LINSTITUTIONNALISATION DES DELIBERATIONS DANS LESPACE
Université de Dschang
Introduction
Envisager létude des délibérations dans lespace public des chefferies
bamiléké de lOuest-Cameroun peut, à première vue, paraître absurde et dénué
de pertinence scientifique. Car par définition, un espace public est surtout un lieu de
controverse où se discutent les problèmes publics. Cest avant tout « un espace
symbolique où sopposent et se répondent les discours, la plupart contradictoires,
tenus par les différents acteurs politiques, sociaux, religieux, culturels,
intellectuels, composant une société » (Wolton, 1997 : 379). Or par la chaîne de leur
ascendance généalogique et surtout par lauréole de sacralité qui les entoure,
les chefs traditionnels ici apparaissent comme lépicentre de la vie sociale et
politique et donnent limpression dexercer une autorité sans partage (Kamto,
1987:110), cest-à-dire de développer une stratégie de distanciation en commandant
de manière autoritaire, en fuyant les débats et en imposant leurs décisions à la
société, cette impression étant dautant plus forte quelle a pendant
longtemps servi de ferment à lexpansion de la thèse suivant laquelle la société
traditionnelle africaine en général et la société coutumière bamiléké en
particulier constitue une société unanimiste (Vieyra, 1965 : 201).
Cependant, le fait que ces chefferies donnent limage des monocraties autocratiques
et unanimistes masque mal les véritables mécanismes de leur fonctionnement. Car ce qui
dans les traditions socio-culturelles et politiques ici apparaît souvent à
lobservateur mal informé comme lacceptation absolue et inconditionnelle de
lautorité des chefs et comme une congruence parfaite entre les membres de la
société nest jamais absolu ni totalement harmonieux (Kamto citant Beseat, 1987 :
110).
Certes, de par le caractère sacré et mystique de leurs pouvoirs les fô1 bamiléké sont
vénérés et adulés presque comme des Dieux et se trouvent dotés des attributs
tentaculaires en cumulant tous les pouvoirs temporels et religieux. Mais ceci ne saurait
amener à assimiler les communautés dont ils assurent la direction à des monarchies
absolues ou à des sociétés unanimistes, dans la mesure où les populations ici sont
loin dapparaître comme des sujets constamment dociles et appelés à se soumettre
aveuglement aux oukases dune autorité mystérieuse, lointaine et omnipotente. Car
non seulement leurs rois ne peuvent sereinement exercer leurs pouvoirs quen tenant
compte de leurs points de vue ou de ceux de certains segments du corps social, mais
également toutes les décisions engageant la vie de la communauté ne reçoivent jamais
une adhésion inconditionnelle de tous, ce qui engendre une recherche permanente du
consensus, surtout à travers une systématisation des débats qui comporte aussi bien une
dimension horizontale (cest-à-dire au sein des différentes confréries que
comportent les instances dirigeantes) quune dimension verticale (cest-à-dire
entre gouvernants et gouvernés).
Ceci invite à passer dune science de la carte postale se limitant aux évidences
aveuglantes à une science réflexive se fiant au raisonnement qui démasque le caché,
linvisible, les causes structurales inaccessibles au sens commun (Sindjoun, 1994 :
14). Il paraît dans cette perspective plus judicieux de troquer les concepts de «
monarchie autocratique » et de « société unanimiste » contre celui de « société
consensuelle » ou de société « à forte propension au consensus », qui semble plus
pertinent et respectueux de la réalité (Kamto, 1987 : 147), tant il est vrai que le
dialogue et la concertation constituent ici les principaux piliers sur lesquels repose
toute action politique. A travers des consultations périodiques sous forme de discussions
à petite ou à grande échelle, lassentiment et ladhésion de la plus grande
fraction de la population sont en effet constamment recherchés. La délibération dans
lespace public sérigeant dans ces conditions en une véritable exigence
fonctionnelle du système politique, chaque détenteur du pouvoir coutumier ou chaque
personne concourant à son exercice se trouve dans lobligation de sy référer
ou de sy soumettre.
Toutes ces réalités conduisent à larticulation de la problématique de cette
étude autour des principales questions suivantes : Peut-on valablement envisager la
délibération dans lespace public comme une institution dans le cadre des
sociétés que daucuns ont qualifié dunanimistes et au sein desquelles les
chefs semblent exercer un pouvoir solitaire et sans bornes ? Comment se consolide, à
travers les âges, une tradition de délibération dans lespace public au sein des
chefferies bamiléké? Comment se réalise la connexion entre la tradition et la
modernité au niveau de la délibération sur lespace public dans les sociétés
coutumières ?
De la réponse à ce questionnement se dégage lidée centrale suivant laquelle loin
de relever de lunivers de la contingence, la délibération dans lespace
public se trouve profondément enracinée dans la culture des chefferies bamiléké et
semble même faire partie des traits essentiels de cette culture. Car non seulement elle
apparaît comme un véritable socle sur lequel repose toutes les décisions politiques,
mais également elle connaît au fil du temps de perpétuelles métamorphoses marquées
par une harmonieuse combinaison des acquis de la tradition et des exigences de la
modernité, ceci lui permettant de faire face aux diverses forces environnementales qui
tendent à amollir sa vigueur. Doù le compromis entre le « jamais vu » et le «
toujours ainsi », compromis fondateur dune hypothèse de la continuité dynamique
(les délibérations dans lespace public au sein des chefferies bamiléké tout en
étant constantes varient en fonction des conjonctures) ou de la discontinuité relative
(les variations conjoncturelles des délibérations dans lespace public au sein des
chefferies bamiléké ne marquent pas une césure radicale)2.
Il importe donc daccorder une attention particulière aux trajectoires sociales et
historiques par lesquelles la délibération dans lespace public simpose comme
une véritable institution dans les chefferies bamiléké. Cette entreprise se trouve
cependant confrontée à un sérieux problème de clarification conceptuelle car la notion
d« institution » apparaît à bien des égards comme lun des concepts les
plus galvaudés qui soit. Largement utilisée par la plupart des sciences sociales, elle
semble en effet avoir perdu en compréhension ce quelle a gagné en extension, comme
le relève J. Chevallier (1996 : 13). Devenue fuyante et insaisissable selon les termes de
cet auteur, polysémique, équivoque et problématique pour R. Lourau (1970 : 143), sa
signification renvoie à des réalités très hétérogènes.
Cest ainsi que pendant que A. Giddens (1987 : 66) par exemple la conçoit comme des
« pratiques qui ont la plus grande expansion spatio-temporelle dans [les] totalités
sociétales », J. Rojot (2003 : 407-430) lappréhende essentiellement comme des
faits qui simposent et doivent perpétuellement être pris en compte par les acteurs
socio-politiques. J. Chevallier (1996 : 17) quant à lui la perçoit surtout comme «
lensemble des faits sociaux qui, sinscrivant dans la durée, ont
lapparence dune réalité « objective », « naturelle », et sont vécus
comme tels par les individus ».
Mais en dépit de leurs divergences, toutes ces approches semblent reposer sur deux
éléments-clés qui leur servent de dénominateur commun, à savoir, le profond
enracinement dans le corps social et la permanence dans le temps. Elles sont toutes
sous-tendues par le fait que dotées dune consistance propre, cest-à-dire
détachées des volontés qui les ont fait naître et installées dans la durée, les
institutions exercent constamment une emprise sur les membres de la société en modelant
fréquemment leurs pensées et leurs comportements (Chevallier, 1996 : 17). Cest
pour cette raison que même si les procédures de prise de décision occuperont une place
importante dans cette étude, laccent sera surtout mis sur le processus par lequel
la délibération dans lespace public acquiert une dimension institutionnelle.
Cette posture permet en effet de disposer de solides balises danalyse pour inscrire
lexamen des délibérations dans lespace public au sein des chefferies
bamiléké dans litinéraire dune dynamique dinstitutionnalisation, le
concept dinstitutionnalisation renvoyant au cheminement par lequel des processus
sociaux en viennent à prendre le statut de règle dans la pensée et dans laction
sociale (Rojot, 2003 : 407).
Il convient cependant de mettre laccent, non pas sur le « vieil institutionnalisme
» (Chevallier, 1996 : 17) ou sur « larchéo-institutionnalisme » (Quantin, 2005 :
13), mais plutôt sur le néo-institutionnalisme. Développé en réaction contre les
perspectives behavioristes qui furent influentes dans les années soixante et
soixante-dix, ce cadre théorique est loin de constituer un courant de pensée unifié,
dans la mesure où il a donné lieu à plusieurs modes de déclinaison qui ont conduit
certains auteurs à parler de trois néo-institutionnalismes à savoir, le néo-
institutionnalisme historique, le néo-institutionnalisme sociologique et le néo-
institutionnalisme du choix rationnel (Hall et Taylor, 1997). La combinaison de ces trois
tendances permet de disposer dune grille danalyse permettant dassocier
interprétation structurelle et stratégies dacteurs, définition contextuelle des
politiques et des choix des agents et cadres de prédéfinition de leurs comportements.
Elle autorise linscription de lanalyse ici dans la logique de la «
convergence structurelle », en mettant en valeur larticulation du temps long des
structures et du temps court des conjonctures (Quantin, 2005 : 11- 20).
Cest pour cette raison que même si cest le néo- institutionnalisme
historique qui servira de principal socle théorique à cette étude en ce sens quil
permettra dobserver les trajectoires par lesquelles linstinct délibératif se
fossilise dans lespace public au sein des chefferies bamiléké, chacune des deux
autres tendances sera également sollicitée. Le néo-institutionnalisme sociologique sera
par exemple opératoire dans lobservation de lapport de la variable culturelle
dans la sédimentation des pratiques délibératives dans lespace public de ces
sociétés et surtout dans lexamen des mécanismes par lesquels ces pratiques
sadaptent aux exigences de la modernité. Quant au néo- institutionnalisme du choix
rationnel, il sera surtout mobilisé dans le cadre de lanalyse des aspects de la
délibération dans lespace public qui sinscrivent dans le sillage des
comportements instrumentaux mettant à nu linstinct calculateur des acteurs. Il
sagira, à travers le recours à cette grille de lecture, de voir en quoi la
systématisation des délibérations dans lespace public au sein des sociétés
coutumières de lOuest-Cameroun peut être considérée comme un moyen
dassurer lefficacité de laction socio-politique.
La mobilisation de toutes ces variances du néo-institutionnalisme permet en définitive
de constater que la délibération dans lespace public ici est une entité qui
sest dabord progressivement enracinée dans le champ socio-politique local, et
a par la suite connu de profondes transformations lui permettant de sadapter aux
perpétuelles mutations de son environnement socio-culturel et politico-économique.
I - Les dynamiques denracinement de la délibération dans lespace
public des chefferies bamiléké
Si la délibération dans lespace public constitue lune des principales
valeurs qui influencent et orientent fréquemment les comportements des populations des
chefferies bamiléké, lacquisition de ce statut na pas été naturelle et
automatique. Au contraire, elle a suivi un cheminement historique et social marqué par
une progressive sédimentation des pratiques qui se sont finalement hissées au rang des
composantes essentielles de la culture locale et se sont imposées comme repères pour une
importante partie du corps social à travers plusieurs générations. Lon a assisté
dans le sillage de cette dynamique à un double mouvement de cristallisation de la
pratique délibérative dans la vie socio-politique et de renforcement de son ancrage
social par le recours aux forces surnaturelles.
A - La routinisation de la pratique délibérative dans la vie socio-politique
Envisager la routinisation de la pratique délibérative dans la vie socio-politique des
chefferies bamiléké de lOuest-Cameroun cest mettre laccent sur les
manières de faire et dagir ayant débouché sur la cristallisation de la
délibération sur lespace public comme un élément structurant par excellence de
ces sociétés, caractérisé par sa permanence et par lemprise quelle exerce
sur les acteurs. Ceci exige quune attention particulière soit accordée aux
habitudes et aux accoutumances qui, à force de se reproduire, ont fini par sériger
en norme de comportement, même si cette norme a connu au fil du temps un certain nombre
de transformations lui permettant de sadapter aux mutations de son environnement. A
cet égard, force est de constater dune part que la palabre a historiquement été
érigée en mode privilégié de prise de décision dans lespace public global de
chaque chefferie, et dautre part que les pratiques délibératives ont constamment
ponctué les activités qui ont lieu dans les différents espaces publics particuliers des
sociétés traditionnelles.
1 - La systématisation historique de la palabre comme technique de prise de décision
dans lespace public global de la chefferie
Lespace public global entendu comme espace qui, au contraire des espaces publics
sectoriels ou des espaces publics particuliers est ouvert à tous (Habermas, 1997 :
13-14), a pendant longtemps figuré parmi les cadres privilégiés des délibérations
dans les chefferies bamiléké. Apparaissant comme une agora, il était le lieu
dexercice dune véritable « démocratie délibérative »3. La démocratie
dans les sociétés traditionnelles africaines et plus particulièrement dans les
chefferies bamiléké se caractérisait surtout par le fait quelle faisait des
décisions politiques le résultat dun débat ouvert à tous les membres dune
communauté.
La palabre quotidienne favorisait dans cette perspective un large débat et donnait à
chaque membre de la société loccasion dexprimer son point de vue, ce qui
permettait darriver à une décision qui liait en principe tout le monde. La
principale procédure ici consistait, pour les rois, à faire rassembler les populations
devant la cour royale ou sur la place du marché lors des débats portant sur les
questions jugées importantes pour la vie de la communauté4. Ceci permettait aux
habitants de chaque village de participer à la marche de la cité à travers la prise de
parole publique.
Le recours à cette technologie politique sinscrivait dans le cadre dune
stratégie par laquelle les autorités coutumières visaient non seulement à obtenir la
confiance et ladhésion massive des populations, mais également à galvaniser le
peuple et à susciter son enthousiasme, surtout lorsque les mesures envisagées visaient
des expéditions guerrières contre les groupements voisins qui étaient très fréquentes
ici pendant la période précoloniale et qui éprouvaient considérablement le corps
social5. Il constituait également un système de gestion sociale et politique des
conflits qui venaient de temps en temps mettre à mal la cohésion sociale, dans la mesure
où il permettait la mise en place dun espace de débat et de discussion,
darbitrage et de réconciliation, davis et de conseils, de décisions et
daccords après délibérations contradictoires (Kiflé Sélassié Béséat, 1980 :
76). Son institutionnalisation marquait dune part la reconnaissance du conflit et de
la pluralité comme traits structurants de la société, et dautre part la
consécration de la résolution des conflits par la voie de la délibération collective
comme principal mécanisme de régulation sociale (Sindjoun, 2007 : 470).
Créditées dun fort coefficient de neutralité et dobjectivité, les
décisions prises dans ces conditions étaient généralement appliquées sans recours à
la contrainte ou à la coercition, car même ceux qui ne les partageaient pas se sentaient
obligés de les respecter (Ahanhanzo Glélé, 1974 : 178). Lidée de base ici était
que « lautorité est éclairée et sage et on doit sy soumettre librement et
de façon responsable » (Kiflé Sélassié Béséat, 1980 : 77). Le caractère public des
procédures permettait en effet aux populations dapprécier directement les
qualités de justice du chef et de sassurer de la conformité des décisions prises
à la coutume ancestrale.
Cette réalité sapparentait à une véritable « démocratie idéalisée » qui
renvoie à un système politique où le peuple peut sexprimer directement sur tous
les sujets, de léconomique au judiciaire en passant par la définition des droits
et des valeurs socio-politiques (Mény et Surel, 2000 : 28-29). Elle favorisait
lélaboration dun consensus qui était loin dêtre un consensus dolosif,
encore moins un consensus aux couleurs dunanimisme ; cétait plutôt celui qui
permettait de marquer léquilibre entre la majorité et la minorité et ratifiait
simultanément la présence du conflit et la médiation des points de vue opposés, même
si la palabre se terminait généralement par un accord, par une réconciliation entre les
protagonistes (Sindjoun, 2007 : 475-476).
Lexpression « gouvernement du peuple par le peuple et pour le peuple » que de
nombreux entrepreneurs politiques ne mettent en relief dans la définition de la
démocratie que pour mieux lignorer dans la pratique revêt donc ici une dimension
tout à fait particulière, dans la mesure où le dêmos apparaît à bien des égards
comme lalpha et loméga de lactivité politique.
Cette modalité de gouvernement direct se trouvait cependant tempérée par le fait que
cest le chef qui constituait le verbe de la communauté, le grand maître de la
communication, des significations et de linformation. Ceci lui permettait à la fois
de prendre connaissance des problèmes nouveaux et de dégager les grandes tendances de
lopinion. Il sagissait donc dune pratique du pouvoir doù
transparaissaient les éléments dune démocratie dessence populaire dont le
ressort fondamental était léchange dialectique entre la base et le sommet (Kamto,
1987 : 115).
Lon se trouvait ici très proche de la cité grecque antique où lessentiel de
la vie politique se déroulait sur lagora (cest-à-dire sur la place du
marché) et où les citoyens partageaient un engagement commun vis-à-vis de la
résolution des problèmes et des choix collectifs à travers un raisonnement public, ce
qui contribuait largement à la légitimation des institutions en place, étant donné
quelles établissaient un cadre favorable à une délibération publique et libre
(Habermas citant Manin, 1997 : XXV-15).
Cette technologie de gestion de la société se trouvait cependant très coûteuse en
temps, dans la mesure où elle laissait à chaque individu membre de lassistance
daller jusquau bout dans le processus de lexpression de ses sentiments
(Kamto, 1987 : 115). La prise dune décision consensuelle était dans ces conditions
appelée à engloutir de nombreuses semaines, voire des mois6, suivant les modalités
contemporaines de découpage du temps. Cest ce qui explique pourquoi elle na
pas pu résister à lérosion du temps. Car la taille de la population devenant de
plus en plus grande et les problèmes socio-politiques à résoudre devenant de plus en
plus complexes et nécessitant des compétences de plus en plus spécialisées, il devient
au fil du temps progressivement fastidieux et impossible dassocier directement
lensemble du corps social au processus de la prise de décision.
Les symboles et les pratiques rituelles qui tendaient à faire des délibérations sur la
place publique une dimension importante de la culture bamiléké ne sont certes plus très
fréquents. Mais il nest pas rare de nos jours que les populations de telle ou telle
chefferie soient invitées à prendre part à des cérémonies sapparentant à de
véritables délibérations sur la place des fêtes du village, même si tout le monde ne
parvient manifestement pas à prendre la parole. Quà cela ne tienne, lon
assiste à lentretien dune constante pratique délibérative dans des espaces
publics particuliers.
2 - Lentretien dune tradition de délibération dans les espaces publics
particuliers
Contrairement à lespace public global qui est en principe ouvert à tous, les
espaces publics particuliers sont des cadres de discussions et de débats qui
nadmettent en leur sein que des personnes remplissant un certain nombre de
conditions. Il sagit plus précisément des réunions et des rencontres qui
naccueillent que des membres dun groupe et des personnes invitées à prendre
part à ses activités. Ce sont en dernière analyse des cercles dont les membres se
regroupent sur la base des affinités spécifiques.
En dépit des différences qui existent dans la nature et dans létendue de leurs
membres, ces cercles incarnent une aspiration à la discussion permanente entre des
personnes privées sur lespace public. Ce sont des milieux dans lesquels on se
tourne généralement, au cours des débats, de lintérieur vers lextérieur
(Habermas, 1997 : 47-48). Les questions au centre des échanges en leur sein ont le plus
souvent une portée générale, en raison de leur importance dans la vie de la chefferie
à laquelle appartient le cercle.
Les chefferies bamiléké contiennent une extrême variété de pareils cercles7, qui
constituent autant darènes particulières de délibération. Il sagit
notamment des associations des habitants de chaque quartier, des groupes de danse
traditionnelle, et surtout des sociétés sécrètes dénommées « nkem ». Comme le
relève Bernard Maillard (1985 : 44-45), la chefferie Bandjoun par exemple en compte
jusquà dix-neuf et chaque sociétaire, selon son appartenance à une ou à
plusieurs confréries, se retrouve au moins une fois tous les huit jours au sein du palais
royal pour débattre et prendre des décisions relatives aussi bien au fonctionnement de
la société sécrète quà la marche du village.
Tableau 1 : Calendrier hebdomadaire des délibérations dans lespace public
particulier des différentes sociétés secrètes de la chefferie de Bandjoun (pays
bamiléké)
Jours de la semaine Sociétés sécrètes
Dze dze Zie
Kam kwo
Pferibu
Ntamdze Kom pu cye ou Kom msu
Me sop
Nye lang
Me gwe nye
Tye gop
Sesu Muemjung ngkwo ntsa ou Kem sesu ou encore
Muemjung sesu
Mekè sesu
Gosue Zie
Kuen tang
Tsu nye lang
Dzemto Pan gwop
Be jie
Mekè dzemto
Ntamgo Muemkam
Mekè ntamgo
Tyepfo Kem jie
Muela
Syenku Kwo si sie
Kom kwo si
Tye gop (pour la seconde fois)
Source : B. Maillard, (1985 : 45).
Les membres du « Nkamvu » (groupe des neuf notables) et du « kungang » quant à eux
peuvent se réunir très rapidement à tout moment, à la demande du chef, étant donné
quils jouent un rôle central dans la vie socio-politique de la chefferie.
Lexploration de la « prise de décision » ou de la « résolution des problèmes
»8 en leur sein révèle quelle a pendant longtemps été dominée par une
constante recherche du consensus, et ce malgré la variété des sujets à traiter. Lors
de leurs réunions qui étaient généralement placées sous la présidence du chef
supérieur en effet, ce dernier dévoilait le sujet à débattre et tous ceux qui le
souhaitaient pouvaient à tour de rôle intervenir.
Cependant, si les questions de moindre importance étaient dans la
plupart des cas réglées sans difficulté particulière, les problèmes complexes
étaient âprement débattus. De manière générale, le chef assistait aux débats en
silence, son rôle consistant surtout à évaluer tous les points de vue, à peser les
avis pour essayer den dégager lopinion majoritaire ou le consensus. Certes,
il arrivait de temps en temps quun roi cherche à faire prévaloir sa propre
perception de la réalité. Mais si la majorité des participants était contre son
opinion, il était tenu de sincliner et de se soumettre à leur verdict, sous peine
de sattirer les foudres de ceux des puissants magiciens qui gardent son totem en
brousse et qui peuvent en cas de désaccord avec lui sur un point crucial de la vie
sociale ne plus assurer la garde de ce totem, ce qui lexpose aux dangers de tous
ordres9.
Doù la nécessité pour lui, soit de laisser libre cours aux
débats qui pouvaient durer plusieurs jours au cas où une majorité forte ne se
dégageait pas rapidement (Ayittey, 1990 : 43), soit dessayer dharmoniser les
diverses positions en présence en recourant à la technique de la médiation qui
permettait de rapprocher les points de vue opposés ou alors à celle du lobbying qui
consistait, par le jeu des concessions, à sassurer de la confiance et de
ladhésion de la majorité des parties prenantes au débat (Nguekeu Dongmo, 1996 :
110).
Le consensus qui se dégageait généralement lors des délibérations
sexpliquait essentiellement par le fait quau cours des discussions, certains
de ceux qui étaient hostiles à la décision envisagée se ralliaient à lopinion
dominante, tandis que dautres se contentaient de garder le silence ou de
sabstenir, ce qui impliquait lexistence dune majorité et dune
minorité dopposition10. Lessentiel au cours des débats était en effet la
sauvegarde de lintérêt communautaire à travers la réduction, par des
concessions, des réticences égoïstes de ceux qui sestimaient lésés par la
décision consensuelle (Nguekeu Dongmo, 1996 : 110).
Mais ce mode de prise de décision dans les espaces publics
particuliers au sein des chefferies bamiléké a beaucoup évolué dans le temps. Car non
seulement les dissensions entre les membres des sociétés secrètes lors des
délibérations se sont avérées de plus en plus profondes, mais également les débats
sont de plus en plus enflammés et les positions de certains sont le plus souvent
extrémistes et inconciliables. Cest ainsi par exemple quaprès le décès de
M. Joseph Ngnié Kamga, chef supérieur des Bandjoun survenu le 6 décembre 2003, les
divergences de points de vue entre les « nkamvu » (neuf notables) lors de la
délibération en vue de la désignation de son successeur étaient si marquées que la
double cérémonie des obsèques du défunt chef et « darrestation » publique du
nouveau roi initialement prévue le 20 décembre 2003 na pas pu avoir lieu, et ce en
dépit de la présence sur la place des fêtes du village de nombreuses personnalités
camerounaises venues vivre lévénement en direct (Tchoupie, 2006).
La principale explication de ce phénomène qui tend à devenir récurent dans de
nombreuses sociétés traditionnelles du Cameroun de lOuest réside dans le fait que
la plupart des individus qui succèdent aujourdhui aux défunts notables ont grandi
dans les grands centres urbains et même parfois hors du pays. Ils sont certes pétris de
connaissances occidentales, mais ils ignorent le plus souvent tout de la culture
traditionnelle, ce qui creuse un fossé considérable entre eux et ceux qui maîtrisent
encore les normes et les pratiques bamiléké.
Lon assiste ainsi de plus en plus à un particulier durcissement des débats pendant
les délibérations, et le principe du consensus lors de la prise de décision cède
progressivement la place à celui de la majorité, et plus précisément à celui de la
majorité relative.
Mais loin dêtre un signe de lentrée en disgrâce de la délibération, ces
mutations apparaissent plutôt comme un vecteur de sa consolidation, étant donné
quelles permettent dadapter le processus décisionnel à la complexité
toujours croissante des problèmes à résoudre et à lhétérogénéité des
trajectoires sociales des acteurs qui composent de nos jours les structures politiques
traditionnelles. Dailleurs, lancrage social de la délibération dans
lespace public ici se trouve solidifié par un fréquent recours aux forces
surnaturelles.
B - La solidification de lancrage social de la délibération dans
lespace public par le recours aux forces surnaturelles
La délibération sur lespace public constituant lune des principales
dimensions de la culture bamiléké, son enracinement dans les murs socio-politiques
de la région est le plus souvent assuré par le recours aux pratiques
magico-religiesuses. Cest ainsi par exemple que lorsquune chefferie fait face
à des calamités telles que la famine, la sécheresse, et lépidémie, les
délibérations par lesquelles les sociétés sécrètes compétentes et plus
particulièrement le groupe des neuf notables et les « nkungang » tentent de les juguler
prennent généralement les allures de pratiques mystiques, appuyées par
linvocation des dieux et des ancêtres.
De même, lorsque les responsables de la justice narrivent pas à éclairer une
situation judiciaire confuse et ne peuvent se prononcer sur les responsabilités des
parties en cause, il est généralement organisé une cérémonie publique au cours de
laquelle en plus des débats contradictoires entre les principaux protagonistes, les
forces surnaturelles sont convoquées dans la recherche de la vérité. Les autorités
traditionnelles recourent habituellement à cet effet à une diversité de rites, parmi
lesquelles les plus pratiquées sont le jugement par lintermédiation de la tortue
dans un lieu sacré de la chefferie et le « gwo » (ou lordalie) (Maillard, 1985 :
75). Les différentes parties en cause, accompagnées de leurs parents et amis se
retrouvent au cours dune journée fixée à lavance au pied dun arbre
sacré. Invités à se justifier, laccusé et laccusateur se présentent
devant le « cwèp » (lieu sacré), soit avec une calebasse neuve remplie deau
fraîche, soit avec une feuille de taro. Chacun clame haut la véracité de ses propos et
prend les dieux et les ancêtres à témoin. Et pour conclure brillamment son
argumentation, il jette violemment à terre la calebasse ou la feuille de taro. Une fois
lordalie accomplie le jugement définitif revient à dieu et aux ancêtres, de sorte
que le premier à mourir sera considéré comme le coupable parce quil aura
témoigné faussement devant les forces surnaturelles. Tromper la divinité cest en
effet appeler sur soi le châtiment suprême qui est la mort, celle-ci survenant
généralement dans un délai de sept jours ou de sept semaines (Maillard, 1985 :
188-189). Le recours à ce rite marque donc la reconnaissance des dieux et des ancêtres
comme juges suprêmes.
Le renforcement de la délibération sur lespace public par le recours aux pratiques
magico-religieuses sexplique grosso modo par le fait que lunivers bamiléké,
tout comme dailleurs celui de nombreuses autres sociétés traditionnelles
africaines, apparaît surtout comme un univers des forces en mouvement commandées par la
parole. Si les européens par exemple perçoivent en effet lunivers comme une
entité pouvant se donner à lHomme comme un objet de connaissance rationnel et
scientifique, tel nest nullement le cas en ce qui concerne de nombreux bamiléké et
plusieurs autres peuples dAfrique noire, pour qui il existe une étroite connexion
entre lunivers humain et le monde métaphysique, de tel enseigne que « la vitalité
humaine correspond à la vitalité de la nature » (Ayittey, 1990 : 53). Le cosmos
apparaît dans cette perspective comme un univers où tout est lié - la vie, les dieux,
les Hommes, la société- et dont les éléments sont mus par une même force : la force
vitale qui unit les membres de la société humaine aux dieux, mais aussi aux morts.
Cest pour cela que lon admet ici que les morts sont présents parmi les
vivants, quun monde invisible double le monde visible (Kamto, 1987 : 71), et surtout
que lunivers humain ne constitue quun prolongement du monde surnaturel.
Il devient dans ces conditions indispensable dentretenir une constante harmonie
entre la société humaine et les composantes de lunivers métaphysique, étant
donné que les morts et les forces cosmiques continuent de participer à la régulation du
monde, et que « la responsabilité du roi ne se limiterait pas pour les « sujets » au
monde des humains, mais sétendrait au monde de la nature » (Perrot, 2003 : 20).
Lexercice du pouvoir sinsérant ainsi dans un environnement culturel où
chaque être (vivant ou mort) et chaque chose, même la plus humble joue un rôle et où
le hasard na point de place (Kamto, 1987 : 71), il devient impossible de ne pas
associer les forces transcendantales au processus de la délibération sur lespace
public, surtout lorsque les points à lordre du jour portent sur des questions aussi
délicates que la recherche de lauteur dun acte répréhensible et
létablissement de la justice.
Limplication des forces occultes, des divinités et/ou des ancêtres dans le
processus de la délibération sur lespace public ici apparaît comme un choix
stratégique tendant à la maintenir comme lun des principaux éléments du paysage
institutionnel des sociétés traditionnelles bamiléké, dans la mesure où elle
constitue un important gage de lobjectivité et de la légitimé de la décision
finale. Parce quelle se présente comme une véritable symbiose entre le monde des
vivants et lunivers cosmique, cette décision est entourée dune auréole de
sacralité et de transcendance, ce qui rend particulièrement difficile le refus de son
respect. Car lHomme bamiléké à linstar de nombreux autres individus dans la
société traditionnelle africaine nétant quun élément de lensemble
ou une pièce du tout (Kamto, 1987 : 155), lacte de ceux qui tiennent les rênes du
pouvoir ne sera accepté sans réticence que si sa conception associe harmonieusement des
éléments provenant à la fois du monde physique et de lunivers métaphysique.
La délibération sur lespace public devient dans ces conditions une manifestation
de la culture des sociétés traditionnelles bamiléké de lOuest-Cameroun. Elle se
trouve profondément enracinée dans la tradition et est inscrite dans la durée. Elle ne
saurait par conséquent être balayée par la poussée de la modernité. Elle connaît
plutôt de perpétuelles transformations lui permettant de faire face à
linstabilité de son environnement.
II - Transformation de lenvironnement des chefferies bamiléké,
reconfiguration des acteurs sur larène socio-politique et réadaptation de la
délibération sur lespace public
Lenvironnement socio-culturel et politico-économique des chefferies bamiléké
connaît de profondes mutations, marquées entre autres non seulement par
lémergence des Etats modernes qui viennent se greffer au-dessus des sociétés
traditionnelles, mais également par lavènement de lécole qui véhicule la
civilisation occidentale et par le développement des villes qui engendre
lémigration dune importante franche de la population. La tendance est grande
dans cette perspective de penser que la délibération dans lespace public en tant
que lun des principaux traits caractéristiques de la culture bamiléké sera
anéantie par les forces modernisantes, cette tendance étant dautant plus forte que
certains auteurs appréhendent la tradition et la modernité de manière essentiellement
dichotomique et soutiennent que la seconde entité ne peut se réaliser que si la
première est complètement détruite et jetée dans la poubelle de lhistoire (Lloyd
et Hoeber, 1967 : 3). Mais lon assiste dans la pratique plutôt à la réadaptation
de la délibération dans lespace public aux transformations de lenvironnement
des sociétés coutumières, qui se manifeste aussi bien par lacceptation de
linterférence des autorités étatiques dans certaines pratiques délibératives en
leur sein que par la délocalisation des sites des débats.
A - Lacceptation de limplication des autorités étatiques dans
les délibérations comme stratégie de préservation de la pratique délibérative
Si les chefferies traditionnelles bamiléké tout comme dailleurs les autres
sociétés coutumières africaines se sont pendant longtemps présentées comme des
entités ne disposant daucune autorité administrative et politique centrale au
dessus delles (Mbonda, 2006 : 52) et apparaissant de ce fait comme de véritables «
sociétés à Etat » (Lombard, 1967 : 49-54), la situation est loin dêtre encore
la même depuis le début de lère coloniale. Car lon a assisté à leur
insertion dans les rouages de ladministration coloniale allemande et française,
puis de lEtat Camerounais, avec pour principal corollaire la création au dessus des
« fô » dun autre échelon dallégeance. Les rois qui étaient situés au
sommet de la hiérarchie sociale et politique deviennent ainsi de simples échelons
inférieurs appelés à obéir aux ordres des instances supérieures (Fogui, 1990 : 173).
Cest dans cette perspective que, soucieux de ne pas laisser se développer à la
périphérie des structures politiques échappant à son contrôle, le pouvoir central
camerounais est amené à exercer un droit de regard sur le fonctionnement des
différentes entités infra étatiques qui existent sur le territoire national. A cet
effet, il est le plus souvent appelé à simpliquer dans les activités des
chefferies traditionnelles, et particulièrement dans la plupart des délibérations qui
ponctuent de temps en temps leurs espaces publics.
Etant donné que toute résistante à l «étatisation » des
sociétés locales fut violement réprimée par la puissance colonisatrice comme ce fut
tour à tour le cas avec linsurrection des Bakweri en 1891 qui déboucha en 1894 sur
lexpropriation des « indigènes » de leurs terres et avec linsoumission de
la région Bangwa entre 1889 et 1909 qui entraîna la désarticulation du pouvoir
traditionnel à travers la déposition du chef Asunganyi et la division de son « pays »
en deux entités distinctes (Fota I et Djuti) (Sindjoun, 2002 : 257-258), linstinct
calculateur des acteurs socio-politiques de la plupart des chefferies bamiléké les
poussera à adopter lacceptation de limmixtion des autorités étatiques dans
la délibération dans leurs espaces publiques comme principale stratégie de sa
préservation.
Cette acceptation se manifeste par exemple au niveau de la désignation
des nouveaux chefs traditionnels. Cest le préfet du département de la Menoua qui a
ainsi organisé le 12 septembre 2005 les discussions qui ont débouché sur le choix de M.
Djoumessi III Wamba Mathias comme chef du groupement Foréké-Dschang en remplacement de
M. Nkenglifack Marius destitué par le premier ministre11. Suivant la même logique, non
seulement le préfet du Khoung-Khi a organisé à Bandjoun les assises en vue de la
désignation du successeur de M. Joseph Ngnie Kamga décédé le 6 décembre 2003, mais
également il a joué un rôle prépondérant dans le rapprochement des positions
diamétralement opposées des neuf notables. Pendant que certains de ces notables étaient
en effet favorables au strict respect du testament par lequel le défunt chef désignait
le jeune Joseph Ngnié Kamga âgé de 17 ans et étudiant en Belgique comme son
successeur, dautres lavaient énergiquement combattu, au motif que cest
en violation des règles coutumières que M. Joseph Ngnie Kamga avait accédé au trône
en 198412, lextrémisme des positions étant allé jusquà déboucher sur le
décalage de la date du choix du nouveau chef du 20 décembre 2003 au 24 janvier 2004.
Lacceptation de limmixtion des autorités étatiques dans les délibérations
sur lespace public au sein des chefferies bamiléké sobserve également au
niveau de la recherche des solutions aux divers conflits qui traversent de temps en temps
ces chefferies. Lune des principales missions de lEtat étant le maintien de
la stabilité sociale, les dirigeants camerounais sont appelés à simpliquer dans
le processus de gestion des litiges susceptibles de mettre en péril la cohésion de ces
sociétés. Cette implication tend à éviter que la persistance ou laggravation de
ces antagonismes ne débouche sur la remise en cause du système de domination politique
existant. Il sagit donc, pour les responsables étatiques, de contenir les tensions
au niveau des chefferies dans les limites supportables pour assurer le maintien de
lordre socio-politique ambiant.
Des rencontres au cours desquelles les responsables étatiques se
joignent aux autorités traditionnelles pour essayer de trouver des solutions aux conflits
qui émergent le plus souvent dans les chefferies bamiléké sont dans cette perspective
fréquemment organisées, étant donné que ces conflits engagent des enjeux importants
par rapport à léquilibre socio-politique et à la paix locale.
La participation du préfet de la Mifi et du sous-préfet de
larrondissement de Bangou aux diverses délibérations qui ont eu lieu sur la place
du marché de la chefferie Bandenkop lors de la crise engendrée dans cette communauté
par le refus du chef légal (M. Wouagné Michel) de rétrocéder le trône au chef
légitime (M. Fézeu Ngandjong Marcel) après son retour de lexil en décembre 1983
est particulièrement significative à cet égard. Car elle a permis de contenir les
pulsions belliqueuses des camps rivaux jusquaux consultations qui ont permis aux
neuf notables de porter à nouveau M. Fézeu Ngandjong Marcel à la tête du village le 13
août 198813.
Les autorités administratives contribuent donc, à travers leur
implication dans la gestion des conflits dans les sociétés traditionnelles, à rendre
les délibérations portant sur ces conflits efficaces, étant donné que non seulement
elles amènent le plus souvent les protagonistes à faire des concessions importantes,
mais également elles disposent des moyens nécessaires pour faire respecter les diverses
résolutions adoptées.
La gestion des tensions entre plusieurs chefferies constitue également
un site privilégié dobservation de la participation des responsables
administratifs aux délibérations publiques portant sur la recherche de solutions aux
conflits qui traversent épisodiquement les sociétés coutumières bamiléké. En effet,
face au problème foncier engendré par lextension du périmètre urbain de Mbouda
par exemple, des réunions regroupant à la fois tous les cinq chefs traditionnels de la
ville accompagnés de leurs notables et des responsables étatiques de la localité se
sont fréquemment tenues (Kayo Sikombe, 2005 : 169). Le chef traditionnel le plus à
laise au cours de ces assises est un professeur des lycées qui entretient des
relations privilégiées avec les agents publics et dont les assujettis exercent de hautes
fonctions politiques et administratives au niveau national. Ce réseau relationnel lui
assure une marge de manuvre considérable par rapport à ses pairs et lui permet de
maîtriser dans une large mesure le processus décisionnel. Le même phénomène
sobserve à Bafoussam où de puissants réseaux constitués par les élites
intérieures et extérieures soutiennent généralement le chef pendant les négociations
avec les autres parties prenantes au jeu autour des questions foncières dans la ville
(Kayo Sikombe, 2005 : 170-171).
Dans un univers soumis plus quhier à une approche concertée des problèmes
publics, les autorités traditionnelles se trouvent ainsi obligées de sentourer de
solides réseaux pour accroître lefficacité de leurs actions. Les individus et les
groupes qui composent ces réseaux ont en effet la capacité de solliciter et
dobtenir non seulement le soutien des instances supérieures de lEtat, mais
également lexpertise nécessaire pour peser sur la conduite des négociations.
Pour parler comme Olivier Nay (2002 : 63), on peut dire que les
réunions de gestion des urgences dans les chefferies bamiléké apparaissent comme des
lieux où des équipes en concurrence entrent directement en contact et sengagent
dans des jeux de rivalité, darbitrage et darrangement pour tenter
dorienter les décisions publiques adoptées lors des délibérations sur
lespace public. Leur fonctionnement est donc révélateur des stratégies que les
autorités traditionnelles mettent en uvre pour essayer de faire face aux
perpétuelles mutations de lenvironnement socio-politique dans lequel elles
évoluent.
Toutefois, si ces réunions sont dabord des espaces de
conflictualité, elles sont aussi et surtout des cadres de communication où
séchangent des informations, des points de vue, des analyses et des problématiques
qui, loin dêtre seulement des armes pour saffronter dans les luttes
politiques, sont également des outils de réflexion, des cadres cognitifs, des schèmes
dévaluation qui vont permettre une harmonisation progressive des représentations
du problème en cours de résolution (Eymeri, 2002 : 164). Cest ce qui explique
quelles débouchent le plus souvent sur un compromis, même si ce compromis est
généralement fragile et précaire.
La gestion du conflit frontalier entre les chefferies Fongo-Tongo (en
pays bamiléké) et Mmockmbin (dans larrondissement dAlou, province du
Sud-Ouest) est très significative à cet égard. Les différentes réunions qui suivent
dans la plupart des cas le déclenchement des affrontements physiques entre les deux
communautés mettent en scène non seulement des autorités traditionnelles telles que les
chefs des deux groupements, certains notables et les chefs de quartier des zones
disputées, mais également les sous-préfets de Dschang et dAlou et/ou leurs
adjoints, des agents des services des domaines, des représentants des cadastres et des
forces de maintien de lordre14. Et en dépit du remarquable cloisonnement des
intérêts en présence du fait de lextrême diversité des milieux et des services
de filiation de leurs membres, ces réunions procèdent généralement à une tentative de
rapprochement des positions des différents protagonistes qui débouche sur un certain «
refoulement des pulsions » (Elias, 1991 : 241), ce qui permet de maintenir un précaire
« équilibre de tensions » sur le terrain.
Quoique la participation des responsables étatiques à certaines
assises des chefferies bamiléké engendre une réelle complexification de leurs processus
délibératifs, elle semble donc apporter aux diverses parties prenantes au jeu
socio-politique local un minimum de satisfaction. Car en même temps quelle permet
à lEtat de préserver ses « chances de puissance » (Elias, 1991 : 20), elle
contribue au maintien de la stabilité et de lharmonie dans le milieu traditionnel
en concourant à la mise en concordance des positions parfois diamétralement opposées et
extrémistes. Loin dêtre une source de lentropie, elle apparaît ainsi
plutôt comme un facteur de la pérennisation de la délibération dans lespace
public au sein des sociétés traditionnelles. Elle contribue remarquablement à son auto
renforcement et surtout à son maintien comme lune des principales marques de la
culture locale. Cette réalité se trouve renforcée par la délocalisation des sites de
la délibération sur lespace public du fait de lémigration massive du peuple
bamiléké.
B - La délocalisation des sites de la délibération comme réponse à
lémigration massive du peuple bamiléké
Lexigence dappropriation de ce que J. C. Warnier (1993 : 192) qualifie à la
suite de J. F. Bayart de « ressources de lextraversion » ayant amené de nombreux
ressortissants de lOuest-Cameroun à quitter la région pour séparpiller dans
le pays et même à travers le monde tout en maintenant de solides attaches avec leurs
terroirs dorigine (Tchoupie, 2005 : 102-106 ; Abé, 2005 : 51), lon assiste
ici à une véritable crise du « territorialisme méthodologique »15, et il devient de
plus en plus absurde de considérer la fixation dans lespace comme lunique
critère de définition du cadre des délibérations dans lespace public au sein des
chefferies bamiléké. La diaspora de ces chefferies, en revendiquant son attachement
affectif à sa localité dorigine, impulse une dynamique politique qui serait
rebelle à tout confinement territorial des lieux de discussion. Les pratiques
délibératives dans ces sociétés se sont en effet étendues non seulement dans les
différentes localités daccueil de leurs émigrants, mais également dans les
moyens de communication de masse.
1 - La transformation par les émigrants de leurs localités daccueil en
nouveaux sites de délibération sur lespace public
Si de nombreux bamiléké ont été pour une raison ou pour une autre amenés à quitter
leurs chefferies respectives dorigine pour sinstaller dans dautres
contrées du Cameroun et même du monde, ils nont pour autant pas abandonné les
principales pratiques qui constituent les traits essentiels de leur culture, cette
réalité sexpliquant dans une large mesure par le concept de « dépendance au
sentier » (path dependence) qui renvoie au fait que les choix opérés dans le passé
continuent dexercer une remarquable influence sur le comportement ultérieur des
acteurs. Les différents villages que comporte le pays bamiléké ayant en effet été
toujours structurés par une pléthore dassociations qui épousent tantôt les
contours des sociétés sécrètes à connotation magico-religieuse, tantôt ceux des
groupes de danse traditionnelle, tantôt ceux des réunions des habitants de tel ou tel
quartier, leurs ressortissants vont transposer dans leurs diverses localités
daccueil cette pratique associative.
Hors du terroir en effet, les ressortissants de chaque village se regroupent en
associations dont le nombre et la taille dépendent dans une large mesure du chiffre de
ces ressortissants dans leurs localités daccueil. Cest ainsi que pendant que
certaines agglomérations ne comportent quune association regroupant lensemble
des bamiléké vivant en leur sein, dautres, à linstar de Yaoundé et Douala,
abritent des « réunions de famille », de quartiers, de classe dâge, des élites,
des épouses des originaires dun groupement, des associations de danse
traditionnelle, etc. (Tchoupie, 2005 : 104).
Ces diverses associations, qui tiennent hebdomadairement ou mensuellement leurs assises
soit dans un foyer spécialement construit à cet effet, soit dans la résidence de
lun des membres, apparaissent comme des cadres de rencontres et de débats sur des
questions inhérentes aussi bien à la survie de leurs membres dans leurs localités
daccueil quau groupement dorigine de ces membres.
Les diverses associations des ressortissants de chaque chefferie traditionnelle de
lOuest-Cameroun se trouvent par ailleurs coiffées par un cadre global de
délibération communément appelé « comité villageois de développement »16, même si
la dénomination concrète de cet organe change parfois dune communauté à
lautre. Apparaissant dans la pratique comme une véritable superstructure, ce
comité se rencontre dans presque toutes les chefferies bamiléké. Il est spécialement
chargé de coordonner et de réaliser toutes les opérations jugées nécessaires pour le
progrès économique, social et culturel du groupement. Il prolonge la réflexion entamée
au niveau des instances inférieures sur les problèmes spécifiques de la chefferie et
dégage les stratégies et les moyens de les juguler.
Lanalyse de son organigramme révèle quil est partout composé dun
organe central dont les membres sont élus et dont le chef supérieur du village est
doffice membre dhonneur, et des organes périphériques constitués des divers
démembrements du comité et des différentes réunions des ressortissants de la chefferie
disséminées dans le pays et même à lextérieur du territoire national17. La
périodicité de ses assises varie dune communauté à lautre ; mais dans la
plupart des cas, les sessions ordinaires sont annuelles ou bi-annuelles, et des réunions
extraordinaires peuvent en cas de nécessité être convoquées.
Lépaisseur des débats lors de ses délibérations peut être appréciée à partir
de la diversité des problèmes qui y sont traités et du volume dargent quil
mobilise pour ses diverses interventions. Ses réalisations couvrent en effet des domaines
aussi variés que léducation, la santé, les infrastructures routières,
lélectrification rurale, laménagement des points deau potable, la
dotation de la chefferie en nouvelles technologies de linformation et de la
communication, lemploi des jeunes, la modernisation des institutions
traditionnelles, etc., comme le montre en partie la liste des travaux effectués dans le
groupement Bangang (dans le département des Bamboutos) entre 1988 et 1993 par son comité
de développement.
Tableau 2: Liste des réalisations effectuées après délibérations dans lespace
public par le comité de développement de Bangang entre 1988 et 1993
Réalisations Coût au 15/8/1993 Pourcentage des
dépenses
Construction du collège denseignement secondaire
8 455 225
43,2%
Construction du complexe tribune de la chefferie
6 047 430
31%
Equipement du dispensaire public 2 073 328
11%
Organisation des semaines de développement
1 140 300
5,82%
Déplacements et transport 696 035
3,55%
Impression des cartes de membres 413 000
2,11%
Interventions diverses 339 800
1,73%
Réception 106 000 0,54%
Autres dépenses 206 265
1,05%
Total 19 564 830 100%
Source : M. Kuété, « La ville paie ses dettes envers la campagne des hautes terres de
lOuest-Cameroun : transformation des paysages », in F. Bart, S. Morin, et J. N.
Salomon (dirs), Les montagnes tropicales : identités, mutations et développement,
Pessac, 2001, p.379.
Les diverses réunions au cours desquelles lon délibère sur ces réalisations sont
loin dêtre de simples rencontres entres acteurs poursuivant des buts identiques. Ce
sont surtout des cadres de négociation et de cloisonnement des idées et des rôles dont
on conçoit mal quils ne génèrent des attentes particulières. Les divers enjeux
qui se tissent ici font de la prise de décision un processus complexe dans lequel les
acteurs modernes jouent un rôle très important, tandis que le poids des acteurs
traditionnels devient de plus en plus négligeable (Kayo Sikombé, 1989 : 34). Le
caractère démocratique des échanges qui précèdent ladoption des axes
prioritaires dintervention ici est certes contrasté à cause du fait quautant
au moins une majorité simple est généralement requise pour le vote dun projet,
autant ceux dont la contribution à la réalisation dudit projet savère
déterminante influencent le plus souvent directement ou indirectement le sens et le
contenu de la décision finale. Mais ceci ne saurait obscurcir la thèse selon laquelle la
démocratie participative dans les comités villageois de développement offre une
solution politique alternative, à mi-chemin entre les formes institutionnelles de la
démocratie représentative et lespace public informel et discontinu de débats
(Enguéléguélé, 2005 : 148).
Le fonctionnement de ces comités, tout comme celui de la plupart des autres structures de
débats et de prise de décisions dans les chefferies bamiléké contribue ainsi à
consolider le processus dinstitutionnalisation des délibérations dans
lespace public en leur sein, étant donné que non seulement il tend à rendre
obsolète la gestion monopolistique ou non concertée du pouvoir, mais également il
inscrit le modèle collégial de prise de décision dans le triple processus de
lextériorisation par laquelle ce phénomène se détache des acteurs qui lont
fait naître, de lobjectivation par laquelle il acquiert lapparence dune
réalité objective et de lintériorisation qui le fait passer dans le domaine des
dispositions durables de lensemble des agents socio-politiques (Berger et Luckmann,
1986 : 77-175 ; Quantin, 2004 : 26), toutes choses qui caractérisent lémergence et
lenracinement dune institution. Lancrage de la délibération dans
lespace public au sein des chefferies bamiléké sest dailleurs
renforcé ces dernières années par lapport des nouvelles technologies de
linformation et de la communication.
2 - Lérection des nouvelles technologies de linformation et de la
communication en instruments privilégiés de la délibération dans lespace public
La dispersion des ressortissants du « pays bamiléké » dans les diverses régions du
Cameroun et même du monde a engendré la production dun espace de la localité qui
semble rebelle à tout confinement territorial. En quittant massivement leurs chefferies
dorigine tout en gardant de solides attaches avec elles, les émigrants bamiléké
ont transformé lespace de la contrée en un véritable « espace réticulaire » au
sens de B. Antheaume, D. Delaynay et M. Portais (1987 : 3), cest-à-dire en un cadre
spatial où prédominent des réseaux fortement déstructurants pour lorganisation
traditionnelle de lespace et où se multiplient des liens dinterdépendance
entre les territoires. Au principe de territorialité se substitut ainsi un autre mode
darticulation des individus et des groupes dans la localité, marqué par la
disparition des contraintes dordre spatial.
Etant donné que lordre des réseaux qui émerge à la suite de cette dynamique
transperce et cisaille celui du territoire, laffaiblit et lui fait perdre cette
cohésion et cette exceptionnalité qui fondait sa nature essentiellement politique
(Badie, 1997 : 135), les techniques traditionnelles de délibération dans lespace
public, tout en demeurant opérantes, perdent beaucoup de leur efficacité dans la mesure
où les contraintes de tous ordres ne permettent le plus souvent pas à lensemble
des membres dune communauté de se regrouper à un endroit précis pour débattre
des questions concernant soit leur chefferie dorigine, soit leurs problèmes
existentiels. La mobilisation des nouvelles technologies de linformation et de la
communication sest dans ces conditions imposée comme une exigence fonctionnelle du
système politique traditionnel.
Certes, ces nouvelles technologies tendraient à accentuer linégalité
daccès des individus au débat public du fait des barrières économiques et
intellectuelles qui excluent le plus souvent de nombreuses personnes de leur utilisation
(Rieffel, 2001:33-34). Mais lon assiste à une progressive technicisation de la
délibération sur lespace public dans les chefferies bamiléké qui débouche sur
un élargissement croissant du cercle de ceux qui procèdent de temps en temps à
lutilisation des « machines à communiquer » dans les échanges socio-politiques.
De nombreuses sociétés traditionnelles des hautes terres de lOuest-Cameroun ainsi
quun certain nombre de leurs ressortissants se sont dans cette perspective
dabord dotés de postes de téléphone fixe. Même si limpact de cette
technique de communication sur la pratique délibérative sest trouvé limité du
fait du coût particulièrement élevé de son acquisition et de limpossibilité de
son utilisation hors de la maison ou hors du bureau, ces obstacles ont été surmontés
grâce à lexpansion actuelle de la téléphonie mobile. Une forte majorité de
personnes intervenant ou susceptible dintervenir dans le processus de délibération
dans lespace public ici dispose en effet de nos jours de téléphones portables,
leurs prix devenant de plus en plus bas et leur utilisation sétant affranchie des
contraintes de lieu, de niveau intellectuel et de langue.
La mobilisation de loutil téléphonique dans la délibération dans lespace
public ici se renforce de plus en plus par le recours à lInternet. En plus des
villages comme Bandenkop par exemple qui disposent dune salle Internet en leur sein,
les chefferies telles que Bafoussam, Baleng, Bamougoum, Bangangté, Foréké-Dschang et
Bafang se trouvent en effet de nos jours fortement urbanisées et voient se proliférer
sur leurs territoires des « cybers cafés ». Ceci permet à leurs ressortissants
disséminés aussi bien dans le champ socio-politique local que hors de la région de
discuter et de débattre des problèmes de leurs chefferies sans nécessairement avoir à
se déplacer vers les lieux où sont localisées lesdites chefferies. LInternet se
présentant surtout comme un « média multimodal » selon lexpression de Peter
Dahlgren (2000 : 157-186), cest-à-dire comme un média offrant la possibilité de
communiquer dun seul vers beaucoup dautres (one to many), ou dune
pluralité dutilisateurs vers une pluralité dusagers (many to many), il se
joint à la téléphonie mobile pour contribuer à la résolution de lépineux
problème de léparpillement des différentes parties prenantes au processus
décisionnel au sein des chefferies bamiléké dans le pays et dans le monde. Chaque
acteur qui, pour une raison ou pour une autre se trouve éloigné du lieu de la prise
dune décision se trouve en effet désormais à même de présenter son point de vue
et de mobiliser les différents arguments dont il dispose pour limposer ou pour
essayer de limposer aux autres. Ceci cadre parfaitement avec lidée selon
laquelle les nouvelles technologies de la communication en général et le couple
téléphonie-Internet en particulier sont venues modifier profondément les règles de
fonctionnement des sociétés et des territoires dans le monde contemporain
(Chéneau-Loquay citant Gene, 2001 : 36).
Cette modification se trouve dailleurs accentuée par laction des moyens de
communication de masse tels que la presse écrite, la radio et la télévision.
Contrairement au téléphone et à Internet qui permettent aux acteurs du jeu
socio-politique de sélectionner ceux qui peuvent sexposer à leur message, ces
médias ont été surtout conçus pour sadresser à un large public. Cest pour
cela que certains intervenants dans le processus de délibération dans lespace
public au sein des chefferies bamiléké nhésitent de temps en temps pas à les
utiliser comme cadres privilégiés dexpression des opinions et de confrontation des
idées. Lobservation de la pratique des acteurs ici révèle en effet que les
résidants de la province de lOuest recourent à cet effet surtout aux médias
locaux tels que « Ouest Echos » et « Flash Infos » au niveau de la presse écrite, et
aux chaînes radios telles que « Radio Batcham » et la station provinciale de radio
Cameroun de lOuest à Bafoussam, « Radio Yemba » à Dschang et « Radio Medumba »
à Bangangté. Ceux de la diaspora quant à eux sollicitent principalement les services
des médias à grande audience. Il sagit entre autres du poste national de la
Cameroon Radio Television (CRTV), des journaux tels que Le Messager, Cameroon Tribune, La
Nouvelle Expression et Mutations, et des chaînes de télévision telles que la CRTV
Télé, Equinoxe TV, Canal2 International et STV, la plupart de ces différents médias
étant sur satellite.
Quoique leur contribution à la prise de décision dans les chefferies bamiléké soit
limitée par un certain nombre de pesanteurs parmi lesquelles figurent en bonne place la
non gratuité des espaces médiatiques, lexigence du respect de la ligne éditoriale
de chaque organe dinformation et limpossibilité pour de nombreux individus
dacheter régulièrement les journaux ou de sexposer continuellement aux
médias audio-visuels, ces moyens de communication de masse sassocient au
téléphone et à Internet pour faire apparaître la délibération dans lespace
public ici comme un processus complexe impliquant des acteurs qui ne se trouvent
nécessairement pas dans un même cadre spatial, mais qui rivalisent pour imprimer à la
décision en cours délaboration des marques particulières. La diversité des
formes dintervention mises à la disposition des acteurs par ces outils les érige
en véritables forums de débats et surtout en instruments privilégiés de la
perpétuation de la délibération sur lespace public dans la culture bamiléké.
Conclusion
Linstitutionnalisation des délibérations dans lespace public au sein des
chefferies bamiléké de lOuest-Cameroun sinscrit dans une trajectoire
historique. Elle est largement marquée par lempreinte des origines et apparaît
comme « une manifestation de la culture en action ». Elle est constamment traversée par
des dynamiques de métissage et de réinvention. Car face aux diverses mutations induites
dans les sociétés traditionnelles par lavènement des Etats modernes et par «
loccidentalisation du monde », les délibérations dans lespace public qui
sy déroulent connaîtront de profondes transformations allant globalement non pas
dans le sens de la régression, mais plutôt dans celui de leur adaptation aux exigences
dun environnement particulièrement instable. Les pratiques délibératives se
présentent en effet comme une importante dimension de la culture du peuple bamiléké.
Elles fournissent un système de significations que ce peuple utilise pour régler sa vie
quotidienne et servent de base à lidentité sociale qui conditionne dans une large
mesure la manière dont il se classe et perçoit son appartenance (Quantin 2004 : 22).
Notes
1. Précisons que le terme « fo » en langue bamiléké signifie chef traditionnel.
2. Nous paraphrasons ici L Sindjoun, La politique daffection en Afrique noire :
société de parenté, société dEtat et libéralisation politique au Cameroun,
Boston University, 1998, p.3.
3. Sur le concept de « démocratie délibérative », voir J. Cohen, cité par J
Habermas, Lespace public, Paris, Payot, 1997, p.XXV.
4. Source : entretien avec des autorités traditionnelles bamiléké
5. Ibid.
6. Source : entretien avec des autorités traditionnelles bamiléké.
7. Pour une tentative de classification des diverses associations qui structurent les
chefferies bamiléké de lOuest-Cameroun, voir entre autres : E. K. Kwayeb, Les
institutions publiques du pays bamiléké (Cameroun) : évolution et régime actuel,
Paris, LGDJ, 1960 ; B. Maillard, Pouvoir et religion : les structures socio-religieuses de
la chefferie de Bandjoun (Cameroun), Bern, Peter Lang, 1985, 277 p.
8. Cf. N. H Chau, cité par J. Rojot, Théories des organisations, Paris, ESKA, 2003,
p.153.
9. Source : Entretien avec des notables traditionnels bamiléké.
10. Cf. P. F Gonidec, cité par M. Kamto, Pouvoir et droit en Afrique : essai sur les
fondements du constitutionnalisme dans les Etats dAfrique noire francophone, LGDJ,
Paris, 1987, p.146
11. Cf. Cercle dAction Foréké-Dschang Infos N°27, décembre 2006-janvier 2007,
p.3.
12. Voir entre autres sur ce point : LEquatorial N°030 du 24 décembre 2003, pp.3-5
; Flash Infos N°081, janvier 2004 : p.8
13. Sources : données recueillies sur le terrain.
14. Source : Archives du service départemental des domaines de la Menoua.
15. Cf. J. A Scholte, cité par L. Sindjoun, Sociologie des relations internationales
africaines, Paris, Karthala, 2002, p.7.
16. Cette structure ne doit pas être confondue avec les comités de développement
créés par les autorités étatiques à travers le décret présidentiel du 24 mars 1977.
17. Source : Enquête que nous avons menée au niveau des membres de certains comités de
développement du pays bamiléké.
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