» par «marché», «club Jean MOULIN» par «fondation Saint- Simon»,
génération de la «Résistance» habitée par lesprit dUriage par
«génération post-68» inspirée par «le souffle de la liberté» pour avoir le
principe de la matrice des transformations conservatrices qui unit la réforme de
lEtat, version 55-56, à la réforme de lEtat, version 85-95. Il serait
conforme à linspiration dElias den revenir à partir des enjeux
dune génération dacteurs hétérogènes qui sont les porte-parole de cette
mobilisation au travail de disqualification et de requalification (portant entre autres
sur lEtat) dont les aspects les plus voyants sont sous nos yeux : limposition
de la vision économique gestionnaire comme standard dappréciation de la réussite
de toute forme dentreprise, lavènement du règne de lEtat de droit
présenté comme lépiphanie de lhistoire ou encore lusage
bureaucratique de la philosophie comme «supplément dâme» dune politique
sans inspiration.
Javais initialement projeté de traiter de la construction
sociale par lEtat de «la politique» que nous connaissons. Cela aurait été
loccasion de revenir à partir des ressources fournies par lauteur du Procès
de civilisation sur les deux processus dont est inséparable lEtat parlementaire en
France que sont la construction de lopération électorale et lavènement de
la domination bureaucratique. Cela aurait été aussi loccasion quElias nous
aide à penser les modes sur lesquels la «liberté politique» que naturalise au XIXème
lEtat parlementaire se transforme sous laction des nouvelles interdépendances
qui se créent entre les mondes du business ce qui laisse apparaître le caractère
illusoire de la «démocratie» que lEtat parlementaire était réputé avoir
créé. Il sera toujours temps de revenir sur des questions qui risquent de ne pas cesser
de poser pour quelques années
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