USAGES
POLITIQUES DU DROIT DE
Notes
de sociologie politique du droit
Fabien Nkot, Ph.D.
Université de Yaoundé II
I : Prolégomènes théoriques
Une opinion doctrinale dominante incline à considérer quil existerait différents
angles dappréhension du droit, au registre desquels il faut citer la dogmatique
juridique, la théorie du droit, la philosophie du droit et la sociologie du droit. Pour
schématiser, on pourrait dire que ces divers angles dappréhension du droit
diffèrent par leurs questionnements respectifs. Ainsi, le questionnement de la dogmatique
juridique serait le suivant : que dit le droit? En revanche, le questionnement de la
théorie du droit pourrait être ainsi présenté : quels sont les concepts fondamentaux
de lordre juridique et quelle est leur articulation? La philosophie du droit, quant
à elle, sordonnerait autour de la question de savoir, quelles sont les origines et
les fins du droit? Le droit est-il juste? Le droit est-il bon? Sert-il la nature humaine?
Est-il organisé en fonction de la raison? Enfin, les questions centrales au cur de
la sociologie du droit pourraient être formulées de la manière suivante : quels sont
les rapports entre le droit et la société? Quelles sont les fonctions du droit?
A la bourse des valeurs de ces différents angles dappréhension du droit, la
dogmatique juridique détient la meilleure cote. Elle domine les programmes des facultés
de droit et quadrille de ses ramifications l'espace social, à travers les avocats qui
peuplent les prétoires ou alors les magistrats qui disent le droit, sur telle ou telle
matière. C'est à cette seule perspective du droit que pense le citoyen ordinaire,
lorsqu'on lui parle de droit. Pour la grande majorité des professeurs de facultés de
droit, pour les avocats, pour les magistrats, une seule question importe : que dit le
droit positif, c'est à dire le droit en vigueur, celui qui est régulièrement élaboré
et effectivement appliqué ? Puisque ces praticiens du droit ne s'intéressent qu'au droit
positif, on les appelle les positivistes. Ils s'arrêtent, en effet, à effectuer une
analyse interne du droit, qui prend le droit comme sujet, et sattardent à rendre
compte de ce que dit le droit. Ils ne sont que les interprètes du droit.
Il faut se rendre compte que la puissance de ces positivistes est si importante et leur
impact si marqué, qu'ils en viennent à produire des effets de croyances, au plan social.
Daucuns estiment en effet que, du moment qu'un principe est consacré par le droit,
il est du ressort de la vérité, qu'une fois que le magistrat a parlé, il a dit la
vérité sacrée, qu'il suffit de retenir et d'appliquer.
On voit donc à luvre une forme de mythologie du droit, que la perspective
suggérée par le questionnement de la sociologie du droit offre, seule, l'opportunité de
déconstruire. Pour indiquer ce que serait la sociologie du droit, Jean Carbonnier affirme
que le droit dogmatique, celui des positivistes, étudie les règles en elles-mêmes,
alors que la sociologie juridique sefforce de découvrir les causes sociales qui les
ont produites et les effets sociaux quelles produisent (Carbonnier, 1978 :21). Il
poursuit en précisant que le même objet que le droit dogmatique analyse du dedans, la
sociologie du droit lobserve du dehors.
Il se fait cependant que la sociologie du droit comporte, elle-même, plusieurs
inflexions. On peut citer, à titre purement indicatif, la sociologie législative et la
sociologie politique du droit. Pour ne donner qu'une rapide indication, disons que la
sociologie législative s'attache à étudier, par exemple, le processus d'élaboration de
la loi, en insistant sur le rôle des divers groupes sociaux dans le cadre de ce
processus. Il s'agit de voir comment ces groupes sociaux influencent le processus
d'élaboration des lois. La sociologie politique du droit, quant à elle, souhaite lire la
production du droit à travers le prisme dobjectifs politiques. Elle considère que
le discours juridique est un objet politique de premier choix, en tant quil fixe les
règles du jeu politique. La sociologie politique du droit souhaite donc restituer le
juridique dans le cadre dune perspective globale, où il n'est qu'un des éléments
décisifs de la régulation macro-sociale. Elle opère ainsi un travail de relativisation
du juridique et montre que, « même sil se veut construction parfaite, rationnelle,
obéissant à la raison juridique, le juridique serait, le plus souvent, traduction de
rapports de forces, produit de marchandages et de compromis (Henri, 1990 : 40). Dans cette
optique, « le juridique aurait moins le statut de référence absolue quil ne
constituerait un ensemble de ressources dans lesquelles puiseraient, suivant les
circonstances, les forces sociales et politiques à loeuvre au sein de la société.
A la limite, tout le travail dinterprétation (la doctrine) ne participerait pas de
cet effort permanent de maîtrise de la raison juridique, mais servirait surtout à
fournir des arguments aux hommes qui sopposent dans la compétition politique
(Henri, 1990 :40). Au regard de ce qui précède, on peut se rendre compte quil
sagit davantage dinflexions, dorientations de recherche. On
saperçoit surtout que, sous certains rapports, la frontière entre la sociologie
législative et la sociologie politique du droit pourrait être poreuse.
Dailleurs, au plan théorique, lidentité de la sociologie politique du droit
fut longtemps incertaine et son contenu indécis. Il a fallu attendre 1998 pour que soit
circonscrit, de manière claire et non équivoque, le contenu de cette orientation de
recherche (Corten : 1998).
On a ainsi indiqué que les préoccupations de la sociologie politique du droit dérivent
des approches du pouvoir. Or, comme on la montré en loccurrence, Guy Hermet
pose que la science politique distingue trois approches du pouvoir (Hermet et al. 2001).
une approche substantialiste pour laquelle le pouvoir est assimilé à un capital, que lon acquiert et que lon peut perdre. On parle, dans ce cadre, davoir, de rechercher ou de perdre le pouvoir ;
une approche institutionnaliste pour laquelle le pouvoir est une expression qui sert à désigner l État, par opposition au citoyen, par exemple ;
une approche interactionniste pour laquelle le pouvoir se caractérise par la mobilisation des ressources, pour obtenir dun tiers quil fasse, par exemple, quelque chose quil naurait pas faite, autrement.
Chacune de ces approches induirait une question qui serait du ressort de la
sociologie politique du droit.
Aussi, du moment où, dans l'approche substantialiste, le pouvoir est assimilé à une
sorte de capital que lon acquiert et que lon peut perdre, la question de
sociologie politique du droit qui en dérive serait de savoir dans quelle mesure le droit
confère du pouvoir à tel ou tel acteur social.
Si, dans l'approche institutionnaliste, le pouvoir est une expression qui sert à
désigner lÉtat par opposition au citoyen par exemple, linterrogation de
sociologie politique du droit qui en découle pourrait être : dans quelle mesure le droit
contribue-t-il à une institutionnalisation du pouvoir ?
Enfin, dans l'approche interactionniste, le pouvoir se caractérise par la mobilisation
des ressources pour obtenir dun tiers quil fasse quelque chose quil
naurait pas faite autrement. La question de sociologie politique du droit quon
en infère peut être la suivante : dans quelle mesure le droit peut-il être utilisé
comme un instrument permettant de faire triompher un point de vue, dans le cadre d'une
relation sociale déterminée ?
Il faudrait donc retenir que, pour émarger au registre de la sociologie politique du
droit, une étude doit, au préalable, avoir le droit pour objet, et être consacrée à
l'appréhension du droit, dans ses rapports avec le pouvoir politique.
On doit, à ce stade, préciser que des travaux relatifs à cette orientation de recherche
existaient bien, avant que la désignation même ne soit consacrée. Plusieurs auteurs
avaient donc fait la chose de la sociologie politique du droit, sans en dire le mot. En
fournissant un effort d'organisation systématique d'une production éparse, on pourrait
ressortir les cohérences et les contradictions, les lignes de clivage et les plages de
continuité qui émergent de ces travaux qu'on devrait ranger au registre de la sociologie
politique du droit.
Une catégorie de travaux de sociologie politique du droit montre dabord comment le
pouvoir politique mobilise les juristes, quils soient magistrats ou professeurs,
pour atteindre des objectifs politiques bien déterminés (Zylberberg et Côté : 1993;
Côté, 1997; Sindjoun, 1994 : 21- 69; Loschak, 1989).
Dautres travaux indiquent ensuite que la généralité et limpersonnalité
proclamées des lois ne sont que fictions, du moment où de nombreux rapports de pouvoir
saccusent dans les lois Comaille, 1994 ; Lemieux, 1991).
Une troisième catégorie de travaux insiste sur le dévoilement de la logique du discours
juridique ou la fonction de légitimation du droit en général, en faveur, évidemment,
des acteurs centraux de pouvoir (Manai, 1980 ; Milacic, 1980).
On pourrait légitiment soutenir, au regard de ces trois catégories de travaux, que ce
quon désigne sociologie politique du droit concernerait essentiellement, sinon
nécessairement, linstrumentalisation politique du droit par les acteurs centraux de
lÉtat. Il nen est pourtant rien, comme en témoigne une intéressante étude
publiée récemment par Pierre Noreau et Elisabeth Vallet. Ces auteurs soulignent en effet
une quatrième perspective, dont loriginalité réside dans ce quelle met en
relief des modalités dinstrumentalisation politique du droit par des acteurs autres
que les dépositaires du pouvoir dÉtat et, plus précisément, les minorités
nationales. Traitant du cas du Québec, de la Corse et de lÉcosse, Pierre Noreau et
Elisabeth Vallet montrent que les usages politiques du droit par les minorités peuvent
prendre plusieurs formes : «
la norme juridique peut tout à la fois servir de
revendication unificatrice (lexigence dune reconnaissance du droit de dire le
droit), de lieu daffirmation dune forme dautonomie politique, ou de
barrage pour la protection judiciaire des acquis politiques dune minorité »
(Noreau et Vallet, 2004).
C'est, justement, par rapport à ces quatre axes de recherches en sociologie politique du
droit que s'apprécie la contribution majeure de ce texte et, plus exactement, ce
quil apporte au développement de cette orientation de recherche. C'est que, par
rapport aux quatre axes cités, ces lignes souhaitent creuser un nouveau sillon (Nkot,
2005), ouvrir une nouvelle piste de recherches, en dévoilant et décrivant une réalité
que beaucoup subodoraient peut être, mais qu'aucun chercheur n'avait encore
conceptualisée, à notre connaissance. Elles montrent que les dépositaires de pouvoir
imaginent et élaborent une véritable ingénierie, à savoir un ensemble de techniques de
ruses ou de tricheries juridiques quils mobilisent, progressivement et
systématiquement, pour atteindre des objectifs politiques quils se sont
préalablement fixés. C'est de cette réalité que nous tentons de rendre compte lorsque
nous parlons dusages politiques du droit. La question de la presse au Cameroun est
mobilisée en loccurrence, pour donner à voir cette dynamique à luvre,
dans ce domaine particulier de lactivité sociale.
I - Considérations empiriques
Il faut, dentrée de jeu, prévenir le lecteur que ces lignes nont pas
vocation à épuiser l'ingénierie, la batterie de ruses juridiques, mobilisées par le
pouvoir politique camerounais, dans le but de contrôler la liberté de presse. La
vocation de notre propos est indicative : il sagit, à travers quelques exemples, de
suggérer une perspective, dattirer lattention sur une inclination des
pouvoirs politiques à utiliser le droit de manière perverse.
La faveur de ces préventions autorise à soutenir que, globalement, on peut, entre
autres, repérer à luvre une véritable ingénierie, et identifier plusieurs
techniques de ruses juridiques, mobilisées par les acteurs centraux de pouvoir au
Cameroun, pour contenir une liberté de presse quils ont, au préalable,
formellement consacrée : il sagit dune variante de la technique de
labstention normative (la technique labstention administrative), de la
technique de la création des objets juridiques difficilement identifiables et de la
technique du détournement sémantique.
A- La technique de labstention normative
Pour la clarté du propos, peut être faut-il, avant de décrire à luvre
cette technique, en indiquer dentrée de jeu la consistance, et en dévoiler en
même temps les diverses variantes.
1 - Consistance et variantes de la technique de labstention normative
Pour comprendre la technique de labstention normative, il faut considérer par
exemple que, pour être effectivement mises en uvre, certaines dispositions
constitutionnelles nécessitent des lois ou des décrets dapplication. A titre
dexemple, on peut citer le cas du dernier alinéa de larticle 40 de la
constitution fédérale doctobre 1961 au Cameroun qui disposait que : « Le
régime électoral, les conditions déligibilité, le régime des incompatibilités
et immunités ainsi que le montant des indemnités parlementaires sont fixés par une loi
fédérale. ».
On peut se rendre compte que la constitution prévoit bien que les députés
bénéficient, par exemple, dune indemnité. Il est clair cependant que, pour en
disposer effectivement, une loi fédérale préalable est nécessaire. Dans le cas
contraire, évidemment, la provision ainsi fournie par la constitution resterait lettre
morte.
Lune des variantes majeures de la technique de labstention normative, la
technique de labstention législative en loccurrence, consiste à ne point
prendre cette loi dapplication, ce qui rend impossible la mobilisation de la
disposition constitutionnelle concernée, au sens où Donald Black entend le mot
mobilisation (Black, 1973 : 125- 149). Labstention législative côtoie, toutefois,
la technique de labstention réglementaire, qui consiste à ne point prendre un acte
réglementaire quune loi appelle, pourtant, clairement. On voit aussi se
développer, par rapport aux médias, ce quon peut considérer comme une technique
dabstention administrative : celle-ci rend compte de la situation dans laquelle
ladministration sabstient de poser un acte, pourtant prévu dans la
procédure, afin dempêcher que lusager de ladministration sen
prévale, le cas échéant. Il est important de souligner que, dans chacune de ces
circonstances, labstention sert à contourner une difficulté politique et, en tout
cas, à ruser ou à tricher pour atteindre des objectifs politiques bien déterminés.
2 - La mise en uvre de la technique de labstention réglementaire dans le
processus de libéralisation des média audio-visuels
Pour saisir la nature et la portée de la question en cause, peut-être faut-il rappeler
que, de 1962 à 1966, la radiodiffusion au Cameroun était gérée directement par une
structure relevant du ministère chargé de linformation. De la même façon,
lorsquelle voit le jour en 1985, la télévision nationale est, elle aussi,
administrée directement par le gouvernement de la République du Cameroun, à travers un
ministère chargé de la communication. Comme on l a expliqué, cette phase de la
radio et de la télévision nationales est celle au cours de laquelle l'État exerce un
monopole sur la production, la programmation et la diffusion de ces deux médias (
Tchindji, 1998 : 97-98).
Il faudra attendre la loi no 87/020 du 17 septembre 1987, pour que soit mis sur pied
lactuel office de la radio-télévision du Cameroun (généralement connu par son
sigle abrégé en anglais, CRTV), mais, surtout, la loi no 87/019 du 17 décembre 1987
fixant le régime de la communication audio-visuelle, pour que soit timidement levé le
monopole de lÉtat sur laudio-visuel au Cameroun. Aux termes de larticle
3 (3) de la loi no 87/019 précitée, des dérogations spéciales au monopole de
lÉtat en matière de communications audiovisuelles pouvaient être accordées en
faveur dorganismes privés dans des conditions fixées par voie réglementaire.
Comme cest le cas en dautres matières, les faits nont pas suivi le
droit et, concrètement, aucune radio, aucune télévision privée na pu
effectivement fonctionner, plusieurs années après la promulgation de cette loi.
A travers la loi no 90/052 du 19 décembre 1990 relative à la communication sociale, le
législateur camerounais sonne véritablement le glas du monopole étatique sur la
radiodiffusion et la télévision nationales. « Cette loi crée deux secteurs distincts
de communication audiovisuelle : le secteur public, où les entreprises se créent sans
licence, et le secteur privé où les entreprises se créent suite à lobtention
dune licence délivrée selon des modalités qui devraient être déterminées par
voie réglementaire. » (Tchindji, 1998 : 99).
À lévidence, pour que la démonopolisation soit effective, des textes
réglementaires doivent être pris, comme lindique au demeurant la loi du 19
décembre 1990 : cest à ce niveau quintervient la technique de
labstention normative. Redoutant manifestement le pluralisme audiovisuel, le pouvoir
sabstient simplement de prendre les textes réglementaires requis. De 1990 à 2000,
cest-à-dire pendant près de dix ans, il observera ce silence. Il faudra attendre
le 3 avril 2000, pour quun décret du Premier Ministre du Cameroun vienne, enfin,
comme de guerre lasse, fixer les conditions et les modalités de création et
dexploitation des entreprises privées de communication audiovisuelle.
Il faut prendre ces techniques de ruses juridiques au sérieux, et ne pas considérer
quelles participent dune habile construction intellectuelle. Non seulement,
elles plongent leurs racines dans lhistoire du Cameroun, mais, en plus, elles sont
repérables dans dautres pays.
Sagissant du Cameroun, il faut savoir que ce pays na pu vivre sous le parti
unique pendant 24 ans environ quà la faveur de la technique de labstention
législative. Larticle 3 de la constitution du Cameroun disposait en effet que les
partis et formations politiques concourent à lexpression du suffrage, se forment et
exercent leurs activités conformément à la loi. Le pouvoir établi au Cameroun
sest simplement abstenu de prendre cette loi, nécessaire à la formation et à
lexercice des activités des partis politiques. Aucun autre parti ne pouvait se
créer. Le parti unique existait, quant à lui, du fait quil avait été crée
lorsquune telle loi régissant les activités des partis politiques existait, avant
dêtre abrogée. Le règne du parti unique ayant commencé en 1966, il a fallu
attendre 1990 pour que, sous la pression de nombreuses demandes populaires, le pouvoir
consente à adopter une loi de décembre 1990, indiquant les modalités de formation des
partis politiques, et dexercice de leurs activités.
Au Burkina Faso, par délibération en sa séance du 25 avril 2000, lAssemblée
nationale a adopté la loi n° 007-2000/AN portant statut de lopposition. Cette loi
fut promulguée par le président du Faso par décret 2000-333/Pres du 21 juillet 2000.
Innovation majeure, larticle 13 de cette loi dispose que « Le chef de file de
lopposition prend place dans le protocole dEtat lors des cérémonies et des
réceptions officielles ». Lapplication de cette disposition particulière
nécessite la modification du décret organisant le protocole dEtat, dont on doit
rappeler quil avait été pris avant la promulgation de la loi du 25 avril 2000.
Pour empêcher à des leaders particulièrement indociles de bénéficier des privilèges
quouvre larticle 13 de la loi, le pouvoir exécutif du Burkina Faso a usé de
la technique de labstention réglementaire : il na simplement pas procédé,
à cette date de juin 200616, à la modification du décret organisant le protocole
dEtat. Du coup, la provision fournie par la loi au chef de lopposition reste
lettre morte. La technique de labstention administrative est de la même veine.
3 - Le déploiement de la technique de labstention administrative
Pour bien saisir cette technique à luvre, il faut savoir que la loi n°90/052
du 19 décembre 1990 dispose, en son article 7, ce qui suit : « Toute personne physique
ou morale désireuse de publier un organe de presse est tenue, préalablement à la
première parution, den faire déclaration au préfet du département
compétent
»
En optant ainsi pour le régime de la déclaration, plutôt que pour celui de
lautorisation préalable jusque là en vigueur, le législateur camerounais
entendait sinscrire dans une tendance de modernisation et de démocratisation de
lunivers médiatique. Cette inclination est dautant plus marquée que, aux
termes de ce même article 7 de la loi du 19 décembre 1990, « le Préfet est tenu, dans
un délai de quinze (15) jours à compter de la date de saisine, de délivrer un
récépissé de déclaration au demandeur, lorsque le dossier est conforme
Passé ce
délai, le silence du Préfet vaut récépissé. Dans le cas où le Préfet refuse de
manière expresse de délivrer le récépissé de déclaration, le demandeur peut saisir
le juge
»
Dans lobjectif de contourner cette avancée, ladministration camerounaise
déploie la fameuse technique de labstention administrative, quelle associe au
demeurant à la technique de création dobjets juridiques difficilement
identifiables sur laquelle nous reviendrons : au directeur de publication quelle
considère comme relativement indocile par rapport au pouvoir établi, elle refusera de
délivrer le récépissé de déclaration, arguant, quelquefois, détranges moyens
de droit. Pour nen donner quun exemple, on peut rappeler que, en juin 1997,
lhebdomadaire Mutations a été interdit par le Ministre de
lAdministration Territoriale. Le Directeur de cette Publication, M. Haman Mana,
dépose auprès du Préfet du département de la Mifi, dans la province administrative de
lOuest, une déclaration de publication dun journal dont le titre est le
Mutant. En réalité, M. Haman Mana mobilise cette ruse pour atteindre deux objectifs :
faire paraître son journal et exercer en toute légalité. Dans une correspondance
quil adresse au Directeur de la Publication du journal envisagé le Mutant, le
Préfet de la Mifi se déclare « incompétent » à lui délivrer un récépissé de
déclaration de son journal, au motif que la carte didentité du demandeur indique
que son lieu de résidence est à Yaoundé, capitale politique du Cameroun.
B - La technique de la création des objets juridiques difficilement
identifiables
1 - La consistance de la technique
Pour saisir la signification de cette technique, il faut se rappeler que, dans le commerce
des sociétés contemporaines, un certain nombre de pratiques et de structures
accompagnent généralement la mise sur pied dun type spécifique
dinstitution. Cest ainsi quil semble ordinaire que la constitution
dun Etat Nation appelle la création dun parlement, dun appareil
judiciaire et dun exécutif. Cest, explique Louis Bélanger, que le processus
dinstitutionnalisation des pratiques qui reproduisent les principes structurels
dun système est en bonne partie un processus dimitation des comportements
institutionnels initiés dans le passé ; lesquels portent déjà en eux un éventail de
solutions « possibles » aux problèmes qui peuvent éventuellement surgir. »
(Bélanger, 1993 :555). Pour reprendre une image suggestive (Sindjoun, 1995 : 334), disons
quil existerait donc une sorte de code international de normalité institutionnelle,
qui structurerait le comportement des États Nations et permettrait de distinguer ceux qui
sont normaux de ceux qui le sont moins. Lidée dobjets juridiques
difficilement assignables repose sur ce postulat. Elle rend compte de la situation dans
laquelle la mise sur pied dune institution consacrée dans le commerce des Etats
Nations saccompagne de lérection de structures foncièrement étranges, par
rapport à celles que les autres Etats mobilisent, dans les mêmes circonstances.
2 - La mise en uvre de la technique de création des objets juridiques
difficilement identifiables dans le cadre de la libéralisation des médias audio-visuels
Commençons par souligner que, à l'échelle de l'humanité, la mise sur pied
dorganes audiovisuels dinformation sopère, généralement, sur la base
dune loi ou de textes réglementaires régissant, dans la plupart des Etats, le
secteur de la communication sociale. Louvrage que consacre Maurice Kamto à la
comparaison des cadres juridiques relatifs à la presse de quelques pays le montre
parfaitement (Kamto et Cabinet Juric, 1993). Un tel cadre existe bien au Cameroun, dont
nous avons dit quil sordonne autour de la loi n°90/052 du 19 décembre 1990
portant sur la liberté de communication sociale au Cameroun dune part et, pour le
sous secteur audiovisuel, sur le décret n° 2000/158 du 03 Avril 2000 du Premier Ministre
camerounais, fixant les conditions et les modalités de création et dexploitation
des entreprises privées de communication audiovisuelle, dautre part.
On aurait donc légitimement pu sattendre à ce que, notamment, des licences
dexploitation soient simplement accordées aux promoteurs des entreprises de
communication audiovisuelles qui en auraient rempli les conditions, après la signature,
par le Premier Ministre, du décret davril 2000. Les événements prendront une
toute autre tournure. Après quelques hésitations largement dénoncées par
lopinion, le ministre de la communication, en charge de la question, prendra, le 19
septembre 2003, une décision portant « autorisation d'usage de quelques canaux et
fréquences destinées à la diffusion de certains services privés de communication
audiovisuelle à programmation thématique d'intérêt général. ». Cette décision au
libellé difficile autorise, en réalité, quelques médias audiovisuels à émettre. Elle
les soumet cependant à une tutelle thématique, véritable curiosité juridique, dont les
autorités camerounaises seules semblent avoir le secret, dans le paysage audiovisuel des
pays modernes.
Ainsi, au terme de cette décision ministérielle, la radio Voltage 2 par exemple émettra
à Douala en modulation de fréquences, sur la bande 95.5 et à Yaoundé sur la bande
97.5. Centrée sur le bien être social selon la décision du ministre de la
communication, elle subira la tutelle thématique du ministère des affaires sociales.
D'autres bénéficieront ou souffriront des tutelles thématiques des ministères de la
santé, de l'environnement, ou encore de la jeunesse et sports.
Il n'est pas besoin de souligner que, nulle part, la loi de 1990 et le décret de 2000 ne
prévoit cette tutelle thématique. Il suffit d'observer qu'il s'agit là d'une forme
d'objet juridique que des acteurs, familiers des questions d'encadrement normatif de la
production audiovisuelle auraient du mal à reconnaître et à comprendre. A l'examen
cependant, on se rend compte que la mobilisation de cet objet juridique étrange n'a pu
être possible qu'à la faveur d'une autre technique à l'oeuvre dans le droit de la
communication sociale au Cameroun : la technique du détournement sémantique.
C - La technique du détournement sémantique
Il faut, à ce niveau, préciser la signification de cette technique, avant d'en décrire
la mise en oeuvre.
1 - La signification de la technique
La technique du détournement sémantique opère, généralement, lorsqu'une disposition
laisse une relative marge à l'interprétation ou, encore, lorsqu'une disposition ouvre
une possibilité juridique dont elle ne précise ni la nature exacte, ni les modalités de
mise en oeuvre. Elle consiste, pour les acteurs centraux de pouvoir, à combler ce
déficit en usant dune ruse sémantique, dans lintention de promouvoir soit
des structures complètement étrangères à l'esprit et à la lettre de la norme
concernée, soit des modalités de mise en oeuvre de la disposition essentiellement
favorables à leurs intérêts politiques.
2 - La mise en uvre de la technique du détournement sémantique dans le cadre
de la libéralisation de l'audiovisuel au Cameroun
Pour bien comprendre le fonctionnement concret de cette technique dans le cadre du
processus de libéralisation des médias au Cameroun, peut être faut-il décliner,
complètement, quelques dispositions du décret d'avril 2000 fixant les modalités de
création et d'exploitation des entreprises privées de communication audiovisuelles.
L'article 12 de ce décret détermine, de manière plus ou moins exhaustive, la liste des
pièces constitutives du dossier. Jamais, elle ne signale la possibilité d'une tutelle
thématique. L'article 15 de ce même texte dispose que, tout postulant à la création
dune entreprise privée de communication audiovisuelle dont le dossier a fait
lobjet dun avis favorable signe, avec le Ministre chargé de la communication,
un cahier de charges pour lexécution des travaux.
L'article 16 du décret précise le contenu du cahier de charges évoqué : « Le cahier
de charges visé à larticle 15(1) ci-dessus, détermine notamment:
- les règles générales de production, de programmation des émissions et de déontologie;
- les règles générales applicables à la publicité, au parrainage et au mécénat;
- les conditions techniques dexploitation, à savoir: la zone de desserte, les fréquences assignées, les sites approuvés et les puissances apparentes rayonnées;
- les conditions de contrôles techniques annuels;
- les sources de financement;
- les modalités spécifiques de gestion du personnel;
- les modalités de contrôle des entreprises;
- les contributions à la gestion du spectre de fréquences.
L'accord n'étant pas établi sur ce qu'il faut considérer comme étant les
règles générales de production, de programmation des émissions et de déontologie,
c'est visiblement limprécision de ce groupe de mots qui a servi de ferment à
l'émergence des tutelles thématiques, auxquelles nous avons fait allusion. Étrangement
en effet, le ministre de la communication a considéré, de manière unilatérale, que
lérection des tutelles thématiques pouvait être rangée au registre des règles
générales de production, de programmation des émissions et de déontologie : il a ainsi
créé une limitation, une obstruction à la liberté de communication audiovisuelle, sans
disposer pour cela de base juridique crédible. Or, comme on le sait, les interdictions,
autant que les obstructions à la liberté ne se présument pas. La loi ou lacte
réglementaire doit les indiquer, de manière claire et non équivoque.
En usant de cet « interstice juridique » pour ériger des structures qui entravent la
liberté de presse au Cameroun, le ministre de la communication a opéré un détournement
de sens d'une disposition du décret : il a, en effet, interprété de manière
restrictivement instrumentale une disposition du décret. Si l'on voulait mobiliser une
notion de droit administratif et l'adapter à la circonstance, on dirait que, ce faisant,
le ministre de la communication a commis une voie de fait interprétative : son
interprétation de la disposition est d'une irrégularité telle qu'on ne peut pas
imaginer qu'il l'ait opérée en pensant fournir une acception raisonnable à la
disposition qu'il tentait de comprendre. Rien, dans le décret du premier ministre
camerounais, n'autorise en effet à imaginer une telle interprétation de son article 16.
Conclusion
Doit-on conclure? Peut-être pour indiquer, de prime abord, que d'autres ruses juridiques
existent bien, dans l'univers médiatique camerounais, auxquelles nous n'avons pas fait
référence dans ce texte. Il faut souligner aussi que notre propos ne consiste point à
suggérer quil existerait, quelque part au sommet de la hiérarchie de lÉtat
du Cameroun, une sorte de génie malfaisant qui, dun souffle et, avec une cohérence
diabolique, imaginerait ces ruses juridiques et les mettraient à luvre, de
manière systématique. En réalité, lopération est fractale : à plusieurs pôles
de décisions administratives ou politiques en effet, des acteurs bricolent, essayant de
laisser, dune part, limpression de se conformer à la légalité, mais tentant
sournoisement, dautre part, de tricher avec ce même droit. Cest au carrefour
de ces objectifs contradictoires que surgissent les ruses manuvrières que nous
avons décrites.
Au delà de cette considération cependant, ces usages pervers du droit signalent que, à
côté des facteurs généralement cités comme l'analphabétisme et les résistances
culturelles, l'action des élites africaines qui rusent et trichent avec le droit pour
leurs intérêts égoïstes constitue l'un des handicaps à la structuration de
véritables états de droit sur ce continent. Ces usages politiques du droit appellent
l'attention sur la distance qu'il faut observer par rapport à la mythologie triomphante
du droit. Ils soulignent la part de vigilance qui devrait entourer l'élaboration et la
mise en oeuvre du droit, afin que l'outil juridique, ordonné pour servir l'homme et
assurer son épanouissement, ne fasse l'objet de manipulations perverses, au point de
camoufler les oppressions les plus abjectes.
Références bibliographiques
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