DYNAMIQUE DE POSITIONNEMENT ANGLOPHONE ET
par Louis-Marie NKOUM-ME-NTSENY
IRIC/GRAP
Le décryptage de lidentité anglophone relève de la socio-histoire. Il sagit dune identité séquentielle, événementielle, conjoncturelle et contextuelle car structurée au rythme de différentes phases de la vie politique nationale. Ainsi en est-il de la colonisation qui en constitue le vecteur, la souche référentielle, puis de la réception locale de lEtat inhibitrice de laltérité / ipséité notamment à lère de l Etat post-colonial de la première génération. Lidentité anglophone issue de ce contexte national apparemment convivial / cordial était plutôt statique et moribonde parce que produite par d Autres - hétéro-identification - et octroyée aux anglophones par le biais dun troc dont les " bénéficiaires " ne pouvaient préjuger du rapport dustensilité et dinstrumentalité que les " géniteurs " entendaient entretenir avec elle.
Depuis le lifting démocratique en 1990 caractérisé par le déchirement national, le malaise, la crise et lincertitude identitaires, les Camerounais anglophones ont entrepris de mobiliser tous les appareils symboliques, idéologiques et même structurels didentification. Auto-identification et positionnement dans larène politique camerounaise ou en dehors de celle-ci; tel semble sarticuler le message identitaire anglophone. Les retombées de cette " bataille " ne profitent cependant ni aux entrepreneurs politiques activistes, ni au " peuple anglophone " proprement dit, mais à une élite gouvernementale sans cesse rétribuée au gré des revendications anglophones. Lidentité anglophone se construit par le haut et à faible dose homéopathique. Elle se fait et se défait à deux niveaux et à deux vitesses. Elle est essentiellement fugace.
INTRODUCTION
Y a-t-il une identité anglophone au Cameroun? Si oui, en quels termes faut-il la dire? Telle semble être lune des questions qui se posent avec acuité - et dégagent une forte charge émotionnelle - dans un Cameroun dont la libéralisation politique vient, une fois de plus, de montrer à quel point les identités ethno-régionales représentent lun des pivots de la conscience politique (1).
Par dessus et au-delà des questions "Bamiléké", "béti", "kirdi" si souvent substantialisées et théorisées (2), "le problème anglophone" relève dune catégorie quil nest pas permis dignorer pour peu que lon veuille conjurer tout retournement dialectique de lhistoire. Lusage répété du mot " anglophone " - par ailleurs lourdement connoté -, sa cristallisation dans le vocabulaire tant social, culturel, économique que politique a débouché sur un fait implacable. Il a créé et maintenu lidentité anglophone dans une double logique. Tout en consolidant presquinvolontairement le positionnement anglophone sur léchiquier politique national, lévocation de cette identité la parfois desservie du fait de la certitude identitaire quelle a suscitée dans limaginaire collectif.
Par conséquent, la tendance générale est à la répulsion à légard du " problème " anglophone . Plutôt que de prendre du recul et de le cerner objectivement, lon sempresse dexprimer sa surprise devant " lagitation " anglophone avant de poser une question suspecte. Même les gens qui respectent les termes qui sont ceux-là même que les " anglophones ", personnes concernées, emploient pour elles-mêmes (3), à savoir quils sont les parents pauvres de lEtat camerounais, sinterrogent: Que revendiquent les " Anglophones " aujourdhui, une identité ou une filiation, filiation par rapport à quoi et à qui? Ceci met en exergue, au-delà de la complexité du problème anglophone, celle du concept didentité. Mettre en relation ces deux concepts (identité et anglophone) est en réalité une opération très délicate dans le contexte camerounais. La liaison entre les deux est difficile du fait de la dominante politique dans sa connotation première.
Cest pourquoi, plutôt que de sempresser daborder les problèmes complexes que comporte le rapport entre identité et anglophone dans le contexte de démocratisation au Cameroun, il faut dabord cerner le sens de lexpression " identité anglophone " en exerçant comme le dit le Pr Marcien TOWA une certaine vigilance (4) en particulier à légard de la notion didentité. Pour trancher cette question, il est donc nécessaire de tenter quelques remarques préliminaires.
Le débat sur lidentité anglophone au Cameroun est régulièrement émaillé de nombreuses confusions créées par une amalgame et une cacophonie résultant de la désarticulation du " message anglophone ", émetteur dune identification centrifuge et différentielle avec le " discours gouvernemental " uniformisant et tenant dune identification nationale centripète. Il en résulte, lintrusion dans le concept de lidentité en général et didentité anglophone en particulier, des notions d " unité " et d" intégration nationale ". Celles-ci sont alors rapprochées de la notion française dintégration républicaine où la nationalité est fondée sur le droit au sol et non sur le droit du sang comme cest le cas en Allemagne. Ceci est évoqué pour souligner la dérive camerounaise à la territorialisation de lidentité nationale et partant anglophone sous le prétexte de lintégrité territoriale qui sous-tend les politiques dunité nationale (AHIDJO) et dintégration nationale(BIYA).
Allant dans le même sens, les notions de nationalité et de citoyenneté escamotées au cours des conférences constitutionnelles de Foumban en 1961 et reprises avec emphase par les " autonomistes " anglophones prêtent à confusion et traduisent le profond désaccord qui subsiste à leur sujet entre francophones et anglophones sur fond daffirmation identitaire des seconds. Laquelle affirmation étale une autre confusion, certainement la plus véhiculée par le peuple anglophone et résultant de sa définition des notions daltérité et de différence. Au stade actuel, le " message " anglophone tend à faire de laltérité son étrangeté dans son propre pays (5), tandis que la différence davec les francophones est tout simplement assimilée à linégalité, à lasymétrie bicommunautaire (6).
Ces remarques permettent au demeurant de débrouiller lécheveau identitaire anglophone dont la complexité nest pas insurmontable. Il est clair en effet, il devient même plus clair après ces préliminaires, que le " peuple " anglophone entretient un rapport déquivocité avec son identité.
Celle-ci est dabord perçue comme un " invariant ", une essence immuable dans le sens que lentendent Pierre BOURDIEU, Fernand BRAUDEL, ABDALLAH LAROUI, Pierre NORA et plus proche de nous Engelbert MVENG (7). Cette perception, qui remonte néanmoins à une certaine époque, découlait de lillusion, longtemps entretenue, de la conciliation opérée entre les valeurs occidentales et les traditions africaines dans le double cadre de la colonisation franco-britannique et de la statogénèse. Deux événements qui, à en croire, ont été marqués respectivement par lacclimatation des valeurs occidentales (cultures et langues françaises et anglaises) grâce à lintermédiation des autorités traditionnelles (Cameroun britannique) et des jeunes évolués (Cameroun français); et par limportation réussie de lEtat occidental à travers la République Fédérale du Cameroun (1961-1972) issue de la réunification du 1er octobre 1961 et sanctionnant les retrouvailles entre francophones et anglophones jadis divisés par la colonisation. Tout ceci a inscrit le Cameroun dans la catégorie des sociétés où la modernité (colonisation, Etat) nétait nullement en totale rupture avec la tradition (convivialité et cordialité qui ont été des valeurs ancestrales déterminantes sur le chemin de la cohabitation anglophone-francophone et lintégration nationale). Lidentité anglophone dans cette perspective reposait sur limaginaire commun (8) et croyait se fonder sur sa modernité (9). En effet, défiant tous les aléas dune colonisation qui la séparé du " peuple " francophone en le rattachant de facto et même de jure au Nigéria britannique, le "peuple " anglophone a transcendé les barrières historiques avec son retour à la case départ; posant ainsi les bases de la primauté du grand Kamerun allemand dont la contestation contraste aujourdhui avec lidée même didentité anglophone.
Cela est dautant plus pertinent que lidentité anglophone est également perçue comme un refoulement des particularismes et émergences des spécificités nouvelles. Dans cette optique " le combat du peuple anglophone " (10) est engagé avec lultime objectif de lémergence dune identité clairement établie (11). Il se traduit par une mobilisation sans pareil des appareils idéologiques du défunt Etat anglophone du Cameroun Occidental fédéré.
De toute évidence, cette équivocité résultant dune interprétation baroque de lidentité traduit nettement les deux phases de maturation du " peuple " anglophone et sa dynamique de positionnement au Cameroun, entreprise complexe car éminemment politique. De lidentité statique produite par d"Autres" dans lillusion dune identité anglophone octroyée ou acquise automatiquement (I), lon est passé à la construction endogène dune identité anglophone dynamique et multiple, suscitée par lincertitude identitaire qui caractérise lactuelle phase de déchirement national tous azimuts, à commencer par la levée de boucliers dans lalliance entre francophones et anglophones (II). Cest le passage de lidentité à lidentification dans la logique de positionnement des seconds dans larène politique nationale qui est ainsi traduite en acte.
I - PSEUDO-CONVIVIALITE NATIONALE, CERTITUDE ET FICTION IDENTITAIRE ANGLOPHONE : la production dune identité statique
La gestation et la production, en dautres termes la gestion de lattribution de lidentité anglophone, relèvent dun processus lent mais progressif dhétéro-identification, cest-à-dire sa détermination par les " Autres " (12). Evénementielle, voire séquentielle, elle résulte de tant dévénements internationaux et nationaux, externes et internes dont lactuel " peuple " anglophone na souvent été que le dindon de la farce. De façon presquincidente, elle est un sous produit de la colonisation franco-britannique cautionnée par la Communauté internationale dune part, et dautre part du processus démancipation politique qui a conduit plus tard à létatisation du Cameroun.
Au-delà de son versant socialisé et de ses référents sociolinguistique, culturel et spatial, sa politisation excessive découle de son instrumentalisation par ses géniteurs et du rapport dustensilité quils ont entretenu et continuent dentretenir avec elle. Ces derniers en ont fait "une totalité déterminée qui serait dentrée de jeu une identité" (13). Nayant par conséquent pas eu la maîtrise de leur identité au départ, les anglophones lont vécue de façon dramatique et passive. Ses auteurs en ont fait un outil symbolique - pourtant politiquement connoté de façon parfois hyperbolique -, vidé de sens et de contenu pour ses propriétaires anglophones; et navaient aucun intérêt à la voire évoluer. Elle était donc restée statique parce quissue dun double malentendu productif: colonial (A) et étatique (B).
A/ - ETHNOGRAPHIE COLONIALE ET ENFANTEMENT IDENTITAIRE : linvention de lidentité anglophone, un malentendu productif
La gestion administrative ou manageriale, politique ou diplomatique (14) de lidentité anglophone date de la colonisation franco-britannique. Cette option ethnographique, révélée par la façon dont la Grande-Bretagne a administré la partie du Cameroun qui lui a été octroyée, peut avoir deux explications. La première concerne le peu dintérêt quelle portait sur cette portion de son vaste Empire colonial (15), suite à des dissensions à Londres entre le Colonial Office favorable à la colonisation du Cameroun par la Grande-Bretagne et le Foreign Office opposé à cette entreprise. La seconde concerne le regain dintérêt porté par elle sur cette petite portion territoriale pour des raisons dordre économique et stratégique liées à la sécurisation du Nigeria (16).
Ces atermoiements de ladministration coloniale britannique ont eu pour conséquence, sans doute indirecte, lidentification et la détermination de manière exacte du peuple du Cameroun britannique, permettant ainsi de ne pas le confondre que ce soit avec le peuple du Cameroun français, ou avec celui du Nigeria britannique (17). Cest à ce titre que la colonisation britannique peut être considérée comme le vecteur de lidentification anglophone. Mais il lui a fallu lappui de la communauté internationale qui a facilité linstitutionnalisation des référents identitaires.
1/ - La colonisation britannique : vecteur didentification anglophone
Linvention de lidentité anglophone découle de sa constitution en enjeu colonial par ladministration britannique, puis en enjeu diplomatique et politique par les investisseurs identitaires de tous bords. Situation que résume Luc SINDJOUN de façon suivante : " la libéralisation politique est un moment de constitution de la communauté anglophone en groupe ethnique dont lancêtre fondateur est ladministration britannique, le territoire identitaire, lex-southern Cameroons, et la langue de référence langlais" (18).
De toute évidence, si la partition du Kamerun allemand en 1916 entre la France et la Grande-Bretagne peut être considérée comme lélément fondateur de la distinction anglophone-francophone, la colonisation britannique apparaît par conséquent comme le vecteur de lidentité anglophone eu égard à la dynamique didentification et dindividualisation quelle recelait. Elle est en effet à lorigine de linscription historique, culturelle, linguistique, spatiale et même politique de lidentité anglophone dans la géopolitique nationale (19).
a - Linscription historique de lidentité anglophone
Plutôt que de sinscrire dans lordre chronologique et séquentiel sur le registre colonial camerounais, la colonisation franco-britannique a procédé de la négation, de la disqualification, et de lannihilation de la colonisation allemande au Cameroun (20). En ce positionnant comme la souche référentielle qui structure le champ politique national, elle est rentrée de manière impériale et exclusive dans la mémoire camerounaise. Elle est devenue lartère qui inonde de son sang lidentité nationale. Par voie de conséquence, lidentité anglophone est inscrite à jamais dans lhistoire du Cameroun du fait de lhégémonie de la colonisation franco-britannique en général, et de la colonisation britannique en particulier.
Lhistoire dun peuple fonde en effet son identité. Celle du " peuple " anglophone commence avec le partage du Cameroun entre la France et la Grande-Bretagne. Ce partage et la colonisation qui sen est suivie constituent lhistoire des activités productives du " peuple " anglophone, lhistoire de son invention. La complexité du problème anglophone en résulte : <<Il faut dire que la question anglophone est difficile. Cest un héritage difficile à gérer du fait du traitement que cette partie du territoire a reçu de la part des Anglais. Ces derniers navaient jamais considéré le Southern Cameroons comme un territoire utile. Tout au contraire, il sen sont toujours servi comme cordon de sécurité entre le Nigéria et le Cameroun. Leur seul préoccupation a toujours été la défense du Nigeria, particulièrement de son intégrité territoriale. Alors le Southern Cameroons est pour eux cette zone tampon qui peut subir tous les soubresauts, sans pour autant que les frontières nigérianes ne soient modifiées " (21). Il nen demeure pas moins quils sont créateurs de laltérité et même de lipséité du Cameroun britannique tant par rapport au Cameroun français que vis-à-vis du Nigeria : "Nous avons rejeté le Dr ENDELEY parce quil voulait nous amener au Nigeria. Si Monsieur FONCHA essaye de nous amener au Cameroun français, nous fuirons aussi. Pour moi le Cameroun français cest le feu, et le Nigeria cest leau (...) Je suis pour la sécession sans la réunification" (22).
Toute cette philosophie de la distinction et de lexception tirait sans doute son fondement de son inscription culturelle.
b - Linscription culturelle de lidentité anglophone
Le souci didentification distinctive des faits de culture anglophone dune part et de culture francophone dautre part constitue lacte colonial délaboration de deux identités culturelles au Cameroun. Daprès lInitiative de paix de Buéa, " les divergences culturelles résultant de plus de 42 années dadministrations française et britannique sur les deux territoires étaient... profondes... Ces divergences étaient évidentes en matière déducation, de culture, dadministration locale, de méthode dexécution des lois etc."(23).
La question essentielle demeure cependant celle du contenu de lhéritage culturel anglophone, cest-à-dire de la quintessence culturelle du camerounais anglophone. Quest-ce qui a pu identifier langlophone de manière spécifique et singulière comme Anglophone depuis la colonisation britannique? Sa manière dêtre, de vivre, de se comporter, de parler, dagir. Cela est-il le reflet évident de lhéritage culturel britannique ? Comme le relève Jean-Pierre FOGUI, lenjeu politique au Cameroun sous administration anglaise était structuré autour de larticulation entre "un sentiment général dattachement aux moeurs britanniques (british ways)", et "un sentiment général dantipathie à légard des moeurs françaises (french ways)" (24). On peut lire cette tendance dans les colonnes du journal du Cameroon People National Congress du Dr Emmanuel ENDELEY : "Il ny a aucun sens à vouloir sécarter de la manière française. LAngleterre na jamais plié devant la France et nous autres, Camerounais du Sud, nous ne plierons jamais devant la France "(25).
Somme toute, lon peut conclure que " ladministration anglaise avait incontestablement laissé dans [sa] colonie des habitudes et une culture politique différentes " (26). Cette culture était véhiculée par linstrument linguistique.
c - Linscription linguistique de lidentité anglophone
L identité anglophone est largement tributaire de la langue anglaise. Que lon se souvienne que lun des trois arguments avancés par Sir Frédéric LUGARD, Gouverneur du Nigeria pour souligner le plus grand intérêt pour la Grande-Bretagne de garder Douala et partant de coloniser le Cameroun tenait au fait que " les indigènes parlaient anglais " (27).
Sur ce plan, il faut dire que la marque linguistique a été assez déterminante pour lappartenance anglophone du British Cameroon. Langue coloniale, langue de communication, déducation et de travail, lAnglais a permis de distinguer le Cameroun sous administration britannique du Cameroun sous administration française. Cest dans ce cadre que lon peut comprendre que les Anglophones en fassent une priorité aujourdhui (28). Depuis la colonisation britannique en effet, il y a une continuité entre la marque linguistique et la marque territoriale de lidentité anglophone du fait de la construction linguistique de la communauté anglophone. La langue anglaise a fortement déterminé laménagement de lespace anglophone au Cameroun.
d - Linscription spatiale de lidentité anglophone
Lenjeu de la colonisation franco-britannique a été territorial dès le départ. Les termes du modus vivendi auquel sont parvenues les deux puissances coloniales le traduisent dailleurs clairement. Il sagissait ni plus ni moins du " partage ", de la " division ", de la " partition " de la dépouille territoriale allemande (29).
Le territoire hérité par la Grande-Bretagne (le quart notamment) et baptisé Cameroun britannique (British Cameroon) sera alors géographiquement connoté. En effet, toutes ses appellations : Southern Cameroons - et même Northern Cameroons -, Cameroon méridional, puis Ouest-Cameroun traduisent nettement linscription spatiale et la territorialisation coloniale de lidentité anglophone avec à la clé linstitutionnalisation dune identité anglophone. De part ses proportions par rapport au territoire du Cameroun français, il est créateur de lasymétrie francophone-anglophone dans la logique de valorisation de lespace. Buéa, siège des institutions de ladministration britannique est considéré comme le repère territorial de lidentité anglophone. Le fleuve Mungo quant à lui symbolisait et symbolise la frontière entre les deux territoires.
Somme toute, la gestion manageriale du Southern Cameroons par ladministration coloniale britannique a été génératrice dune " anglophonie " cautionnée du reste par la Communauté internationale.
2/ - Linstitutionnalisation et linternationalisation des référents identitaires anglophones
La cooptation identitaire de la Grande-Bretagne au Southern Cameroons a été légitimée par la Communauté internationale dont les intentions et le rôle restent ambigus dans lhistorie coloniale camerounaise. Ce nest quavec lorganisation, par les Nations Unies (ONU), du plébiscite de 1961 que lon a pu se faire une idée exacte sur ses intentions réelles à légard du peuple anglophone du Cameroun britannique dont le destin était en jeu.
a- La Communauté Internationale comme caution dune identité anglophone manufacturée
Le partage de fait du Kamerun allemand par le France et la Grande-Bretagne laissait planer une incertitude juridique et lidentité anglophone nétait quune identité de fait accompli. Le 28 juillet 1919, la conférence de Versailles solutionne ce problème par le biais dun traité qui en son article 119 dépossède lAllemagne de ses colonies et entérine le partage du Cameroun par ses puissances identificatrices. Le 20 juillet 1922 est signé à Londres le pacte de la Société des Nations (SDN) qui, dans la continuité de larticle 119 du Traité de Versailles (renonciation de lAllemagne à toutes les colonies) et en son article 22 (organisation du régime des mandats) accorde à la France et à lAngleterre le mandat de la SDN sur le Cameroun. Avec la création en 1945 de lOrganisation des Nations Unies, les deux Cameroun deviennent territoires sous-tutelle de la nouvelle Organisation placés sous ladministration de la France et de la Grande-Bretagne.
Ainsi, sous le couvert dun statut international sans cesse renouvelé, lalliance coloniale franco-britannique a perpétré et perpétué un bipode identitaire au Cameroun. LONU, qui est toujours en place et en activité, est devenue la tutrice des identités " anglophone " et " francophone " qui structurent de façon quasi-permanente le champ politique national (30). La naturalisation par elle de la colonisation franco-britannique a débouché sur linstitutionnalisation et linternationalisation des référents identitaires comme en témoigne le rôle joué par le plébiscite des 11 et 12 février 1961.
b - Le plébiscite de 1961 comme légitimation de lindividualisation anglophone
Pour mieux comprendre laction dindividualisation identitaire par ce plébiscite, il importe de procéder à une brève lecture sociologique de son environnement. M. Fulgener CHARPENTIER, premier ambassadeur du Canada en Afrique francophone en 1962 au Cameroun, avait tenu ces propos au sujet de son pays daccréditation : " lordre alphabétique voulut en 1959, que la délégation du Canada à lAssemblée Générale de lONU à New-York, soit placée à côté de la délégation du Cameroun dont le sérieux, le sens de responsabilité et lusage courant de nos deux langues impressionnèrent notre ministre... " (31). Cette séduction exercée par la délégation du Cameroun, encore territoires sous tutelle, à lONU sur dautres délégations, y compris celles des pays indépendants comme le Canada, était orchestrée par la dynamique du phénomène de pétitionnement qui avait fini par révéler au monde entier leur double identité nationale. Laquelle traduisait de façon patente la puissance des identifications culturelles à travers le monde ; puissance qui se manifeste par lattachement à une langue, à une mentalité étrangère (32)..
En effet, lAssemblée Générale de lONU nétait que trop habituée au problème national camerounais (33) qui était sans cesse posé tantôt en de termes différents (évolution politique de chaque territoire), tantôt en de termes identiques (réunification des deux territoires) par les deux délégations du Cameroun britannique et du Cameroun français .
Cest dans ce contexte que survient lidée dun plébiscite dont lissue devait décider de la situation du Cameroun britannique. La résolution 1352 (XIV) du 16 octobre 1959 fixe la date du plébiscite au plus tard en mars 1961 et décide des deux questions à poser au corps électoral : "souhaitez-vous réaliser votre indépendance en rejoignant la fédération indépendante du Nigéria", ou encore "en rejoignant la République indépendante du Cameroun?" (35). Les 11 et 12 février 1961, lONU organise séparément des plébiscites sur les deux territoires du Cameroun britannique : le Northern Cameroons et le Southern Cameroons. Des résultats définitifs proclamés le 15 février 1961 suivant un décompte séparé des suffrages, il ressort le choix des populations du Northern Cameroons pour le rattachement à la fédération nigériane tandis quau Southern Cameroons, le choix pour le rattachement à la République du Cameroun indépendant est acquis par 231 571 suffrages contre 97 741 pour le rattachement au Nigéria. Dans la suite logique des choses, la Résolution 1608 (XV) du 21 avril 1961 (Assemblée Générale) prend acte des résultats. Son article 4, alinéa 9 stipule que " le Cameroun septentrional sunira à la Fédération du Nigéria en temps que province séparée de la région du nord de la Nigéria ". Larticle 5 par contre invite " lAutorité de tutelle ainsi que les gouvernements du Southern Cameroons et de la République du Cameroun à entamer durgence des pourparlers afin de parachever avant le 1er Octobre 1961 les accords de mise en oeuvre des politiques convenues et déclarées par les parties intéressées en vue de lunion du Southern Cameroons et de la République du Cameroun pour former une " République Fédérale Unie du Cameroun ".
Deux poids, deux mesures, serait-on tenté de conclure. En coupant ainsi la poire en deux, lONU a fait étalage dun traitement ethnographique du problème anglophone. Elle na pas tenu compte de la troisième option proposée par les deux leaders anglophones -John NGU FONCHA du Kamerun National Démocratic Party (KNDP) et le Dr Emmanuel L. ENDELEY du C.P.N.C - et allant dans le sens de lindépendance du Southern Cameroons. Dune manière générale, compte na pas été tenu par lONU de lévolution du débat au sein du Cameroun britannique et de lopinion anglophone(35).
En préconisant résolument une alternative du " être avec " par trop réductionniste du choix anglophone, le plébiscite de 1961 a imposé tout en la légitimant lexception camerounaise de deux identités nationales toutes " manufacturées ". Il est en effet curieux et pertinent de constater que le rattachement du Northern Cameroons au Nigéria nest pas générateur de "malaise identitaire" (36) comme cest le cas dans le Cameroun réunifié. De là il y a lieu de se demander pourquoi le plébiscite de 1961 a débouché sur un problème anglophone au Cameroun. Davantage sil avait abouti au rattachement intégral du Cameroun britannique au Nigéria ou à son indépendance, en quels termes devait-on identifier cette entité aujourdhui ? Dans tous les cas, ce ne serait pas dans loptique du bilinguisme et du biculturalisme mis en exergue par les entrepreneurs identitaires anglophones (37).
Par un entêtement du destin, lentreprise coloniale franco-britannique au Cameroun sest traduite par un catalogage et une localisation de deux territoires distincts des Cameroun soutenus par la construction dune double culture par le haut et par le bas (38). Cette cartographie identitaire a généré une identité nationale en général et anglophone en particulier, moribonde et statique. Cest dans ce contexte que se conçoit cette interpellation du Pr. Jean Baptiste OBAMA : "Le Cameroun en somme est une construction coloniale au départ, arbitraire et artificielle... et si on veut en faire un projet aussi, cest important, il faut quon en fasse un, mais qui a dit que cette affaire arbitraire au départ, souvent coupée dans un bifteck mal taillé... est une entité qui existe ? Le Cameroun nexiste pas encore, il est en construction. " (39). Pour donner une réponse à ce cri de coeur, il faut sans doute commencer par sortir le Cameroun de la doctrine KISSINGER / SONNEFELD des sphères dinfluence dans laquelle la cantonné la colonisation franco-britannique et daprès laquelle le Cameroun fait partie de lOccident par la filière française dabord et anglaise ensuite(40).
LEtat post-colonial camerounais na pas réussi un tel pari. Sa gestion psycho -technocratique de lidentité anglophone a débouché sur sa fragilité.
B - " PSYCHO-TECHNOCRATIE " POST-COLONIALE ET REPRODUCTION DUNE IDENTITE ANGLOPHONE OBJECTIVE : troc dolosif et fragilité identitaire
Le débat sur lidentité anglophone en post-colonie se ramène finalement à la question de savoir comment a été géré lhéritage camerounais de la colonisation dans le cadre des relations intercommunautaires qui se sont établies après la réunification (41). Cette gestion sest caractérisée par laffirmation du droit naturel de lunité camerounaise dune part, et dautre part la loyauté à lOrganisation des Nations Unies. Ainsi, après avoir déclaré en 1958 dans son discours sollicitant linvestiture comme Premier ministre qu"un référendum provoqué des deux côtés [du Mungo] permettrait à chaque bloc de faire entendre son désir. ", Monsieur Ahmadou AHIDJO, vaniteux et loyal, affirmera en juillet 1960 : "Notre action est naturelle. Comme je le disais hier soir à Buéa, si nous nétions pas respectueux des lois internationales, il ny aurait même pas eu besoin de plébiscite [au Cameroun britannique]. Dune façon automatique, les Nations Unies auraient décidé que le Cameroun deviendrait un comme il était avant 1916"(42).
Ceci permet de comprendre le modèle camerounais de gestion de lidentité nationale dominée par la transition douce de lethnographie coloniale denfantement identitaire à la psycho-technocratie post-coloniale de reproduction identitaire. La réunification dictée par le plébiscite a en effet débouché sur un système de pouvoir qui a progressivement permis de maîtriser les mythes, les références valorisantes des individus et des peuples (43) camerounais, anglophones ou francophones mais anglophones en particulier, suivant la logique : "le plus grand dominateur nest pas celui qui accumule la force militaire ou économique, mais celui qui enchante ses dominés" (44).
De AHIDJO à BIYA, de FONCHA à ACHIDI en passant par MUNA, lidentité anglophone a été subjuguée et fragilisée, que ce soit pendant la période détatisation molle ou durant celle de létatisation autoritaire du Cameroun.
1 - Etatisation molle et troc identitaire
Le Cameroun sous tutelle française acquiert son indépendance le 1er janvier 1960. Sur le chemin de la réunification des deux territoires, une vive polémique alimente les débats dans les deux camps, en particulier au Cameroun britannique encore sous tutelle de lONU. Le plébiscite des 11 et 12 février 1961 a quelque peu rétabli lordre dans la mesure où lidée dune réunification a finalement été acquise, mieux imposée. Ainsi, celle-ci a lieu le 1er Octobre 1961. La République Fédérale du Cameroun issue de ce processus fait dincertitudes et de rebondissements pouvait à juste titre être affublée de tous les qualificatifs traducteurs de " la problématique du rattrapage " (45) : Etat inexistant, Etat inachevé, Etat chancelant (46).
La clientélisation du processus étatique était dictée par la configuration ethno-sociologique du Cameroun (47). Le président AHIDJO devait faire alliance, très souvent dailleurs contre nature, avec des entrepreneurs politiques locaux. En bonne place figuraient " les représentants du Southern Cameroons " (48) dont la naïveté [quils ont] affichée pendant cette période cruciale incline à conclure à un troc dolosif de lidentité anglophone. Prenant la situation à son avantage, le président AHIDJO, dans une optique mi-manageriale mi-politique, a policisé et juridicisé lidentité anglophone.
a - Représentation et Rétribution Identitaires
Comme la écrit Jacques BENJAMIN, "Lart politique, cest le fait dutiliser au maximum ses avantages au moment propice. Foumban représente une rencontre doffres et de demandes, que Roth-Child a cru devoir qualifier de stratégiques (strategic demands) : la constitution camerounaise est également la résultante de forces en présence. "(49). Foumban " symbolise " le lieu où a été scellé laccord presquendogène de la réunification du 1er Octobre 1961. Cest ici en effet qua été " délimité, avec les intérêts distincts sur lesquels repose chacune [des collectivités], [lidentité de chaque entité], et établi les moyens dassurer [lexpression de chacune] et leurs rapports mutuels"(50).
Foumban représente par ailleurs le triomphe de lélitisme constructif de la fédération camerounaise. Laccord a en effet été scellé entre une poignée de camerounais, francophones et anglophones, auréolés certes de leur statut de dirigeants des deux Cameroun. Le décor de ce marchandage politique au sommet a été planté progressivement et sans cesse réaffirmé de part et dautre. Ainsi, dans une adresse prononcée par le Premier ministre du Southern Cameroons lors de la rencontre des étudiants des deux zones francophone et anglophone tenue à Yaoundé en août 1959, M. FONCHA déclare : "la réunification (avec le Cameroun) ne doit pas être une condition pour la sécession (davec le Nigeria). La réunification est une simple affaire de table ronde entre les deux gouvernements. Tout homme qui fait de la réunification une condition de la sécession est un ennemi qui milite en faveur de lintégration à la fédération du Nigéria " (51) . De son côté, le Président AHIDJO déclare dans un discours à lAssemblée Nationale en août 1961, cest-à-dire dans lattente de la réunification doctobre, qu " il ne saurait... être question de laisser chaque région géographique, chaque groupe ethnique, agir à sa guise. [...] [cest pourquoi] les deux Etats dirigés par leur parlement et leur gouvernement continueront à gérer leurs affaires internes... dans la mesure où lexercice de cette prérogative ne risque pas de porter atteinte à lensemble de la vie nationale " (52).
Parlant donc des " forces en présence " sur le chantier de construction nationale, référence est faite à " la délégation de la République du Cameroun " et aux "représentants du Southern Cameroons " (53), cest-à-dire lélite gouvernementale en particulier. Ce sont ces représentants qui ont décidé de lidentité nationale et partant de lidentité anglophone.
A ce sujet, il importe de souligner le fait que la rencontre " du donner et du recevoir ", " doffres et de demandes " sest rapidement transformée en troc dolosif préjudiciable en définitive à lidentité anglophone. Cest surtout elle qui était en jeu au cours de ces tractations. Ses défenseurs ont fait montre de faiblesse, de naïveté, voire de traîtrise, dopportunisme et dégoïsme. A Foumban, ils ont tout de suite plié lorsque, prenant la parole à louverture des travaux, le Président AHIDJO leur expliqua " quil ne considérait que les propositions présentées sous la forme de modifications à la Constitution de 1960 de la République du Cameroun (54). " Le ton presque suppliant, comme le relève Jacques BENJAMIN, le Premier ministre FONCHA répondit quelques jours plus tard : " Depuis trois jours, nous avons étudié la position que votre Excellence nous a présentée. Nous y avons découvert plusieurs points dentente, et quelques points sur lesquels lunanimité ne sest pas faite entre nos deux délégations. Je veux assurer son Excellence que les suggestions que nous avons faites lors de ces discussions ne sont pas parfaites ; nous espérons néanmoins que ces suggestions seront étudiées et acceptées par votre Excellence et votre délégation. Les recommandations que nous avons formulées proviennent du sentiment de fraternité envers la République du Cameroun " (55). Le Chef de lopposition, le Dr ENDELEY ira même jusquà comparer les suggestions anglophones à celles dun " jeune frère formulées à lendroit de son frère aîné " (56).
Lidentité anglophone a ainsi été massacrée, sacrifiée. Foumban représente en effet un échec de positionnement de lEtat fédéré du Cameroun Occidental (CAMOC) - qui en sera issu - dans la fédération camerounaise. Echec de positionnement local mais triomphe de la " trophéisation " prébendière de la classe politique anglophone. Nayant pas réussi à donner à lEtat anglophone la place de partenaire quils revendiquaient au départ, les leaders anglophones se sont contentés de quelques positions de pouvoir à eux proposées par le président AHIDJO. On a ainsi beaucoup parlé de " concessions " entre les deux camps (57). Ce mot a-t-il seulement sa vrai signification ?
Après Foumban il sest établi, il faut bien le reconnaître, une co-gestion complice et coupable de lidentité anglophone à partir de laccord scellé entre entrepreneurs politiques anglophones et francophones de la réunification. Tous les partenaires anglophones - à lexception de rares cas tels le Dr ENDELEY, et ce pour dautres raisons -ont été gratifié de trophées politiques se ramenant pour lessentiel à de positions gouvernementales (58). Ainsi par exemple, le Chef de la délégation M. John NGU FONCHA sera cumulativement Vice-Président de la République Fédérale du Cameroun et Premier Ministre du Cameroun Occidental tandis que son compagnon S. TANDENG MUNA sera tour à tour ministre dEtat, Vice-président de la République Fédérale du Cameroun cumulativement avec ses fonctions de Premier Ministre du Cameroun Occidental.
Le fait pour certains leaders politiques anglophones (MUNA, FONCHA) de se présenter aujourdhui comme des victimes de la réunification, contrairement à limage de héros, de " véritables artisans de la réunification des Cameroun " (59) est par conséquent assez troublant. Cela constitue tout de même, au-delà dun repentir public, la preuve de leur participation passive à la policisation et à la juridicisation de lidentité anglophone orchestrées par le président AHIDJO et ses partenaires français (60) par le biais dun troc dolosif.
b - Policisation et Juridicisation de lidentité anglophone
Durant les premières années du processus détatisation du Cameroun, le Président AHIDJO semblait voir le peuple anglophone à travers ses dirigeants politiques. Or, ces derniers étaient dans une certaine mesure assimilés à de délinquants politiques primaires étant donné quil craignait que " dans un Cameroun uni, les leaders du sud anglophone et francophone ne forment un gouvernement de coalition dirigé contre lui (61), originaire du Nord Cameroun francophone. Les accointances entre ces derniers étaient évidentes (62), et le Président AHIDJO savait quil nétait pas politiquement aimé au Sud du pays. La fédération, telle que conçue par lui, devait alors être une espèce de " prison " dans laquelle devait prendre fin laventure du délinquant anglophone en passant par le " tribunal " de Foumban (Conférences constitutionnelles bilatérales des 17-18-19-20 et 21 Juillet 1961).
Cest ici toute lorigine de la policisation et de la juridicisation de lidentité anglophone. Procédant à la manière de la police et de la justice, le Président AHIDJO a ramené la singularité anglophone à lattachement loyal de son dirigeant à la politique unificatrice. Cest ce qui explique quà sa moindre hésitation, au moindre doute émis sur lui, le représentant anglophone, partenaire de la fédération, était remplacé ; MUNA succédera dans ces conditions à FONCHA. Il en sera de même en ce qui concerne la cadence des ministres anglophones dans le gouvernement fédéral.
Cette approche objectiviste de lidentité anglophone par AHIDJO procède de loptique sociologique positiviste durkheimienne, et consistait à la traiter comme une chose. Le dirigeant anglophone était une sorte de carte didentité déterminant dans le rapport dustensilité que le président francophone entendait entretenir avec le peuple anglophone. Cest entre les lignes de ses discours quon peut déceler cette définition policière et ethnologique de lidentité anglophone par le premier président camerounais : " il ne saurait... être question de laisser chaque région géographique, chaque groupe ethnique, agir à sa guise. [...] les deux Etats dirigés par leur parlement et leur gouvernement... " (63). On entrevoit ici les premiers indices de létatisation autoritaire et de la domestication relative de cette identité.
2 - Etatisation autoritaire, domestication relative et dilapidation progressive de lidentité anglophone
Létatisation autoritaire du Cameroun commence avec la réunification du 1er Octobre 1961. Marquée par la dynamique centralisatrice, elle passe par les étapes décisives de la création du parti unique en 1966, de linstitution de lunité syndicale, et aboutit en 1972 à lunification, cest-à-dire la suppression de la fédération.
Pour les Anglophones, lenclenchement de ce processus symbolise en effet le " début de la dictature et [de la] néo-colonisation du Cameroun méridional " (64) et le démantèlement de leur identité en ce sens quil constitue la fin de leur existence (65). Il sinscrit en faux contre la " conférence constitutionnelle " de Foumban qui posa les fondements juridiques et politiques de la réunification des Cameroun francophones et anglophone" (66) avec en prime lindication conventionnelle de lidentité anglophone .Ce faisant, elle traduit le passage inattendu à la détermination prescriptive de la singularité anglophone .
a - Lindication conventionnelle et restrictive de lidentité anglophone : le territoire et la langue
Foumban marque létape de la production et de la construction conventionnelle de lidentité anglophone concrétisée et matérialisée par la constitution de la République Fédérale du Cameroun(67). De prime abord, cette indication conventionnelle se ramène à la constitutionnalisation de lidentité camerounaise. Laquelle devrait avoir entre autre fonction capitale, stopper l"affrontement au deuxième degré de deux géants de la colonisation - la France et la Grande-Bretagne- dans le cadre de deux cultures politiques différentes, notamment le jacobinisme français par trop centralisé, jugé étouffant et antidémocratique par certains leaders du Cameroun britannique(68). Comme le relève Jacques BENJAMIN à ce sujet, " les discussions qui se tinrent à lAssemblée constituante de Foumban relèvent à la fois la très grande différence de vues entre les dirigeants des deux territoires et toute la force centripète exercée par le groupe de M. AHIDJO grâce à lutilisation de sa tactique. Mais elle révéla également que les pressions centrifuges exercées par la délégation du Sud-Cameroun nétaient pas nulles " (69).
Lenjeu principal de ce face à face était en effet lidentité anglophone, la détermination de la place des Camerounais occidentaux dans la fédération camerounaise (70). Le président AHIDJO en était sans doute conscient lorsque, affirmant la nécessité de la mise en place souple et progressive des institutions définitives de la fédération il déclarait: " si les Etats conservent des compétences presque suffisamment larges pour leur permettre de répondre à leurs particularités propres, [...] la liste des matières fédérales, longue et précise, marque notre volonté de tendre autant que faire se peut vers une homogénéité réelle de notre vie publique " (71). A plusieurs reprises en effet, le président avait affirmé sa volonté de parvenir à un accord qui puisse arranger les deux parties. Il déclarera en juin 1960: "(...) Jai dit et répété au nom du gouvernement que nous navions pas un esprit annexionniste; la réunification devra se faire en accord avec nos compatriotes doutre - Moungo [...] et cest après cet accord entre les deux parties que nous établirons les conditions de réunification " (72).
La sincérité et la cordialité observées dans ces déclarations ne devraient en rien occulter lambiguïté du discours politique, très souvent porté à endormir ses destinataires. Sous linstigation du président AHIDJO, et en dépit du cadre conventionnel, cest finalement à une indication restrictive de lidentité anglophone que sont parvenus les délégués francophones et anglophones à lissue de la conférence de Foumban. La constitution Fédérale de 1961 stipulait en son article premier que : "La République fédérale du Cameroun est formée, à compter du 1er Octobre 1961, du territoire de la République du Cameroun désormais appelé Cameroun oriental, et du territoire du Cameroun méridional, anciennement sous tutelle britannique, désormais appelé Cameroun occidental ". Lalinéa 2 du même article précisait que " Les langues officielles de la République fédérale du Cameroun sont le français et langlais ".
La constitution fédérale reproduit et construit ainsi lidentité anglophone exclusivement à travers le territoire et la langue notamment le territoire de lancien Cameroun britannique rebaptisé Cameroun Occidental et la langue du colonisateur, naturalisée et classée langue officielle. Ce faisant, elle contribue à figer lopposition territoriale et linguistique entre francophones et anglophones au Cameroun. Et pourtant, comme le relève Jacques BENJAMIN, " Langlais, langue officielle du Cameroun occidental, nest [...] parlé que par une minorité de ses habitants, et le français se trouve dans une position similaire au Cameroun oriental " (73).
En réalité, cette reproduction et cette constitution de la communauté anglophone à partir du territoire et de la langue est larbre qui cache la forêt. Lusage et la protection de la langue officielle (74) ainsi que du territoire de la minorité en particulier ne seront pas conçus et assumés par le pouvoir fédéral chargé dexécuter les clauses contractuelles de Foumban. " Selon John NGU FONCHA, Ahmadou AHIDJO, alors président du Cameroun français, a [...] boycotté les accords de Foumban qui établissaient une plate-forme équitable entre lancien Southern Cameroons et le Cameroun français... Les accords de Foumban nont jamais été parachevés par quiconque " (75). Aussi dans les faits, les camerounais anglophones navaient cessé de se plaindre du fait que les circulaires venues de Yaoundé étaient uniquement en français. (76).
Il faut dailleurs relever que cette démarche conventionnelle avait pour défaut principal le fait quelle avait institutionnalisé une identité anglophone statique, car servant de refuge pour les Anglophones et de prétexte pour la mésentente. Jean Pierre FOGUI fait fort de noter à ce sujet que " la divergence la plus évidente entre les deux Etats fédérés est née... de lutilisation de deux langues différentes. Dès lentrée en vigueur de la fédération sest posé le problème de lharmonisation des deux systèmes affirmés, mais dans la réalité tout se passait comme si seuls les anglophones devraient apprendre le français... " (77). Un cri de détresse et de frustration identitaire sera lancé par le Dr. Bernard FONLON : " En trois ans de réunification, grâce aux articles 5 et 6 de la constitution fédérale, plusieurs pratiques et institutions sont venues de lEst dans lOuest . Au Cameroun occidental, on conduit sa voiture maintenant à droite, le franc a remplacé la livre sterling comme monnaie courante lannée scolaire a été alignée sur celle de lEst et le système métrique scientifique a remplacé les mesures britanniques peu maniables. Mais, en vain, ai-je cherché une seule institution ramenée de lOuest dans lEst. Hors de ses frontières fédérées, linfluence du Cameroun occidental est pratiquement nulle... Le résultat par conséquent, est quau Cameroun oriental, linfluence française déjà prédominante, est terriblement consolidée par les camerounais eux-mêmes... , nous serons tous Français dans deux ou trois générations " (78) : Cest tout dire de la dynamique centripète dimposition dune identité unique de langlophone au Cameroun envers et contre les garanties prévues par le cadre conventionnel.
b - La détermination prescriptive de la singularité anglophone : limposition dune identité unique de langlophone
Le caractère restrictif de lindication conventionnelle de lidentité anglophone du fait de son cantonnement au territoire et à la langue a été suffisamment souligné. Ce qui na pas été souligné, cest limposition, dès la constitution fédérale de 1961, de lidentité unique à travers linstitution dune nationalité camerounaise contrairement à la proposition de double nationalité défendue de façon constante par le KNDP du premier ministre anglophone John NGU FONCHA. Le dernier alinéa de larticle premier de la loi n° 61-24 du 1er septembre 1961 stipule notamment que " les ressortissants des Etats fédérés sont citoyens de la République fédérale et possèdent la nationalité camerounaise ".
De même, la notion de " peuple camerounais ", substantialisée, reste porteuse dune identité unique. Larticle 2 de la constitution fédérale stipule à ce sujet que " la souveraineté nationale appartient au peuple camerounais qui lexerce, soit par voie de référendum. Aucune fraction du peuple ni aucun individu ne peut sen attribuer lexercice " (80). Lévocation dune " fraction du peuple " semble davantage relever dune mise en garde implicite adressée au peuple anglophone qui disparaît ainsi du vocabulaire constitutionnel camerounais.
Déjà, labsence dun préambule après un événement aussi important que la réunification de deux territoires séparés pendant plus de quatre décennies (1916-1961) dénote de la négation de linscription historique dune double identification nationale. Par voie de conséquence, cette omission volontaire participe également de limposition dune identité unique prédatrice de la singularité anglophone.
Cest dailleurs le caractère conventionnel de cette loi constitutionnelle instituant la Fédération qui est douteux. Elle aurait en effet été adoptée par le seul parlement du Cameroun déjà indépendant et non par une Assemblée constituante regroupant des représentants francophones et anglophones (81). Comme lexplique Bernard FONLON, il y avait plutôt eu diktat de la République indépendante du Cameroun francophone et non marchandage ou entente : " Cette fédération vit le jour grâce à lunion de deux Etats, lun (la République du Cameroun) déjà doté de souveraineté, lautre (le Cameroun méridional) jouissant à peine de son autonomie interne. Il ne pouvait y avoir, pour cela, de marchandage entre eux comme entre égaux, et à la table de conférence, le Cameroun méridional ne pouvait parler avec cette autorité, cette dignité dont jouit aujourdhui même le minuscule ZANZIBAR "(82).
Cest pourtant cette constitution négociée dans des conditions inégalitaires qui aura, pendant 11 ans, déterminé le modelage de lespace politique national. Faisant fi du multipartisme implicitement souligné dans larticle 3 de la constitution (83) le président AHIDJO obtient en 1966, ce avec la bénédiction des leaders anglophones suite à une entente avec les trois formations politiques dominantes dont principalement le KNDP, le CNPC (84), la création du parti unique : lUnion Nationale camerounaise (UNC).
En 1972, lEtat unitaire (la République Unie du Cameroun) remplace la fédération. Par voie référendaire, le pays se dote dune nouvelle constitution ; la Constitution du 2 juin 1972. Dans son préambule, on peut lire que : " Le Peuple camerounais, -Fier de sa diversité culturelle et linguistique, élément de sa personnalité nationale quelle contribue à enrichir, mais profondément conscient de la nécessité impérieuse de parfaire son unité, proclame solennellement quil constitue une seule et même nation, engagée dans le même destin et affirme sa volonté inébranlable de construire la patrie camerounaise sur la base de lidéal de fraternité, de justice et de progrès ". Ce passage constitue une proclamation prescriptive et solennelle de la fin de lexception anglophone dans lEtat camerounais. Lidentité anglophone est noyée dans " sa diversité culturelle ".
Davantage, la clause territoriale dindication de lidentité anglophone disparaît. Seul sa détermination linguistique subsiste dans larticle premier, alinéa 3 où on peut lire : " les langues officielles de la République du Cameroun sont : le français et langlais ". De façon claire et sur la base de la réorganisation administrative du territoire, "le territoire du Cameroun Occidental" cède la place aux provinces anglophones du Nord-Ouest et du Sud-Ouest. Lapothéose de limposition de lidentité unique se situe en 1984 lorsque, par la loi n° 84/1 du 04 Février promulguée par le président de la République (Paul BIYA), la République Unie du Cameroun est transformée en République du Cameroun. Dictée certes par des préoccupations autres que le clivage anglophone-francophone (85) cette transformation dans lappellation touche néanmoins la conscience et la mémoire anglophone dans la mesure où le qualificatif " Unie " symbolisait linscription historique de leur identité dans lEtat unitaire.
De toute évidence, pendant la période détatisation autoritaire, lidentité anglophone a pris une connotation logique et métaphysique. La spécificité, la singularité anglophone est dans un premier temps perçue à travers la diversité culturelle camerounaise avant dêtre finalement ramenée à la notion de " peuple camerounais ". Par rapport à lentité camerounaise, la différence anglophone est ramenée au même. Cest ce qui fera dire à E. MBUYINGA que la pratique de la Fédération, et celle de lunification ensuite nauront été que " lhistoire dun processus lent mais inexorable dannexion pure et simple du West -Kamerun par le régime AHIDJO " (86).
Somme toute, la fragilité de lidentité anglophone découle de son invention par d"Autres" notamment les colons dabord et les partenaires francophones de la fédération ensuite. Tout cela sest déroulé dans un contexte de pseudo-convivialité, de modus vivendis cordial qui ne permettait pas toujours de percevoir la logique dinstrumentalité et dustensilté que recoupait cette entité issue dun double malentendu productif : la colonisation franco-britannique et la réunification des deux Cameroun anciennement français et britannique. Ce contexte a changé depuis le lifting démocratique caractérisé par le déchirement de la nation camerounaise. La rupture de léquilibre délicat établi de facto entre les deux communautés -anglophone et francophone -, mieux létat de tension psychologique et politique qui règne entre elles a révélé lincertitude, la vacuité et limmobilisme de lidentité anglophone ; suscitant par là-même la volonté du peuple anglophone de la capturer et de la restaurer en la rendant plus dynamique.
II - DECHIREMENT NATIONAL, INCERTITUDE ET BATAILLE IDENTITAIRE : la construction dune identité anglophone multiple et dynamique
Le contexte de démocratisation est le moment de formulation et de reformulation des exigences groupales. Cest le cadre de positionnement et de repositionnement, de classement et de reclassement, de distribution et de redistribution des rôles sociaux dans le système politique en mutation. Il se caractérise en outre par la radicalisation dans la présentation et la représentation des valeurs individuelles et collectives, dictée par la logique ambivalente et/ou conflictuelle du " je suis, tu es ", " nous sommes, vous êtes ". Cette logique, en référence au " problème anglophone ", sest traduite au Cameroun par lexacerbation de la dialectique de léléphant et de la souris. LAnglophone, symbolisant la souris, ne voit plus que le Francophone, symbole de léléphant, obstacle qui se trouve en travers de sa réalisation.
Le déchirement en sourdine, puis manifeste du tissu social camerounais repose en général sur la volonté de différenciation sociale. Toutefois, le côté le plus visible reste la crise de la cohabitation bicommunautaire dans ce sens que lémancipation anglophone interpelle lidentité francophone et vice-versa. Il sen suit une crise profonde du processus identificatoire (87) national, traduction de la fragilité identitaire en postmodernité (89), et dictée par la remise en question de la légitimité identitaire anglophone.
Les Anglophones, dans une logique dauto-identification, donnent limpression de devoir assumer le coût identitaire le plus élevé du déchirement national. Ils semblent en effet avoir fait leur lanalyse dAndrée TABOURET KALLER suivant laquelle : " Nos identités sont à la fois nos pellicules les plus fragiles et nos cuirasses les plus épaisses. Cest là que nous sommes le plus vulnérable, cest là que nous opposons la résistance la plus tenace à toute atteinte qui viendrait toucher aux termes qui nous représentent et avec lesquels, bien souvent, nous nous identifions. Que resterait-il dun homme si on lui enlevait son nom ? " (89).
La question se pose aujourdhui de savoir si les Anglophones veulent créer une identité ou dynamiser tout simplement celle qui existe comme le dit si bien Ahmed MOATASSIME, " Lidentité est (...) un phénomène mobile, évolutif qui ressemble à un arbre dont les racines (personnalité) sont profondes mais dont les branches peuvent évoluer au diapason de luniversel : même si elles tombent, elles se reconstitueront, tant que les racines restent indemnes et régulièrement irriguées " (90). Linvestissement identitaire des Anglophones se traduit en effet par la mobilisation des identités multiples dans le but ultime de stabiliser la crise actuelle (A). Il se matérialise en outre par la définition des procédures dhomologation de lidentité anglophone, eu égard à limpérieuse nécessité de se positionner dans larène sociale, économique et politique.
A/ - LA MOBILISATION DES IDENTITES MULTIPLES ET LA DEMULTIPLICATION DES FACTEURS DIDENTIFICATION : Stabiliser la crise identitaire anglophone
Lauto-identification se fait sous le poids contraignant dune histoire individuelle ou collective inscrite en mémoire (91). Lidentité des Anglophones est longtemps restée statique parce quelle leur servait de refuge distinctif par rapport à la majorité francophone et se ramenait principalement à la concession territoriale et linguistique à eux faite sur le plan purement référentiel. Expliquant linertie du processus dauto-identification, Blanche Noëlle GRANUG écrit qu " on ne change pas très vite didentité, on est retenu " (92).
Cette inertie est presque toujours liée au rapport de forces défavorable comme ça été le cas pour des Anglophones depuis la réunification. Cest ce que, semble-t-il, ces derniers tentent de conjurer aujourdhui. Leur Identité est en construction dans un pays où lidentifiant national est encore à trouver. Cela explique sans doute le passage du stade de lidentité acquise à celui de lidentité conquise, voire de conquête identitaire. Celle qui sappuie sur plusieurs référents et sinscrit sur plusieurs registres.
Notre objectif ici nest pas de procéder à une énumération des catégories didentité anglophone. Toutefois, force est de constater que, dans leur combat pour la survie, les Anglophones ont mobilisé des identités multiples; et le mouvement de passage dune catégorie à une autre nest pas régulier. Il se dégage globalement une vacuité de lidentité culturelle apparemment étrangère à celui qui sen réclame, une attitude baroque de renonciation-attachement à lidentité linguistique, un " renouveau dynamisant " de lidentité spatiale,... enfin et surtout, un impérialisme de lidentité politique sans doute lié à lattrait que les appartenances exercent sur les entrepreneurs politiques.
1 - Vacuité et étrangeté de lidentité culturelle
La problématique de lidentité culturelle anglophone est ancienne, mais elle connaît un renouvellement extraordinaire depuis le processus démocratique. Cela a été rendu possible grâce à la relecture tonique du concept de culture par les aménageurs culturels anglophones de la génération de la seconde indépendance. Ceux-ci sefforcent sans cesse de la débarrasser de ses attributs de vacuité et détrangeté dont il a été affublé au moment de lunification du Cameroun. Cest un processus qui est allé crescendo mais avec quelques moments de relâchement avant datteindre sa vitesse de croisière qui se situe en 1993, en mettant le cap sur le " problème du système éducatif " anglophone (93). Cette évolution mérite dêtre connue, afin que soient clarifiés les enjeux de lactuelle bataille culturelle.
Au Cameroun, langue et culture ont toujours été liées dans le débat sur lidentité culturelle. Cette démarche participe de la disqualification des langues et cultures francophones et anglophones du fait de leur externalité et de leur caractère essentiellement dangereux car divisif. Déjà à lissue de la Conférence de Foumban, un communiqué conjoint, lu à la presse par M. John NGU FONCHA, Premier ministre du Cameroun Britannique indiquait que les deux langues officielles des deux Cameroun étaient importées et quelles devraient un jour être remplacées par une langue et une culture autochtones (94). Cette option à laquelle semblait avoir souscrit le peuple anglophone sous le couvert de son ancien leader charismatique leur sera rappelée par le Président BIYA suite aux incidents qui ont émaillé lavènement de la démocratie au Cameroun en général et à Bamenda en particulier : "Nopposons pas Anglophones et Francophones... La barrière des langues nest pas et ne doit pas être un problème politique dans notre pays. Le Cameroun est et demeure un pays bilingue et pluriculturel. Dailleurs, souvenez-vous, au début du siècle, les camerounais nétaient ni Anglophones, ni Francophones / pourquoi faut-il quà laube du troisième millénaire, les guerres des autres, les cultures des autres divisent les camerounais...?"(95).
Cette démarche recouvre un enjeu éminemment politique, surtout dans la nouvelle donne où lon sinterroge de savoir si le Cameroun ne risque pas dêtre un champ de bataille entre Anglophones et Francophones pour la promotion des culturelles étrangères (96). Elle a en effet pour conséquence de présenter le Camerounais anglophone comme un sous produit de la culture allogène, un " métis culturel " quil est malaisé de circonscrire dans un groupe précis.
La question à laquelle tentent de répondre les Anglophones à travers la bataille culturelle qui sest intensifiée depuis la démocratisation est celle de savoir sils sont eux-mêmes, mieux sils peuvent encore être eux-mêmes eu égard à ces idées reçues. Ces derniers sont plutôt très inspirés. Ils ont organisé leur combat en deux étapes qui constituent en fait une revivification des anciens thèmes: système éducatif et culture politique.
Le premier point semble se situer en dehors des tendances séparatistes et relève des problèmes à résoudre durgence : "[...] Ce problème du système éducatif constitue le point le plus sensible chez les anglophones. Si nous prenons aujourdhui le devoir de vous informer en détail sur le GCE et le Board, cest dans lespoir que votre soutien aux revendications du Teachers Association of Cameroon (TAC) et des parents anglophones et votre participation aux actions de pression menées par les anglophones, peuvent atténuer le sentiment de non-appartenance à la République du Cameroun qui saccentue de plus en plus chez les anglophones du Southern Cameroons [...] Et même si cet état de chose renforce le CAM en confirmant chez tous les anglophones la nécessité dun retour à la légalité de 1961, nous voyons également à lhorizon le danger dun militantisme incontrôlable qui risque dentraîner des conséquences préjudiciables et pour vous et pour nous " (97).
A travers ce point dont la solution est partiellement trouvée aujourdhui, les Anglophones entendaient organiser une " résistance culturelle, consciente " visant principalement à stopper " le déclin de leur système éducatif ", "la politique dassimilation" orchestrée par " la philosophie dharmonisation " des systèmes éducatifs francophone et anglophone sous les auspices du Ministère de lEducation Nationale, et enfin le dépérissement de " lenseignement technique commercial des anglophones " (98). Ils revendiquaient par ailleurs un Board of Examinations devant consacrer leur autonomie dans lorganisation des différents examens anglophones, synonyme du dessaisissement de lEtat alors même que pour le Ministre MBELLA MBAPPE, léducation nationale relève de la souveraineté nationale (99).
Loin de nous attarder sur les détails, il importe de souligner la particularité de cette bataille culturelle en période de libéralisation politique, contrairement à ce quil en était durant la période autoritaire (1961-1990). Tout dabord, elle a cessé dêtre une simple question de défense de la langue anglaise comme langue denseignement et symbole dune culture distincte. (100). Ensuite elle nest plus simplement une affaire dintellectuels réglée par la voie administrative et technique (101). Son articulation et son agrégation sont devenues laffaire de tous. Le TAC en assurait laspect technique, le CAM laspect populaire. En plus, les Francophones ont été invités à sassocier à la bataille. Doit-on par conséquent conclure à une démocratisation ou à une libéralisation réelle du débat sur le système éducatif au Cameroun et partant lidentité culturelle anglophone ? Il y a lieu de laffirmer quand on sait que cest lun des domaines dans lesquels les camerounais anglophones, sous la conduite de leurs ingénieurs culturels ont remporté les victoires les plus significatives alors que le combat date de longtemps : boycottage de la rentrée scolaire 1993 (octobre) et obtention dun Board of Examination.
Toutefois, pour y parvenir, les entrepreneurs culturels anglophones nont pas manqué de recourir aux arguments de culture politique spécifique, différente de celle des camerounais francophones. Ainsi ont-ils prétendu que lharmonisation des deux systèmes éducatifs avait entraîné une importation des habitudes de fraude aux examens , de légèreté des correcteurs et de délivrance de diplômes sur la base de quotas préétablis et non des résultats, habitudes typiquement francophones, dans le système éducatif anglophone (102).
Sur un plan plus global dailleurs, les camerounais anglophones expliquent l"échec de lunion" avec les camerounais francophones par l" absence de valeurs communes" entre eux (103). Tandis quils sont, disent-ils, " un peuple pacifique et discipliné ", attaché aux valeurs démocratiques telles la liberté de la presse, lindépendance de la magistrature, la balance des pouvoirs, les élections libres et justes (104) et à léthique administrative et politique, les camerounais francophones sont un peuple violent, autoritaire, attaché à la dictature, à la violence politique, à la privation des libertés, à la fraude électorale, à la corruption et au détournement des fonds publics (105). Ce débat rappelle dailleurs étrangement la polémique qui a alimenté les discussions, à la fin des années 50, entre partisans et adversaires de la réunification. La nouveauté aujourdhui réside dans le fait que la culture politique anglophone est présentée comme sétant presquémancipée de son héritage britannique (Britsh way of life) et relevant davantage dun effort de conciliation qui a prévalu dès le début entre leaders anglophones (106). Cest elle qui sous-tend la revendication dinstitutions politiques spécifiques. Cest de cette manière que les aménageurs culturels anglophones tentent aujourdhui de débarrasser leur identité culturelle de ses attributs de vacuité et étrangeté. Leur succès relatif à ce sujet résulte sans doute du fait quen plus de la mobilisation de plusieurs compagnons de lutte, et contrairement à leurs prédécesseurs qui appartenaient dailleurs pour la plupart à lélite gouvernementale (Augustine NGOM JUA, Bernard FONLON ...), ils sont parvenus à dissocier identité culturelle et identité linguistique. Cette dissociation a lavantage de les éloigner de leur statut de métis culturel qui faisait deux des orphelins.
2 / - Attachement et renonciation à lidentité linguistique
La question linguistique est sans doute lune des étapes qui ont marqué et continuent de marquer la bataille identitaire anglophone au Cameroun. Cela sexplique par le fait qu" à ce jour, on a rarement trouvé une identité qui puisse sexprimer sans langue, sans particularité linguistique " (107). En référence à la langue, Heidegger disait qu "Etre, cest habiter ". Le sens de ceci dépend du contexte social. Quel a donc été, depuis louverture du processus démocratique, le comportement linguistique des camerounais anglophones et en quoi celui-ci peut-il être considéré comme un ensemble dactes identitaires dans lesquels ces derniers révèlent leur identité et leur conquête de rôles sociaux ? En dautres termes, en quoi leur identité a-t-elle pu sappuyer sur le signifiant linguistique. (108)
Langlais, par rapport au français a longtemps été pour les anglophones leur patrie et cest elle qui leur a fourni une identité. Il importe par conséquent de partir de son statut et de son utilisation / appropriation par ces derniers pour répondre à toutes ces questions. Il est possible en létat actuel, dobserver deux tendances qui contrastent fondamentalement : lattachement du peuple anglophone à son statut institutionnel et dans une certaine mesure, la renonciation des ingénieurs politiques anglophones à en faire pleinement usage dans la conquête du pouvoir.
Laffirmation de langlais en tant que langue officielle, langue de ladministration, langue de léducation et langue politique dans une certaine mesure est le leitmotiv, le cri de ralliement du peuple anglophone: "Le Southern Cameroons est victime dun complot de recolonisation soigneusement monté par la République du Cameroun et des intérêts étrangers qui sintéressent plus aux ressources du territoire quà son peuple [...] La plupart des autorités administratives du Southern Cameroons sont des citoyens de la République du Cameroun et plusieurs dentre eux sexpriment à peine en anglais, langlais qui reste pourtant la langue de travail dans cette région. De plus, nos rues grouillent de soldats francophones qui se comportent en véritable force doccupation, ce quils sont en réalité " (109).
Pour légitime quelle puisse être, cette démarche reste laconique à notre avis, et responsable de la fragilité de lidentité linguistique anglophone. Tout dabord, elle ne se démarque pas assez des conceptions coloniales et post coloniales (Etat autoritaire) foncièrement attachées au rôle de la langue dans laménagement de lespace, à la coïncidence entre identité linguistique et identité spatiale. Or cest là une des raisons fondamentales de " la crise du processus identificatoire " au Cameroun. Non seulement cette approche est réductionniste de la langue anglaise pourtant de loin la première au monde aujourdhui, mais en plus elle participe du relativisme linguistique. Lequel, du fait de lincommunicabilité quil crée entre anglophones et francophones conduit à la radicalisation et à lenfermement de lidentité anglophone. Toutes les critiques de laffirmation de langlais en tant que marque linguistique dune appartenance anglophone se fondent ainsi sur le fait quelle constitue un obstacle à la construction de lidentité nationale. Le Pr Maurice KAMTO sest par exemple penché sur cette question; " Doit-on et peut-on bâtir la nation sur les langues étrangères quand on sait le rôle des langues dans limaginaire collectif. Le clivage linguistique sur ces bases des langues étrangères dites " officielles " qui a tourné en une opposition culturelle anglophone-francophone nest -il pas en effet révélateur de la fragilité du socle sur lequel a commencé lédification dune nation au Cameroun? On voit bien la complexité du problème. Le Cameroun est-il donc un Etat binational sur la base du clivage linguistique anglophone-francophone, ou bien, comme on la déclaré quelquefois, un Etat multinational sur la base de son pluralisme ethnique " (110).
La fuite en avant des entrepreneurs politiques anglophones est révélatrice de lembarras dans lequel les a conduits leur propre démarche. Labandon de la dénomination All Anglophone Conférence (AAC) fortement suspectée et accusée dexternalité (dans sa connotation) au profit de lappellation All Southern Cameroons Conference à forte connotation géographique se situe dans cette mouvance. Il est clair en outre, il devient même de plus en plus clair que cette réduction de la fonction identitaire de la langue anglaise par les investisseurs politiques anglophones relève davantage de lignorance que de la maladresse consciente. Lidentité nécessite en effet la diversité et suppose, sur le plan linguistique, quil y ait non seulement la diversité des langues, mais aussi la diversité des formes dune même langue. Ce qui suppose lappropriation de lune de ces formes comme marque identitaire(111).
Lespace anglophone a produit ceci de particulier que, lidentité se marque à la fois par rapport à langlais (grammar) langue officielle utilisée dans lenseignement et ladministration, au pidgin, forme dérivée et créolisée, mieux investissement identitaire des anglophones camerounais dans langlais et qui représente la langue utilisée dans le commerce et les entreprises, et aux langues nationales (langues maternelles).
Un fait est aujourdhui perceptible et curieux. Cest lattachement de certains leaders anglophones au grammar pourtant peu parlé dans la zone anglophone. Cela contraste avec lusage minimal du pidgin par les entrepreneurs politiques anglophones en dépit de sa popularité. Il est même très souvent condamné. Jacques BENJAMIN relève par exemple qu " Après avoir rappelé que la réunification de Foumban sétait déroulée en " pidgin ", M. FONLON mit en doute lidée que les adeptes dune langue indigène soient satisfaits dutiliser les nombreuses versions "pidgin" ou créoles parlées au Cameroun pour revaloriser une riche culture camerounaise... " (112). Dans le même sens, M. NDAMKONG, alors Secrétaire dEtat chargé de lEducation au Cameroun occidental avait déclaré que " le français ne devait pas être enseigné à ceux qui navaient pas une bonne formation de base en anglais " de peur de les perturber et, ainsi, de promouvoir le " pidgin " comme lingua franca (113). Plus proche de nous, le CAM déplore le fait que "les jeunes gens venant des écoles anglophones [soient] obligés de suivre des cours en français et même en pidjin dans [des] lycées Techniques pourtant désignés "anglophones" (114).
Ce rejet du pidgin est la négation non seulement dune réalité historique, mais aussi de la véritable identité linguistique anglophone. Que lon se souvienne du rôle joué par celui-ci dans les batailles politiques anglophones. Cela peut être exemplifié par la victoire de M. John NGU FONCHA au détriment du Dr Emmanuel ENDELEY aux élections du 24 janvier 1959 liée en partie au fait que le premier parlait le pidgin au cours de ses meetings de campagne et de ses contacts avec les autorités traditionnelles tandis que le second parlait un " anglais sophistiqué " (115). Le pidgin continue dexercer le même attrait aujourdhui et justifie dans une certaine mesure la popularité de M. John FRU NDI qui sen sert dans ses meetings et la surprenante " impopularité " de M. NJOH LITUMBE. Lactuel premier ministre M. Simon ACHIDI ACHU semble avoir pris conscience de ce phénomène, lui qui sexprime parfois même en pidgin dans ses entretiens avec la presse. Sa formule " politics na djangui " (la politique cest largent) est devenue très célèbre. De plus en plus dailleurs, les membres du gouvernement anglophone se servent du pidgin dans leurs entretiens avec les populations de la base. Le pidgin ne serait-il donc pas lavenir de lidentité linguistique anglophone dans la mesure où, sur un tout autre plan, il est assez parlé dans les grandes villes commerciales du Cameroun telles Douala, Nkongsamba... Sa force de pénétration en zone francophone ne date certes pas de lère de la démocratisation mais cest un phénomène qui est allé en samplifiant avec la forte percée de M. John FRU NDI qui sen sert dans ses meetings hors du " pays anglophone ". Le fait quil soit ainsi accepté est prometteur de la dynamique spatiale de lidentité anglophone.
3 - Renouveau et dynamique de lidentité spatiale
La question territoriale est incontestablement au centre des préoccupations et stratégies de mobilisation, dexpression, de définition et daffirmation du "peuple" anglophone. Ce dernier a en effet une tradition didentité matérialisée /structurée historiquement par le territoire.
Le problème anglophone est généralement présenté sous sa forme régionale ou géopolitique. Parmi les tenants de cette approche, nous pouvons citer respectivement ELENGA MBUYENGA et Jean Pierre FOGUI. Le premier affirme que " le problème national au Kamerun présente deux aspects. Lun est ce que nous appellerons la question des nationalités ou par commodité la question ethnique. Lautre aspect est la question régionale dont le point le plus brûlant actuellement est la contradiction entre le " Cameroun anglophone " et le " Cameroun francophone " (116). Le second parle à ce sujet d " antagonismes Est-Ouest " dans le cadre des " antagonisme géopolitiques " (117) au Cameroun.
Au stade actuel de son évolution, il est assimilé à une crise de lintégration politique, une " faillite des stratégies intégrationnistes " (118). Cest ainsi que, N.N. SUSUNGI estime quavec lavènement de la démocratie, le problème est de savoir si on peut trouver un arrangement pouvant déboucher sur une autonomie des Anglophones, de manière à ce quils maintiennent leur mode de vie au sein de lentité camerounaise. Si on ne peut pas, dit-il, trouver ce genre darrangement, léclatement du Cameroun est inévitable (119).
En effet, la question de lidentité spatiale anglophone connaît aujourdhui un renouveau qui se caractérise par la revendication et la protection du " territoire originel " (120). Elle connaît aussi une dynamique de conquête et de contrôle du territoire national et des espaces jadis considérés comme réservés aux seuls francophones. Ce mouvement ambivalent est somme toute synthétique de la diversité des options territoriales et des itinéraires que suivent différents entrepreneurs politiques anglophones.
La tendance reconstitutiviste et protectionniste de lespace originel anglophone est affirmée de façon constante. Elle sarticule autour de la question de la réorganisation de la structure étatique et la redistribution des rôles allant dans le sens de linstitutionnalisation dun pouvoir local anglophone autonome (121). Depuis le lifting démocratique, elle a connu trois étapes principales représentant différentes tendances dans le camp anglophone. La tendance minimaliste revendique le retour au fédéralisme initial (1961-1972) qui comprenait deux Etats fédérés dont un anglophone (Cameroun Occidental) et lautre francophone (Cameroun Oriental). Cette exigence a été clairement formulée au cours de la première conférence des Anglophones tenue en avril 1993 à Buéa et baptisée All Anglophone Conférence I (AACI). La tendance maximaliste " Option Zéro " revendique la " sécession du territoire du Southern Cameroons ". Réunis à Buéa le 9 février 1994, les membres du comité exécutif National du CAM amendent presque définitivement lInitiative de paix de Buéa (IPB) (122), document qui devait être soumis à la seconde conférence anglophone (AAC.II). Parmi les points devant être soumis à lapprobation des participants, il est notamment proposé :
1). Que le Southern Cameroun et la République du Cameroun conviennent de se séparer officiellement pour former deux Etats distincts et indépendants ;
2). Que le territoire du Southern Cameroons rétablisse son indépendance de la même manière que la République du Cameroun a restauré la sienne en 1984, et rompe tout lien politique et constitutionnel avec celle-ci". (123). Le processus vers le fédéralisme ou la " sécession " est ainsi rendu irréversible (124). Cette étape est celle sur laquelle nous nous attarderons, mais avant cela, précisons quune troisième tendance que nous appellerons tendance médiane préconise soit une " large décentralisation ", soit un fédéralisme à plusieurs Etats se rapprochant davantage du régionalisme. Celle-ci, défendue par lélite gouvernementale et les chefs traditionnels anglophones, sinscrit dans la stratégie de contre proposition aux deux premières mais surtout à l"Option Zéro". Elle a par conséquent donné lieu à la " mobilisation ", dans les provinces anglophones du Nord-Ouest et du Sud-Ouest " pour lEtat unitaire" (125) et " contre les menaces de sécession " (126).
Cette option semble dailleurs lavoir emporté avec notamment la promulgation le 18 janvier 1996, par le président de la République, de la nouvelle Constitution dont la proposition gouvernementale a été examinée, discutée, amendée et adoptée par les députés au cours dune session extraordinaire de lAssemblée Nationale (novembre - décembre 1995).
Le " combat " anglophone nest pas pour autant terminé. La construction centrifuge dune identité reste dominante. Au cours de la All Anglophone Conférence II tenue le 1er mai 1994, il a été créé un Conseil National Anglophone qui a reçu mandat de " poursuivre les pourparlers avec le gouvernement de Yaoundé en se gardant présent à lesprit lirréductible et non négociable fédéralisme ". La " Proclamation de Bamenda" va dailleurs jusquà monter les enchères en précisant que " si le gouvernement persiste à refuser de négocier ou ne le fait pas à temps, le Conseil National constitué à Bamenda ne convoquera plus de nouvelles assises de tous les Anglophones. Il informera simplement son public, par tous les moyens à sa disposition, de la création du territoire indépendant et souverain des Southern Cameroons. Il veillera alors à la protection de son intégrité territoriale par tous moyens possibles " (127). Le " temps raisonnable " de négociation ayant expiré depuis 1995, la conférence du peuple Southern Cameroons (SCPC) considère quelle " a atteint désormais la phase dite de loption Zéro, cest-à-dire celle de lautonomie " (128).
Ce renouveau dune identité spatiale anglophone à forte tendance centrifuge mérite des développements plus fouillés. Partant des provinces du Nord-Ouest et du Sud-Ouest comme repères de lidentification territoriale des anglophones, certains entrepreneurs politiques tentent de rétablir lancien Southern Cameroons baptisé Cameroun Occidental au cours de la fédération de 1961 à 1972. Sur ce plan, lusage répété de la notion de " sécession " au lieu de " séparation " semble participer de la négation de lEtat unitaire instauré en 1972 et lattachement à lEtat fédéral. On sait en effet quen droit, on parle de sécession " lorsquun Etat-membre dune fédération se détache de celle-ci " tandis que le terme séparation sutilise " lorsquune région se détache dun Etat unitaire " (129). Cest donc à notre avis, un euphémisme qui vise à sensibiliser le " peuple francophone " sur lattachement " irréductible " des camerounais anglophones non seulement au fédéralisme mais davantage à leur territoire (Southern Cameroons). Cest en effet sur ce dernier que le " peuple anglophone " fonde son droit à l autodétermination. Par le biais dune pétition du Southern Cameroons National Council transmise à lONU par une délégation constituée, en plus des membres de ce Conseil, des deux anciens leaders anglophones John NGU FONCHA et Solomon TANDENG MUNA, il est demandé à ladite organisation de "formaliser lautonomie des Southern Cameroons". Le président du SCNC, M. EKONTANG ELAD ira même jusquà déclarer que " désormais, les Southern Cameroons se remettraient sous la tutelle de lONU et [...] son drapeau jusquà lindépendance... " (130). Les membres du SCNC semblent dailleurs avoir joint lacte à la parole, dans la mesure où cest le drapeau de lONU quils brandissent désormais au cours de leurs manifestations. Ils prennent, en outre, soin de se conformer à la doctrine de lorganisation mondiale. En témoigne, la constance désormais observée dans leur démarche, de parler dindépendance et non de sécession, " la sécession étant un terme que répugnent les Nations Unies; et surtout le fait quelle traduise une partie intégrante dun territoire autre voulant se détacher par la force " (131). Au demeurant, cet attachement au territoire Southern Cameroons explique aujourdhui toutes les tentatives de sa revalorisation et tous les efforts visant à le protéger.
La valorisation du territoire anglophone participe de la présentation du Southern Cameroons comme une région aux immenses potentialités économiques et aux abondantes ressources énergétiques notamment, mais faisant lobjet depuis des années, si ce nest dun sabotage ou dun boycottage, du moins dun pillage intensif de la part de lEtat francophone. Lexploitation des champs pétroliers en cours de production sur le plateau continental du Southern Cameroons est trop souvent cité en exemple (132). On affirme dailleurs que depuis " lapparition du paramètre pétrolier dans les années 70 dans le territoire fédéral du Cameroun occidental, lenjeu de ce territoire en tant quentité fédérée distincte devint gênant. AHIDJO entendait en faire la principale source de financement de la " caisse noire " qui renforçait bien son image dhomme providentiel. Des études de faisabilité annonçaient que lexploitation des gisements offshore du Rio Del Rey démarrerait en 1977, tandis que celles de Lokele et Moundi débuteraient en 1972. Et que les travaux devaient commencer immédiatement ".(133). Cette approche contredit fondamentalement celle quavait adoptée le Président AHIDJO, ne serait-ce quau niveau des raisons avancées, au moment de linstauration de lEtat unitaire (1972). Laccent avait en effet été mis sur des questions budgétaires et le déséquilibre créé par lEtat fédéré du CAMOC dont le budget était approvisionné en partie par lEtat fédéral. Lhistoire du Cameroun est ainsi entrain dêtre réécrite à travers les revendications spatiales anglophones.
Par ailleurs, la valorisation stratégique du territoire du Southern Cameroons seffectue de façon minutieuse. Elle rappelle opportunément les propos du Dr Carlson ANYANGWE que nous avons cité dans la première partie de ce travail. Le territoire anglophone serait lespace vital que se discutent sans cesse le Cameroun et le Nigeria, " deux puissances étrangères ". " Lalerte du leader du Social Democratic Front (SDF), John FRU NDI à la Nation " et accusant le Président BIYA de vouloir vendre le territoire convoité actuellement par ces deux pays (134) pourrait se situer dans cette trajectoire de valorisation stratégique. Le Southern Cameroons serait ainsi un territoire utile et stratégique quil faut protéger contre toute atteinte extérieure.
En réalité, le souci de protection du territoire anglophone semble davantage participer de la volonté dexclusion et de la détermination de retour à la " terre promise ". Dans ce sens par exemple, lInitiative de Paix de Buéa propose de négocier avec la République du Cameroun un " calendrier de retrait des fonctionnaires originaires du Southern Cameroons du territoire de la République du Cameroun et vice-versa " (135). Il suggère par ailleurs " que soit effectué le retrait des forces armées de la République du Cameroun du territoire du Southern Cameroons et le rapatriement des citoyens du Southern Cameroons en service dans les forces armées de la République du Cameroun " (136). En outre, une opération baptisée " Exodus to Southern Cameroons " a été mise sur pied. Sa finalité est deffectuer dans de brefs délais, le " rapatriement de tous les Anglophones au Southern Cameroons. Cela a été symboliquement matérialisé en juin 1995 lorsque " en présence de nombreux citoyens du Southern Cameroons, les anciens leaders Anglophones FONCHA et MUNA ont [...] retraversé à pieds le pont du Mungo pour ramener leur peuple dans son territoire (137).
Cette démarche semble, à notre avis, marquer un retour vers une identité refuge, réductionniste à la fois de l" Anglophone ", du " Peuple anglophone ", et de son " Territoire ". En mettant le cap sur " lethnicisation du territoire " (138), elle a tendance à minimiser le problème anglophone en occultant lhétérogénéité de cette composante (anglophone). Hétérogénéité liée à plusieurs paramètres. Il en est ainsi du paramètre migratoire. Depuis les années 50, caractérisées par la lutte armée menée par le mouvement nationaliste camerounais (Union des Populations du Cameroun-UPC) contre ladministration française, puis contre les premiers gouvernements successifs de la République du Cameroun francophone, de nombreux camerounais [francophones] avaient trouvé refuge de lautre côté du fleuve Mungo. Dautres y allaient pour travailler dans les vastes plantations de la Cameroon Development Coorporation (CDC). Ces derniers sont considérés par les ingénieurs identitaires anglophones comme étant " des non-natifs du Southern Cameroons " par ailleurs appelés " Eleven Province " (139). Ces " Anglophones allogènes " semblent constituer un obstacle sur le chantier de construction de la " race pure anglophone ". Lon est cependant obligé de faire avec eux comme en témoigne leur intégration dans les instances dirigeantes anglophones prévues dans la proclamation de Bamenda. Ainsi, le " conseil anglophone " " sera constitué de 55 membres dont 25 pour chacune des provinces du Nord-Ouest et du Sud-Ouest et 5 pour les non natifs du " Southern Cameroons". De même, l"Advisory Comitee" qui devra assister le " Conseil anglophone " sera composé de 33 membres dont 15 pour le Nord-Ouest, 15 pour le Sud-Ouest et 3 pour les non-natifs" (140). Au-delà du problème des "non-natifs du Southern Cameroons ", il importe de souligner que la fluidité des frontières entre le territoire anglophone et le territoire francophone traduite par la libre circulation des populations (" biens et personnes ") à entraîné des complications graves que les solutions préconisées ne peuvent résoudre. Anglophones et Francophones sont plus ou moins installés de part et dautre du territoire national. Leur déplacement pour quelque raison que ce soit semble relever de lutopie.
En dehors du paramètre migratoire, il faut aussi souligner lhétérogénéité de la composante anglophone qui se traduit par de nombreuses disparités ethniques, culturelles, économiques et politiques observées entre les deux provinces anglophones du Nord-Ouest et du Sud-Ouest. Pendant longtemps par exemple, le SDF, fortement implanté dans le Nord-Ouest dont M. FRU NDI leader du parti est originaire a eu de la peine à simposer dans le Sud-Ouest. Cette tendance est légèrement modifiée depuis les récentes élections municipales de janvier 1996 au cours desquelles le SDF y a remporté une victoire significative. En effet, la trajectoire politique de M. FRU NDI illustre fort bien la seconde option spatiale anglophone, celle visant la conquête du territoire national.
Lune des raisons de la dissatisfaction des camerounais anglophones relève de leur difficulté de positionnement sur léchiquier politique national. Depuis la Vice-Présidence de la République Fédérale du Cameroun confiée respectivement à John NGU FONCHA et Solomon TANDENG MUNA jusquà la primature dont Simon ACHIDI ACHU a la charge, en passant par la présidence de lAssemblée Nationale respectivement assurée par Solomon TANDENG MUNA et Laurence FONKA SCHANG, tout comme la Vice-Présidence des partis uniques - Union Nationale Camerounaise (UNC), puis Rassemblement Démocratique du Peuple Camerounais (RDPC)- détenue tour à tour par John NGU FONCHA et le Fon ANGWAFOR III, les Anglophones ont le sentiment de jouer les seconds rôles au Cameroun (141).
La relative percée politique réalisée par certains leaders anglophones, depuis la libéralisation politique et linstauration du multipartisme, dans le " marché politique " national est génératrice dune dynamique de lidentité spatiale anglophone. Deux cas peuvent être cités en référence. Le premier, assez marginal certes, concerne M. LITUMBE, leader du Liberal Democratic Alliance (LDA), qui a récemment été porté, en sa qualité de président du Front des Alliés pour le Changement, opposition radicale camerounaise, à la tête du gouvernement formé par cette opposition. Cet événement est dune importance certaine eu égard au rôle de contre pouvoir que cette structure entend jouer au Cameroun en référence à ce qui se passe en Grande-Bretagne ou en Israël. Avant, M. LITUMBE, le leader du SDF, M. John FRU NDI avait déjà occupé le poste symbolique de Président de lUnion pour le Changement, actuel FAC. Après la seconde place occupée aux élections présidentielles de 1992, il est officiellement devenu leader de lopposition camerounaise. Bien avant cela dailleurs, son parti avait connu une très forte implantation nationale, notamment dans les provinces francophones de lOuest et du Littoral. Ses meeting ont partout drainé dimportantes foules, y compris dans la capitale politique Yaoundé (142). Du coup, lentourage immédiat de FRU NDI refuse quon le présente comme leader anglophone, tout comme son parti refuse dêtre "un parti ayant pour objet secret de promouvoir des idéaux anglophones." (143). Il justifiera dailleurs labsence de ce dernier aux deux conférences anglophones (AAC I et II) comme relevant de son souci de ne pas choquer la majeure partie de son électorat qui est francophone.(144) Dans la même lignée, le SDF ira tenir sa Convention Nationale en 1995 à Maroua, en territoire francophone. Au -delà de cette percée au niveau national, certains observateurs insistent dailleurs sur " la stature internationale de John FRU NDI (145).
Somme toute, le territoire anglophone, et au-delà de celui-ci, le territoire national semble faire lobjet de plusieurs usages politiques (146) du fait de lémergence du " problème anglophone ". Les deux options présentées ici traduisent dune manière générale " la nécessité de reformuler la gestion du territoire au Cameroun en passant de "lEtat-Nation" à " lEtat-Espace" "(147). Territoire utile et stratégique, le Southern Cameroons est de plus en plus important pour laffirmation des entrepreneurs politiques anglophones en particulier, mais aussi francophones. Cest la base de leur légitimité comme le témoignent les récentes analyses faites avant et après les élections municipales du 21 Janvier 1996. Lon parle ainsi du rejet total de BIYA, de la délégitimation de ses alliés anglophones excepté le Pr Peter AGBOR TABI crédité dun bon score dans son "fief électoral" de Mamfé dans la Manyu. (148). Ce dernier avait en effet déclaré quil allait définitivement barrer la voie à lUnion Nationale pour la Démocratie et le Progrès (UNDP) et à tout autre parti de lopposition à Mamfé(149). Pour sa part, FRU NDI aurait offert de démissionner en cas de victoire du RDPC dans le Nord-Ouest. Le Southern Cameroons apparaît donc de plus en plus comme la rampe de lancement des entrepreneurs politiques anglophones sur léchiquier politique national. Ce qui est au demeurant révélateur de la territorialisation de la politique et de la politisation du territoire du fait de la revendication identitaire anglophone.
4 - Impérialisme et priorisation de lidentité politique
Le politique est le site dagrégation et darticulation des revendications identitaires anglophones. Cest le point dancrage du culturel, du linguistique et du spatial. Ceux-ci sont évoqués pour illustrer celui-là. La bataille identitaire anglophone se ramène finalement à la bataille politique - sur fond démancipation politique - que livrent et se livrent les anglophones dans lentité camerounaise depuis la réunification, mais davantage depuis la libéralisation politique. Ceci justifie le fait que certains y voientt "une identité fondamentalement politique ".(150)
Daprès les leaders anglophones, ceux du CAM en particulier, cette situation résulte de la politisation par le gouvernement de toutes les revendications anglophones. Sagissant par exemple des revendications liées au General Certificate of Education (GCE) et au " Board of Examination ", ces derniers déclarent que " Le gouvernement de la République du Cameroun a réussi à politiser comme dhabitude un problème que le CAM avait considéré comme purement technique depuis 1992... ".(151) Ils imputent par ailleurs cela à la domination politique que subissent les Camerounais anglophones : " Le plan de recolonisation a pour objectif dempêcher le peuple du Southern Cameroons de jouer un rôle politique important que ce soit dans le territoire du Southern Cameroons même ou dans la République du Cameroun ".(152). La question anglophone devient ainsi un problème de perception et de traitement des "exigences" / demandes anglophones par le gouvernement camerounais. Elle est aussi un phénomène demprise que ce dernier exerce sur les Anglophones en contradiction avec leur volonté démancipation et dautonomie. Crise de cohabitation, elle a de fortes répercussions sur les plans institutionnel et constitutionnel. Ce qui en fait un problème éminemment politique.
Limpérialisme et la priorisation de lidentité politique anglophone résultent en définitive de lérection du problème anglophone en enjeu de pouvoir. Cela est le fait des " professionnels de la politique " tant francophones quanglophones, mais davantage anglophones, depuis la réunification et surtout à partir de louverture du processus démocratique en 1990.
Ce qui est caractéristique de cette identité politique aujourdhui, cest sa dimension systémique et notamment la bataille que se livre lélite anglophone sur fond dinstrumentalisation de " son " peuple quelle prétend représenter. Cest une élite profondément divisée que lon peut néanmoins classer en deux catégories : une élite gouvernementale et une élite non-gouvernementale.
En fait délite gouvernementale, il sagit des camerounais anglophones qui occupent des positions de pouvoir que ce soit dans la haute administration, le parlement ou le gouvernement proprement dit, sans oublier les autorités traditionnelles. La filiation au R.D.P.C, parti au pouvoir , est déterminante à cet effet. Cette élite est accusée de traîtrise et de conspiration contre le peuple anglophone par le camp den face. Cest " lélite déloyale et illégitime anglophone ".
Lélite non-gouvernementale est quant à elle celle qui na jamais occupé de position de pouvoir ou en a été exclue (MUNA, FONCHA). Valentin NDI MBARGA estime par exemple que la création du SDF est le fait des anglophones frustrés avant de conclure néanmoins que le problème anglophone mérite un débat national.(153)
Ce débat est déjà engagé au niveau régional/local par ces deux catégories délites qui sont toutes, à notre avis, des "élites identitaires anglophones", chacune à son niveau, selon sa méthode et en fonction de ses moyens. Lenjeu principal reste dans tous les cas le contrôle du pouvoir, que ce soit au niveau local ou au niveau national et la revendication du monopole de la représentation du peuple anglophone(154). Les deux catégories semblent sopposer principalement sur le sens à donner à la cause anglophone, au "rêve anglophone" comme ils le désignent si bien, et ce presquà lunanimité : " Quant au fait dêtre contre ou de tuer le rêve anglophone, cela dépend beaucoup de ce que chacun considère comme étant le rêve anglophone. Si le rêve anglophone veut dire avoir une société juste où règnent léquité et létat de droit, où les chances et les droits sont égaux pour tous, où il y a une constitution en bonne et due forme, démocratiquement débattue et adoptée, capable de sauvegarder notre nation pluriculturelle et essentiellement bilingue et de protéger le droit des minorités, je suis entièrement acquis au rêve anglophone qui ne devrait pas être différent du rêve francophone. Mais si le rêve anglophone adopte loption zéro ou la sécession, je suis entièrement contre un tel rêve parce que nous navons pas encore commencé à exploiter, encore moins épuisé, les énormes possibilités disponibles pour faire du Cameroun le plus grand pays dAfrique où il y a la paix, la joie, lharmonie et la prospérité pour les anglophones et les francophones ".(155) Ces propos dun membre de lélite gouvernementale résument parfaitement la dichotomie qui caractérise la perception de la cause anglophone par "les élites identitaires anglophones". A la tendance centrifuge non gouvernementale soppose une tendance " mi-centripète " gouvernementale.
Cette dichotomie sest dailleurs traduite par lorganisation de lobbies dont les manifestations populaires conduites par les leaders des deux camps sarticulent autour des mots dordre " Pour le fédéralisme, la sécession ou lindépendance, contre lEtat unitaire centralisée ", " contre le fédéralisme et la sécession, pour lEtat unitaire ". Cest dans cette perspective que se situent les nombreuses manifestations qui ont accompagné tout le processus de révision de la constitution (1991 - 1996).
Ce phénomène nest pas nouveau comme en témoigne le refus de M. John NGU FONCHA dapprouver la formation dun parti unifié ou encore la demande dun fédéralisme moins centralisé " formulée par M. Bernard FONLON et dautres camerounais de lOuest alors dans le gouvernement fédéral en 1964"(156). Malgré ces prétentions centrifuges, le Président AHIDJO avait bénéficié de lappui de certains alliés anglophones, membres du gouvernement (S. TANDENG MUNA, Emmanuel EGBE TABI) pour réaliser son rêve unitaire. La différence fondamentale réside dans le fait que, tandis que cette dichotomie était alimentée par une élite gouvernementale anglophone apparemment peu solidaire durant la période autoritaire, elle est animée aujourdhui par deux camps ayant des bases sociologiques et politiques différentes : lopposition anglophone solidaire et une élite gouvernementale apparemment solidaire (157).
Au demeurant, quelle que soit la période concernée, cette dichotomie est à lorigine dune construction à deux vitesses de lidentité politique anglophone. Elle contribue à retarder la résolution définitive " du problème anglophone " du fait de la désarticulation et de la désagrégation des intérêts anglophones tels que définis par les élites identitaires. Il en résulte sur un plan plus global, une superposition, un croisement et même parfois une contradiction des multiples identités mobilisées paradoxalement pour stabiliser la crise identitaire anglophone. Il importe par conséquent dexaminer les procédures mises en marche pour homologuer lidentité anglophone.
B - LES PROCEDURES DHOMOLOGATION DE LIDENTITE ANGLOPHONE ET LA DEMULTIPLICATION DES SITES/LIEUX IDENTIFICATION : le Positionnement en pensée et en action
Le processus dhomologation ne devrait pas être pris dans le sens réductionniste, et même rétrograde, de construction dune identité de l"Anglophone unique". Il traduit leffort tendant dune part vers l"articulation " des intérêts anglophones qui consiste à traduire des intérêts diffus en demandes explicites (revendications, pétitions, points de programme, position de loi, amendements) et dautre part à l" agrégation " desdits intérêts qui quant à elle consiste à convertir ces demandes en alternatives cohérentes et globales (programme de gouvernement, motion de congrès, majorités parlementaires).(158)
Le problème anglophone est en fait une affaire dintérêts et la construction de lidentité anglophone bute sur la diversité des intérêts. De prime abord, larticulation est du domaine de lélite anglophone non gouvernementale, tandis que lagrégation relève du domaine de lélite gouvernementale. Notre approche des procédures dhomologation de lidentité anglophone sintéressera moins à cet aspect qui est davantage structuro-fonctionnaliste. Elle sera par contre psychologique et surtout stratégique au sens où lentend Françoise ZONABEND; lidentité dune personne ou dun groupe étant faite de la somme de tous ses noms, la question revient à savoir si cette personne ou ce groupe peut répondre à tous et de tous ces noms qui constituent autant didentités.(159)
En réalité, diverses procédures dhomologation de lidentité anglophone, menacée dans son existence, sont mises en marche aujourdhui plus quhier. Cela procède dun phénomène didentification qui traduit lébranlement de la certitude identitaire induite par lordre unitaire de lEtat post colonial de la première génération. Cest un processus qui passe par les étapes de la notification dune inscription sur le " marché politique " national, de la mobilisation des noms identitaires, puis par celle de lobjectivation et la subjectivation des modalités identitaires.
Cette approche psycho-stratégique des procédures dhomologation de lidentité anglophone répond au principe énoncé par LEVI-STRAUSS et daprès lequel " nommer, cest classer ". La réaffirmation de lidentité anglophone traduit une dynamique de positionnement anglophone en pensée et en actes.
1 - La notification dune inscription, dune appartenance et dune place sur léchiquier national : le MESSAGE ANGLOPHONE.
Linsertion au sein des réseaux complexes de la vie nationale est généralement difficile. Les anglophones semblent lapprendre à leurs dépends au Cameroun, ce depuis longtemps ainsi que le relève Jean-Pierre FOGUI : "Après quelques années dexpectative, les Camerounais occidentaux réclamaient ainsi " leur place " au sein de la fédération ". Il cite alors les critiques acerbes du Dr Bernard FONLON, " Pour parler sincèrement, y a-t-il une seule ligne politique dans quelque domaine que ce soit - économie , éducation, affaires internes, affaires externes - qui ait été conjointement élaborée par les deux parties? Peut-on montrer une suggestion née au sein du KNDP et qui ait été acceptée par ce gouvernement"" (160)
Cette préoccupation connaît un renouvellement extraordinaire aujourdhui. Le " message anglophone " est de plus en plus insistant. Il sadresse à la communauté internationale, au gouvernement (161) et aux " Frères Francophones "(162). Ce message consiste en une lecture tonique de lidentité anglophone et en une affirmation désinvolte dappartenance à lEtat camerounais. Il procède par une démarche étapiste, les principales articulations étant: la révision du processus colonial, la condamnation du processus détatisation du Cameroun et la récupération identitaire de la libéralisation politique.
a - Révision du processus colonial
Ce révisionnisme se traduit par la négation de la colonisation britannique dune part et par la sublimation du statut international dautre part.
Il y a des omissions qui trahissent, parce quelles traduisent parfois la pensée profonde de leur auteur. Un fait est assez frappant lorsquon lit lInitiative de Paix de Buéa. Cest le fait, dans la présentation de la sociogenèse du peuple anglophone, docculter la colonisation britannique . Lévocation qui en est faite est tellement obscure que seul le rôle de lONU, et même pas de la SDN, apparaît clairement : " 1 - LE CAMEROUN SOUS TUTELLE DE LONU. Comment le peuple du Southern Cameroons est-il arrivé là où il est aujourdhui? [...]. Après sa création en 1945 et létablissement du régime de tutelle, lONU demanda à la Grande-Bretagne et à la France de soumettre ladministration de la partie du Cameroun sous leur contrôle au régime de tutelle... "(163) Un peu plus loin dans ce document, mention est faite du " 5 - Plébiscite de lONU et lUnification du Cameroun "(164)
Le peuple anglophone semble occulter la colonisation britannique pour deux raisons. La première est quil accuse la Grande - Bretagne de lavoir abandonné à lui-même au moment crucial de la réunification et de lavoir livré aux Camerounais Francophones et leur tuteur français : " Le Southern Cameroons est victime dun complot de recolonisation soigneusement monté par la République du Cameroun et des intérêts étrangers qui sintéressent plus aux ressources du territoire quà son peuple "(165). La seconde est quelle dit vouloir sémanciper de lancienne puissance coloniale pour ne pas subir une allégeance illimitée comme cela est devenu le cas pour le Cameroun francophone à légard de la France.
La sublimation du statut international est quant à elle dordre stratégique et consiste à vouloir sattirer le soutien de la communauté internationale en tant que peuple opprimé et candidat objectif à lauto-détermination, principe auquel l"Organisation mondiale" est particulièrement attachée.
Cette démarche a pour conséquence principale aujourdhui, linternationalisation du Message anglophone. De nombreuses décennies après lindépendance du Cameroun, les camerounais anglophones ont repris le drapeau des revendications nationales et " leurs délégués " parcourent le monde pour défendre leur cause à lONU, au Parlement Européen et ailleurs.
Il est curieux de constater à ce sujet que même létape de la Grande-Bretagne nest pas négligée, en dépit de la polémique qui se fait, une fois de plus, vive sur le rôle que cette dernière pourrait jouer.(166) Par ailleurs surprenant est le passage des camerounais anglophones, dun nationalisme rancunier et isolationniste, sopposant à ladmission du Cameroun au Commonwealth, à la revendication de lexclusivité de la représentation du Southern Cameroons dans cette instance à travers le SCNC.
Le message anglophone est devenu un produit qui sexporte. Autant il sinternationalise, autant il se nationalise en mettant le cap sur des questions nationales.
b - Condamnation du processus détatisation
Les Frères francophones sont les témoins oculaires de la dérive observée dans le processus détatisation du Cameroun : " Notre message au peuple de la République du Cameroun est le suivant : lUnification du Southern Cameroons et de la République du Cameroun sest faite sur la base dun accord constitutionnel et non sur des valeurs communes. Au cours des 32 dernières années, cette absence totale de valeurs communes a été amplement démontrée, et léchec de lUnion en est une preuve patente "(167)
Le processus détatisation du Cameroun, à savoir le " cycle de lhistoire nationale, celui qui, de lindépendance en passant par la réunification devait mener à lapothéose de la totale unité " (168) est clairement mis en cause. La Déclaration de Buéa, lInitiative de Paix de Buéa, la Proclamation de Bamenda et la circulaire n° 001/AC - AAC/CM du 13 Mai 1994 condamnent sans réserve lunification de 1972 qui a institué lEtat unitaire à la place de la fédération, et particulièrement la loi n° 84/1 du 04 Février 1984. La promulgation par le président de la République (Paul Biya) de cette loi portant modification la dénomination de lEtat, de République Unie du Cameroun à République du Cameroun constitue, daprès eux, ni plus ni moins une proclamation de lindépendance du Southern Cameroons.
On peut insister sur labsence de fondements juridiques solides dune telle démarche, mais il ne faudrait pas occulter la détermination anglophone. Elites gouvernementales et non gouvernementales saccordent au moins à reconnaître la nécessité de réorganisation dans les plus brefs délais de lEtat camerounais(169). Les Anglophones pensent dailleurs agir dans la légalité : " Notre initiative ne constitue donc pas un acte de sécession mais plutôt une simple réaffirmation du statut dEtat autonome du Southern Cameroons, à la suite de la décision du Président Paul BIYA de promulgation de la loi n° 84/1. Par cette initiative, le peuple du Southern Cameroons se borne à accepter le fait accompli quest la reconnaissance du Southern Cameroons. Il tient en outre à réaffirmer son autonomie en tant quEtat distinct jouissant du même statut que la " République du Cameroun " comme cétait le cas avant le 1er Octobre 1961, date de lUnification "(170).
Les frères francophones sont en outre invités à être solidaires de la cause anglophone : " Nous comptons sur votre solidarité... Faites un vacarme de solidarité en utilisant nimporte quel objet susceptible de faire le maximum de bruit! Faites ce bruit pour passer des messages au gouvernement... "(171).
Les Anglophones contestent donc le processus détatisation de lEtat et entendent profiter de la démocratisation pour lexprimer clairement, et de surcroît, obtenir gain de cause.
c - Récupération identitaire de la libéralisation politique
La cause anglophone est présentée comme une question devant être inscrite dans lordre des priorités démocratiques : " Je suis totalement acquis à la cause anglophone; je le suis depuis la deuxième moitié des années soixante et continuerai à lêtre. Je suis totalement engagé parce que la cause anglophone est un problème national qui nécessite une solution urgente... " (172). Le moment est venu pour eux, de trouver une solution définitive à leur problème: " Il arrive un moment dans lhistoire des hommes où un peuple qui souffre depuis des lustres doit se lever pour se faire valoir ou se taire à jamais. Ce moment est enfin venu pour le peuple de plus de 4 millions dâmes... Ce jour est un jour de décision et despoir de voir les populations du Southern Cameroons jouir dun avenir prospère, puisquil marque leur émancipation définitive des forces de la dictature et de la répression ainsi que des griffes du néocolonialisme qui nont jamais cessé dempêcher le peuple de lex-République Fédérale du Cameroun de se forger une identité nationale et de se rendre maître de son propre destin. " (173).
Ces propos ont été traduits en actes. Le problème anglophone semble avoir ravi la vedette à toute autre question depuis lavènement de la démocratie. Par le biais de manifestations différentes et diversement organisées, la permanence des revendications anglophones fait corps aujourdhui avec linterrogation démocratique(174). Ceci est à lorigine de la " reconnaissance officielle du désordre [anglophone] et limputation dune identité rebelle " (175). La cause anglophone est dautant plus défendable que beaucoup de noms identitaires sont mobilisés dans le but de rechercher un nom propre au peuple anglophone.
2 - La mobilisation des noms identitaires et recherche dun nom propre au " Peuple Anglophone "
Face à la diversité des appellations, il devient difficile de nommer lAnglophone, de désigner le peuple anglophone.
En ayant recours à la toponomastique, il est en effet curieux de constater que les différents noms de baptême du Cameroun Anglophone ou du peuple anglophone ne décrivent pas quelque chose qui leur est particulier, spécifique, identitaire, que ce soit par commémoration ou par appropriation . Ceci signifierait-il que la mémoire anglophone, depuis la colonisation, nest pas assez forte, que leur territoire ne leur appartient pas et quils nont jamais réussi à se lapproprier?.
" La nomination nest spontanée que lorsque la définition des lieux se fait lentement "(176). En décidant trop vite de la nomination anglophone à travers lidentification de leurs lieux, ladministration coloniale, ladministration onusienne et ladministration camerounaise semblent navoir pas donné de temps, ni laisser la chance aux investisseurs identitaires anglophones de trouver un nom propre au peuple anglophone. Lidentité anglophone est celle des lieux. Lieux détenus par le tuteur britannique : Britain Cameroon (Cameroun Britannique). Lieux déterminés par un accord international : territoire du Cameroun sous-mandat de la SDN, puis sous-tutelle de lONU administré par la Grande - Bretagne. Lieux situés géographiquement au Sud : Southern Cameroons. Lieux situés géographiquement à lOuest du Cameroun oriental : Cameroun Occidental.
Lidentité anglophone est aussi celle [de lhistoire] dun peuple. Peuple qui habite la langue anglaise : le " peuple anglophone ", les " Camerounais anglophones ", ou les " Anglophones " tout simplement. Peuple qui habite un territoire : " peuple du Southern Cameroons " ; un territoire géographiquement situé " Camerounais occidentaux ". Les aménageurs identitaires anglophones semblent percevoir " lenjeu symbolique de la toponymie en tant que signe linguistique de l "habitation", de la relation des genres humains au monde et donc leur identité ".(177) Leur démarche consiste aujourdhui a sapproprier toutes ces identités en même temps que de nouvelles sont créées. Cest le cas avec la République de lAmbazonie de Gorji Dinka.
Quoiquil en soit, le " peuple anglophone " semble vouloir sidentifier à partir de limposition et de la répétition du logo anglophone : " on ne peut pas attendre de notre peuple - entendez le Cameroun anglophone, quil commémore la captivité de la honte "(178) Les concepts dAnglo-Bami participent par conséquent de la représentation ethnographique issue de la colonisation et visant à relativiser la détermination de lidentité anglophone. Ce qui pose en définitive le problème dobjectivation et de subjectivation des modalités identitaires.
3 - Lobjectivation et la subjectivation des modalités identitaires
Le problème anglophone est révélateur de difficultés darticulation entre lobjectivation et la subjectivation des modalités identitaires au Cameroun. Ici, la socialisation distinctive et divise générée par la colonisation franco-britannique est la cause principale des difficultés de connaissance et de reconnaissance mutuelle entre anglophones et francophones. La référence identitaire trop marquée est à lorigine dune représentation égocentrique de la dualité culturelle. Lidentité anglophone se lit de deux façons :
a) dabord comme participant à et de la vie nationale. Le constat généralisé dinsatisfaction des Anglophones et la revendication dune spécificité rangent ceux-ci dans la catégorie de minorité particulariste.
b) ensuite lidentité des anglophones comme non-membres de la nation camerounaise. Elle résulte de lhostilité et de la non réceptivité de la majorité francophone face aux revendications anglophones. Il y a une conjugaison de deux processus :
- lauto-identification anglophone débouchant sur leur auto-exclusion,
- lhétéro-identification des anglophones par les francophones débouchant sur lexclusion des premiers.
Le déchirement national est en marche, la bataille identitaire aussi.
CONCLUSION
Lidentité anglophone est susceptible de plusieurs interprétations. Toutes les lectures de celle-ci sont possibles, mais ses aspects les plus frappants restent sans doute sa dimension historique et sa " densité politique ". Elle est un rappel, une synthèse historique de la colonisation franco-britannique et de létatisation du Cameroun. Elle constitue en outre une nouveauté démocratique.
Ce document établit tout dabord un constat. Constat de passage de lidentité à lidentification dans la dynamique de positionnement anglophone au Cameroun du fait de la libéralisation politique. Lidentité anglophone apparaît ainsi sous ses aspects événementiel, séquentiel, contextuel, conjoncturel, psychologique et stratégique. Chaque période de lhistoire politique du Cameroun a été déterminante dans le processus didentification nationale. La démocratisation actuelle constitue sans doute létape la plus féconde.
Comme la écrit Georg SORENSEN, la démocratisation commence quand le problème didentité a été résolu. Pour quelle démarre, on doit dabord répondre à la question de savoir qui sont ceux qui se démocratisent. Cela permet de déterminer non seulement le cadre de débats, mais aussi de désigner les interlocuteurs (179). Une telle conclusion justifie à notre avis, lexclusion de lancien premier ministre de Côte-dIvoire Alassane B. OUATTARA des élections présidentielles de 1994 du fait de sa double nationalité Ivoiro-burkinabé ou encore la tentative dexpulsion de lancien Président Kenneth KAUNDA de la Zambie quil a pourtant dirigée pendant près de trois décennies, parce quil est suspecté dêtre originaire du Malawi.
Le problème de lidentité anglophone au Cameroun se situe dans cette perspective de désignation des entrepreneurs devant bâtir la nation camerounaise toujours en chantier, mais déjà menacée deffondrement avant la fin des travaux. Anglophones et Francophones se regardent en chiens de faïence, les premiers sassignant des propriétés et faisant valoir des revendications que les seconds ne prennent pas toujours en considération et leur assignent plutôt dautres propriétés.
Ce document vise donc, au second degré, à interpréter ce malaise démocratique. La question que lon devrait se poser est la suivante: étant donné son caractère événementiel, contextuel, conjoncturel et stratégique, lidentité anglophone émergera-t-elle définitivement du processus démocratique actuel ou plutôt sombrera-t-elle avec le retour progressif à lautoritarisme observé depuis les élections présidentielles de 1992 (démocratie dirigée) ?