ESPACE PUBLIC ET RECOMPOSITIONS DE
LA PRATIQUE POLITIQUE AU CAMEROUN

par Claude Abés

Université Catholique d’Afrique Centrale



Introduction : L’espace public comme paradigme d’intelligence du politique au Cameroun

Le propos du présent article porte sur le rapport de l’émergence de l’espace public à la pratique politique au Cameroun. C’est une réflexion sur l’impact de la structuration de cet espace symbolique de prise de la parole pour réfléchir et se prononcer sur la gestion des affaires de la cité dans les mutations politiques qui ont cours au Cameroun depuis la fin de la décennie 80. Cette interrogation vise à apporter la preuve que la transition politique camerounaise est porteuse d’une double dynamique : en tant que crise, elle est envisagée, au sens de Michel Dobry (1995) et Georges Balandier (1989), à la fois comme décomposition et reconstruction.
Ce recours à l’espace public pour examiner la transition politique en situation africaine présente plus d’un intérêt. Il est en rupture avec celui de la dynamique ambiante qui consiste à s’intéresser prioritairement aux objets d’études routinisés tels que l’Etat (Mkandawire, Olukoshi, 1995 ; Mappa, 1995 ; Daloz, 1999 ; Momo et Adejumobi, 1999 ; Sandbrook, 1996 ; Ben Hammouda, 1995, etc.) ou la société civile (Hyden, 1980 ; Bayart, 1986 et 1992 ; Rothchild et Chazan, 1988 ; Harbeson, Rothchild et Chazan, 1994 ; Ben Rondhane et Sam Moyo, 2002 ; etc.) pour saisir le mouvement que connaissent les sociétés africaines comme si l’intelligence de la pratique politique ne pouvait se faire à partir d’autres sites d’observation de l’expérience sociale. La convocation de l’espace public dans le cadre de la présente réflexion a alors une valeur innovatrice à l’égard de la tendance ambiante. Il s’agit de saisir la transition politique camerounaise à partir d’un objet d’étude peu interrogé du champ social.
L’approche de la présente étude interroge l’espace public pour saisir les dynamiques politiques en cours (1). Ce parti pris ne manque pas de justifications. L’intérêt du recours à l’espace public comme objet de révélation et d’intelligibilité de la pratique politique ne se limite pas au renouvellement de la géographie des études camerounaises de sociologie politique. Sa convocation pour saisir la transition politique au Cameroun constitue également une occasion pour discuter de la manière dont l’on rend très souvent compte des dynamiques qui caractérisent ledit procès. Dans la mesure où elle s’intéresse aussi bien aux ruptures et aux continuités, à la remise en question et à la fabrique, l’approche de la pratique politique par l’espace public est innovatrice à l’égard de la lecture alarmiste qui se dégagent de nombre de travaux sur la crise africaine en général
(2) (Bayart et al, 1992 ; Mbembé, 1995).
La convocation de l’espace public dans le champ d’analyse de la transition politique camerounaise n’est pas un simple effet de refus de la routine ou encore une stratégie savamment orchestrée pour défoncer les portes et faire une effraction vis-à-vis de la pratique scientifique habituelle. En plus d’être un effort pour prendre le politique au sérieux, elle permet aussi de sortir du provincialisme pour se connecter à une vieille tradition d’intelligence du champ politique, notamment en Occident où l’on a coutume de mobiliser l’objet espace public pour examiner le fonctionnement de la démocratie (Arendt, 1961 ; Habermas, 1986 ; Wright Mills, 1967 ; Leclerc-Olive, 1998 ; Ferry, 1991). C’est en s’inspirant de cette tradition que nous nous proposons d’examiner la transition politique camerounaise à partir de l’étude de l’émergence de l’espace public contemporain
(3) . Il s’agit ainsi d’interroger la pratique politique à partir du champ de la communication (Livet, 1992).
Pour mener cette investigation, l’hypothèse retenue est la suivante : en coïncidant avec la crise de l’ordre autoritaire, l’émergence de l’espace public contemporain a créé une dynamique qui voit se dé(re)composer le paradigme du jeu et de la pratique politiques au Cameroun. Et c’est en ce sens que l’émergence de l’espace public apparaît légitimement comme un procès de sortie de crise, crise non pas armée et internationale mais politique et interne. Pour vérifier cette hypothèse, la collecte des données s’est faite par le biais de la recherche documentaire et par la voie de l’observation quotidienne. La discussion des données recueillies a donné lieu à deux principales articulations. La première est une sociogenèse du paradigme du conflit qui a investi la pratique et le champ politiques durant les trente premières années d’indépendance, c’est-à-dire de 1960 à 1990. La seconde articulation examine l’émergence de l’espace public au Cameroun et rend compte de son incidence sur le paradigme qui gouvernait la pratique politique jusque-là.


I -     Sociogénèse du paradigme conflictualiste du politique au Cameroun

La mise en place de l’ordre politique autoritaire et le rapport du pouvoir à la société camerounaise sous le régime monopartisan apparaissent comme les éléments fondateurs du paradigme conflictualiste au Cameroun. Ce paradigme présente deux visages principaux : si l’un rend compte du décalage entre l’apparent et le réel, le second permet de saisir les rapports de pouvoir derrière la catégorisation des conduites et des pratiques sociales dans le lexique juridico-politique du personnel dirigeant.

1 – Autoritarisme et conflictualisme politique

A -     La mise en place d’un ordre politique autoritaire

C’est avec un régime pluripartisan que le Cameroun accède à la souveraineté internationale le 1er janvier 1960. Cependant, le Président Ahmadou Ahidjo ne s’accommode que très peu de cette forme d’organisation politique. Son mépris pour le multipartisme l’a conduit à imaginer un stratagème en vue de phagocyter les autres formations politiques de l’époque pour créer ce qu’il a appelé un grand mouvement national unifié. Aussi, le 11 septembre 1966, l’Union Camerounaise (UC), le Kameroon National Democratic Party (KNDP) et Le Cameroon United Convention (CUC) se laissaient dissoudre dans l’Union Nationale Camerounaise (UNC). Au mépris de ce que prévoit alors l’article 2 de la constitution de l’Etat camerounais d’alors, l’on voit naître un régime de parti unique de fait.
On voit bien que le « passage du multipartisme au monopartisme n’exigea pas un changement constitutionnel » (Conac, 1993 : 13) dans ce cas. C’est d’ailleurs à ce titre que le décalage ainsi organisé entre ce qui est prévu et ce qui se pratique peut s’appréhender comme une contribution de fait à l’érection du paradigme conflictualiste comme principe structurant de la pratique politique au Cameroun. Ce coup de force constitutionnel va en effet favoriser un autre, notamment le déséquilibre des pouvoirs au profit de la fonction exécutive. Alors que la loi fondamentale prévoyait la séparation des pouvoirs, Ahmadou Ahidjo a réduit le Parlement et le pouvoir judiciaire à l’obéissance, au loyalisme et à la fidélité, bref à la dépendance à l’égard du pouvoir exécutif (Owona, 1975 ; Eyinga, 1984 : 295-98 ; Bayart, 1985 : 159-82).
Or, comme l’observe fort opportunément Philippe Gaillard, « Ahidjo ne fut pas seulement le chef de l’exécutif ; il fut le pouvoir exécutif. Sauf sous la première République, il n’y eut jamais fût-ce un semblant de gouvernement autour de lui » (Gaillard, 1989 : 65). En dehors du fait que ce monocentrisme présidentiel disqualifie le Parlement aussi bien que la justice de l’exercice réel du pouvoir, il organise un régime dans lequel tout le pouvoir se trouve réunit entre les mains du chef de l’Etat dans les moindres détails y compris les mécanismes électoraux (Conac, 1993 : 16). En débouchant de la sorte sur la personnalisation du pouvoir ou, pour le dire autrement, sur sa néo-patrimonialisation (Médard, 1977), Ahmadou Ahidjo a contribué à fixer le paradigme conflictualiste au centre de la pratique politique au Cameroun car nulle part la loi fondamentale ne prévoyait non plus une telle gouvernabilité.
Comme tout Etat moderne, l’Etat postcolonial camerounais était censé reposer sur la distinction du domaine public de celui dit privé. Mais avec la personnalisation du pouvoir par le Président Ahmadou Ahidjo, c’est cette séparation entre domaines qui a été rompue ou tout simplement ignorée. L’on s’est retrouvé en présence d’un domaine public en pleine phagocytose du fait de sa privatisation induite de l’excroissance de ce qui aurait dû être personnel. Comme l’on peut le constater, cette « confusion entre la fonction domestique et la fonction administrative » (Médard, 1977 : 67) a également contribué à la mise sur pied du paradigme conflictualiste au centre de la pratique politique au Cameroun. C’est elle qui est par exemple à l’origine de la gestion privative des biens publics qui s’en est suivie. Gestion privative qui trahit l’impuissance et la mollesse de l’Etat, c’est-à-dire le décalage entre son apparence et sa réalité. C’est ce décalage que Jean-François Médard appelle illusionnisme politique (Médard, 1977 : 74-82). Cette contradiction entre l’apparence et la réalité de l’Etat camerounais est une preuve de surcroît du fonctionnement de la pratique politique sur la base du paradigme conflictualiste. Cette manie du décalage entre l’apparent et le réel se retrouve également comme trait marquant et structurant des rapports entre les gouvernants et les populations qui leur sont soumises : au centre de ces rapports se trouvent le simulacre (Mbembé, 1995). L’autre manifestation de ce conflictualisme à partir duquel se structure la pratique politique et le lien social est de l’ordre de la catégorisation des groupes sociaux en interaction dans le champ socio-politique.

B - Maquis, surveillance et institution du conflictualisme

Le Cameroun qui accède à la souveraineté internationale le 1er janvier 1960 va hériter d’une situation de conflictualité particulière qui semble avoir été déterminante dans l’adoption du conflictualisme comme principe directeur dans la pratique politique. L’adoption de ce modèle apparaît à bien des égards comme la conséquence de cette situation particulière. Cette dernière est elle-même coextensive de celle qui prévaut à la veille de la proclamation de l’indépendance en raison de la disqualification politique de l’Union des Populations du Cameroun (UPC) survenue après les événements de mai 1955 (Bayart, 1985 : 40-6 ; Zang-Atangana, 1989 : 92-102 ; Mbembé, 1996 : 349-76). Cette mise à l’écart de l’UPC a provoqué son entrée dans le maquis avec pour conséquence la radicalisation de ses méthodes de revendication et de sa résistance à l’ordre colonial (Joseph, 1977).
Pour arriver à ses fins, l’UPC n’hésitait sur rien : de l’intimidation à la lutte armée, tout y est passé. Au point où lorsque le pays accède à la souveraineté internationale, la gestion du cas UPC apparaît comme l’un des défis immédiats à affronter par le tout nouveau chef d’Etat camerounais Ahmadou Ahidjo. Aussi ce dernier s’est-il engagé dans une lutte sans merci contre ceux qu’il appelait les ennemis de la nation. Ce n’est que dix ans après l’indépendance que le dernier bastion du maquis upéciste est officiellement tombé avec l’arrestation puis la mise à mort de Ernest Ouandié (Alima, 1977 : 101), véritable dernier ténor de la résistance.
Il suffit de s’arrêter un instant sur la sémantique utilisée ou mobilisée par le pouvoir en place pour désigner les combattants de l’UPC pour saisir la portée de cette résistance armée sur l’apparition du paradigme conflictualiste dans la pratique politique camerounaise. Il s’agit tantôt des acteurs d’une entreprise criminelle (Ahidjo, 1964 : 35), de criminels convaincus de l’assassinat de femmes, d’enfants et de vieillards (Ahidjo, 1964 : 34), tantôt d’un « quarteron de laissés-pour-compte qui se haïssent, qui se haïssent encore, et qui sont alliés provisoirement et négativement » (Ahidjo cité par Gaillard, 1989 : 14). Quand on sait que Ahmadou Ahidjo se présentait lui-même comme l’artisan de l’unité nationale (Abé, 1997 : 120) ou encore le père de la nation, l’on comprend aisément le dualisme ainsi créé entre les militants de l’UPC et ceux de l’UC et plus tard de l’UNC.
L’on pourrait rétorquer qu’il s’agit là d’un fonctionnement classique parce qu’inhérent à tout champ politique marqué par le pluralisme. Cela aurait pu être vrai si seulement le pouvoir ne l’avait utilisé comme argument pour légitimer une pratique bien connue au Cameroun. Une véritable chasse aux sorcières en vue de rechercher les ennemis de la nation même en dehors des rangs des maquisards a ainsi vu le jour. Cette instrumentalisation radicale du dualisme entre artisans de l’unité nationale et ennemis de la construction nationale n’est pas étrangère à l’adoption du conflictualisme comme principe directeur de la pratique politique au Cameroun.
C’est en effet à la suite et au nom de cette chasse aux sorcières que la société camerounaise s’est retrouvée face à un dispositif de surveillance sans précédent. La subversion et le trouble de l’ordre public ont constitué les délits les plus connus et les plus sanctionnés à l’époque. Institués par l’ordonnance n°62-OF-18 du 1er mars 1962 portant répression de la subversion, ces délits se situent en droite ligne de la politique de chasse aux sorcières entamée plus tôt contre les ennemis de la nation. Pour se convaincre du fait que cette dernière catégorie a laissé place au subversif et au troubleur de l’ordre public, il suffit de s’intéresser à l’application de cette ordonnance sus-citée.
Il est intéressant de s’interroger sur la définition de ces délits à partir de leur application parce que cela permet de mieux saisir leur valeur réelle. L’expérience qui a conduit Emmanuel Bityéki à être catégorisé comme subversif est significative de l’instrumentalité de cette notion ; c’est pour une histoire de rivalité avec un officier de gendarmerie auprès d’une femme qui aura conduit l’infortuné dans les murs des services secrets (Bityéki, 1991). En fait, il suffisait de peu ou même de rien pour passer pour un subversif ; plus précis encore est Nouk Bassomb lorsqu’il relève que le déclenchement de troubles dans le pays transformait « quiconque ne suit pas aveuglement la ligne du gouvernement » en subversif (Bassomb, 1992 : 79). Il ressort de ce qui précède que la figure du subversif constitue la continuité de celle de l’ennemi de la nation utilisée par le pouvoir à la fin de la décennie 50 et au début de la décade suivante.
La même lecture peut être faite de la figure du troubleur de l’ordre public sous le régime du parti unique. Les situations qui donnent lieu à l’activation de la loi sur l’atteinte à l’ordre public sont aussi floues et étendues que celles provoquant l’application de l’ordonnance relative à la répression de la subversion. L’exemple de la mise en pratique de la notion de trouble à l’ordre public dans la saisie de la presse l’illustre avec aisance. Comme permet de l’observer le témoignage d’un acteur du champ médiatique à l’époque, « il s’agit souvent de l’hypersensibilité d’un fonctionnaire, soit d’un fonceur en mal de zèle, soit franchement d’un abus caractérisé de la situation…Il s’agit aussi parfois d’un nom que quelqu’un ne veut pas voir écrit, d’un mot ou d’un terme de phrase employé par un responsable et transcrit tel quel par le journal. Bref tous les prétextes sont bons » (Bayémi, 1989 : 115) pour interdire ou saisir un organe de presse en évoquant l’argument du trouble à l’ordre public. C’est la même extension à l’infini que l’on retrouvait dans la définition de l‘ennemi de la nation.
De ce qui précède, il ressort que les notions de subversion et d’atteinte à l’ordre public sont des prolongements de la politique de chasse aux sorcières qui a vu le jour à la fin de la décennie 50 pour combattre les maquisards upécistes. C’est à ce titre qu’elles s’appréhendent ici comme des technologies de mise en place et d’entretien du conflictualisme comme fil d’Ariane de la pratique politique au Cameroun. La crise qui a secoué « la formule autoritaire de gouvernement » (Mbembé, 1990 : 121) au Cameroun à la fin de la décennie 80 a permis de se rendre compte de la cristallisation du paradigme conflictualiste même si celui-ci connaît aujourd’hui une sérieuse remise en cause.

2 – L’autoritarisme à l’épreuve de l’appropriation sociale de la logique conflictuelle

A - Détotalisation, défense de l’ordre autoritaire et énonciation du politique

Les mouvements sociaux qui secouent le Cameroun de 1990 à 1992 offrent une occasion de vérifier le degré d’enracinement du paradigme conflictualiste. La majorité des dynamiques engagées à cette époque sont inspirées d’une logique conflictuelle. Que ce soit pour contester l’ordre en place, revendiquer l’avènement d’un Etat de droit, ou pour le défendre, le politique semble s’énoncer à travers et à partir du conflit. L’on se trouve face à une instrumentalisation du désordre pour produire du sens dans le champ politique (Chabal et Daloz, 1999). Deux situations sont ici convoquées pour illustrer ce propos : les événements fondateurs du mouvement de contestation du parti unique à Bamenda le 26 mai 1990 et la mobilisation de l’opposition pour l’organisation d’une conférence nationale souveraine.
Pour mieux saisir les développements qui vont suivre, il est important de revenir brièvement sur la nature des rapports que le projet hégémonique conduit par le régime du parti unique a produit entre la classe dirigeante et les gouvernés. Le pouvoir en place s’emploie quotidiennement à homogénéiser la société camerounaise en vue d’être à même de mieux la domestiquer. A cette époque donc, « Se trouve déniée…l’hétérogénéité sociale en termes de variétés de modes de vie, de comportement, de croyance et d’opinions dans la mesure où elle contredit l’image d’une société camerounaise unifiée (par le parti), normalisée par l’Etat et uniformisée par le niveau de développement, l’image d’une société camerounaise labourée par le principe de la cohésion mis en branle par l’identification entre le pouvoir et la société, l’homogénéisation de l’espace social, la clôture de la société par le pouvoir, cet ordre grandeur « nature » ne tolère aucune hiérarchie des fonctions et des niveaux de vie » (Eteki-Otabela, 1987 : 128).
Si la période du parti unique a particulièrement contribué au recul du militantisme (Bayart, 1985 : 201), c’est en raison de cette stratégie d’émasculation et de domestication de la société civile.
Cependant, à la fin de la décennie 80, de nombreuses manifestations embrasent le Cameroun pour réclamer « la sortie du pays du modèle autoritaire comme condition de sa croissance et de son efficacité » (Mbembé, 1990 : 121). Fin mai 1990, le coup d’envoi vient de la ville de Bamenda où une manifestation publique en vue du lancement d’un parti politique d’opposition, dénommé Social Democratic Front (SDF), contre le gré du pouvoir en place s’est soldé par une intervention musclée des forces de l’ordre. Le bras de fer entre les deux parties débouche sur six morts et un nombre important de manifestants blessés grièvement pour certains.
Les conduites enregistrées dans les deux camps attestent de la cristallisation du paradigme conflictualiste comme principe directeur de la pratique politique. Au refus d’une autorisation et du parti et de la manifestation, le SDF a répondu par la désobéissance et le recours à la manière forte consistant à mettre les autorités devant le fait accompli. A ce choix du SDF, le pouvoir en place a répondu par le recours à la manière forte, notamment à la brutalité des forces de l’ordre pour empêcher les manifestations publiques matérialisant la fin du parti unique. De part et d’autre, c’est la valorisation de l’argument conflictuel et de la force. La démonopolisation du champ politique s’est ainsi faite dans une atmosphère de défiance entre le pouvoir et les forces de l’opposition.
Après la légalisation de plusieurs partis politiques à la suite de la promulgation de la loi n°90/053 portant liberté d’association le 19 décembre 1990, les formations de l’opposition vont se regrouper en un collectif dénommé Coordination des partis de l’opposition. L’ambition dudit collectif est de faire pression sur l’ordre établi de manière à l’obliger à convoquer la tenue de la conférence nationale souveraine, sorte de rencontre inspirée des états généraux des révolutionnaires français de 1789. Mais la stratégie de ce collectif ainsi que ses démarches rencontrent le refus du pouvoir qui estime la conférence nationale sans objet.
La réaction de l’opposition ne s’est pas fait attendre. Après le discours du 27 juin 1991 au cours duquel M. Paul Biya a exprimé le refus du pouvoir de convoquer ces assises, le collectif de formations politiques sus-indiquées prit la décision de défier de nouveau l’ordre en place. La stratégie choisie est celle des villes mortes. Par ville morte, il faut comprendre ici la paralysie de toutes les activités dans un centre urbain de manière à avoir les rues, les bureaux, les échoppes et les marchés fermés de lundi à vendredi, seul le week-end est alors retenu comme moment de vie normale dans la ville en vue de se ravitailler pour le reste des jours de la semaine.
Ce blocus envisagé des centres urbains s’accompagne d’un appel à la désobéissance civile et à l’incivisme fiscal. Partout où les villes mortes sont effectives, « le respect des mots d’ordre de la "coordination de l’opposition" cohabite avec la vivacité de la délinquance : destruction des prisons, incendie des tribunaux, remplacement de l’impôt par le carton rouge "Paul Biya doit partir", destruction des biens de l’Etat, etc. » (Sindjoun, 2002 : 276). Pour ne citer que cet exemple, à la fin du mois d’avril 1991, la prison de Bamenda et le palais de justice de la même ville ont disparu en cendres alors qu’à Bafoussam, c’est le bureau de douanes qui fut victime d’un acte similaire (Le patriote n°67, du 29 avril 1991 : 8).
Dans ce cas également, c’est l’argument de la force qui aura prévalu. Cette stratégie de l’opposition va se confronter à celle du pouvoir en place qui n’affirme pas moins son adhésion à la logique de l’affrontement. Les pouvoirs publics ont en effet activé une formule inédite de régime d’exception, notamment le commandement opérationnel pour parer à la violence perpétrée par les acteurs des villes mortes (Sindjoun, 2002 : 276-77). Chargé du maintien de l’ordre public, chaque commandement opérationnel est placé sous les ordres d’un officier supérieur qui lui - même se trouve sous l’autorité formelle du gouverneur.
C’est en juin 1991, c’est-à-dire au moment de l’escalade de la violence dans l’ensemble du pays, que trois commandements opérationnels couvrant chacun deux provinces sont mis en service : « le général Youmba est commandant opérationnel pour les provinces du Littoral et du Sud –Ouest, le général Oumarou Djam Yaya est commandant pour les provinces de l’Ouest et du Nord-Ouest, le général Nganso Sundji l’est pour les provinces de l’Adamaoua et de l’Extrême –Nord » (Sindjoun, 2002 : 277). Le lecteur remarquera que les régions mises sous cette formule de régime d’exception sont celles dans lesquelles l’opposition réussit à faire passer avec succès son message et son mot d’ordre relatifs à la paralysie du pays.
Ce qui précède atteste une fois de plus que l’enracinement du paradigme conflictualiste se situe au centre de l’inspiration de la pratique politique au Cameroun. Il a pris le temps de s’établir au point où la trajectoire des conduites dans le champ d’action politique en est profondément marquée. Les dynamiques révélant l’entreprise d’un procès de détotalisation de l’ordre politique aussi bien que celles allant dans le sens de la conservation de ce même ordre au cours de des premières années de la décennie 90 le montrent bien. L’analyse du sens que font les replis identitaires à l’œuvre dans le champ social à cette même époque permet d’arriver à la même conclusion.

B - Replis identitaires et énonciation du politique à partir du conflictualisme

La crise de l’ordre autoritaire s’est accompagnée de celle du lien social. Une crise du lien social qui interroge le contrat de société en vigueur jusque-là. Au Cameroun, cette crise se manifeste par une expression ouverte et même bruyante des replis identitaires : l’identité linguistico-culturelle des Anglophones et l’ethnicité organisent alors l’assaut contre le projet hégémonique jacobin à l’œuvre dans le pays depuis près de trente ans.
Le choix qui est fait dans le cadre de cette analyse est d’aborder les phénomènes identitaires non comme des pathologies ou des bricolages d’identification attestant l’emprise de la xénophobie sur la société, mais sous l’angle des pratiques sociales qui rendent compte de la trajectoire historique du contexte dans lequel elles se réalisent. Cette approche est alors solidaire de celle de Patrice Bigombé-Logo qui considère ces bricolages identitaires comme des « processus de « rentification » politique des solidarités primaires… [C’est-à-dire] le passage obligé pour l’accès aux bénéfices matériels de l’Etat, aux ressources socio-politiques » (Bigombé-Logo, 1999 : 237). En tant que conflits donc, la question anglophone et les querelles interethniques doivent être appréhender pour ce qu’ils sont dans ce contexte, c’est-à-dire des formes d’énonciation du politique qui font la lumière sur les logiques de fonctionnement propres du champ politique camerounais, notamment sur l’éthos conflictualiste dans le cas d’espèce.
C’est ce que l’on peut aisément constater à partir par exemple de l’examen de la question anglophone
(4) .
Les différentes revendications de la communauté anglophone vont de la réclamation du retour au fédéralisme ou au séparatisme pur et simple. A première vue, la question anglophone est un problème de gestion d’une minorité linguistico-culturelle au sein d’un Etat majoritairement francophone. Mais à bien y regarder, le problème est plus complexe qu’il ne paraît. Non seulement qu’il est aujourd’hui caricatural de parler d’une communauté anglophone sans tomber dans l’erreur de l’exacerbation d’un provincialisme territorial, parce que la tendance est à un effondrement des territorialités/frontières (Badie, 1995) lingusitico-culturelles, mais en plus la reconnaissance officielle du biculturalisme n’est pas sujette à question au Cameroun.
Tout ce qui précède exhorte l’observateur à plus de prudence et de contrôle réflexif sur ses analyses propres (Giddens, 1987 ; Bourdieu et Wacquant, 1992 ; Bourdieu, 1997). C’est cette attitude d’auto-réflexivité sur le savoir produit qui conduit à prendre la question anglophone pour ce qu’elle est c’est-à-dire une revendication en réalité investie d’une double signification dont la première permet l’accès à la seconde. Officiellement, ce qui fait problème c’est le jacobinisme inhérent au projet hégémonique à l’œuvre au Cameroun depuis l’unification du pays en 1972 et le non-respect du biculturalisme promis par les autorités en place à l’occasion de la réunification du Cameroun oriental et du Northern Cameroon en 1961. Vu sous cet angle, la revendication porte sur « la restauration de l’identité anglophone » (Nkoum-Me-Ntseny, 1999 : 158). Mais dans une lecture seconde qui tient compte du contexte dans lequel cette question est remise sur la table, notamment un contexte de redistribution des cartes dans les rangs du personnel gouvernant-dynamique rendue possible par le mouvement revendicatif de l’instauration d’un Etat de droit démocratique-, l’on peut aisément se rendre à l’évidence qu’il s’agit davantage d’une stratégie d’affirmation des élites intellectuelles et politiques d’expression anglaises pour remettre en question l’hégémonie des francophones sur les positions de pouvoir ; il s’agit alors d’utiliser la contestation, de l’instrumentaliser en vue d’accéder à ces dernières en déplaçant la revendication sur le champ du respect de la minorité linguistico-culturelle anglophone et, partant, « de l’égalité entre anglophones et francophones » (Nkoum-Me-Ntseny, 1999 : 158). Dès lors, la question anglophone apparaît comme une pratique identitaire qui participe à la confirmation de l’hypothèse de domestication du conflictualisme comme principe structurant/directeur de la pratique politique au Cameroun.
La même lecture peut être faite des replis identitaires à caractère ethnique qui participent de « la prise en charge communautaire de la dynamique sociale » (Sindjoun, 1996 : 61) au Cameroun au cours des années de braise du début de la décennie 90. A la différence que dans ce cas, c’est une confrontation entre ethnies qui débouche sur un conflit entre l’ethnie et l’Etat ou tout au moins le projet hégémonique dont ce dernier est porteur. Les plus visibles parmi ces crises interethniques sont sans doute les fractures ouvertes entre Bëti et Bamiléké, Arabes choa et Kotoko ou encore entre Kirdi et Foulbé. L’examen de ce dernier cas de figure à titre illustratif montre que les analyses réalisées au sujet de la question anglophone restent opératoires dans la saisie des conflits interethniques dans la période du mouvement de revendication de l’Etat de droit démocratique au Cameroun.
L’histoire la région septentrionale du Cameroun est marquée par une vieille perception conflictuelle entre populations islamisées notamment les Peuls et peuples non-islamisés. Ce sont ces dernières que l’on a coutume d’appeler Kirdi, (en arabe choa, une langue locale, Kirdi signifie en effet non-islamisé). Mais la signification du mot kirdi ne se limite pas à ce sens littéral parce que derrière la catégorie non-islamisé se déploie une représentation péjorative, une construction d’une infériorité méprisante de cet autre extérieur à son aire de croyance (Bigombé-logo, 1999 : 240).
Et à première vue, c’est cette minoration du non-islamisé que le mouvement que l’on a désigné kirditude dans les années 90 entend juguler. Vu sous cet angle, le conflit qui oppose Kirdi et Foulbés islamisés a pour enjeu la revalorisation de l’identité kirdi. Mais c’est omettre que cette infériorisation du païen par le Peul islamisé a eu le temps de se cristalliser davantage pendant le règne du Président Ahmadou Ahidjo qui lui-même était un Peul islamisé. Ce qui a contribué à étatiser le fait historique et l’inégalité culturelle. Dans ce sens et eu égard aux possibilités de recomposition des rapports de positionnement offertes par la libéralisation politique, l’on ne peut nier la forte charge utilitariste dont le mouvement de la kirditude est porteur pour ses acteurs. La localisation de ce conflit est donc feinte ; il s’inscrit résolument dans les stratégies sociales entreprises par les entrepreneurs politiques et les élites intellectuelles Kirdi pour opérer leur reclassement/maintien dans le champ politique national. Comme l’observe fort opportunément Bigombé-Logo, « C’est à partir des jeux et des enjeux politiques [du moment] que se déploient les dynamiques de « l’ethnicité Kirdi » (Bigombé-Logo, 1999 : 247-48). Dès lors, il devient évident que la mobilisation de l’identité collective dans ce contexte participe moins de l’expression d’une adhésion à l’ostentation de la xénophobie comme menace du vivre ensemble que d’une stratégie de recours à la conscience primaire en vue de se rivaliser dans l’accès aux positions de pouvoir. Elle contribue de ce fait à la domestication du conflictualisme dans la pratique politique de même qu’elle atteste de la crise de ce paradigme. Crise caractérisée par son décentrement au profit de l’émergence d’un espace de communication qui annonce un processus de passage à un autre paradigme comme inspirateur de la pratique politique au Cameroun.


II- STRUCTURATION DE L’ESPACE PUBLIC ET EMERGENCE DU PARADIGME DE LA COMMUNICATION

Cette partie montre que la crise politique initiée par le mouvement revendicatif de l’Etat de droit au Cameroun a débouché sur la formation progressive d’un espace public. L’étude amorce l’examen de la mise en place de cette dynamique autant qu’elle s’interroge sur son impact et la mutation dont elle est porteuse. Démonstration est en effet faite que l’émergence de cet espace symbolique d’interpellation du politique s’accompagne du passage à un autre paradigme, celui de la communication, et de la civilisation des mœurs politiques au Cameroun.


1 – L’émergence de l’espace public au Cameroun

De l’avis, de Dominique Wolton, l’espace public est « un espace symbolique où s’opposent et se répondent les discours, la plupart contradictoires, tenus par les différents acteurs politiques, sociaux, religieux, culturels, intellectuels, composant une société » (Wolton, 1997 : 379). Il s’agit en réalité d’un lieu de médiation entre la société civile et les pouvoirs publics. C’est de la formation d’un tel processus au Cameroun que rend compte cette subdivision. Dans ce contexte spécifique, deux principales dynamiques méritent d’être évoquées pour comprendre l’émergence de l’espace public : la libération de la parole et la libéralisation du champ médiatique.

A– La libération de la parole

L’une des choses dont on peut aisément faire l’expérience au Cameroun entre 1988 et 1992, c’est-à-dire au moment de l’organisation des mouvements sociaux en vue de l’instauration du multipartisme c’est un envahissement sans précédent de la parole sur la gestion des affaires publiques. Les acteurs de ce processus sont aussi divers que les trajectoires qu’il emprunte.
Le tout premier indice de l’émergence d’un espace public dans ce contexte est la multiplication des lieux de développement de la parole sur la chose publique. Tous les espaces de sociabilité se prêtent désormais à la conversation sur les évènements du moment. Les taxis, les cars de transport, les échoppes, les débits de boisson, pas un lieu qui soit épargné par la parole. Certains lieux que celle-ci envahit portant des noms évocateurs tels que "chantiers", "circuits" ou "tourne dos", sorte de restaurants ou de débits de nourriture (Bayart, 1989 : 271), indiquent qu'elle n'épargne aucune couche sociale. Ce sont en effet les fonctionnaires, c'est-à-dire la classe moyenne de la société camerounaise, qui vont se restaurer dans « ces hauts lieux de la sociabilité quotidienne » (Bayart, 1989 : 271).
Même dans leurs lieux de service, les fonctionnaires n'échappent pas à l'omniprésence de la parole, la "radio-couloir" est née pour relayer ou faire concurrence à "radio - trottoir", sa consœur de la rue, dans les services publics. Dans la rue et au bureau, le peuple entend comprendre les événements du moment à coups de rumeurs et de bruits de toutes sortes (Nga Ndongo, 1986 ; Nyamnjoh, 1997 ; Moutomé Ekambi, 1999). La parole est donc partout et dit tout au Cameroun au cours du processus de libéralisation politique, preuve qu'elle s'est libérée.
Cette libération de la parole est si sérieuse qu’elle entend bousculer l’ordre établi pour le modifier : elle a donné lieu à l’ouverture d’un débat sur la nature du régime. Les événements de Bamenda (avril 1990) et l’arrestation de Me Yondo peuvent à ce sujet s’analyser comme la face visible de l’iceberg c’est-à-dire la traduction en acte de cette parole organisée autour de la nature monolithique du champ politique. Si les acteurs des manifestations de Bamenda et Me Yondo appellent au multipartisme, d’autres marches organisées à travers le pays se font pour le maintien du statu quo. L’on est là en présence d’une parole qui prend comme moyen d’expression la manifestation publique et participe de l’institution d’une contradiction au niveau communicationnel. Cette contradiction est elle-même un des indices de l’émergence de l’espace public à partir de la libération de la parole.
L’abondance des lettres pastorales du clergé catholique portant sur la vie publique atteste également de cette libération de la parole. Entre 1988 et 1992, l’on peut compter pas moins de quatre réactions collectives des évêques du Cameroun auxquelles il faut ajouter les prises de la parole individuelles par interview ou message aux fidèles (Sofack, 2002 : 116-17). Il suffit de se rappeler que c’est, entre autres, l’usage fréquent de la fonction tribunitienne reconnue à l’église par Mgr. Ndongmo, alors évêque de Nkongsamba, qui explique le procès auquel il a eu droit en 1970 sous le règne d’Ahidjo pour se rendre compte que l’abondance des lettres de la conférence épiscopale des évêques du Cameroun constitue une mutation significative indiquant le retour de la parole après plusieurs années d’hibernation.
Dans le champ artistique, la libération de la parole à l’œuvre dans la société globale est également vécue avec beaucoup d’intensité. Quelques noms suffisent ici pour s’en convaincre. L’humoriste camerounais Dieudonné Afana alias Jean Miché Kakan apparaît à ce sujet comme l’un des pionniers parmi les figures de la déconnexion de l’ordre politique ancien par le biais du recours à l’art. Son site d’investigation c’est les rapports quotidiens entre les pouvoirs publics et les usagers que sont les citoyens : une critique sans retenue - même si elle se montre indirecte- des mœurs et pratiques de l’administration publique se déploie alors derrière ses sketches savamment structurés autour des thèmes telle que la corruption. Plus visible encore est la contribution de l’artiste musicien Pierre Lambo Sandjon alias Lapiro de Mbanga : comme le reconnaît fort à propos l’hebdomadaire panafricain Jeune Afrique, au le début des années 90, « Ce chanteur [c’est]…le Fela local » (Jeune Afrique, n°1686 du 22 au 28 mai 1991 : 8). Fela Anikola Puti c’est ce musicien nigérian dont la renommée a traversé les frontières de son pays du fait de ses chansons politiquement engagées dans un contexte qui se prêtait à peine à une parole sous cape contre la classe dirigeante.
Le contenu des textes de la chanson populaire traduit également cette libération de la parole sur la régulation de la chose publique. La nouvelle dynamique qui a cours dans la déclamation des chansons Bikutsi est illustrative à ce sujet : dans les chansons exécutées autrefois, notamment sous le régime monopartisan, si « Nul n’osait ouvertement s’attaquer à l’autorité établie…Aujourd’hui, les mots des bikut-si sont limpides et durs. Le double langage inspiré du parti unique a vécu » (Onguéné Essono, 1996 : 60).
Tout ce qui précède montre que la libération de la parole a débouché sur la licence en matière d’interpellation du pouvoir sur la gestion des affaires d’intérêt commun, c’est-à-dire à la mise en place d’un espace public. La libération de la parole a précédé la libéralisation du champ médiatique.

B– La démonopolisation du champ médiatique

Au niveau de la presse, la parole est également de retour comme peut en témoigner un regard même rapide sur la une des titres de journaux dans les kiosques. Leur contenu apporte par ailleurs la preuve de cette mutation : si tout était présenté sous un beau jour hier, en ces années de braise, on a affaire à une presse d’opinion qui fait de l’examen critique des actions du gouvernement son cheval de bataille (Nga Ndongo, 1993 ; Eboussi Boulaga, 1995).
Sous le parti unique, deux réalités peuvent être évoquées pour caractériser et rendre compte de la situation de la presse : l’investissement du champ politique par l’organe gouvernemental d’information et la sacralisation du fait politique. « La politique de bâillonnement de la presse » (Eyinga, 1978) est en effet tel que « Tout le terrain est occupé par un quotidien, le Cameroon Tribune qui est l’organe du pouvoir en place. Toute autre forme de presse ne peut que vivoter en marge, à condition de n’exprimer aucune opinion » (Tobner, 1987 : 278). L’on comprend ainsi pourquoi, la dynamique la plus évidente de démonopolisation du champ médiatique camerounais en ce début de la décennie 90 reste sans conteste « l’embonpoint des kiosques à journaux avec plus de 70 titres, la vérité des titres allant de pair avec la variété des tons » (Zognon et Mouiché, sd. 23). Cette multiplication de titres marque, en effet, la rupture à la fois avec le vide des kiosques sous le parti unique et la police de la pensée qui sévissait alors dans la presse surtout avant 1984 (Bassek Ba Kobhio, 1986 : 10). La libéralisation politique survenue au Cameroun depuis décembre 1990 se présente de ce point de vue comme une double mutation : sur le plan de la qualité et de la quantité des organes des organes de presse.
Sur le plan de la qualité : l’on assiste à un renouvellement du contenu du journal. A titre de preuve, depuis l’avènement du pluralisme médiatique, la thématique du journal privé camerounais porte la marque d’une profonde mutation : considérée sous le monolithisme comme un sujet tabou pour les organes de presse – l’exemple de la Gazette de Douala en fait foi – la politique est devenue la préoccupation centrale du journal privé, comme l’observe Valentin Nga Ndongo qui précise que « c’est son cheval de bataille. Grâce au journal [privé s’entend], les Camerounais ont consommé, jusqu’à satiété et saturation la politique et la démocratie » (Nga Ndongo, 1993 : 100) dans les premières années de la décennie 90. Cette observation vaut d’ailleurs encore aujourd’hui tout son pesant d’or. Ce qui montre que « la levée du monopole gouvernemental sur l’information » (Zognon et Mouiché, s.d. 23) et surtout le dévouement mieux, l’acharnement de la presse privée écrite à tenir son public, soit 67% des Camerounais vivant en milieu urbain (Nga Ndongo, 1993 : 152), informé sur les affaires publiques ont contribué à lever le voile qui masquait leur gestion sous le régime du parti unique.
Cette désacralisation de la parole sur la gestion de la res publica fait obstacle à sa conduite opaque et clandestine dont s’accompagne la rationalité néo-patrimoniale elle-même garante d’une gouvernance personnalisée et surtout irrationnelle. Outre la transparence qu’elle érige ainsi en règle de gouvernement, la presse privée camerounaise somme du coup les gouvernants, à mots à peine voilés, de répondre de leur gestion de la res publica. C’est dans ce sens qu’il convient d’analyser le contenu de la rubrique « A tout vent » du journal le Messager lorsque dans « un ton extrêmement libertin et insolent », elle «parle des mœurs et des pratiques du régime : pratiques des cadeaux et dons, censure des journaux… Les décisions précipitées du président BIYA » (Nga Ndongo, 1993 : 152).
Le développement de la presse privée à travers un procès de désacralisation du traitement de l’information à caractère politique n’est donc pas gratuit. Le ton libertin de la rubrique «A tout vent » du Messager illustre à merveille que le développement de la presse privée camerounaise s’est réalisée au détriment du pouvoir qui est très souvent interpellé et critiqué (Sindjoun, 1994 : 146).
Il apparaît ainsi qu’en faisant de la politique sa préoccupation centrale, la presse privée camerounaise a contribué à mettre à nu la gestion calamiteuse de la res publica rendant du même coup, grâce à l’information publique ainsi entretenue, la participation de l’opinion publique au contrôle de l’exercice du pouvoir possible. Pour ce faire cette presse n’a laissé de côté aucun recoin de la vie des gouvernants allant même jusqu’à publiciser leur vie privée (Bios Nélem, 1999) en vue d’en tirer argument en questionnant l’origine de leurs biens. Contrairement à C. Bios Nélem qui voit en cette publicisation du privé une dérive de la presse privée (Bios Nélem, 1999 : 139-52), cette dynamique s’avère être une énonciation politique du contrôle de la gestion de l’Etat par le quatrième pouvoir et, par voie de conséquence, une technologie de construction de l’espace public.
Deux choses au moins apportent la preuve que cette dynamique observée dans le champ médiatique constitue une technologie de construction de l’espace public. Comparées à d’autres sujets de préoccupation, les « questions d’intérêt plus général et politique » (Trudel, 1990 : 164) ont tendance à prendre davantage d’importance ; comme nous l’avons vu plus haut, l’on assiste à une politisation systématique de ces questions. Ce qui atteste de la constitution d’un espace public (Wolton, 1995 : 110). La justesse de cette lecture des choses est confirmée par le fait que la libération des médias ainsi articulée débouche sur la mise sur pied d’un espace symbolique de diffusion de l’information et d’échanges contradictoires, ce qui n’est rien d’autre que ce que l’on entend aujourd’hui par espace public (Habermas, 1986 ; Wolton, 1990 ; Missika et Wolton : 1983). Ce qui indique le passage d’un modèle de pratique politique à un autre ; le conflictualisme laisse place à la communication.


2 – Les transformations de la pratique politique

L’émergence de l’espace public au Cameroun apparaît à bien des égards comme un processus de sortie de crise politique au même moment où il participe de la civilisation des mœurs politiques. D’où l’intérêt que représente l’examen de son impact sur la pratique politique. L’on peut en effet dire que la recherche de la légitimité, dénuée de sens sous le parti unique, pour justifier son intervention dans le champ politique et l’apparition d’une nouvelle manière de faire la politique au Cameroun constituent les principales retombées de la structuration de l’espace public.

A– Enrôlement de l’opinion publique et institution du paradigme de la communication

L’une des conséquences de l’émergence de l’espace public est la redécouverte et la redéfinition du peuple au Cameroun. Sous le parti unique en effet, le peuple est pris, dans une perspective machiavélienne pour peu de chose. Aussi est-il soit tout simplement à l’écart soit en position de spectateur à la manière d’un chœur de théâtre avec pour rôle de rire de pleurer ou d’applaudir (Abé, 1997 : 57). Cette place réservée au peuple camerounais dans la scène politique se retrouve également dans l’image que le pouvoir s‘en fait. Pour ce dernier, il s’agit « d’un « peuple-enfant immature » (Bayart, 1985 : 253) et donc incapable d’opiner (Abé, 1997 : 52). D’où la nature essentiellement verticale des rapports entre les gouvernants et les gouvernés. D’ailleurs dans la propagande officielle, le Président Ahmadou Ahidjo est présenté comme le père de la nation.
Mais avec la remise en cause du régime du parti unique de fait mis en place en 1966, la classe politique et l’élite sociale se sont retrouvées dans l’obligation de revoir leur rapport au peuple. Au lieu de l’écarter, on le convoque désormais. C’est en son nom que l’on parle depuis l’amorce du mouvement de revendication de l’Etat de droit démocratique au Cameroun. Celui-ci va changer de statut tout au moins dans la forme. Si hier, ce que l’on appelait alors opinion publique représentait le seul point de vue du prince (Enguéléguélé, 2004 : 177), depuis le mouvement sus-évoqué, une autre représentation de l’opinion publique a émergé ; représentation qui fait la part belle à la pensée du peuple. Les acteurs sociaux et politiques qui prennent la parole se revendiquent comme porte-parole de ce que pense le peuple.
Une telle dynamique révèle une mutation importante dans la pratique politique : l’on passe d’un peuple-enfant, incapable d’opiner ou opinant mal, à un peuple capable d’émettre un point de vue, une pensée. Dans ce processus, il y’a comme une restitution de l’autorité jadis usurpée au peuple. Cette relégitimation du peuple comme acteur du champ politique a provoqué « une transformation des manières de jouer dans les champs politiques camerounais » (Enguéléguélé, 2004 : 181). Désormais, chaque acteur s’exerçant dans le champ politique entend légitimer son intervention par le recours permanent à l’opinion. A titre d’illustration, c’est devant lui que le pouvoir et l’opposition entendent faire la démonstration de la justesse de leurs options. Quand ils ne se revendiquent pas concurremment être les porte-parole véritables de l’opinion publique, les deux camps entendent prendre cette dernière à témoin, c’est l’interlocuteur direct auprès de qui sont censés se résoudre tous les problèmes liés à la démocratisation.
Cette tribunalisation de l’opinion est porteuse de deux transformations importantes. Comme on peut le constater, la transformation de l’opinion en tribunal, c’est-à-dire en site de déploiement des rivalités politiques, atteste d’une reconnaissance de chaque camp par l’autre. C’est en référence aux positions de l’autre que l’on construit son point de vue : l’acte par lequel l’on s’emploie à nier à cet autre sa prétention à la justesse ou à la représentation de l’opinion est aussi celui qui légitime sa reconnaissance par soi comme interlocuteur. Or, l’une des bases normatives de la communication est la réciprocité (Livet, 1992 : 46). La tribunalisation de l’opinion débouche sur la mise en place du paradigme de la communication.
La deuxième transformation importante qui découle par ailleurs de la première qui vient d’être évoquée est la mise en déroute de la notion de voie la plus autorisée. Le fait que l’opposition s’affirme comme le contradicteur du pouvoir en place atteste de la défétichisation de la parole du prince et, partant, de l’avènement de l’ère de l’autorité de l’argument. Ce qui signifie que désormais, aucun point vue ne va de soi. Dans la mesure où tous les points de vue peuvent être matière à discussion, il n’y a plus de verticalité. Cet avènement de l’horizontalité dans les rapports entre acteurs sociaux et politiques peut s’observer dans la discussion entre le pouvoir et l’opposition sur les prétentions à la vérité. Peu à peu s’installe donc une New Way of Politics au Cameroun. Le dividende le plus palpable de cette nouvelle trajectoire serait l’obligation dans laquelle les gouvernants se sentent depuis lors de rendre constamment compte de la gestion de la res publica par le biais des conférences de presse à la télévision nationale par exemple.

B - Communication et politique : le nouveau rapport

Le mouvement de contestation de l’ordre autoritaire a débouché sur l’institution d’une nouvelle attitude à l’égard de la communication. L’intérêt du pouvoir en place pour cette dernière autant que le recours à elle pour produire du politique (voir la lettre ouverte de Célestin Monga et de celles de bien d’autres) est la preuve la plus visible de cette mutation.
L’organisation de la pratique d’une communication institutionnelle systématique par l’Etat camerounais pour faire face aux assauts de la propagande orchestrée par l’opposition ou, de manière beaucoup plus générale, le recours constant aux médias par le pouvoir montrent que le gouvernement a pris acte du changement de paradigme, c’est-à-dire que la crise de l’ordre autoritaire ne peut se résoudre que dans le champ de la communication.
La libéralisation du champ politique au Cameroun semble avoir contraint le gouvernement à adopter une nouvelle attitude à l’égard de la communication. Un regard rétrospectif sur l’organisation de la communication institutionnelle permet de l’établir. Le chemin parcouru depuis la toute première tentative de réglementation en la matière il y’a trente ans est en effet riche de leçons. Les tous premiers efforts remontent à la circulaire présidentielle n°08/AB/PR du 18 mai 1968 faisant du ministère de l’information le porte-voix des activités des autres ministères (Bomba, 2001 : 17). En 1972, un autre pas va être effectuer par le biais de la circulaire présidentielle n°18/CAB/PR du 19 octobre de la même année. Ici, il ne s’agit plus tout simplement pour chaque ministère de désigner en son sein « un agent de liaisons avec le ministère de l’information ». La stratégie a évolué pour la désignation d’un professionnel de l‘information dans chaque département ministériel en vue de tenir les usagers au courant des activités menées par ce dernier.
Dix sept ans après c’est encore une circulaire présidentielle qui a conduit à la réorientation de la stratégie de communication institutionnelle du gouvernement. La circulaire n° 005/CAB/PR du 26 juin 1989 recommande un recours aux techniques et méthodes modernes de communication. La rupture avec le passé est nette du point de vue des acteurs/personnages interpellés dans la réalisation de cette forme de communication. Cependant comme l’observe fort opportunément N. Bomba, le seul mérite de ce texte est d’exister car sur le plan de son contenu, il reste évasif sur la notion même de communication gouvernementale (2001 : 18).
C’est au plus fort de la contestation politique du régime en place que l’on va assister à l’institutionnalisation véritable de la communication gouvernementale par le biais d’une autre circulaire signée cette fois-ci du Premier Ministre Chef du Gouvernement. Il s’agit de la circulaire n°002/CAB/PM du 23 juillet 1992 qui invite à la création au sein de chaque ministère « des structures opérationnelles chargées des problèmes de communication, animées de préférence par des professionnels ou des cadres recyclés dans ce domaine jouant le rôle de conseil en communication ». Ce qui est intéressant dans ce texte, c’est le changement d’attitude à l’égard de la communication. Il est clairement dit qu’il vient en réponse « aux manœuvres d’intoxication des esprits et de déstabilisation socio-politique » du citoyen camerounais. Il vient donc suppléer un manque, notamment l’absence d’information liée à l’opacité qui entoure la régulation des affaires publiques au Cameroun (Tobner, 1987).
L’on peut aisément constater le changement profond auquel l’application de ce texte a donné lieu dans l’organisation de la pratique de la communication institutionnelle avec la mise sur pied d’une cellule de la communication dans chaque département ministériel. Ce qui est intéressant ici, c’est que l’affirmation de la volonté de communiquer par le gouvernement n’est pas gratuite. Comme le souligne fort à propos N. Bomba, « le gouvernement qui a maille à partir avec la contestation populaire résultante de la poussée démocratique veut plus "calmer" ou "récupérer" le public que …l’informer le plus professionnellement possible » (Bomba, 2001 : 18). C’est dans ce sens que le dit texte peut être appréhendé comme une preuve attestant du changement de paradigme dans la pratique politique au Cameroun ; du conflictualisme, l’on passe à la communication. L’on est ici en présence d’une dynamique qui indique le déplacement de la pratique du politique des arènes classiques aux sites de déploiement de la communication.
Il émerge alors une nouvelle manière de faire la politique qui attribue à la communication une place centrale dans l’action politique. A l’époque, l’on pourrait dire que tout ce qui ne passe pas par le champ médiatique n’a qu’une valeur négligeable en politique. C’est cette « médiatisation du politique » (Boyomo-Assala, 1999 : 350) qui rend compte de l’investissement des moyens de communication par les hommes politiques de tous bords et les acteurs sociaux avides de s’exprimer sur la vie de la cité en ce début de la décennie 90. Au niveau du gouvernement, l’on voit se mettre en place un nouveau ministère, le ministère de la communication, né de l’éclatement de l’ancien ministère de l’information et de la culture. A bien des égards, la création de ce département ministériel atteste d’« une volonté des autorités de s’adresser directement et le plus souvent possible… [à] l’opinion camerounaise » (Enguéléguélé, 2004 : 182). Cette innovation débouche sur une autre, la multiplication des occasions d’éclairer le peuple ; c’est l’époque de la systématisation de l’organisation des points/conférences de presse, de la diffusion des communiqués et des comptes-rendus sur l’activité des départements ministériels.
Mais les médias ne constituent pas seulement des sites de déploiement de l’action politique, ils sont aussi utilisés comme arme de compétition /lutte. Cela est observable dans l’usage qui en est fait aussi bien par le pouvoir en place que par l’opposition (Boyomo-Assala, 1999 : 360-62). En dehors des médias officiels qui sont constamment utilisés pour faire face à la contestation du régime de M. Paul Biya, le pouvoir en place procède à la création de journaux chargés de défendre sa cause et de lutter contre les points de vue des organes de presse acquis à celle de l’opposition. Il en est du Patriote comme du Témoin. En dehors des journaux acquis à leur cause, les partis d’opposition disposent presque tous d’un organe de presse chargé de faire connaître les points de vue de la formation qui l’anime. C’est également en raison de cette orientation du recours à la presse que la dynamique en question peut s’appréhender comme une preuve de surcroît du passage au paradigme de la communication au détriment de celui du conflictualisme.

Conclusion

Cet article s’est donné pour objectif de réfléchir sur la sortie de crise de la transition politique à partir de l’impact des dynamiques du champ de la communication sur la pratique et les usages politiques au Cameroun. Il apporte la preuve que la réflexion sur l’espace public est une précieuse occasion offerte à l’observateur de saisir ou de s’interroger sur ce qui se passe dans le champ politique. Tenant la transition politique pour ce qu’elle est, c’est-à-dire une crise, l’article démontre que la construction de l’espace public au Cameroun est une ingénierie de sortie de la crise. La déconstruction du paradigme du conflit à laquelle elle donne lieu débouche en effet sur la mise sur pied et l’affirmation de celui de la communication. L’analyse des dynamiques qui traversent le champ médiatique camerounais aujourd’hui tel que le retour de la défense des chapelles identitaires montre que le nouveau paradigme est lui-même en équilibre instable. Ce qui invite à s’intéresser aux contraintes auxquelles le procès de civilisation des mœurs politiques au Cameroun doit faire face.

Notes

(1)Les études portant sur l’espace public en situation africaine sont en effet rares. Du point de vue de cet objet d’étude, ce continent apparaît comme « un espace épistémologique non encore exploré » (Sémou Guèye, 1997 : 4) par les chercheurs dont l'attention se porte sur ce domaine de recherche pourtant séculaire comme en témoignent les travaux de Hannah Arendt (1961), de Jürgen Habermas (1986) ou de C. Wright Mills (1967) pour ne citer que ceux-là. Les quelques rares réflexions scientifiques disponibles, tous des articles, qui se sont jusqu'ici penchées sur la question oscillent entre deux points de vue : l’incapacité des sociétés africaines à faire l’expérience de l’espace public (Olivier de Sardan, 2000 : 12 ; 1999a : 39-167 ; 1999b : 25-52 ; Laurent, 2000 : 171 ; Ferrié, 1999) et l’affirmation de l’émergence de ce dernier comme indice de la réactivation de la société civile (Woods, 1992 ; Couret, 1997 ; Bidima, 2000 ; Bahi, 2003).
(2) Cette façon d’aborder le réel en Afrique ne permet pas de rendre compte de l’expérience sociale dans sa globalité. La sociogenèse de cette approche montre qu’elle procède en effet d’une lecture erronée des situations de remise en question de la société, c’est-à-dire de la valeur de la crise. Abordé dans le sens de la présente étude, le conflit apparaît moins comme la marque d'un dysfonctionnement du système social camerounais que comme un phénomène derrière lequel se profile de profondes mutations. Cette perspective d’analyse s’inspire des travaux de G. Simmel sur la valeur du conflit dans l’intelligence de la dynamique de tout système social (1995). Pour G. Simmel, le conflit est moins une pathologie qu’un phénomène normal dans la production incessante du système social par lui-même, il est au centre de la dynamique de la société en même temps qu’il révèle la vitalité de cette dernière (Simmel, 1995 : 31-32). L’on saisit alors pourquoi la transition politique africaine ne peut s’appréhender dans le cas d’espèce sans prendre en compte le constat historique selon lequel « Les conflits… deviennent de plus en plus des moyens de production du politique en Afrique » (Ben Hammouda, 1999 : 11). C’est tout ce qui précède qui permet de comprendre le choix d’aborder la pratique politique en situation africaine à partir d’un objet d’étude peu routinisé tel que l’espace public.
(3)
Nous parlons d’espace public contemporain parce que nous pensons que celui qui a vu le jour avec les mouvements sociaux de 1990 a été précédé par un premier dont il est le relais du moins si l’on ne considère que la période postcoloniale.
(4)
Pour mémoire, le Cameroun est un Etat constitué de deux communautés linguistiques distinctes, les francophones majoritaires et les anglophones minoritaires qui occupent deux provinces sur les dix que compte le pays. Le fond du problème c’est que les anglophones estiment avoir été injustement réunis avec les francophones. Le couplage entre les deux communautés au sein de ce qui est aujourd’hui le Cameroun s’est fait en trois étapes. Il y’a d’abord eu la création d’un Etat fédéral après le référendum de 1961 sur l’autodétermination du Northern Cameroon : les populations de ce dernier avaient le choix entre leur adhésion à l’entité Cameroun déjà existante, le Cameroun francophone déjà indépendant, et leur rattachement à la fédération nigériane. La seconde étape fut celle de la réunification au sein d’un Etat unitaire après une fois de plus un référendum, celui du 20 mai 1972. Le changement de dénomination de l’Etat en 1984, de République unie à République du Cameroun, constitue la dernière étape de ce processus de mise en commun des deux communautés sous la bannière d’un même Etat.


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