LA MEMOIRE INTERNATIONALE DE L'AFRIQUE
André-Marie YINDA YINDA
Centre de Recherches Politiques
Raymond Aron/E.H.R.S.S.
Pourtant l'événement, le territoire et les sujets de la soumission africaine constitutifs de la colonie (Mbembe, 1996) ainsi que ses ramifications qui se prolongent indéfiniment dans le temps et dans l'espace - en postcolonie comme dans lancienne métropole et ailleurs, les anciens sujets et maîtres circulent, s'installent, échangent, prolongent leurs postérités respectives et fabriquent des métissages à nen plus finir - peuvent aussi être rapportés à l'analyse et à la critique historique du politique sans état d'âme et en toute incommodité philosophique tout en étant capable de restituer "la vérité effective de la chose".2 La constitution du pouvoir en colonie pourrait ainsi s'entendre non plus comme ce désert dont parle Arendt qui n'inspire quaridité et désolation mais plutôt comme quelque chose de froid mais qui sait conserver la fraîcheur des arts de gouverner passés, comme quelque chose qui ferait signe à la figure moderne qui marque toute la radicalité machiavélienne : lautonomie du politique. La colonisation devient pour ainsi dire, dans un lieu précis, une occasion (du) politique. Ce rapport devient autrement plus intéressant dès lors qu'on envisage de n'y saisir que la forme stricte des usages du pouvoir, des rapports intimes de pouvoir qui mettent en jeu intelligence des princes, investissement sur les sujets et intérêt des nations, dès lors qu'il est question d'esquisser effectivement les visages de cette économie souterraine des pratiques de la soumission. S'impose alors la redoutable nécessité de passer au rasoir (d'Occam) tout ce qui est non politique ou bien l'est superficiellement ou à titre accessoire.
Avec une telle approche, il s'agit de tenter d'échapper aux fers des idéologies et aux mailles des psychologies qui ont longtemps entravé toute discursivité sur le bilan colonial en Afrique ainsi que les querelles philosophiques qui s'en sont suivies.3 Il sagit aussi et surtout de relier ce passé aux nouvelles lectures qui tissent son actualité avec intérêt (Ferro, 2003 ; Vergès, 2003 ; Dozon, 2003), de délier rigoureusement son fil politique et tenter de suivre, à la trace, les trajectoires enchevêtrées de ces diverses modalités de la méthode propre à l'acte de gouverner que sont les calculs, coups, manipulations, manuvres, plans, positionnements, secrets, stratagèmes, tactiques, techniques ainsi que la part d'imagination qui va avec dans la soumission, et l'insoumission, des sujets africains au pouvoir colonial et dans les processus intelligents de brouillage, de déclassement, de déplacement et de réinvestissement du rapport à lautorité de gouverner mis en oeuvre par les sujets de la colonie.4 Comment dès lors éprouver toute la densité de cette articulation du politique en acte hors de chez soi en la rapportant au génie machiavélien qui la travaille, pour ainsi dire, au corps?
La constitution du pouvoir colonial en Afrique mobilise une foule d'éléments qui retracent peu ou prou une nouvelle configuration du politique réfléchissant la constellation des éléments de l'idée coloniale machiavélienne et plus généralement son intuition de la mise en ordre politique du monde. Elle part de l'idée que le projet colonial a été, fondamentalement, un projet politique qu'il n'est guère possible de réduire à la même dimension que les autres modalités qui l'ont accompagnées ou ont été mobilisées pour sa justification à savoir l'expansion logique de la modernité tenue par son idée "généreuse" du progrès universel, l'exploitation économique, l'évangélisation, et de façon plus générale, et non moins caricaturale, "l'aliénation culturelle" ou "la mission civilisatrice" - dans ces deux derniers cas, le choix des expressions se conformant au régime de deux discours extrêmes, révolutionnaire pour la première et réactionnaire pour la seconde.5 En fait, compte non tenu de la rhétorique choisie, il s'agit de considérer une intuition que Machiavel pose, en toute simplicité, dans Le prince comme la source éternelle du projet colonial : « il ny a rien de plus ordinaire et de plus naturel que le désir de conquérir ». Le désir de quelques nations puissantes d'Europe de conquérir les nations impuissantes des autres continents, d'Afrique en particulier, est donc à considérer comme la raison qui a poussé à la constitution des colonies. Une raison qui se nourrit de la passion. Une passion du pouvoir suprême commandée par la raison d'Etat, non pas au mépris du bon droit, de la raison économique, de l'éthique réligieuse et des autres aspects de la modernité coloniale, mais plus justement en reinscrivant tout cet ensemble dans un nouvel ordre politique. Les autres éléments de la colonisation ont donc simplement été disséminés, intégrés ou agrégés autour de cette passion de la raison politique. Il y a quelque chose d'irréductiblement machiavélien dans ce désir du pouvoir qui règle tout, dans cet appétit irrationnel pour la domination érigée en rationalité du monde. Une idée qui n'est pas que machiavélienne et que l'on croise, de façon tout à fait inattendue, dans la lecture tocquevillienne du phénomène colonial.
Effectivement, dans ses écrits souvent négligés sur la colonisation, Alexis de Tocqueville souligne quelque chose qui confirme l'essence politique du projet colonial. Il l'exprime dans les termes qui suivent: " Le principal mérite de nos colonies n'est pas dans leurs marchés mais dans la position qu'elle occupent dans le globe" (Tocqueville, 1988 :19). Cette référence explicite à la dimension marginale de l'économique dans le projet colonial vaut aussi, d'une certaine façon, pour les autres dimensions non politiques. Elle restitue précisément la nature exacte de ce qu'est que la colonie: un lieu et une occasion de prendre le pouvoir hors de chez soi, de soumettre l'autre par passion du pouvoir, de se constituer en maître et possesseur non plus seulement de la nature mais du monde et de son contenu. Ce désir va se traduire par la constitution des empires coloniaux. Dans son élan, la volonté de puissance, la détermination de soumettre le monde semble infini. Dans le plan machiavélien, seules l'arrêtent deux choses: la finitude du monde et la même passion du pouvoir chez les autres. Le propos tient en une formule tenant du sens commun qui a valeur ici de conseil, de leçon: «Les désirs de l'homme sont insatiables: il est dans sa nature de vouloir et de pouvoir tout désirer, il n'est pas à sa portée de tout acquérir » (Machiavel, 1996).
Le franchissement de ces limites est à l'origine des guerres et des déclins des grands empires coloniaux. Ce fut le cas de Rome dans l'antiquité, c'est le cas des empires coloniaux au XXème siècle, ce sera probablement le cas de l'Empire américain actuel si la leçon machiavélienne n'est pas bien assimilée. C'est en fait l'énonciation des limites du projet colonial qui révèle sa vraie nature et détermine les conditions de son évaluation partout et tout le temps. Cette révélation machiavélienne reste diffuse tout en étant décisive dans l'esprit de l'Europe tocquevillienne qui entreprend de soumettre l'Afrique. A l'ombre de cette discursivité spectrale de l'idée machiavélienne du pouvoir colonial, s'articulent, avec une certaine cohérence et un sens certain de l'effectif, trois épreuves qui lui font fortement signe par le biais desquelles il devient possible de remettre en perspective l'intelligibilité du politique hors de l'occident en tentant d'échapper à ses trois principaux travers, à luvre dans chaque épreuve, que sont l'européo-centrisme, l'exotisme et l'amalgame des deux.
RAPPELS D'EMPIRE
La première épreuve correspond à la référence à l'empire comme le laissait présager, de façon furtive, ce qui précède. Le désir de dominer qui nourrit naturellement le pouvoir d'un Etat le conduit nécessairement à s'étendre, à soumettre les Etats faibles ou supposés dangereux et à acquérir leur propriété. Il s'agit en fait d'assurer la sécurité de l'Etat conquérant et de concrétiser sa puissance par ce procédé. Aux yeux de Machiavel, Rome incarna dans l'histoire le modèle de cette vision du projet colonial au détriment de Sparte, le parfait contre-modèle. La puissance et le rayonnement de la cité fondée par Romulus tient de sa constitution impériale. La constitution du pouvoir en colonie africaine s'inscrit ainsi dans une trajectoire analogue, précisément avec la constitution de l'empire colonial. La notion d'empire colonial n'apparaît donc pas fortuitement dans l'écriture de la soumission en Afrique. Elle tient beaucoup de cette référence au modèle de la Rome antique. D'une certaine manière, elle se concretise même et se projette comme telle. L'empire colonial français comme les autres empires coloniaux connus : britannique, belge, portugais, espagnol, hollandais entretenaient pour ainsi dire l'idée que pour retrouver la puissance de Rome, il fallait suivre sa trace, celle qui est célébrée dans toute l'histoire occidentale, et particulièrement de la Renaissance à l'époque contemporaine, de Machiavel lui-même jusqu'aux "néo-conservateurs" américains ayant de nombreux liens avec le fil de la pensée des deux derniers grands connaisseurs de Machiavel américains de notre époque que sint Leo Strauss, puis Harvey Mansfield.
En effet, s'il est bien connu que les références de Machiavel à l'entreprise impériale romaine sont constantes et les effets de celle-ci à la fois déterminants et positifs sur la constitution même du politique, si ces références font l'objet de la plupart de ses textes majeurs dont les meilleures élaborations sont contenues dans Le prince et surtout dans les Discours sur la première décade de Tite-Live et Lart de la guerre, il convient de souligner, pour faire bonne mesure, que cette sorte d'éloge de Rome, l'empire par excellence, participe en fait d'une lecture rigoureuse de l'histoire d'une constitution politique dont la magnificence et la puissance ne coïncident qu'avec son expansion coloniale. Sans la sortie coloniale, il est à peu près certain que Rome n'aurait pas fait sens dans l'histoire, ou du moins pas de la même façon ni avec une portée comparable, donc ne serait pas devenue cette ponctuation historique indépassable qui a forcé l'admiration de toute la postérité et forgé, par le fait même, la conviction du Secrétaire florentin sur l'intérêt pour le prince de posséder des colonies s'il veut étendre son pouvoir dans l'espace et dans le temps. Sans colonies, il n'y a tout simplement pas d'emprise sur un pouvoir plus grand et durable. En un mot, sans colonie il n'y a pas d'empire. L'essence de l'empire procède donc de sa constitution coloniale.
A l'appui d'un tel énoncé, Machiavel propose un raisonnement, certes descriptif et métaphorique, mais qui radicalise la perception que l'on doit avoir de la constitution effective d'un empire. Il l'énonce dans les termes qui suivent : « une petite république ne peut occuper des villes et des royaumes plus forts et plus gros qu'elle. Si toutefois elle les occupe, il lui arrive comme à l'arbre qui a une branche plus grosse que son pied: le portant difficilement, il est abattu au moindre coup de vent. C'est ce qui arriva à Sparte. Ayant occupé toutes les cités grecques, dès que Thèbes se révolta, toutes les autres cités firent de même, et le tronc demeura seul, privé de ses branches. Ceci n'arriva pas à Rome, qui avait un pied si gros qu'elle pouvait aisément porter n'importe quelle branche. Cette manière de procéder [...] procura donc à Rome sa grandeur et sa puissance » (Machiavel, 1996 :302)
Il y a quelque chose qui tient de l'évidence dans l'entendement d'un tel propos avec cette combinaison habile de la métaphore et de l'histoire. Il y a quelque chose qui éprouve en fait une vérité fondamentale par une allégorie en dialogue avec des faits. Il s'agit de comprendre que la constitution coloniale présuppose l'institution d'un pouvoir politique de base, "une petite république" par exemple comme dit Machiavel. Elle doit être solidement fondée en tant que telle comme l'était l'antique constitution politique romaine. En effet, un gouvernement qui aspire à se constituer en puissance coloniale se doit d'être solidement fondé en soi, d'une solidité indépendante et surtout supérieure à celles des autres cités qu'il projette de conquérir. Telle est la condition de l'acte de naissance de l'empire. C'est à cette condition que le projet colonial peut effectivement prendre corps et se conserver à l'intérieur d'un vaste ensemble politique cohérent et hiérarchisé avec une autorité centrale, celle de la cité fondatrice, la capitale où sélabore l'essentiel et ce sans quoi l'empire n'aurait aucune vie, à l'image de ce que la tête - du latin caput - est au corps de l'homme, une capitale ayant par sa nature même les eléments de son autonomie autrement dit pouvant tenir par elle-même c'est-à-dire avec ou sans le corps des colonies voire même contre celles-ci, autorité capitale sans laquelle les colonies font figure, à rigoureusement parler, d'entités prépolitiques. L'historiographie des empires coloniaux en Afrique en donne amplement la preuve. C'est la raison pour laquelle, pour désigner la constitution des puissances en colonie, la notion d'empire colonial s'est ainsi imposé comme la figure conceptuelle la plus décisive de l'écriture de l'histoire de la soumission africaine de la deuxième moitié du XIXème et de la première moitié du XXème siècles (Guillaume, 1974 ; Marseille, 1984).
D'un autre côté, il faudrait tout de même rappeler que quelques années avant cette époque, entre 1837 et 1841, Tocqueville, connu pour son engagement théorique en faveur de la liberté et de la démocratie inspiré par les aspects intéressants de lexpérience américaine, s'est fort curieusement distingué dans son engagement pratique en faveur du projet colonial dans les termes qui consacrent l'idée que l'empire colonial français ne tenait avant tout que parce que la France était une république puissante en soi.5 Tocqueville ne semblait considérer le caractère vital de la liberté et de la démocratie dans la constitution du politique que comme le signe d'une maturité politique dont les colonies africaines étaient dépourvue. Cette règle consacrait la métropole comme le lieu naturel de cette maturité. C'était la condition de sa puissance et, d'une certaine façon, la justification de son autorité sur les colonies. De la colonie en Algérie rend effectivement compte de l'idée que la réussite du gouvernement colonial français en Algérie, et un peu partout en Afrique, n'était rien d'autre que le reflet de la vitalité des institutions et de la capacité politique des citoyens de la Mère patrie. En d'autres termes, la vitalité de l'empire colonial français était tributaire de la puissance intrinsèque de son Etat et non de la puissance extrinsèque, celle qui lui serait venue de ses colonies (Tocqueville, 1988).
D'autres lectures de l'histoire de la colonisation, celle de Mbembé par exemple, suggère des inflexions fortes à une telle interprétation. Quelques autres tendent à récuser cette interprétation et même à la renverser avec plus de radicalité. Quel que soit la perspective choisie, il s'agit de dire que la puissance de l'empire colonial français a souvent été tributaire non pas de ses propres capacités et de son génie à se constituer en puissance indépendamment de ses conquêtes coloniales mais plutôt de son intelligence à lier physiquement et symboliquement sa puissance à celle des colonies et surtout à tirer son pouvoir des forces et des biens de celles-ci. Au fond, une telle idée pourrait même ne pas être considérée comme étant un complet contre-sens de ce que dit Tocqueville, lui qui reconnaît qu'avec une plus grande extension de l'empire colonial français, "notre influence dans les affaires générales du monde serait fort accrue". (Tocqueville, 1988 : 16). Mais à la différence de ceux qui le critique, Tocqueville voit en cette "influence...accrue" une simple extension, un progrès dans la constitution de l'espace politique et non un amélioration de sa nature politique. Ce qui revient à dire que la grandeur de la nation française comme empire dans le monde reste parfaitement concevable sans ses colonies et que la possession de celles-ci ne fait qu'y contribuer sans en constituer la condition essentielle. Cette proposition continue au demeurant de faire l'objet des débats contemporains. Elle structure par exemple l'essentiel des débats sur l'actualité de la politique africaine de la France face à son héritage impérial colonial. Aujourd'hui, dans le monde et même au sein de l'Europe, de quel poids péserait la France sans la néo-colonie? La source de la puissance françaice procèderait-t-elle irréductiblement de sa projection extra-territoriale, particulièrement en Afrique?
Si le débat entre d'un côté Tocqueville - machiavélien pour cette occasion, c'est-à-dire à la fois patriote et partisan de l'ordre colonial - et de l'autre Mbembé et les autres historiens africains - anti-machiavéliens provisoires aussi parce que critiques du patriotisme colonial - peut effectivement se poursuivre pour savoir si dans le cas de la puissance de l'empire colonial français, il s'agit d'une constitution politique fondée à partir de soi, de l'Etat-nation français en l'occurrence, ou des autres, des colonies, il y a un autre cas où il y aurait peu de place pour la discussion, tant la vérité des faits, "la vérité effective" que Machiavel recherche en permanence, s'y révèle dans toute son actualité. Il s'agit du cas le plus emblématique à cet égard, celui de la constitution de l'empire colonial belge et ses immenses territoires du Congo-Léopoldville qui ont pour l'essentiel fait son rayonnement. En reprenant la figure allégorique de Machiavel, comment comprendre qu'une si petite république comme la Belgique puisse conquérir et surtout réussir à conserver pendant des décennies une colonie qui soit plusieurs fois plus étendue qu'elle si ce n'est qu'elle a su saisir une occasion - la conjoncture des poussées impérialistes et sa cristallisation au Congrès de Berlin - et tirer parti de ses conquêtes coloniales? Les faits comparés, calculés et mesurés parlent d'eux-mêmes. Les effets aussi d'ailleurs puisqu'il n'est guère difficile de remarquer à ce propos que la sortie du Congo-Léopoldville des fers de la soumission léopoldienne marquera le déclin de l'empire colonial belge.
La figure machiavélienne de la constitution de l'empire et de son déclin a fortement fait sens dans ce cas comme dans d'autres. D'une certaine manière, elle travaille aujourd'hui le débat stratégique de la politique étrangère américaine et les tentations "impériales" de son administration actuelle telle que l'envisageait jadis Arthur Schlessinger dans son étude consacrée aux dérives du pouvoir récurrents à la Maison Blanche. Alexandre Adler remet bien en perspective cette actualité en décrivant "la synthèse" de l'administration clintonienne qui a consisté à chercher, en vain, "un juste milieu entre un isolationnisme instinctif et un machiavélisme prudent", une synthèse, poursuit-il, rompue par l'administration néo-conservatrice de Georges W. Bush au profit d'un machiavélisme imprudent mais effectif qui vise à perdurer dans sa nature impériale (Alder, 2002)
ALTÉRITÉ INSTITUANTE
La deuxième épreuve fabrique le sens du cadre politique qui vient d'être examiné. Elle repose sur l'idée soulignée par Machiavel lui-même que le gouvernement de la cité coloniale est le propre des étrangers, ceux qui investissent l'espace des autres et les soumettent. C'est une évidence, pourrait-on penser avec raison au premier abord. En soi, le concept colonial est effectivement constitutif de l'expression du pouvoir hors de chez soi, de la politique à l'étranger, d'une politique étrangère et même, d'une certaine façon, des politiques étranges. Hannah Arendt ne rappelle-t-elle pas à juste titre que tout ce qui est hors de la polis est méconnue, inconnue et ne suscite que peur et méfiance ? On pourrait dire que c'est la face noire du politique, le lieu où tout ce qui n'est pas admissible dans la cité est possible, devient effectif et plus ou moins reconnu comme tel. Seulement, quand on radicalise la saisie de cette évidence, que se passe-t-il? Lorsque précisément on quitte la surface de ce qui est le propre du gouvernement colonial pour s'immerger dans les profondeurs du rapport de soi à l'étranger puissant, pour retrouver la mémoire enfouie dans l'oubli de la longue routine de la violence coloniale, derrière les masques de l'administration coloniale et des postures diplomatiques convenues, sous les plis de la rhétorique et du droit international qui la dissimulait ou la justifiait? Que signifie et que traduit la longue autorité de l'autre? Comment est vécue cette profonde soumission à l'étranger? En gros, que se passe-t-il?
Le fait de poser l'idée que le gouvernement de la cité coloniale est le propre des étrangers révèle en profondeur un acte politique aux effets inouïs et infinis. Acquérir un Etat ailleurs, (Sindjoun, 2002) le gouverner et le conserver en se servant ou en passant outre le droit international est un acte lourd de conséquence du point de vue de l'appréciation machiavélienne de la démarche. L'essentiel tient à un fait: sortir de la compétition politique ceux qui sont chez eux, ceux qu'on trouve sur place, les sujets colonisés. Le procédé est intelligent et surtout intellectuel. Il prend corps à partir de l'énonciation d'un prétexte fondé plus ou moins sur un argumentaire philosophique. Après Kant, Hegel, De Gobineau, avec Levi Strauss et la cohorte des ethnologues qui ont suivi sur le terrain, la négation de l'aptitude des africains à concevoir et à mener de façon efficace et convenable l'idée tout court, et en particulier l'idée politique semble tenir du bon sens donc constitue en tant que telle "la chose du monde la mieux partagée".
Cette négation conceptuelle n'en reste pas moins tactique. Elle procède par disqualification: denier aux autochtones le statut de membre de la cité, le privilège d'être parmi ceux qui participent du jeu politique, ceux qui délibèrent et qui pourraient même leurs intérêts au moment de la prise de décision. Car de citoyen, il est possible de devenir prince comme le savent tous les lecteurs du Prince. Si l'on n'est pas citoyen, l'accès au statut de prince tient du miracle. Comme les colonisateurs, aucun machiavélien convaincu ne croit au miracle. En supprimant toute possibilité d'accès à la citoyenneté, le procédé devient donc une véritable clôture logique et stratégique. Elle se concrétise par un rituel scientifique qui masque une tactique politique: le baptême des colonisés. Les colonisateurs vont très vite emprunter aux ethnologues le terme d'"indigènes" pour identifier et marquer cette nouvelle espèce de barbares à l'intelligence et à l'hygiène approximatives dont il faut nécéssairement et d'urgence assurer la prise en charge politique. L'élimination est donc radicale c'est-à-dire inscrite à la racine du processus et dépourvue de toute ambiguïté dans sa mise en oeuvre. Les autochtones, ceux que Machiavel appelle encore "natifs" - terme repris à juste titre par Achille Mbembé - deviennent donc des indigènes et sont, du fait de cette attribution nominale, effectivement dépouillés de ce qui pourrait justifier leur participation non seulement à la compétition politique mais plus profondément encore à la cohésion du vivre-ensemble en colonie.
Le procédé se nourrit de sa propre démarche et doit aller jusqu'au bout de sa logique: priver aux indigènes toute humanité ou plus prosaïquement leur statut de sujet civilisé. Sans statut citoyen, le colonisé est inscrit à la bordure de la polis coloniale. Privé de reconnaissance politique, il subit le pouvoir de l'autre, le colonisateur, vit sous son autorité. Il devient, au sens propre, le subalterne cest-à-dire lautre en tant quil est inférieur, vit en dessous. La compétitivité politique comme la citoyenneté deviennent dès lors les propriétés exclusives des colonisateurs, à quelques exceptions près qui prennent sens que dans la mesure où elles sont inhérentes à cette règle.
Il est vrai que la tactique n'est ni nouvelle ni dernière Dans la polis grecque, les entrepreneurs politiques n'opéraient pas autrement. Pour délibérer et décider sur la conduite des affaires de la cité, il y avait un choix stratégique à faire: exclure, arbitrairement, de la compétition démocratique tous les étrangers, ou pour être plus précis tous ceux qui sont supposés être étrangers à la conscience politique, en l'occurence les femmes, les enfants et les esclaves ainsi que tout qui est étrange dans l'ordre public et qu'incarnent les métèques dedans et les barbares dehors. Ce maintien à la bordure des affaires publiques constituait la meilleure garantie de ne pas être soumis à quelqu'un qui ne soit un alter ego. Il s'appliquait non seulement à Athènes mais aussi et surtout dans les colonies grecques: Ephèse, Xamos, etc. d'où surgiront - étrange occurence s'il en est - les toutes premières élaborations philosophiques. De même, aujourd'hui, le contrôle de l'accès à la citoyenneté reste un enjeu majeur des luttes politiques dans les démocraties contemporaines et déterminent encore les comportements des acteurs politiques dans l'exercice du pouvoir d'Etat ou en face. L'intégration des étrangers dans la compétition politique y est toujours évoquée de façon sinon délicate et hypocrite du moins problématique et aiguise toujours ce qu'il y a de primitif chez les démocrates civilisés: l'instinct de conservation.
Cette mise à l'écart du jeu politique colonial n'était pas que nominale. Elle était aussi et surtout, à partir même de ce qui qui précède, mentale. Mbembé propose une économie saisissante de cette interprétation dans les termes, choisis, qui suivent: « Formule particulière de l'assujettissement, le régime colonial exigeait des natifs obéissance exacte, pleine et entière. Le paradigme colonial de l'obéissance reposait, quant à lui, sur une interdiction originaire: le natif ne devait pas faire un usage public de la raison. Au demeurant, l'on supposait qu'il en était dépourvu (Mbembe, 1996 :10).
Le propos se rapporte aux thèses philosophiques déjà signalées qui ont été mobilisées pour valider cette forme historique de la soumission et invalider la rationalité politique des soumis. Certes, il est tentant d'en faire, comme ailleurs, une critique. Mais cela ne semple pas opportun ici car le véritable enjeu n'est pas discursif. Il n'est pas, à rigoureusement parler, de l'ordre de la logique. Il est stratégique. Il est du ressort strict de la technique politique, donc intéressant à saisir à partir de son expression machiavélienne. Il s'agit effectivement de saisir l'idée que cette mobilisation intellectuelle n'était au fond qu'une instrumentalisation des moyens de la science et un positionnement tactique de la discursivité en vue des fins politiques. Mbembé a raison de situer le plan philosophique de cette stratégie au niveau de ce qu'il nomme « l'exclusion de l'usage public de la raison » autrement dit la validation de cette pseudo-incapacité des colonisés à élaborer un discours politique, à ordonner leur participation à l'exercice du pouvoir et à évaluer leur gouvernement. Arbitraire, cette stratégie savérait en fait nécessaire pour neutraliser définitivement le désir de pouvoir des colonisés, anéantir leurs aspirations citoyennes et dissoudre toute vélléité de sanction du gouvernement colonial. C'est à partir de cette perspective que le tracé machiavélien va faire sens dans la constitution du pouvoir en colonie africaine. Il va opérer dans l'ombre de ce qui se pratiquait en Occident, sera masqué par des procédés se proclamant relatifs au bien commun mais en réalité non seulement enferrés dans des logiques souterraines et déterminantes de prédation et de puissance d'Etat mais aussi et surtout embrouillant la conscience de l'honnête homme - l'honnête colon comme l'honnête colonisé, l'universaliste ou le cosmopolite authentique - par des énoncés sanctuarisés de la rhétorique philosophique et parfois théologique.
Cette stratégie d'élimination des autochtones de la compétition politique s'est finalement constituée comme la raison même de la soumission coloniale. Aidée par le caractère sophistiqué de ses instruments, elle s'est révélée d'une efficacité inouïe, pratiquant la démesure en toute intimité, au point de subordonner avec infiniment plus d'autorité les natifs dans ce qu'ils avaient d'essentiel: leur subjectivité, leur statut intrinsèque d'individu souverain, de membre de la communauté par définition capable de décider soi-même et de délibérer sur son statut, sur la forme de son gouvernement et sur le destin qu'il assigne à sa nation. La principale conséquence de cette stratégie éliminatoire a été le profond travestissement de lidentité du sujet colonisé tel que le rappelle Mbembé: « loin de se limiter à un ensemble de "dispositifs" adossés sur des bases économiques et utilitaires, l'acte colonial consista en un processus de remodelage de la subjectivité du natif? [...] les prohibitions et les normes devaient être inculquées à l'autochtone de telle manière qu'intériorisées elles transforment non seulement ses "moeurs", mais l'ensemble de son économie psychique et dans la sphère publique, contribuent à la constitution d'une forme d'"urbanité" faite de violence, une civilité bien spécifique: la civilité coloniale (Mbembe, 1986 :10).
La soumission du sujet colonisé participait ainsi d'un processus politique radical, intégral, à la fois brutal et raffiné, dans tous les cas tellement puissant dans la domination de la subjectivité quil se prolonge à travers encore aujourd'hui, à travesr ses effets, aussi bien au niveau des attitudes des gouvernants que dans le comportement des citoyens du continent et de la diaspora chaque fois qu'ils ont à faire face à un gouvernant ou à un citoyen de l'ancienne puissance coloniale ainsi quà toute figure qui lui est semblable ou qui rappelle même vaguement son souvenir.
En fait, au-delà de la surveillance et de la punition qui étaient administrées à leurs corps "indociles" (Mbembe, 1988), si le gouvernement colonial est allé investir lunivers psychique des sujets colonisés de son autorité avec un tel excès, au point de réglementer leurs conduites quotidiennes, de régir leurs imaginaires et de leur interdire toute discursivité jusquà atteindre, par ce fait même, la forme la plus extrême de la soumission coloniale et pour ainsi dire lune des formes les plus radicales de la soumission politique, c'est dire jusqu'où se situait sa détermination et son intelligence des pratiques de la domination. Cela permet aussi de prendre la mesure de sa capacité à gouverner lintimité des membres du corps politique, à disséminer son autorité avec infiniment plus de raffinement. C'est enfin loccasion de renseigner autrement sur la complexité infinie des rapports intersubjectifs débouchant invariablement sur léternel complexe de persécution dont les sujets africains sont victimes entre eux en colonie et avec les autres en dehors, sur la naissance du complexe d'infériorité de leurs gouvernants vis-à-vis des anciens colonisateurs, sur le complexe de supériorité des gouvernants vis-à-vis des gouvernés en postcolonie, sur le caractère complexé des rapports entre sujets source de crise sociaux et de conflits civils, sur le pessimisme ambiant face à lidée dun devenir politique décomplexé pour lAfrique.
Quoi qu'il en soit, cette montée aux extrêmes de l'analyse s'accompagne de son pendant pratique, effectif et affectif, celui qui est régi par une économie achevée de la soumission. Il correspond précisément à la coïncidence d'une violence physique et d'une violence symbolique qui fait étrangement planer sur les pratiques politiques coloniales en Afrique noire la légende noire de Machiavel. Une légende qui rime si bien, qu'il est si facile de raconter dans cette partie du monde "enfouie dans la nuit noire de l'ignorance" comme écrivait un des maitres-penseurs des Lumières. Une légende qui mine l'art de gouverner les noirs par la peur, qui dissémine la terreur, qui culmine avec l'horreur de la menace ultime: la mort entendue comme sanction pour chacun, comme châtiment politique. Ce qui importe ici nest donc pas la mort elle-même mais la menace quelle suscite. Cette légende noire habitue le colonisé à une certaine proximité avec la mort, à une espèce de contiguïté entre vie politique et mort qui est soutenable.
Mbembé décline ce rapport politique à la mort de façon infiniment plus saisissante. Il traque ce quil a dindicible, dintime lorsquil entreprend notamment de fouiller, avec une extrême minutie et un art consommé de la mise en scène, la mémoire des Bassas, de retourner les plis de limaginaire de ce peuple bantou vivant au Sud-Cameroun dont les membres, pionniers et principaux résistants dans la lutte armée pour l'indépendance, symbolisent le type même du colonisé insoumis. La mise en oeuvre de cette économie achevée de la violence sur la subjectivité coloniale est rapportée dans les termes qui suivent : « Cette violence, ne toucha pas seulement l'espace physique au sein duquel évoluait l'autochtone. Elle s'introduisit jusqu'aux fondements mêmes de son imaginaire [...] Elle poursuivit le sujet insoumis jusque dans son sommeil, et laissa des stigmates dans ses rêves, dormir étant devenu, plus que par le passé, aller à la rencontre du sort et de la mort. Colonisation en tant que régime de production de la mort, donc! » (Mbembe, 1986 :10).
Peut-être, comme le soulignent certains, le ton de Mbembé est-il excessif, à moins que ce ne soit la saisie radicale de la réalité elle-même qui conduise à ce supposé excès. Peut-être même que son interprétation tient de la sensibilité de l'écorché vif dont on pourrait penser quil est puisquil est lui-même bassa et a clairement pris le parti de défendre la mémoire bafouée du leader indépendantiste bassa Um Nyobè (Um Nyobe, 1989). Certes, écriture de lhistoire de la violence coloniale est franchement décalée quand on la compare à l'historiographie courante - et convenue ! Au moins il est clair qu'il a, sans doute, comme Nietzsche, comme Schopenhauer une sensibilité extrême pour la critique du politique dans ce qu'elle a de tragique. Peut-être enfin que son écriture est, comme celle de Césaire, de Fanon, de Sartre, même d'André Glucksmann, une écriture de la colère, une écriture qui résiste, qui prend parti à partir d'une démarche discursive pour exprimer la part d'émotion souvent et malheureusement dissimulée derrière la connaissance ou, mieux, l'intellection des faits, en loccurrence ceux de la violence coloniale sur les sujets africains. En effet, comment a-t-on osé penser, pendant des décennies, pouvoir écrire une histoire du politique asceptisée, dépouillée d'affects dans un continent où l'émotion est au coeur de tous les actes du politique, où lexpression et la répression de cette émotion constituent les deux sources du gouvernement colonial qui instruisent ainsi une forme de rationalité propre à régir les actes de pouvoir des sujets et des princes locaux et qui engagent la cohésion des nations entières dans la durée? L'expression de la forme ultime de ce rapport politique à la passion, ce face-à-face de l'émotion avec la mort, est ce qui a permis en fait à Mbembé de donner la mesure complète de qui s'est passé dans l'articulation de la violence coloniale sur le sujet africain.
RETOURNEMENTS MACHIAVÉLIENS
Cette double montée de la soumission coloniale aux extrêmes subit à son tour et fort paradoxalement un double retournement relevant pour l'essentiel des procédés aussi bien machiavéliques que machiavéliens. Elle correspond à la troisième et dernière épreuve de cette réflexion.
Le premier retournement correspond à l'analyse du gouvernement de la colonie comme une forme de soumission qui n'opérait pas uniquement pas sur une ligne de démarcation intangible entre colonisateurs d'un côté et colonisés de l'autre. Il consiste à interroger ce qui se tramait à la frontière des intelligences politiques des uns et des autres, de quelle manière cette frontière était transgressée, à partir de quels passages et quels rythmes sa traversée devenait possible. En effet, il faut bien considérer quil se nouait des liens complices, des connivences et des dépendances entre ceux-ci et ceux-là qui conduisaient naturellement les colonisés à tenter, avec plus ou moins de succès, d'instrumentaliser, de rentabiliser et de tourner ces rapports à leur avantage par le truchement non seulement des stratégies d'investissement affectif, d'évitement des réglementations juridiques et administratives, d'accommodation des moeurs mais aussi par le mensonge, la duplicité, la tromperie, la fourberie, la mesquinerie, la simulation, la dissimulation, l'intrigue et tous les autres procédés qui relèvent du registre proprement machiavélique du comportement politique. L'insoumission des sujets de la colonie prenait ainsi parfois ces voies typiquement caractéristiques de la tactique et des techniques propres aux méthodes de gouvernement à luvre dans Le prince. Mbembé en fournit, toujours à sa façon, une claire illustration de cette intelligence de l'insoumission des sujets africains à l'autorité coloniale à partir de l'analyse de deux procédés qui s'enchevêtrent tout en s'éclairant mutuellement. D'un côté il rapporte le fait que: « Les résistances indigènes, nombreuses et multiformes, n'exclurent jamais de profondes collusions, cette sorte d'intimité à laquelle parvinrent dominants coloniaux et assujettis, et qui fit croire à ces derniers que la colonisation pouvait être utilisée comme "ressource" que l'on pouvait mobiliser dans le but de régler des comptes ou encore pour apurer des conflits domestiques induits par l'événement lui-même antérieurs à celui-ci ». (Mbembe, 1986 :24).
D'un autre côté, toujours dans le même souci de traduire en théorie des éléments empiriques disparates et dapparence incohérents participants pourtant dune forme dintelligence politique insoupçonnée et pas le moins du monde spontanée, il note ce qui suit: « Un ensemble de signes, de formes et de conventions renvoyaient aux dominants coloniaux les reflets d'une acceptation par les autochtones de la légitimité de leur subordination. Ce jeu de la soumission et une simulation parfois théâtrale de la société confortèrent le colonat dans l'image qu'il s'était faite de lui-même et des natifs » (Mbembe, 1986 :195).
A la réflexion : au moins deux enseignements pourraient être tirés de ce double constat. Dabord, il devient clair que les relations, de plus en plus complexes, entre colonisateurs et colonisés mettent bien en lumière, dans un sens pratique, une certaine autonomie de l'intelligence politique de ceux dont on pensait qu'ils se situaient exclusivement à la bordure de l'usage de la raison politique, qu'ils n'étaient réduits qu'à subir l'intelligence de l'autorité coloniale. L'on découvre alors la sortie de "la nuit de l'ignorance" d'une nouvelle catégorie d'acteurs politiques, jusque-là niés comme tels, les colonisés indigènes en l'occurrence, ayant ses propres ambitions et stratégies tout en déroulant sa propre liturgie, sa technologie, sa démagogie aussi, pour conquérir sa part du pouvoir, en user à partir de sa condition subalterne et surtout abuser l'autorité coloniale sans en avoir l'air. D'une autre manière, l'on imagine également, sans avoir besoin de le décrire, comment les "étrangers", les colonisateurs se prenaient à ce jeu, parfois - pas toujours - en connaissance de cause, dans lequel les embarquaient ces indigènes et sy « débrouillaient » . Ensuite, dans un sens théorique, cette situation dévoile aussi une forme d'hétéronomie dans l'intelligibilité du politique en colonie c'est-à-dire qu'il ne devient possible de comprendre les actes et la psychologie des colonisés qu'en relation avec ce que donnent à saisir les logiques et imaginaires des colonisateurs, et réciproquement, dans leur usage interactif des stratégies machiavéliennes de conquête et d'exercice du pouvoir. A partir de ces deux figures, l'autonomie et l'hétronomie, et à partir d'autres figures similaires proches,7 il faudrait prendre conscience qu'il sest agit en colonie de quelque chose de tout à fait commun au politique c'est-à-dire que ce qui s'est passé en Afrique à cette époque procédait et participait de ce qui se passait ailleurs dans le monde (universalité) et que cela s'est passé et se passe encore sous des formes toujours aussi prosaïques, routinières, ordinaires (banalité).
Comme second retournement, il s'agit de suivre l'idée que cette analyse machiavélienne du pouvoir en colonie permet de dévoiler en même temps un autre phénomène décisif, celui qui tient sur le fait que la logique d'obéissance aussi subtile qu'elle ait pu devenir au fur et à mesure que les rapports entre colonisateurs et colonisés se fussent complexifiés, ne s'y réduisait guère. En effet, la soumission coloniale a aussi fait l'objet d'une contestation ouverte, d'un rejet brutal conduisant à la mise en oeuvre de procédés stratégiques de contestation radicale et de prise effective du pouvoir par les colonisés à partir d'une figure proprement machiavélienne, celle, très intéressante, qui correspond à l'entrée en scène de la foule dans la conquête du pouvoir.
Effectivement, la population sur laquelle s'exerce la domination, "la multitude" ou "la foule" comme l'appelle indifféremment Machiavel, est un protagoniste ordinaire du théâtre politique. Il nest pas conseillé de ne la considérer sur le plan des luttes de pouvoir que comme une vulgaire grégarité, cette masse énergique sans intelligence, malléable, manipulable et corvéable à volonté. Bien que considéré avec raison comme théoricien de l'élitisme politique surtout après les travaux des néo-machiavéliens comme Vilfredo Pareto, Gaetano Mosca et Roberto Michels, Machiavel est toujours resté sensible à la fonction politique de la foule. Mais, en même temps, il a su mettre en garde contre une erreur d'appréciation inverse, celle qui consiste à porter la multitude au pinacle du jeu politique, à lui conférer par exemple le statut quasi-messianique tel que le fera l'idéologie et les stratégies marxistes de prise, dexercice et de conservation du pouvoir et l'opposer, à l'occasion, à la solitude du prince comme le donne à penser Louis Althusser (Althusser, 1998). Certes, la foule c'est la catégorie des "petits" comme dit Machiavel mais il ne faudrait la considérer, ni plus ni moins, que comme un acteur qui peut jouer sa propre partition, déjouer ou s'associer aux plans des autres à savoir les princes, les gouvernements, les militaires, les mercenaires, les nobles bref tous les "grands" et assimilés. Elle calcule en fonction de ses intérêts ou ce qu'elle croit tels. Elle suit aussi souvent ses passions: ses ressentiments, ses frustrations, ses colères, ses jubilations, ses enthousiasmes, ses espoirs, ses envies, rêves, ses angoisses, ses peurs, ses cauchemars, etc. Dans ce jeu, elle perd ou gagne, comme tous les autres acteurs politiques. Mais de façon décisive et récurrente, elle contribue toujours à la prise du pouvoir, à sa maîtrise ou à sa perte.
Achille Mbembé reprend à son compte cette figure machiavélienne du jeu politique dans tout un chapitre qu'il consacre à ce qu'il intitule lui-même "De la foule comme acteur public" (Mbembe, 1986 :195-221). L'auteur y décrit et analyse comment une grève commencée dans le calme en septembre 1945 à Douala au Cameroun prit de façon inattendue et à la surprise des autorités coloniales de l'époque la forme d'une subversion populaire qui tourna à l'émeute. Cette intervention de la foule fut, souligne-t-il, "un tournant décisif dans l'histoire de la violence dans le Sud-Cameroun" qui accéléra la le déclin de la puissance française dans toute l'étendue de ce territoire pivot de l'empire colonial en Afrique aussi bien lA.F.E que lA.O.F.8
La mise en route de ces procédés machiavéliens et machiavéliques va profondément fragiliser le pouvoir colonial et déboucher peu ou prou sur le démantèlement du bel empire colonial français si chère à Tocqueville marquant ainsi, comme la chute de l'empire romain, la fin d'une époque, le terme d'un ordre séculaire du monde. C'est également le terme de ce moment machiavélien en colonie qui va servir de laboratoire à la constitution du pouvoir d'Etat postcolonial. Ce passage de Machiavel de la colonie à la postcolonie ne signifie en aucun cas que la puissance coloniale disparaît. Bien au contraire, elle va se transformer, se prolonger et perdurer sous des formes machiavéliennes raffinées et plus abouties dont quelques signes réfléchissent encore aujourd'hui à la fois l'esquisse néo-coloniale du gouvernement en Afrique d'une part et d'autre part la continuité de leur soumission aux politiques internationales des anciens colonisateurs.
Au regard de ces appels à une nouvelle intelligibilité vis-à-vis des procédés machiavéliens en colonie et compte tenu des différents usages et mésusages qui en ont été fait particulièrement en Afrique, une évaluation philosophique renseigne autrement, osons dire, un peu plus objectivement sur ce qui était connu jusqu'ici aussi bien au sujet de l'entreprise coloniale que des multiples formes de machiavélisme qui lont animées, sur l'ordre politique du monde qui se profile au croisement des deux. Cette évaluation prend en réalité la forme d'une trajectoire qui traverse continûment différentes modalités du politique en colonie en évitant de les marquer, de les stigmatiser. A partir de quels termes faudrait-il alors en prendre toute la mesure? Sur quelle perspective débouche-t-elle en fin de compte et en quoi cela pourrait-il être encore efficace aujourd'hui et demain ?
En somme, l'intelligence machiavélienne du gouvernement prouve sa capacité à sortir de l'Etat, son laboratoire initial, et à réussir cette sortie par le biais de ses trois épreuves en colonie, précisément par sa capacité d'abord à inscrire la constitution de l'empire dans sa trajectoire logique mais aussi chronologique, ensuite à articuler le gouvernement de la colonie comme une institution du pouvoir de l'autre intéressant en soi et enfin à opérer pour l'une et l'autre un renversement dialectique fécond. Le travail de l'uvre machiavélienne en colonie revèle ainsi une incisive inflexion de la pensée politique moderne. Une inflexion issue de la constellation des débordements politiques de l'occident qui s'éprouve donc de façon multiple et variée par le biais de son odyssée africaine au moment de l'institution de la soumission coloniale, dans l'articulation des stratégies de conservation, de désorganisation et de renversement de la structure des rapports de pouvoir qui y ont eu cours ainsi que leurs plis insaisissables et leurs ramifications infinies.
Derrière cette triple épreuve se profile avec une perspective plus fondamentale l'idée que Machiavel se fait de l'ordre du monde, cette matrice conceptuelle à partir de laquelle s'ordonne désormais toute articulation effective du politique située au croisement de ce qui relève de l'intérêt national et de ce qui tient du commerce des intérêts entre les nations. Dans une telle perspective, il n'est plus surprenant que les notions philosophiquement consacrées telles que la citoyenneté, l'autorité, la légitimité et d'autres encore qui s'y rapportent aient été quelque peu malmenées. Certes, elles ont pu être conduites avec méprise et violence - c'est le double sens de malmener - mais elles ont aussi été substituées par d'autres notions également fécondants et certainement plus neutres telles la subjectivité politique, le pouvoir institué, l'arbitraire nécessaire et tous les autres termes qui reverbèrent la figure de la soumission. Cette substitution avait en fait pour but de rendre compte du déplacement conceptuel décisif que le travail machiavélien a introduit en philosophie politique dès l'aube de la modernité. Un travail qui continue à faire sens aujourd'hui dans l'arrière-plan philosophique des relations internationales contemporaines et qui repose sur l'effort perpétuel d'assomption de l'autonomie du politique par la puissance. Une autonomie fondée sur le paradigme de la "conflictualité instituante",9 sur l'idée que le choc des intérêts personnels et communs, par le biais de la force et de la ruse, constitue une occasion d'ordonner le politique et le monde qui en est issu, une occasion somme toute provisoire, fragile mais irremplaçable et parfois implaccable.
Les rapports de force reliés aux fils de la ruse comme sources d'ordre du politique, comme origine et circuit machiavélien de la mise en ordre du monde, voilà une idée qui pourrait permettre de saisir positivement ce dernier entendu au double sens de neutralité scientifique et efficacité pratique - la résurgence des problèmes de sécurité dans le nouvel ordre international, particulièrement dans les nouvelles épreuves coloniales de notre époque d'une part et d'autre part dans la série des guerres africaines en cours, à venir ou celles du monde contemporain que l'écriture africaine de lactualité internationale a du mal à mettre en sens.
Dans le prolongement de ce point de vue, les conflits africains tout comme lacte du 11 septembre et ses effets consécutifs à la sortie du nouvel empire, à sa détermination à soumettre ses ennemis et à les transformer en colonies comme lAfghanistan, lIrak et bien dautres à venir dans le nouvel équilibrage de la sécurité internationale, ne sont plus simplement à considérer et à interpréter comme de véritables tragédies mais davantage comme de nouvelles liturgies politiques dont il s'agit de dévoiler les sémiologies et de débusquer les linéaments souterrains porteurs de sens et de perspective pour le devenir politique des nations et de leurs rapports. Ne pas en prendre toute la mesure reviendrait non seulement à récuser l'intelligence machiavélienne du monde - ce ne serait ni la première ni la dernière fois - mais aussi et surtout à nier la logique propre de l'agir politique à l'oeuvre partout entre les nations, entre nous et en chacun de nous. L'économie d'une telle lacune conduirait, quant à elle, à une appréciation non apocalyptique de la guerre et congédierait définitivement les espérances philosophiques d'une paix perpétuelle tant rêvée sans pour autant avoir le sentiment que l'humanité serait en situation d'échec dans le monde et particulièrement en Afrique ou dans les nouvelles colonies américaines, ni le contraire, mais qu'elle est inscrite en permanence au croisement de ces deux extrêmes, plus précisément aux points de tension entre les deux, recherchant toujours l'équilibre incertain et incommode dans l'enchevêtrement des multiples articulations de ce qui est raisonnable et de ce qui ne l'est pas.
NOTES
1 - Les travaux d'Achille Mbembé tracent à ce propos des sillons extraordinairement fertiles et particulièrement déroutantes dans son genre avec notamment Afriques indociles. Christianisme, pouvoir et Etat en société postcoloniale, Paris, Karthala, 1988 ; De la postcolonie. Essai sur limagination politique dans lAfrique contemporaine, Paris, Karthala, 2001 et "A propos des écritures africaines de soi", Politique africaine, 77, 2000. Il est particulièrement intéressant de suivre sa propre exploitation des uvres tragi-comiques du dramaturge congolais Sony Labou Tansy en particulier L'anté-peuple. Une première tentative d'interprétation de ce mode d'écriture africaine du politique a été opérée dans une de nos communications consacrée à l'interrogation suivante: "Le personnalisme est-il viable en postcolonie?", Actes du Colloque international Georges W. Ngango, t. 2, Yaoundé, 2001 (en cours de publication ).
2 - Il s'agit, bien entendu, de la recommandation machiavélienne énoncée dès les premières phrases du XVè chapitre du Prince que Georges Mounin appelle la phrase-principe: " puisque mon intention est décrire chose utile à qui l'entend, il m'est apparu plus convenable de suivre la vérité effective de la chose que l'image qu'on en a ", De principatibus, Paris, PUF, 2000, p. 137, traduction et commentaire de Jean-Louis Fournel et Jean-Claude Zancarini. Se référer aussi, entre autres, à l'analyse qu'en propose Claude Lefort in "Machiavel et la verità effetuale", Ecrire à l'épreuve du politique, Paris, Calmann-Lévy, 1992, p. 141-179.
3 - Dans la brève partie qu'il consacre au politique, Jean Godefroi Bidima fait rapidement et avec justesse le point de ces querelles in La philosophie négro-africaine, Paris, PUF, "Que sais-je?", 1995. D'un autre côté, il est étonnant et parfois franchement navrant de voir jusqu'à quel point certaines lectures philosophiques occidentales de la colonie et même de la postcolonie restent marquées par le préjugé obsédant d'une Afrique traditionnelle, par sa figure "primitive" éternelle, un espace et un temps politiques qui ne sont intelligibles qu'en termes ethnologiques, niant ainsi la part de "modernité" qui y travaille, s'invente dans la durée sans chercher à suivre celle de lOccident mais simplement à croiser ses bords, celles que nous donnent à saisir la critique postmoderne. L'une des plus récentes illustrations de cette attitude est fournie par l'affligeante réflexion de Christian Delacampagne sur "Une autre enfance: l'Afrique" dans son livre, au demeurant intéressant, intitulé Philosophie politique contemporaine. Idées, débats, enjeux, Paris, Seuil, 2000, p. 214-218.
4 - Il est intéressant de souligner cette idée, assez peu explorée, selon laquelle il existe une forte et fécondante prise de l'imagination sur l'institution des formes de gouvernement africain et sur sa capacité à survivre aux crises politiques contemporaines. L'imagination est au coeur des affaires de pouvoir, partout et toujours, en Afrique comme partout ailleurs ainsi que le rappelle à juste titre ce beau sous-titre de François Kersaudy consacré à la biographie de Winston Churchill: Le pouvoir de l'imagination, Paris, Tallandier, 2002. Chez Machiavel l'imagination est utile quand elle rend les arts de gouverner plus efficaces notamment en termes stratégiques au moment de combiner force et ruse mais devient nuisible dès lors qu'elle s'énonce en termes poétique, cosmétique, utopique.
5 - Pour le premier se référer, entre autres textes, à K. Nkrumah, Le consciencisme, Paris, Payot, 1986 et Deng. S. Traoré, Les intellectuels africains face au marxisme, Paris, L'Harmattan, 1983. Le prochain numero de Maât.Revue philosophique africaine, en cours de préparation sous la direction de Joseph Nsamè Mbongo, sera, semble-t-il, consacré à une relecture de la philosophie politique de Nkrumah face à lactualité des défis politiques africains. Quand au second discours, un aperçu est proposé par John A McClure in Kipling and Conrad: the Colonial fiction, Cambridge: Harvard University Press, 1981. De façon moins partisane, lire les contributions rassemblées dans l'un des derniers bilans critiques de l'entreprise coloniale sous la direction de Marc Ferro, Le livre noir du colonialisme, Paris, Robert Laffont, 2003.
6 - Tocqueville le député semble trancher assez nettement avec ladmirable théoricien de la démocratie que lhistoire de la pensée politique présente si souvent avec révérence ainsi que le démontre par exemple Agnès Antoine, Limpensé de la démocratie : Tocqueville, la citoyenneté et la religion, Paris , Fayard, 2003. A vrai dire, le cas Tocqueville na rien dexceptionnel. Françoise Vergès rappelle à ce propos que dautres républicains comme Victor Hugo, Jules Ferry étaient de « sincères colonialistes ».
7 - Il est par exemple intéressant de voir aussi que dans un autre important moment de son étude, Mbembé rapporte - avec un sens de la mise en scène et une acuité de l'appréciation des rapports de pouvoir qui rappelle l'écriture machiavélienne - les détails et les subtilités qui émaillèrent les luttes pour le pouvoir entre les autochtones dans leur position subalterne face à l'autorité coloniale Cf. Mbembé, idem, chapitre VIII, "Des cabales, intrigues et subsistances", p. 253.
8 - Pour bien comprendre l'articulation complète et la signification politique de cette grève, lire l'intégralité du chapitre VI du texte de Mbembé. Se référer aussi à la perspective d'étude que R. A. Joseph développe in "Settlers, Strikers and Sans-travail: The Douala Riots of September 1945", Journal of African History, XV, 4, 1974, p. 669-687. Par A.E.F. et A.O.F. il faudrait entendre respectivement Afrique Equatoriale Française et Afrique Occidentale Française, issues du découpage administratif de lempire colonial français.
9 - C'est l'objet de la thèse de Marie Gaille-Nikodimov, "Machiavel, une pensée de la conflictualité instituante" soutenue à Paris X-Nanterre en 2001 et cours de publication.
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