DYNAMIQUE DE POSITIONNEMENT ANGLOPHONE ET
LIBERALISATION POLITIQUE AU CAMEROUN :
DE L’IDENTITE A L’IDENTIFICATION

 

par Louis-Marie NKOUM-ME-NTSENY

IRIC/GRAP

 

RESUME

Le décryptage de l’identité anglophone relève de la socio-histoire. Il s’agit d’une identité séquentielle, événementielle, conjoncturelle et contextuelle car structurée au rythme de différentes phases de la vie politique nationale. Ainsi en est-il de la colonisation qui en constitue le vecteur, la souche référentielle, puis de la réception locale de l’Etat inhibitrice de l’altérité / ipséité notamment à l’ère de l’ Etat post-colonial de la première génération. L’identité anglophone issue de ce contexte national apparemment convivial / cordial était plutôt statique et moribonde parce que produite par d’ Autres - hétéro-identification - et octroyée aux anglophones par le biais d’un troc dont les " bénéficiaires " ne pouvaient préjuger du rapport d’ustensilité et d’instrumentalité que les " géniteurs " entendaient entretenir avec elle.

Depuis le lifting démocratique en 1990 caractérisé par le déchirement national, le malaise, la crise et l’incertitude identitaires, les Camerounais anglophones ont entrepris de mobiliser tous les appareils symboliques, idéologiques et même structurels d’identification. Auto-identification et positionnement dans l’arène politique camerounaise ou en dehors de celle-ci; tel semble s’articuler le message identitaire anglophone. Les retombées de cette " bataille " ne profitent cependant ni aux entrepreneurs politiques activistes, ni au " peuple anglophone " proprement dit, mais à une élite gouvernementale sans cesse rétribuée au gré des revendications anglophones. L’identité anglophone se construit par le haut et à faible dose homéopathique. Elle se fait et se défait à deux niveaux et à deux vitesses. Elle est essentiellement fugace.

INTRODUCTION

Y a-t-il une identité anglophone au Cameroun? Si oui, en quels termes faut-il la dire? Telle semble être l’une des questions qui se posent avec acuité - et dégagent une forte charge émotionnelle - dans un Cameroun dont la libéralisation politique vient, une fois de plus, de montrer à quel point les identités ethno-régionales représentent l’un des pivots de la conscience politique (1).

Par dessus et au-delà des questions "Bamiléké", "béti", "kirdi" si souvent substantialisées et théorisées (2), "le problème anglophone" relève d’une catégorie qu’il n’est pas permis d’ignorer pour peu que l’on veuille conjurer tout retournement dialectique de l’histoire. L’usage répété du mot " anglophone " - par ailleurs lourdement connoté -, sa cristallisation dans le vocabulaire tant social, culturel, économique que politique a débouché sur un fait implacable. Il a créé et maintenu l’identité anglophone dans une double logique. Tout en consolidant presqu’involontairement le positionnement anglophone sur l’échiquier politique national, l’évocation de cette identité l’a parfois desservie du fait de la certitude identitaire qu’elle a suscitée dans l’imaginaire collectif.

Par conséquent, la tendance générale est à la répulsion à l’égard du " problème " anglophone . Plutôt que de prendre du recul et de le cerner objectivement, l’on s’empresse d’exprimer sa surprise devant " l’agitation " anglophone avant de poser une question suspecte. Même les gens qui respectent les termes qui sont ceux-là même que les " anglophones ", personnes concernées, emploient pour elles-mêmes (3), à savoir qu’ils sont les parents pauvres de l’Etat camerounais, s’interrogent: Que revendiquent les " Anglophones " aujourd’hui, une identité ou une filiation, filiation par rapport à quoi et à qui? Ceci met en exergue, au-delà de la complexité du problème anglophone, celle du concept d’identité. Mettre en relation ces deux concepts (identité et anglophone) est en réalité une opération très délicate dans le contexte camerounais. La liaison entre les deux est difficile du fait de la dominante politique dans sa connotation première.

C’est pourquoi, plutôt que de s’empresser d’aborder les problèmes complexes que comporte le rapport entre identité et anglophone dans le contexte de démocratisation au Cameroun, il faut d’abord cerner le sens de l’expression " identité anglophone " en exerçant comme le dit le Pr Marcien TOWA une certaine vigilance (4) en particulier à l’égard de la notion d’identité. Pour trancher cette question, il est donc nécessaire de tenter quelques remarques préliminaires.

Le débat sur l’identité anglophone au Cameroun est régulièrement émaillé de nombreuses confusions créées par une amalgame et une cacophonie résultant de la désarticulation du " message anglophone ", émetteur d’une identification centrifuge et différentielle avec le " discours gouvernemental " uniformisant et tenant d’une identification nationale centripète. Il en résulte, l’intrusion dans le concept de l’identité en général et d’identité anglophone en particulier, des notions d’ " unité " et d’" intégration nationale ". Celles-ci sont alors rapprochées de la notion française d’intégration républicaine où la nationalité est fondée sur le droit au sol et non sur le droit du sang comme c’est le cas en Allemagne. Ceci est évoqué pour souligner la dérive camerounaise à la territorialisation de l’identité nationale et partant anglophone sous le prétexte de l’intégrité territoriale qui sous-tend les politiques d’unité nationale (AHIDJO) et d’intégration nationale(BIYA).

Allant dans le même sens, les notions de nationalité et de citoyenneté escamotées au cours des conférences constitutionnelles de Foumban en 1961 et reprises avec emphase par les " autonomistes " anglophones prêtent à confusion et traduisent le profond désaccord qui subsiste à leur sujet entre francophones et anglophones sur fond d’affirmation identitaire des seconds. Laquelle affirmation étale une autre confusion, certainement la plus véhiculée par le peuple anglophone et résultant de sa définition des notions d’altérité et de différence. Au stade actuel, le " message " anglophone tend à faire de l’altérité son étrangeté dans son propre pays (5), tandis que la différence d’avec les francophones est tout simplement assimilée à l’inégalité, à l’asymétrie bicommunautaire (6).

Ces remarques permettent au demeurant de débrouiller l’écheveau identitaire anglophone dont la complexité n’est pas insurmontable. Il est clair en effet, il devient même plus clair après ces préliminaires, que le " peuple " anglophone entretient un rapport d’équivocité avec son identité.

Celle-ci est d’abord perçue comme un " invariant ", une essence immuable dans le sens que l’entendent Pierre BOURDIEU, Fernand BRAUDEL, ABDALLAH LAROUI, Pierre NORA et plus proche de nous Engelbert MVENG (7). Cette perception, qui remonte néanmoins à une certaine époque, découlait de l’illusion, longtemps entretenue, de la conciliation opérée entre les valeurs occidentales et les traditions africaines dans le double cadre de la colonisation franco-britannique et de la statogénèse. Deux événements qui, à en croire, ont été marqués respectivement par l’acclimatation des valeurs occidentales (cultures et langues françaises et anglaises) grâce à l’intermédiation des autorités traditionnelles (Cameroun britannique) et des jeunes évolués (Cameroun français); et par l’importation réussie de l’Etat occidental à travers la République Fédérale du Cameroun (1961-1972) issue de la réunification du 1er octobre 1961 et sanctionnant les retrouvailles entre francophones et anglophones jadis divisés par la colonisation. Tout ceci a inscrit le Cameroun dans la catégorie des sociétés où la modernité (colonisation, Etat) n’était nullement en totale rupture avec la tradition (convivialité et cordialité qui ont été des valeurs ancestrales déterminantes sur le chemin de la cohabitation anglophone-francophone et l’intégration nationale). L’identité anglophone dans cette perspective reposait sur l’imaginaire commun (8) et croyait se fonder sur sa modernité (9). En effet, défiant tous les aléas d’une colonisation qui l’a séparé du " peuple " francophone en le rattachant de facto et même de jure au Nigéria britannique, le "peuple " anglophone a transcendé les barrières historiques avec son retour à la case départ; posant ainsi les bases de la primauté du grand Kamerun allemand dont la contestation contraste aujourd’hui avec l’idée même d’identité anglophone.

Cela est d’autant plus pertinent que l’identité anglophone est également perçue comme un refoulement des particularismes et émergences des spécificités nouvelles. Dans cette optique " le combat du peuple anglophone " (10) est engagé avec l’ultime objectif de l’émergence d’une identité clairement établie (11). Il se traduit par une mobilisation sans pareil des appareils idéologiques du défunt Etat anglophone du Cameroun Occidental fédéré.

De toute évidence, cette équivocité résultant d’une interprétation baroque de l’identité traduit nettement les deux phases de maturation du " peuple " anglophone et sa dynamique de positionnement au Cameroun, entreprise complexe car éminemment politique. De l’identité statique produite par d’"Autres" dans l’illusion d’une identité anglophone octroyée ou acquise automatiquement (I), l’on est passé à la construction endogène d’une identité anglophone dynamique et multiple, suscitée par l’incertitude identitaire qui caractérise l’actuelle phase de déchirement national tous azimuts, à commencer par la levée de boucliers dans l’alliance entre francophones et anglophones (II). C’est le passage de l’identité à l’identification dans la logique de positionnement des seconds dans l’arène politique nationale qui est ainsi traduite en acte.

I - PSEUDO-CONVIVIALITE NATIONALE, CERTITUDE ET FICTION IDENTITAIRE ANGLOPHONE : la production d’une identité statique

La gestation et la production, en d’autres termes la gestion de l’attribution de l’identité anglophone, relèvent d’un processus lent mais progressif d’hétéro-identification, c’est-à-dire sa détermination par les " Autres " (12). Evénementielle, voire séquentielle, elle résulte de tant d’événements internationaux et nationaux, externes et internes dont l’actuel " peuple " anglophone n’a souvent été que le dindon de la farce. De façon presqu’incidente, elle est un sous produit de la colonisation franco-britannique cautionnée par la Communauté internationale d’une part, et d’autre part du processus d’émancipation politique qui a conduit plus tard à l’étatisation du Cameroun.

Au-delà de son versant socialisé et de ses référents sociolinguistique, culturel et spatial, sa politisation excessive découle de son instrumentalisation par ses géniteurs et du rapport d’ustensilité qu’ils ont entretenu et continuent d’entretenir avec elle. Ces derniers en ont fait "une totalité déterminée qui serait d’entrée de jeu une identité" (13). N’ayant par conséquent pas eu la maîtrise de leur identité au départ, les anglophones l’ont vécue de façon dramatique et passive. Ses auteurs en ont fait un outil symbolique - pourtant politiquement connoté de façon parfois hyperbolique -, vidé de sens et de contenu pour ses propriétaires anglophones; et n’avaient aucun intérêt à la voire évoluer. Elle était donc restée statique parce qu’issue d’un double malentendu productif: colonial (A) et étatique (B).

A/ - ETHNOGRAPHIE COLONIALE ET ENFANTEMENT IDENTITAIRE : l’invention de l’identité anglophone, un malentendu productif

La gestion administrative ou manageriale, politique ou diplomatique (14) de l’identité anglophone date de la colonisation franco-britannique. Cette option ethnographique, révélée par la façon dont la Grande-Bretagne a administré la partie du Cameroun qui lui a été octroyée, peut avoir deux explications. La première concerne le peu d’intérêt qu’elle portait sur cette portion de son vaste Empire colonial (15), suite à des dissensions à Londres entre le Colonial Office favorable à la colonisation du Cameroun par la Grande-Bretagne et le Foreign Office opposé à cette entreprise. La seconde concerne le regain d’intérêt porté par elle sur cette petite portion territoriale pour des raisons d’ordre économique et stratégique liées à la sécurisation du Nigeria (16).

Ces atermoiements de l’administration coloniale britannique ont eu pour conséquence, sans doute indirecte, l’identification et la détermination de manière exacte du peuple du Cameroun britannique, permettant ainsi de ne pas le confondre que ce soit avec le peuple du Cameroun français, ou avec celui du Nigeria britannique (17). C’est à ce titre que la colonisation britannique peut être considérée comme le vecteur de l’identification anglophone. Mais il lui a fallu l’appui de la communauté internationale qui a facilité l’institutionnalisation des référents identitaires.

1/ - La colonisation britannique : vecteur d’identification anglophone

L’invention de l’identité anglophone découle de sa constitution en enjeu colonial par l’administration britannique, puis en enjeu diplomatique et politique par les investisseurs identitaires de tous bords. Situation que résume Luc SINDJOUN de façon suivante : " la libéralisation politique est un moment de constitution de la communauté anglophone en groupe ethnique dont l’ancêtre fondateur est l’administration britannique, le territoire identitaire, l’ex-southern Cameroons, et la langue de référence l’anglais" (18).

De toute évidence, si la partition du Kamerun allemand en 1916 entre la France et la Grande-Bretagne peut être considérée comme l’élément fondateur de la distinction anglophone-francophone, la colonisation britannique apparaît par conséquent comme le vecteur de l’identité anglophone eu égard à la dynamique d’identification et d’individualisation qu’elle recelait. Elle est en effet à l’origine de l’inscription historique, culturelle, linguistique, spatiale et même politique de l’identité anglophone dans la géopolitique nationale (19).

a - L’inscription historique de l’identité anglophone

Plutôt que de s’inscrire dans l’ordre chronologique et séquentiel sur le registre colonial camerounais, la colonisation franco-britannique a procédé de la négation, de la disqualification, et de l’annihilation de la colonisation allemande au Cameroun (20). En ce positionnant comme la souche référentielle qui structure le champ politique national, elle est rentrée de manière impériale et exclusive dans la mémoire camerounaise. Elle est devenue l’artère qui inonde de son sang l’identité nationale. Par voie de conséquence, l’identité anglophone est inscrite à jamais dans l’histoire du Cameroun du fait de l’hégémonie de la colonisation franco-britannique en général, et de la colonisation britannique en particulier.

L’histoire d’un peuple fonde en effet son identité. Celle du " peuple " anglophone commence avec le partage du Cameroun entre la France et la Grande-Bretagne. Ce partage et la colonisation qui s’en est suivie constituent l’histoire des activités productives du " peuple " anglophone, l’histoire de son invention. La complexité du problème anglophone en résulte : <<Il faut dire que la question anglophone est difficile. C’est un héritage difficile à gérer du fait du traitement que cette partie du territoire a reçu de la part des Anglais. Ces derniers n’avaient jamais considéré le Southern Cameroons comme un territoire utile. Tout au contraire, il s’en sont toujours servi comme cordon de sécurité entre le Nigéria et le Cameroun. Leur seul préoccupation a toujours été la défense du Nigeria, particulièrement de son intégrité territoriale. Alors le Southern Cameroons est pour eux cette zone tampon qui peut subir tous les soubresauts, sans pour autant que les frontières nigérianes ne soient modifiées " (21). Il n’en demeure pas moins qu’ils sont créateurs de l’altérité et même de l’ipséité du Cameroun britannique tant par rapport au Cameroun français que vis-à-vis du Nigeria : "Nous avons rejeté le Dr ENDELEY parce qu’il voulait nous amener au Nigeria. Si Monsieur FONCHA essaye de nous amener au Cameroun français, nous fuirons aussi. Pour moi le Cameroun français c’est le feu, et le Nigeria c’est l’eau (...) Je suis pour la sécession sans la réunification" (22).

Toute cette philosophie de la distinction et de l’exception tirait sans doute son fondement de son inscription culturelle.

b - L’inscription culturelle de l’identité anglophone

Le souci d’identification distinctive des faits de culture anglophone d’une part et de culture francophone d’autre part constitue l’acte colonial d’élaboration de deux identités culturelles au Cameroun. D’après l’Initiative de paix de Buéa, " les divergences culturelles résultant de plus de 42 années d’administrations française et britannique sur les deux territoires étaient... profondes... Ces divergences étaient évidentes en matière d’éducation, de culture, d’administration locale, de méthode d’exécution des lois etc."(23).

La question essentielle demeure cependant celle du contenu de l’héritage culturel anglophone, c’est-à-dire de la quintessence culturelle du camerounais anglophone. Qu’est-ce qui a pu identifier l’anglophone de manière spécifique et singulière comme Anglophone depuis la colonisation britannique? Sa manière d’être, de vivre, de se comporter, de parler, d’agir. Cela est-il le reflet évident de l’héritage culturel britannique ? Comme le relève Jean-Pierre FOGUI, l’enjeu politique au Cameroun sous administration anglaise était structuré autour de l’articulation entre "un sentiment général d’attachement aux moeurs britanniques (british ways)", et "un sentiment général d’antipathie à l’égard des moeurs françaises (french ways)" (24). On peut lire cette tendance dans les colonnes du journal du Cameroon People National Congress du Dr Emmanuel ENDELEY : "Il n’y a aucun sens à vouloir s’écarter de la manière française. L’Angleterre n’a jamais plié devant la France et nous autres, Camerounais du Sud, nous ne plierons jamais devant la France "(25).

Somme toute, l’on peut conclure que " l’administration anglaise avait incontestablement laissé dans [sa] colonie des habitudes et une culture politique différentes " (26). Cette culture était véhiculée par l’instrument linguistique.

c - L’inscription linguistique de l’identité anglophone

L ’identité anglophone est largement tributaire de la langue anglaise. Que l’on se souvienne que l’un des trois arguments avancés par Sir Frédéric LUGARD, Gouverneur du Nigeria pour souligner le plus grand intérêt pour la Grande-Bretagne de garder Douala et partant de coloniser le Cameroun tenait au fait que " les indigènes parlaient anglais " (27).

Sur ce plan, il faut dire que la marque linguistique a été assez déterminante pour l’appartenance anglophone du British Cameroon. Langue coloniale, langue de communication, d’éducation et de travail, l’Anglais a permis de distinguer le Cameroun sous administration britannique du Cameroun sous administration française. C’est dans ce cadre que l’on peut comprendre que les Anglophones en fassent une priorité aujourd’hui (28). Depuis la colonisation britannique en effet, il y a une continuité entre la marque linguistique et la marque territoriale de l’identité anglophone du fait de la construction linguistique de la communauté anglophone. La langue anglaise a fortement déterminé l’aménagement de l’espace anglophone au Cameroun.

d - L’inscription spatiale de l’identité anglophone

L’enjeu de la colonisation franco-britannique a été territorial dès le départ. Les termes du modus vivendi auquel sont parvenues les deux puissances coloniales le traduisent d’ailleurs clairement. Il s’agissait ni plus ni moins du " partage ", de la " division ", de la " partition " de la dépouille territoriale allemande (29).

Le territoire hérité par la Grande-Bretagne (le quart notamment) et baptisé Cameroun britannique (British Cameroon) sera alors géographiquement connoté. En effet, toutes ses appellations : Southern Cameroons - et même Northern Cameroons -, Cameroon méridional, puis Ouest-Cameroun traduisent nettement l’inscription spatiale et la territorialisation coloniale de l’identité anglophone avec à la clé l’institutionnalisation d’une identité anglophone. De part ses proportions par rapport au territoire du Cameroun français, il est créateur de l’asymétrie francophone-anglophone dans la logique de valorisation de l’espace. Buéa, siège des institutions de l’administration britannique est considéré comme le repère territorial de l’identité anglophone. Le fleuve Mungo quant à lui symbolisait et symbolise la frontière entre les deux territoires.

Somme toute, la gestion manageriale du Southern Cameroons par l’administration coloniale britannique a été génératrice d’une " anglophonie " cautionnée du reste par la Communauté internationale.

2/ - L’institutionnalisation et l’internationalisation des référents identitaires anglophones

La cooptation identitaire de la Grande-Bretagne au Southern Cameroons a été légitimée par la Communauté internationale dont les intentions et le rôle restent ambigus dans l’historie coloniale camerounaise. Ce n’est qu’avec l’organisation, par les Nations Unies (ONU), du plébiscite de 1961 que l’on a pu se faire une idée exacte sur ses intentions réelles à l’égard du peuple anglophone du Cameroun britannique dont le destin était en jeu.

a- La Communauté Internationale comme caution d’une identité anglophone manufacturée

Le partage de fait du Kamerun allemand par le France et la Grande-Bretagne laissait planer une incertitude juridique et l’identité anglophone n’était qu’une identité de fait accompli. Le 28 juillet 1919, la conférence de Versailles solutionne ce problème par le biais d’un traité qui en son article 119 dépossède l’Allemagne de ses colonies et entérine le partage du Cameroun par ses puissances identificatrices. Le 20 juillet 1922 est signé à Londres le pacte de la Société des Nations (SDN) qui, dans la continuité de l’article 119 du Traité de Versailles (renonciation de l’Allemagne à toutes les colonies) et en son article 22 (organisation du régime des mandats) accorde à la France et à l’Angleterre le mandat de la SDN sur le Cameroun. Avec la création en 1945 de l’Organisation des Nations Unies, les deux Cameroun deviennent territoires sous-tutelle de la nouvelle Organisation placés sous l’administration de la France et de la Grande-Bretagne.

Ainsi, sous le couvert d’un statut international sans cesse renouvelé, l’alliance coloniale franco-britannique a perpétré et perpétué un bipode identitaire au Cameroun. L’ONU, qui est toujours en place et en activité, est devenue la tutrice des identités " anglophone " et " francophone " qui structurent de façon quasi-permanente le champ politique national (30). La naturalisation par elle de la colonisation franco-britannique a débouché sur l’institutionnalisation et l’internationalisation des référents identitaires comme en témoigne le rôle joué par le plébiscite des 11 et 12 février 1961.

b - Le plébiscite de 1961 comme légitimation de l’individualisation anglophone

Pour mieux comprendre l’action d’individualisation identitaire par ce plébiscite, il importe de procéder à une brève lecture sociologique de son environnement. M. Fulgener CHARPENTIER, premier ambassadeur du Canada en Afrique francophone en 1962 au Cameroun, avait tenu ces propos au sujet de son pays d’accréditation : "  l’ordre alphabétique voulut en 1959, que la délégation du Canada à l’Assemblée Générale de l’ONU à New-York, soit placée à côté de la délégation du Cameroun dont le sérieux, le sens de responsabilité et l’usage courant de nos deux langues impressionnèrent notre ministre... " (31). Cette séduction exercée par la délégation du Cameroun, encore territoires sous tutelle, à l’ONU sur d’autres délégations, y compris celles des pays indépendants comme le Canada, était orchestrée par la dynamique du phénomène de pétitionnement qui avait fini par révéler au monde entier leur double identité nationale. Laquelle traduisait de façon patente la puissance des identifications culturelles à travers le monde ; puissance qui se manifeste par l’attachement à une langue, à une mentalité étrangère (32)..

En effet, l’Assemblée Générale de l’ONU n’était que trop habituée au problème national camerounais (33) qui était sans cesse posé tantôt en de termes différents (évolution politique de chaque territoire), tantôt en de termes identiques (réunification des deux territoires) par les deux délégations du Cameroun britannique et du Cameroun français .

C’est dans ce contexte que survient l’idée d’un plébiscite dont l’issue devait décider de la situation du Cameroun britannique. La résolution 1352 (XIV) du 16 octobre 1959 fixe la date du plébiscite au plus tard en mars 1961 et décide des deux questions à poser au corps électoral : "souhaitez-vous réaliser votre indépendance en rejoignant la fédération indépendante du Nigéria", ou encore "en rejoignant la République indépendante du Cameroun?" (35). Les 11 et 12 février 1961, l’ONU organise séparément des plébiscites sur les deux territoires du Cameroun britannique : le Northern Cameroons et le Southern Cameroons. Des résultats définitifs proclamés le 15 février 1961 suivant un décompte séparé des suffrages, il ressort le choix des populations du Northern Cameroons pour le rattachement à la fédération nigériane tandis qu’au Southern Cameroons, le choix pour le rattachement à la République du Cameroun indépendant est acquis par 231 571 suffrages contre 97 741 pour le rattachement au Nigéria. Dans la suite logique des choses, la Résolution 1608 (XV) du 21 avril 1961 (Assemblée Générale) prend acte des résultats. Son article 4, alinéa 9 stipule que "  le Cameroun septentrional s’unira à la Fédération du Nigéria en temps que province séparée de la région du nord de la Nigéria ". L’article 5 par contre invite " l’Autorité de tutelle ainsi que les gouvernements du Southern Cameroons et de la République du Cameroun à entamer d’urgence des pourparlers afin de parachever avant le 1er Octobre 1961 les accords de mise en oeuvre des politiques convenues et déclarées par les parties intéressées en vue de l’union du Southern Cameroons et de la République du Cameroun pour former une " République Fédérale Unie du Cameroun ".

Deux poids, deux mesures, serait-on tenté de conclure. En coupant ainsi la poire en deux, l’ONU a fait étalage d’un traitement ethnographique du problème anglophone. Elle n’a pas tenu compte de la troisième option proposée par les deux leaders anglophones -John NGU FONCHA du Kamerun National Démocratic Party (KNDP) et le Dr Emmanuel L. ENDELEY du C.P.N.C - et allant dans le sens de l’indépendance du Southern Cameroons. D’une manière générale, compte n’a pas été tenu par l’ONU de l’évolution du débat au sein du Cameroun britannique et de l’opinion anglophone(35).

En préconisant résolument une alternative du " être avec " par trop réductionniste du choix anglophone, le plébiscite de 1961 a imposé tout en la légitimant l’exception camerounaise de deux identités nationales toutes " manufacturées ". Il est en effet curieux et pertinent de constater que le rattachement du Northern Cameroons au Nigéria n’est pas générateur de "malaise identitaire" (36) comme c’est le cas dans le Cameroun réunifié. De là il y a lieu de se demander pourquoi le plébiscite de 1961 a débouché sur un problème anglophone au Cameroun. Davantage s’il avait abouti au rattachement intégral du Cameroun britannique au Nigéria ou à son indépendance, en quels termes devait-on identifier cette entité aujourd’hui ? Dans tous les cas, ce ne serait pas dans l’optique du bilinguisme et du biculturalisme mis en exergue par les entrepreneurs identitaires anglophones (37).

Par un entêtement du destin, l’entreprise coloniale franco-britannique au Cameroun s’est traduite par un catalogage et une localisation de deux territoires distincts des Cameroun soutenus par la construction d’une double culture par le haut et par le bas (38). Cette cartographie identitaire a généré une identité nationale en général et anglophone en particulier, moribonde et statique. C’est dans ce contexte que se conçoit cette interpellation du Pr. Jean Baptiste OBAMA : "Le Cameroun en somme est une construction coloniale au départ, arbitraire et artificielle... et si on veut en faire un projet aussi, c’est important, il faut qu’on en fasse un, mais qui a dit que cette affaire arbitraire au départ, souvent coupée dans un bifteck mal taillé... est une entité qui existe ? Le Cameroun n’existe pas encore, il est en construction. " (39). Pour donner une réponse à ce cri de coeur, il faut sans doute commencer par sortir le Cameroun de la doctrine KISSINGER / SONNEFELD des sphères d’influence dans laquelle l’a cantonné la colonisation franco-britannique et d’après laquelle le Cameroun fait partie de l’Occident par la filière française d’abord et anglaise ensuite(40).

L’Etat post-colonial camerounais n’a pas réussi un tel pari. Sa gestion psycho -technocratique de l’identité anglophone a débouché sur sa fragilité.

B - " PSYCHO-TECHNOCRATIE " POST-COLONIALE ET REPRODUCTION D’UNE IDENTITE ANGLOPHONE OBJECTIVE : troc dolosif et fragilité identitaire

Le débat sur l’identité anglophone en post-colonie se ramène finalement à la question de savoir comment a été géré l’héritage camerounais de la colonisation dans le cadre des relations intercommunautaires qui se sont établies après la réunification (41). Cette gestion s’est caractérisée par l’affirmation du droit naturel de l’unité camerounaise d’une part, et d’autre part la loyauté à l’Organisation des Nations Unies. Ainsi, après avoir déclaré en 1958 dans son discours sollicitant l’investiture comme Premier ministre qu’"un référendum provoqué des deux côtés [du Mungo] permettrait à chaque bloc de faire entendre son désir. ", Monsieur Ahmadou AHIDJO, vaniteux et loyal, affirmera en juillet 1960 : "Notre action est naturelle. Comme je le disais hier soir à Buéa, si nous n’étions pas respectueux des lois internationales, il n’y aurait même pas eu besoin de plébiscite [au Cameroun britannique]. D’une façon automatique, les Nations Unies auraient décidé que le Cameroun deviendrait un comme il était avant 1916"(42).

Ceci permet de comprendre le modèle camerounais de gestion de l’identité nationale dominée par la transition douce de l’ethnographie coloniale d’enfantement identitaire à la psycho-technocratie post-coloniale de reproduction identitaire. La réunification dictée par le plébiscite a en effet débouché sur un système de pouvoir qui a progressivement permis de maîtriser les mythes, les références valorisantes des individus et des peuples (43) camerounais, anglophones ou francophones mais anglophones en particulier, suivant la logique : "le plus grand dominateur n’est pas celui qui accumule la force militaire ou économique, mais celui qui enchante ses dominés" (44).

De AHIDJO à BIYA, de FONCHA à ACHIDI en passant par MUNA, l’identité anglophone a été subjuguée et fragilisée, que ce soit pendant la période d’étatisation molle ou durant celle de l’étatisation autoritaire du Cameroun.

1 - Etatisation molle et troc identitaire

Le Cameroun sous tutelle française acquiert son indépendance le 1er janvier 1960. Sur le chemin de la réunification des deux territoires, une vive polémique alimente les débats dans les deux camps, en particulier au Cameroun britannique encore sous tutelle de l’ONU. Le plébiscite des 11 et 12 février 1961 a quelque peu rétabli l’ordre dans la mesure où l’idée d’une réunification a finalement été acquise, mieux imposée. Ainsi, celle-ci a lieu le 1er Octobre 1961. La République Fédérale du Cameroun issue de ce processus fait d’incertitudes et de rebondissements pouvait à juste titre être affublée de tous les qualificatifs traducteurs de " la problématique du rattrapage " (45) : Etat inexistant, Etat inachevé, Etat chancelant (46).

La clientélisation du processus étatique était dictée par la configuration ethno-sociologique du Cameroun (47). Le président AHIDJO devait faire alliance, très souvent d’ailleurs contre nature, avec des entrepreneurs politiques locaux. En bonne place figuraient " les représentants du Southern Cameroons " (48) dont la naïveté [qu’ils ont] affichée pendant cette période cruciale incline à conclure à un troc dolosif de l’identité anglophone. Prenant la situation à son avantage, le président AHIDJO, dans une optique mi-manageriale mi-politique, a policisé et juridicisé l’identité anglophone.

a - Représentation et Rétribution Identitaires

Comme l’a écrit Jacques BENJAMIN, "L’art politique, c’est le fait d’utiliser au maximum ses avantages au moment propice. Foumban représente une rencontre d’offres et de demandes, que Roth-Child a cru devoir qualifier de stratégiques (strategic demands) : la constitution camerounaise est également la résultante de forces en présence. "(49). Foumban " symbolise " le lieu où a été scellé l’accord presqu’endogène de la réunification du 1er Octobre 1961. C’est ici en effet qu’a été " délimité, avec les intérêts distincts sur lesquels repose chacune [des collectivités], [l’identité de chaque entité], et établi les moyens d’assurer [l’expression de chacune] et leurs rapports mutuels"(50).

Foumban représente par ailleurs le triomphe de l’élitisme constructif de la fédération camerounaise. L’accord a en effet été scellé entre une poignée de camerounais, francophones et anglophones, auréolés certes de leur statut de dirigeants des deux Cameroun. Le décor de ce marchandage politique au sommet a été planté progressivement et sans cesse réaffirmé de part et d’autre. Ainsi, dans une adresse prononcée par le Premier ministre du Southern Cameroons lors de la rencontre des étudiants des deux zones francophone et anglophone tenue à Yaoundé en août 1959, M. FONCHA déclare : "la réunification (avec le Cameroun) ne doit pas être une condition pour la sécession (d’avec le Nigeria). La réunification est une simple affaire de table ronde entre les deux gouvernements. Tout homme qui fait de la réunification une condition de la sécession est un ennemi qui milite en faveur de l’intégration à la fédération du Nigéria " (51) . De son côté, le Président AHIDJO déclare dans un discours à l’Assemblée Nationale en août 1961, c’est-à-dire dans l’attente de la réunification d’octobre, qu’   " il ne saurait... être question de laisser chaque région géographique, chaque groupe ethnique, agir à sa guise. [...] [c’est pourquoi] les deux Etats dirigés par leur parlement et leur gouvernement continueront à gérer leurs affaires internes... dans la mesure où l’exercice de cette prérogative ne risque pas de porter atteinte à l’ensemble de la vie nationale " (52).

Parlant donc des " forces en présence " sur le chantier de construction nationale, référence est faite à " la délégation de la République du Cameroun " et aux "représentants du Southern Cameroons " (53), c’est-à-dire l’élite gouvernementale en particulier. Ce sont ces représentants qui ont décidé de l’identité nationale et partant de l’identité anglophone.

A ce sujet, il importe de souligner le fait que la rencontre " du donner et du recevoir ", " d’offres et de demandes " s’est rapidement transformée en troc dolosif préjudiciable en définitive à l’identité anglophone. C’est surtout elle qui était en jeu au cours de ces tractations. Ses défenseurs ont fait montre de faiblesse, de naïveté, voire de traîtrise, d’opportunisme et d’égoïsme. A Foumban, ils ont tout de suite plié lorsque, prenant la parole à l’ouverture des travaux, le Président AHIDJO leur expliqua " qu’il ne considérait que les propositions présentées sous la forme de modifications à la Constitution de 1960 de la République du Cameroun (54). " Le ton presque suppliant, comme le relève Jacques BENJAMIN, le Premier ministre FONCHA répondit quelques jours plus tard :  " Depuis trois jours, nous avons étudié la position que votre Excellence nous a présentée. Nous y avons découvert plusieurs points d’entente, et quelques points sur lesquels l’unanimité ne s’est pas faite entre nos deux délégations. Je veux assurer son Excellence que les suggestions que nous avons faites lors de ces discussions ne sont pas parfaites ; nous espérons néanmoins que ces suggestions seront étudiées et acceptées par votre Excellence et votre délégation. Les recommandations que nous avons formulées proviennent du sentiment de fraternité envers la République du Cameroun " (55). Le Chef de l’opposition, le Dr ENDELEY ira même jusqu’à comparer les suggestions anglophones à celles d’un " jeune frère formulées à l’endroit de son frère aîné " (56).

L’identité anglophone a ainsi été massacrée, sacrifiée. Foumban représente en effet un échec de positionnement de l’Etat fédéré du Cameroun Occidental (CAMOC) - qui en sera issu - dans la fédération camerounaise. Echec de positionnement local mais triomphe de la " trophéisation " prébendière de la classe politique anglophone. N’ayant pas réussi à donner à l’Etat anglophone la place de partenaire qu’ils revendiquaient au départ, les leaders anglophones se sont contentés de quelques positions de pouvoir à eux proposées par le président AHIDJO. On a ainsi beaucoup parlé de " concessions " entre les deux camps (57). Ce mot a-t-il seulement sa vrai signification ?

Après Foumban il s’est établi, il faut bien le reconnaître, une co-gestion complice et coupable de l’identité anglophone à partir de l’accord scellé entre entrepreneurs politiques anglophones et francophones de la réunification. Tous les partenaires anglophones - à l’exception de rares cas tels le Dr ENDELEY, et ce pour d’autres raisons -ont été gratifié de trophées politiques se ramenant pour l’essentiel à de positions gouvernementales (58). Ainsi par exemple, le Chef de la délégation M. John NGU FONCHA sera cumulativement Vice-Président de la République Fédérale du Cameroun et Premier Ministre du Cameroun Occidental tandis que son compagnon S. TANDENG MUNA sera tour à tour ministre d’Etat, Vice-président de la République Fédérale du Cameroun cumulativement avec ses fonctions de Premier Ministre du Cameroun Occidental.

Le fait pour certains leaders politiques anglophones (MUNA, FONCHA) de se présenter aujourd’hui comme des victimes de la réunification, contrairement à l’image de héros, de " véritables artisans de la réunification des Cameroun " (59) est par conséquent assez troublant. Cela constitue tout de même, au-delà d’un repentir public, la preuve de leur participation passive à la policisation et à la juridicisation de l’identité anglophone orchestrées par le président AHIDJO et ses partenaires français (60) par le biais d’un troc dolosif.

b - Policisation et Juridicisation de l’identité anglophone

Durant les premières années du processus d’étatisation du Cameroun, le Président AHIDJO semblait voir le peuple anglophone à travers ses dirigeants politiques. Or, ces derniers étaient dans une certaine mesure assimilés à de délinquants politiques primaires étant donné qu’il craignait que " dans un Cameroun uni, les leaders du sud anglophone et francophone ne forment un gouvernement de coalition dirigé contre lui (61), originaire du Nord Cameroun francophone. Les accointances entre ces derniers étaient évidentes (62), et le Président AHIDJO savait qu’il n’était pas politiquement aimé au Sud du pays. La fédération, telle que conçue par lui, devait alors être une espèce de " prison " dans laquelle devait prendre fin l’aventure du délinquant anglophone en passant par le " tribunal "  de Foumban (Conférences constitutionnelles bilatérales des 17-18-19-20 et 21 Juillet 1961).

C’est ici toute l’origine de la policisation et de la juridicisation de l’identité anglophone. Procédant à la manière de la police et de la justice, le Président AHIDJO a ramené la singularité anglophone à l’attachement loyal de son dirigeant à la politique unificatrice. C’est ce qui explique qu’à sa moindre hésitation, au moindre doute émis sur lui, le représentant anglophone, partenaire de la fédération, était remplacé ; MUNA succédera dans ces conditions à FONCHA. Il en sera de même en ce qui concerne la cadence des ministres anglophones dans le gouvernement fédéral.

Cette approche objectiviste de l’identité anglophone par AHIDJO procède de l’optique sociologique positiviste durkheimienne, et consistait à la traiter comme une chose. Le dirigeant anglophone était une sorte de carte d’identité déterminant dans le rapport d’ustensilité que le président francophone entendait entretenir avec le peuple anglophone. C’est entre les lignes de ses discours qu’on peut déceler cette définition policière et ethnologique de l’identité anglophone par le premier président camerounais : " il ne saurait... être question de laisser chaque région géographique, chaque groupe ethnique, agir à sa guise. [...] les deux Etats dirigés par leur parlement et leur gouvernement... " (63). On entrevoit ici les premiers indices de l’étatisation autoritaire et de la domestication relative de cette identité.

2 - Etatisation autoritaire, domestication relative et dilapidation progressive de l’identité anglophone

L’étatisation autoritaire du Cameroun commence avec la réunification du 1er Octobre 1961. Marquée par la dynamique centralisatrice, elle passe par les étapes décisives de la création du parti unique en 1966, de l’institution de l’unité syndicale, et aboutit en 1972 à l’unification, c’est-à-dire la suppression de la fédération.

Pour les Anglophones, l’enclenchement de ce processus symbolise en effet le " début de la dictature et [de la] néo-colonisation du Cameroun méridional " (64) et le démantèlement de leur identité en ce sens qu’il constitue la fin de leur existence (65). Il s’inscrit en faux contre la " conférence constitutionnelle " de Foumban qui posa les fondements juridiques et politiques de la réunification des Cameroun francophones et anglophone" (66) avec en prime l’indication conventionnelle de l’identité anglophone .Ce faisant, elle traduit le passage inattendu à la détermination prescriptive de la singularité anglophone .

a - L’indication conventionnelle et restrictive de l’identité anglophone : le territoire et la langue

Foumban marque l’étape de la production et de la construction conventionnelle de l’identité anglophone concrétisée et matérialisée par la constitution de la République Fédérale du Cameroun(67). De prime abord, cette indication conventionnelle se ramène à la constitutionnalisation de l’identité camerounaise. Laquelle devrait avoir entre autre fonction capitale, stopper l’"affrontement au deuxième degré de deux géants de la colonisation - la France et la Grande-Bretagne- dans le cadre de deux cultures politiques différentes, notamment le jacobinisme français par trop centralisé, jugé étouffant et antidémocratique par certains leaders du Cameroun britannique(68). Comme le relève Jacques BENJAMIN à ce sujet, " les discussions qui se tinrent à l’Assemblée constituante de Foumban relèvent à la fois la très grande différence de vues entre les dirigeants des deux territoires et toute la force centripète exercée par le groupe de M. AHIDJO grâce à l’utilisation de sa tactique. Mais elle révéla également que les pressions centrifuges exercées par la délégation du Sud-Cameroun n’étaient pas nulles " (69).

L’enjeu principal de ce face à face était en effet l’identité anglophone, la détermination de la place des Camerounais occidentaux dans la fédération camerounaise (70). Le président AHIDJO en était sans doute conscient lorsque, affirmant la nécessité de la mise en place souple et progressive des institutions définitives de la fédération il déclarait: " si les Etats conservent des compétences presque suffisamment larges pour leur permettre de répondre à leurs particularités propres, [...] la liste des matières fédérales, longue et précise, marque notre volonté de tendre autant que faire se peut vers une homogénéité réelle de notre vie publique " (71). A plusieurs reprises en effet, le président avait affirmé sa volonté de parvenir à un accord qui puisse arranger les deux parties. Il déclarera en juin 1960: "(...) J’ai dit et répété au nom du gouvernement que nous n’avions pas un esprit annexionniste; la réunification devra se faire en accord avec nos compatriotes d’outre - Moungo [...] et c’est après cet accord entre les deux parties que nous établirons les conditions de réunification " (72).

La sincérité et la cordialité observées dans ces déclarations ne devraient en rien occulter l’ambiguïté du discours politique, très souvent porté à endormir ses destinataires. Sous l’instigation du président AHIDJO, et en dépit du cadre conventionnel, c’est finalement à une indication restrictive de l’identité anglophone que sont parvenus les délégués francophones et anglophones à l’issue de la conférence de Foumban. La constitution Fédérale de 1961 stipulait en son article premier que :  "La République fédérale du Cameroun est formée, à compter du 1er Octobre 1961, du territoire de la République du Cameroun désormais appelé Cameroun oriental, et du territoire du Cameroun méridional, anciennement sous tutelle britannique, désormais appelé Cameroun occidental ". L’alinéa 2 du même article précisait que " Les langues officielles de la République fédérale du Cameroun sont le français et l’anglais ".

La constitution fédérale reproduit et construit ainsi l’identité anglophone exclusivement à travers le territoire et la langue notamment le territoire de l’ancien Cameroun britannique rebaptisé Cameroun Occidental et la langue du colonisateur, naturalisée et classée langue officielle. Ce faisant, elle contribue à figer l’opposition territoriale et linguistique entre francophones et anglophones au Cameroun. Et pourtant, comme le relève Jacques BENJAMIN, " L’anglais, langue officielle du Cameroun occidental, n’est [...] parlé que par une minorité de ses habitants, et le français se trouve dans une position similaire au Cameroun oriental " (73).

En réalité, cette reproduction et cette constitution de la communauté anglophone à partir du territoire et de la langue est l’arbre qui cache la forêt. L’usage et la protection de la langue officielle (74) ainsi que du territoire de la minorité en particulier ne seront pas conçus et assumés par le pouvoir fédéral chargé d’exécuter les clauses contractuelles de Foumban. " Selon John NGU FONCHA, Ahmadou AHIDJO, alors président du Cameroun français, a [...] boycotté les accords de Foumban qui établissaient une plate-forme équitable entre l’ancien Southern Cameroons et le Cameroun français... Les accords de Foumban n’ont jamais été parachevés par quiconque " (75). Aussi dans les faits, les camerounais anglophones n’avaient cessé de se plaindre du fait que les circulaires venues de Yaoundé étaient uniquement en français. (76).

Il faut d’ailleurs relever que cette démarche conventionnelle avait pour défaut principal le fait qu’elle avait institutionnalisé une identité anglophone statique, car servant de refuge pour les Anglophones et de prétexte pour la mésentente. Jean Pierre FOGUI fait fort de noter à ce sujet que " la divergence la plus évidente entre les deux Etats fédérés est née... de l’utilisation de deux langues différentes. Dès l’entrée en vigueur de la fédération s’est posé le problème de l’harmonisation des deux systèmes affirmés, mais dans la réalité tout se passait comme si seuls les anglophones devraient apprendre le français... " (77). Un cri de détresse et de frustration identitaire sera lancé par le Dr. Bernard FONLON : " En trois ans de réunification, grâce aux articles 5 et 6 de la constitution fédérale, plusieurs pratiques et institutions sont venues de l’Est dans l’Ouest . Au Cameroun occidental, on conduit sa voiture maintenant à droite, le franc a remplacé la livre sterling comme monnaie courante l’année scolaire a été alignée sur celle de l’Est et le système métrique scientifique a remplacé les mesures britanniques peu maniables. Mais, en vain, ai-je cherché une seule institution ramenée de l’Ouest dans l’Est. Hors de ses frontières fédérées, l’influence du Cameroun occidental est pratiquement nulle... Le résultat par conséquent, est qu’au Cameroun oriental, l’influence française déjà prédominante, est terriblement consolidée par les camerounais eux-mêmes... , nous serons tous Français dans deux ou trois générations " (78) : C’est tout dire de la dynamique centripète d’imposition d’une identité unique de l’anglophone au Cameroun envers et contre les garanties prévues par le cadre conventionnel.

b - La détermination prescriptive de la singularité anglophone : l’imposition d’une identité unique de l’anglophone

Le caractère restrictif de l’indication conventionnelle de l’identité anglophone du fait de son cantonnement au territoire et à la langue a été suffisamment souligné. Ce qui n’a pas été souligné, c’est l’imposition, dès la constitution fédérale de 1961, de l’identité unique à travers l’institution d’une nationalité camerounaise contrairement à la proposition de double nationalité défendue de façon constante par le KNDP du premier ministre anglophone John NGU FONCHA. Le dernier alinéa de l’article premier de la loi n° 61-24 du 1er septembre 1961 stipule notamment que " les ressortissants des Etats fédérés sont citoyens de la République fédérale et possèdent la nationalité camerounaise ".

De même, la notion de " peuple camerounais ", substantialisée, reste porteuse d’une identité unique. L’article 2 de la constitution fédérale stipule à ce sujet que " la souveraineté nationale appartient au peuple camerounais qui l’exerce, soit par voie de référendum. Aucune fraction du peuple ni aucun individu ne peut s’en attribuer l’exercice " (80). L’évocation d’une " fraction du peuple " semble davantage relever d’une mise en garde implicite adressée au peuple anglophone qui disparaît ainsi du vocabulaire constitutionnel camerounais.

Déjà, l’absence d’un préambule après un événement aussi important que la réunification de deux territoires séparés pendant plus de quatre décennies (1916-1961) dénote de la négation de l’inscription historique d’une double identification nationale. Par voie de conséquence, cette omission volontaire participe également de l’imposition d’une identité unique prédatrice de la singularité anglophone.

C’est d’ailleurs le caractère conventionnel de cette loi constitutionnelle instituant la Fédération qui est douteux. Elle aurait en effet été adoptée par le seul parlement du Cameroun déjà indépendant et non par une Assemblée constituante regroupant des représentants francophones et anglophones (81). Comme l’explique Bernard FONLON, il y avait plutôt eu diktat de la République indépendante du Cameroun francophone et non marchandage ou entente : " Cette fédération vit le jour grâce à l’union de deux Etats, l’un (la République du Cameroun) déjà doté de souveraineté, l’autre (le Cameroun méridional) jouissant à peine de son autonomie interne. Il ne pouvait y avoir, pour cela, de marchandage entre eux comme entre égaux, et à la table de conférence, le Cameroun méridional ne pouvait parler avec cette autorité, cette dignité dont jouit aujourd’hui même le minuscule ZANZIBAR "(82).

C’est pourtant cette constitution négociée dans des conditions inégalitaires qui aura, pendant 11 ans, déterminé le modelage de l’espace politique national. Faisant fi du multipartisme implicitement souligné dans l’article 3 de la constitution (83) le président AHIDJO obtient en 1966, ce avec la bénédiction des leaders anglophones suite à une entente avec les trois formations politiques dominantes dont principalement le KNDP, le CNPC (84), la création du parti unique : l’Union Nationale camerounaise (UNC).

En 1972, l’Etat unitaire (la République Unie du Cameroun) remplace la fédération. Par voie référendaire, le pays se dote d’une nouvelle constitution ; la Constitution du 2 juin 1972. Dans son préambule, on peut lire que : " Le Peuple camerounais, -Fier de sa diversité culturelle et linguistique, élément de sa personnalité nationale qu’elle contribue à enrichir, mais profondément conscient de la nécessité impérieuse de parfaire son unité, proclame solennellement qu’il constitue une seule et même nation, engagée dans le même destin et affirme sa volonté inébranlable de construire la patrie camerounaise sur la base de l’idéal de fraternité, de justice et de progrès ". Ce passage constitue une proclamation prescriptive et solennelle de la fin de l’exception anglophone dans l’Etat camerounais. L’identité anglophone est noyée dans " sa diversité culturelle ".

Davantage, la clause territoriale d’indication de l’identité anglophone disparaît. Seul sa détermination linguistique subsiste dans l’article premier, alinéa 3 où on peut lire : " les langues officielles de la République du Cameroun sont : le français et l’anglais ". De façon claire et sur la base de la réorganisation administrative du territoire, "le territoire du Cameroun Occidental" cède la place aux provinces anglophones du Nord-Ouest et du Sud-Ouest. L’apothéose de l’imposition de l’identité unique se situe en 1984 lorsque, par la loi n° 84/1 du 04 Février promulguée par le président de la République (Paul BIYA), la République Unie du Cameroun est transformée en République du Cameroun. Dictée certes par des préoccupations autres que le clivage anglophone-francophone (85) cette transformation dans l’appellation touche néanmoins la conscience et la mémoire anglophone dans la mesure où le qualificatif " Unie " symbolisait l’inscription historique de leur identité dans l’Etat unitaire.

De toute évidence, pendant la période d’étatisation autoritaire, l’identité anglophone a pris une connotation logique et métaphysique. La spécificité, la singularité anglophone est dans un premier temps perçue à travers la diversité culturelle camerounaise avant d’être finalement ramenée à la notion de " peuple camerounais ". Par rapport à l’entité camerounaise, la différence anglophone est ramenée au même. C’est ce qui fera dire à E. MBUYINGA que la pratique de la Fédération, et celle de l’unification ensuite n’auront été que " l’histoire d’un processus lent mais inexorable d’annexion pure et simple du West -Kamerun par le régime AHIDJO " (86).

Somme toute, la fragilité de l’identité anglophone découle de son invention par d’"Autres" notamment les colons d’abord et les partenaires francophones de la fédération ensuite. Tout cela s’est déroulé dans un contexte de pseudo-convivialité, de modus vivendis cordial qui ne permettait pas toujours de percevoir la logique d’instrumentalité et d’ustensilté que recoupait cette entité issue d’un double malentendu productif : la colonisation franco-britannique et la réunification des deux Cameroun anciennement français et britannique. Ce contexte a changé depuis le lifting démocratique caractérisé par le déchirement de la nation camerounaise. La rupture de l’équilibre délicat établi de facto entre les deux communautés -anglophone et francophone -, mieux l’état de tension psychologique et politique qui règne entre elles a révélé l’incertitude, la vacuité et l’immobilisme de l’identité anglophone ; suscitant par là-même la volonté du peuple anglophone de la capturer et de la restaurer en la rendant plus dynamique.

II - DECHIREMENT NATIONAL, INCERTITUDE ET BATAILLE IDENTITAIRE : la construction d’une identité anglophone multiple et dynamique

Le contexte de démocratisation est le moment de formulation et de reformulation des exigences groupales. C’est le cadre de positionnement et de repositionnement, de classement et de reclassement, de distribution et de redistribution des rôles sociaux dans le système politique en mutation. Il se caractérise en outre par la radicalisation dans la présentation et la représentation des valeurs individuelles et collectives, dictée par la logique ambivalente et/ou conflictuelle du " je suis, tu es ", " nous sommes, vous êtes ". Cette logique, en référence au " problème anglophone ", s’est traduite au Cameroun par l’exacerbation de la dialectique de l’éléphant et de la souris. L’Anglophone, symbolisant la souris, ne voit plus que le Francophone, symbole de l’éléphant, obstacle qui se trouve en travers de sa réalisation.

Le déchirement en sourdine, puis manifeste du tissu social camerounais repose en général sur la volonté de différenciation sociale. Toutefois, le côté le plus visible reste la crise de la cohabitation bicommunautaire dans ce sens que l’émancipation anglophone interpelle l’identité francophone et vice-versa. Il s’en suit une crise profonde du processus identificatoire (87) national, traduction de la fragilité identitaire en postmodernité (89), et dictée par la remise en question de la légitimité identitaire anglophone.

Les Anglophones, dans une logique d’auto-identification, donnent l’impression de devoir assumer le coût identitaire le plus élevé du déchirement national. Ils semblent en effet avoir fait leur l’analyse d’Andrée TABOURET KALLER suivant laquelle : " Nos identités sont à la fois nos pellicules les plus fragiles et nos cuirasses les plus épaisses. C’est là que nous sommes le plus vulnérable, c’est là que nous opposons la résistance la plus tenace à toute atteinte qui viendrait toucher aux termes qui nous représentent et avec lesquels, bien souvent, nous nous identifions. Que resterait-il d’un homme si on lui enlevait son nom ? " (89).

La question se pose aujourd’hui de savoir si les Anglophones veulent créer une identité ou dynamiser tout simplement celle qui existe comme le dit si bien Ahmed MOATASSIME, " L’identité est (...) un phénomène mobile, évolutif qui ressemble à un arbre dont les racines (personnalité) sont profondes mais dont les branches peuvent évoluer au diapason de l’universel : même si elles tombent, elles se reconstitueront, tant que les racines restent indemnes et régulièrement irriguées " (90). L’investissement identitaire des Anglophones se traduit en effet par la mobilisation des identités multiples dans le but ultime de stabiliser la crise actuelle (A). Il se matérialise en outre par la définition des procédures d’homologation de l’identité anglophone, eu égard à l’impérieuse nécessité de se positionner dans l’arène sociale, économique et politique.

A/ - LA MOBILISATION DES IDENTITES MULTIPLES ET LA DEMULTIPLICATION DES FACTEURS D’IDENTIFICATION  : Stabiliser la crise identitaire anglophone

L’auto-identification se fait sous le poids contraignant d’une histoire individuelle ou collective inscrite en mémoire (91). L’identité des Anglophones est longtemps restée statique parce qu’elle leur servait de refuge distinctif par rapport à la majorité francophone et se ramenait principalement à la concession territoriale et linguistique à eux faite sur le plan purement référentiel. Expliquant l’inertie du processus d’auto-identification, Blanche Noëlle GRANUG écrit qu’ " on ne change pas très vite d’identité, on est retenu " (92).

Cette inertie est presque toujours liée au rapport de forces défavorable comme ça été le cas pour des Anglophones depuis la réunification. C’est ce que, semble-t-il, ces derniers tentent de conjurer aujourd’hui. Leur Identité est en construction dans un pays où l’identifiant national est encore à trouver. Cela explique sans doute le passage du stade de l’identité acquise à celui de l’identité conquise, voire de conquête identitaire. Celle qui s’appuie sur plusieurs référents et s’inscrit sur plusieurs registres.

Notre objectif ici n’est pas de procéder à une énumération des catégories d’identité anglophone. Toutefois, force est de constater que, dans leur combat pour la survie, les Anglophones ont mobilisé des identités multiples; et le mouvement de passage d’une catégorie à une autre n’est pas régulier. Il se dégage globalement une vacuité de l’identité culturelle apparemment étrangère à celui qui s’en réclame, une attitude baroque de renonciation-attachement à l’identité linguistique, un " renouveau dynamisant " de l’identité spatiale,... enfin et surtout, un impérialisme de l’identité politique sans doute lié à l’attrait que les appartenances exercent sur les entrepreneurs politiques.

1 - Vacuité et étrangeté de l’identité culturelle

La problématique de l’identité culturelle anglophone est ancienne, mais elle connaît un renouvellement extraordinaire depuis le processus démocratique. Cela a été rendu possible grâce à la relecture tonique du concept de culture par les aménageurs culturels anglophones de la génération de la seconde indépendance. Ceux-ci s’efforcent sans cesse de la débarrasser de ses attributs de vacuité et d’étrangeté dont il a été affublé au moment de l’unification du Cameroun. C’est un processus qui est allé crescendo mais avec quelques moments de relâchement avant d’atteindre sa vitesse de croisière qui se situe en 1993, en mettant le cap sur le " problème du système éducatif " anglophone (93). Cette évolution mérite d’être connue, afin que soient clarifiés les enjeux de l’actuelle bataille culturelle.

Au Cameroun, langue et culture ont toujours été liées dans le débat sur l’identité culturelle. Cette démarche participe de la disqualification des langues et cultures francophones et anglophones du fait de leur externalité et de leur caractère essentiellement dangereux car divisif. Déjà à l’issue de la Conférence de Foumban, un communiqué conjoint, lu à la presse par M. John NGU FONCHA, Premier ministre du Cameroun Britannique indiquait que les deux langues officielles des deux Cameroun étaient importées et qu’elles devraient un jour être remplacées par une langue et une culture autochtones (94). Cette option à laquelle semblait avoir souscrit le peuple anglophone sous le couvert de son ancien leader charismatique leur sera rappelée par le Président BIYA suite aux incidents qui ont émaillé l’avènement de la démocratie au Cameroun en général et à Bamenda en particulier : "N’opposons pas Anglophones et Francophones... La barrière des langues n’est pas et ne doit pas être un problème politique dans notre pays. Le Cameroun est et demeure un pays bilingue et pluriculturel. D’ailleurs, souvenez-vous, au début du siècle, les camerounais n’étaient ni Anglophones, ni Francophones / pourquoi faut-il qu’à l’aube du troisième millénaire, les guerres des autres, les cultures des autres divisent les camerounais...?"(95).

Cette démarche recouvre un enjeu éminemment politique, surtout dans la nouvelle donne où l’on s’interroge de savoir si le Cameroun ne risque pas d’être un champ de bataille entre Anglophones et Francophones pour la promotion des culturelles étrangères (96). Elle a en effet pour conséquence de présenter le Camerounais anglophone comme un sous produit de la culture allogène, un " métis culturel " qu’il est malaisé de circonscrire dans un groupe précis.

La question à laquelle tentent de répondre les Anglophones à travers la bataille culturelle qui s’est intensifiée depuis la démocratisation est celle de savoir s’ils sont eux-mêmes, mieux s’ils peuvent encore être eux-mêmes eu égard à ces idées reçues. Ces derniers sont plutôt très inspirés. Ils ont organisé leur combat en deux étapes qui constituent en fait une revivification des anciens thèmes: système éducatif et culture politique.

Le premier point semble se situer en dehors des tendances séparatistes et relève des problèmes à résoudre d’urgence : "[...] Ce problème du système éducatif constitue le point le plus sensible chez les anglophones. Si nous prenons aujourd’hui le devoir de vous informer en détail sur le GCE et le Board, c’est dans l’espoir que votre soutien aux revendications du Teachers Association of Cameroon (TAC) et des parents anglophones et votre participation aux actions de pression menées par les anglophones, peuvent atténuer le sentiment de non-appartenance à la République du Cameroun qui s’accentue de plus en plus chez les anglophones du Southern Cameroons [...] Et même si cet état de chose renforce le CAM en confirmant chez tous les anglophones la nécessité d’un retour à la légalité de 1961, nous voyons également à l’horizon le danger d’un militantisme incontrôlable qui risque d’entraîner des conséquences préjudiciables et pour vous et pour nous " (97).

A travers ce point dont la solution est partiellement trouvée aujourd’hui, les Anglophones entendaient organiser une " résistance culturelle, consciente " visant principalement à stopper " le déclin de leur système éducatif ", "la politique d’assimilation" orchestrée par " la philosophie d’harmonisation " des systèmes éducatifs francophone et anglophone sous les auspices du Ministère de l’Education Nationale, et enfin le dépérissement de " l’enseignement technique commercial des anglophones " (98). Ils revendiquaient par ailleurs un Board of Examinations devant consacrer leur autonomie dans l’organisation des différents examens anglophones, synonyme du dessaisissement de l’Etat alors même que pour le Ministre MBELLA MBAPPE, l’éducation nationale relève de la souveraineté nationale (99).

Loin de nous attarder sur les détails, il importe de souligner la particularité de cette bataille culturelle en période de libéralisation politique, contrairement à ce qu’il en était durant la période autoritaire (1961-1990). Tout d’abord, elle a cessé d’être une simple question de défense de la langue anglaise comme langue d’enseignement et symbole d’une culture distincte. (100). Ensuite elle n’est plus simplement une affaire d’intellectuels réglée par la voie administrative et technique (101). Son articulation et son agrégation sont devenues l’affaire de tous. Le TAC en assurait l’aspect technique, le CAM l’aspect populaire. En plus, les Francophones ont été invités à s’associer à la bataille. Doit-on par conséquent conclure à une démocratisation ou à une libéralisation réelle du débat sur le système éducatif au Cameroun et partant l’identité culturelle anglophone ? Il y a lieu de l’affirmer quand on sait que c’est l’un des domaines dans lesquels les camerounais anglophones, sous la conduite de leurs ingénieurs culturels ont remporté les victoires les plus significatives alors que le combat date de longtemps : boycottage de la rentrée scolaire 1993 (octobre) et obtention d’un Board of Examination.

Toutefois, pour y parvenir, les entrepreneurs culturels anglophones n’ont pas manqué de recourir aux arguments de culture politique spécifique, différente de celle des camerounais francophones. Ainsi ont-ils prétendu que l’harmonisation des deux systèmes éducatifs avait entraîné une importation des habitudes de fraude aux examens , de légèreté des correcteurs et de délivrance de diplômes sur la base de quotas préétablis et non des résultats, habitudes typiquement francophones, dans le système éducatif anglophone (102).

Sur un plan plus global d’ailleurs, les camerounais anglophones expliquent l’"échec de l’union" avec les camerounais francophones par l’" absence de valeurs communes"  entre eux (103). Tandis qu’ils sont, disent-ils, " un peuple pacifique et discipliné ", attaché aux valeurs démocratiques telles la liberté de la presse, l’indépendance de la magistrature, la balance des pouvoirs, les élections libres et justes (104) et à l’éthique administrative et politique, les camerounais francophones sont un peuple violent, autoritaire, attaché à la dictature, à la violence politique, à la privation des libertés, à la fraude électorale, à la corruption et au détournement des fonds publics (105). Ce débat rappelle d’ailleurs étrangement la polémique qui a alimenté les discussions, à la fin des années 50, entre partisans et adversaires de la réunification. La nouveauté aujourd’hui réside dans le fait que la culture politique anglophone est présentée comme s’étant presqu’émancipée de son héritage britannique (Britsh way of life) et relevant davantage d’un effort de conciliation qui a prévalu dès le début entre leaders anglophones (106). C’est elle qui sous-tend la revendication d’institutions politiques spécifiques. C’est de cette manière que les aménageurs culturels anglophones tentent aujourd’hui de débarrasser leur identité culturelle de ses attributs de vacuité et étrangeté. Leur succès relatif à ce sujet résulte sans doute du fait qu’en plus de la mobilisation de plusieurs compagnons de lutte, et contrairement à leurs prédécesseurs qui appartenaient d’ailleurs pour la plupart à l’élite gouvernementale (Augustine NGOM JUA, Bernard FONLON ...), ils sont parvenus à dissocier identité culturelle et identité linguistique. Cette dissociation a l’avantage de les éloigner de leur statut de métis culturel qui faisait d’eux des orphelins.

2 / - Attachement et renonciation à l’identité linguistique

La question linguistique est sans doute l’une des étapes qui ont marqué et continuent de marquer la bataille identitaire anglophone au Cameroun. Cela s’explique par le fait qu’" à ce jour, on a rarement trouvé une identité qui puisse s’exprimer sans langue, sans particularité linguistique " (107). En référence à la langue, Heidegger disait qu’ "Etre, c’est habiter ". Le sens de ceci dépend du contexte social. Quel a donc été, depuis l’ouverture du processus démocratique, le comportement linguistique des camerounais anglophones et en quoi celui-ci peut-il être considéré comme un ensemble d’actes identitaires dans lesquels ces derniers révèlent leur identité et leur conquête de rôles sociaux ? En d’autres termes, en quoi leur identité a-t-elle pu s’appuyer sur le signifiant linguistique. (108)

L’anglais, par rapport au français a longtemps été pour les anglophones leur patrie et c’est elle qui leur a fourni une identité. Il importe par conséquent de partir de son statut et de son utilisation / appropriation par ces derniers pour répondre à toutes ces questions. Il est possible en l’état actuel, d’observer deux tendances qui contrastent fondamentalement : l’attachement du peuple anglophone à son statut institutionnel et dans une certaine mesure, la renonciation des ingénieurs politiques anglophones à en faire pleinement usage dans la conquête du pouvoir.

L’affirmation de l’anglais en tant que langue officielle, langue de l’administration, langue de l’éducation et langue politique dans une certaine mesure est le leitmotiv, le cri de ralliement du peuple anglophone: "Le Southern Cameroons est victime d’un complot de recolonisation soigneusement monté par la République du Cameroun et des intérêts étrangers qui s’intéressent plus aux ressources du territoire qu’à son peuple [...] La plupart des autorités administratives du Southern Cameroons sont des citoyens de la République du Cameroun et plusieurs d’entre eux s’expriment à peine en anglais, l’anglais qui reste pourtant la langue de travail dans cette région. De plus, nos rues grouillent de soldats francophones qui se comportent en véritable force d’occupation, ce qu’ils sont en réalité " (109).

Pour légitime qu’elle puisse être, cette démarche reste laconique à notre avis, et responsable de la fragilité de l’identité linguistique anglophone. Tout d’abord, elle ne se démarque pas assez des conceptions coloniales et post coloniales (Etat autoritaire) foncièrement attachées au rôle de la langue dans l’aménagement de l’espace, à la coïncidence entre identité linguistique et identité spatiale. Or c’est là une des raisons fondamentales de " la crise du processus identificatoire " au Cameroun. Non seulement cette approche est réductionniste de la langue anglaise pourtant de loin la première au monde aujourd’hui, mais en plus elle participe du relativisme linguistique. Lequel, du fait de l’incommunicabilité qu’il crée entre anglophones et francophones conduit à la radicalisation et à l’enfermement de l’identité anglophone. Toutes les critiques de l’affirmation de l’anglais en tant que marque linguistique d’une appartenance anglophone se fondent ainsi sur le fait qu’elle constitue un obstacle à la construction de l’identité nationale. Le Pr Maurice KAMTO s’est par exemple penché sur cette question; " Doit-on et peut-on bâtir la nation sur les langues étrangères quand on sait le rôle des langues dans l’imaginaire collectif. Le clivage linguistique sur ces bases des langues étrangères dites " officielles " qui a tourné en une opposition culturelle anglophone-francophone n’est -il pas en effet révélateur de la fragilité du socle sur lequel a commencé l’édification d’une nation au Cameroun? On voit bien la complexité du problème. Le Cameroun est-il donc un Etat binational sur la base du clivage linguistique anglophone-francophone, ou bien, comme on l’a déclaré quelquefois, un Etat multinational sur la base de son pluralisme ethnique " (110).

La fuite en avant des entrepreneurs politiques anglophones est révélatrice de l’embarras dans lequel les a conduits leur propre démarche. L’abandon de la dénomination All Anglophone Conférence (AAC) fortement suspectée et accusée d’externalité (dans sa connotation) au profit de l’appellation All Southern Cameroons Conference à forte connotation géographique se situe dans cette mouvance. Il est clair en outre, il devient même de plus en plus clair que cette réduction de la fonction identitaire de la langue anglaise par les investisseurs politiques anglophones relève davantage de l’ignorance que de la maladresse consciente. L’identité nécessite en effet la diversité et suppose, sur le plan linguistique, qu’il y ait non seulement la diversité des langues, mais aussi la diversité des formes d’une même langue. Ce qui suppose l’appropriation de l’une de ces formes comme marque identitaire(111).

L’espace anglophone a produit ceci de particulier que, l’identité se marque à la fois par rapport à l’anglais (grammar) langue officielle utilisée dans l’enseignement et l’administration, au pidgin, forme dérivée et créolisée, mieux investissement identitaire des anglophones camerounais dans l’anglais et qui représente la langue utilisée dans le commerce et les entreprises, et aux langues nationales (langues maternelles).

Un fait est aujourd’hui perceptible et curieux. C’est l’attachement de certains leaders anglophones au grammar pourtant peu parlé dans la zone anglophone. Cela contraste avec l’usage minimal du pidgin par les entrepreneurs politiques anglophones en dépit de sa popularité. Il est même très souvent condamné. Jacques BENJAMIN relève par exemple qu’ " Après avoir rappelé que la réunification de Foumban s’était déroulée en " pidgin ", M. FONLON mit en doute l’idée que les adeptes d’une langue indigène soient satisfaits d’utiliser les nombreuses versions "pidgin" ou créoles parlées au Cameroun pour revaloriser une riche culture camerounaise... " (112). Dans le même sens, M. NDAMKONG, alors Secrétaire d’Etat chargé de l’Education au Cameroun occidental avait déclaré que " le français ne devait pas être enseigné à ceux qui n’avaient pas une bonne formation de base en anglais " de peur de les perturber et, ainsi, de promouvoir le " pidgin " comme lingua franca (113). Plus proche de nous, le CAM déplore le fait que  "les jeunes gens venant des écoles anglophones [soient] obligés de suivre des cours en français et même en pidjin dans [des] lycées Techniques pourtant désignés "anglophones" (114).

Ce rejet du pidgin est la négation non seulement d’une réalité historique, mais aussi de la véritable identité linguistique anglophone. Que l’on se souvienne du rôle joué par celui-ci dans les batailles politiques anglophones. Cela peut être exemplifié par la victoire de M. John NGU FONCHA au détriment du Dr Emmanuel ENDELEY aux élections du 24 janvier 1959 liée en partie au fait que le premier parlait le pidgin au cours de ses meetings de campagne et de ses contacts avec les autorités traditionnelles tandis que le second parlait un " anglais sophistiqué " (115). Le pidgin continue d’exercer le même attrait aujourd’hui et justifie dans une certaine mesure la popularité de M. John FRU NDI qui s’en sert dans ses meetings et la surprenante " impopularité " de M. NJOH LITUMBE. L’actuel premier ministre M. Simon ACHIDI ACHU semble avoir pris conscience de ce phénomène, lui qui s’exprime parfois même en pidgin dans ses entretiens avec la presse. Sa formule " politics na djangui " (la politique c’est l’argent) est devenue très célèbre. De plus en plus d’ailleurs, les membres du gouvernement anglophone se servent du pidgin dans leurs entretiens avec les populations de la base. Le pidgin ne serait-il donc pas l’avenir de l’identité linguistique anglophone dans la mesure où, sur un tout autre plan, il est assez parlé dans les grandes villes commerciales du Cameroun telles Douala, Nkongsamba... Sa force de pénétration en zone francophone ne date certes pas de l’ère de la démocratisation mais c’est un phénomène qui est allé en s’amplifiant avec la forte percée de M. John FRU NDI qui s’en sert dans ses meetings hors du " pays anglophone ". Le fait qu’il soit ainsi accepté est prometteur de la dynamique spatiale de l’identité anglophone.

3 - Renouveau et dynamique de l’identité spatiale

La question territoriale est incontestablement au centre des préoccupations et stratégies de mobilisation, d’expression, de définition et d’affirmation du "peuple" anglophone. Ce dernier a en effet une tradition d’identité matérialisée /structurée historiquement par le territoire.

Le problème anglophone est généralement présenté sous sa forme régionale ou géopolitique. Parmi les tenants de cette approche, nous pouvons citer respectivement ELENGA MBUYENGA et Jean Pierre FOGUI. Le premier affirme que " le problème national au Kamerun présente deux aspects. L’un est ce que nous appellerons la question des nationalités ou par commodité la question ethnique. L’autre aspect est la question régionale dont le point le plus brûlant actuellement est la contradiction entre le " Cameroun anglophone " et le " Cameroun francophone " (116). Le second parle à ce sujet d’ " antagonismes Est-Ouest " dans le cadre des " antagonisme géopolitiques " (117) au Cameroun.

Au stade actuel de son évolution, il est assimilé à une crise de l’intégration politique, une " faillite des stratégies intégrationnistes " (118). C’est ainsi que, N.N. SUSUNGI estime qu’avec l’avènement de la démocratie, le problème est de savoir si on peut trouver un arrangement pouvant déboucher sur une autonomie des Anglophones, de manière à ce qu’ils maintiennent leur mode de vie au sein de l’entité camerounaise. Si on ne peut pas, dit-il, trouver ce genre d’arrangement, l’éclatement du Cameroun est inévitable (119).

En effet, la question de l’identité spatiale anglophone connaît aujourd’hui un renouveau qui se caractérise par la revendication et la protection du " territoire originel " (120). Elle connaît aussi une dynamique de conquête et de contrôle du territoire national et des espaces jadis considérés comme réservés aux seuls francophones. Ce mouvement ambivalent est somme toute synthétique de la diversité des options territoriales et des itinéraires que suivent différents entrepreneurs politiques anglophones.

La tendance reconstitutiviste et protectionniste de l’espace originel anglophone est affirmée de façon constante. Elle s’articule autour de la question de la réorganisation de la structure étatique et la redistribution des rôles allant dans le sens de l’institutionnalisation d’un pouvoir local anglophone autonome (121). Depuis le lifting démocratique, elle a connu trois étapes principales représentant différentes tendances dans le camp anglophone. La tendance minimaliste revendique le retour au fédéralisme initial (1961-1972) qui comprenait deux Etats fédérés dont un anglophone (Cameroun Occidental) et l’autre francophone (Cameroun Oriental). Cette exigence a été clairement formulée au cours de la première conférence des Anglophones tenue en avril 1993 à Buéa et baptisée All Anglophone Conférence I (AACI). La tendance maximaliste " Option Zéro " revendique la " sécession   du territoire du Southern Cameroons ". Réunis à Buéa le 9 février 1994, les membres du comité exécutif National du CAM amendent presque définitivement l’Initiative de paix de Buéa (IPB) (122), document qui devait être soumis à la seconde conférence anglophone (AAC.II). Parmi les points devant être soumis à l’approbation des participants, il est notamment proposé :

1). Que le Southern Cameroun et la République du Cameroun conviennent de se séparer officiellement pour former deux Etats distincts et indépendants ;

2). Que le territoire du Southern Cameroons rétablisse son indépendance de la même manière que la République du Cameroun a restauré la sienne en 1984, et rompe tout lien politique et constitutionnel avec celle-ci". (123). Le processus vers le fédéralisme ou la " sécession " est ainsi rendu irréversible (124). Cette étape est celle sur laquelle nous nous attarderons, mais avant cela, précisons qu’une troisième tendance que nous appellerons tendance médiane préconise soit une " large décentralisation ", soit un fédéralisme à plusieurs Etats se rapprochant davantage du régionalisme. Celle-ci, défendue par l’élite gouvernementale et les chefs traditionnels anglophones, s’inscrit dans la stratégie de contre proposition aux deux premières mais surtout à l’"Option Zéro". Elle a par conséquent donné lieu à la " mobilisation ", dans les provinces anglophones du Nord-Ouest et du Sud-Ouest " pour l’Etat unitaire" (125) et " contre les menaces de sécession " (126).

Cette option semble d’ailleurs l’avoir emporté avec notamment la promulgation le 18 janvier 1996, par le président de la République, de la nouvelle Constitution dont la proposition gouvernementale a été examinée, discutée, amendée et adoptée par les députés au cours d’une session extraordinaire de l’Assemblée Nationale (novembre - décembre 1995).

Le " combat " anglophone n’est pas pour autant terminé. La construction centrifuge d’une identité reste dominante. Au cours de la All Anglophone Conférence II tenue le 1er mai 1994, il a été créé un Conseil National Anglophone qui a reçu mandat de " poursuivre les pourparlers avec le gouvernement de Yaoundé en se gardant présent à l’esprit l’irréductible et non négociable fédéralisme ". La " Proclamation de Bamenda" va d’ailleurs jusqu’à monter les enchères en précisant que " si le gouvernement persiste à refuser de négocier ou ne le fait pas à temps, le Conseil National constitué à Bamenda ne convoquera plus de nouvelles assises de tous les Anglophones. Il informera simplement son public, par tous les moyens à sa disposition, de la création du territoire indépendant et souverain des Southern Cameroons. Il veillera alors à la protection de son intégrité territoriale par tous moyens possibles " (127). Le " temps raisonnable " de négociation ayant expiré depuis 1995, la conférence du peuple Southern Cameroons (SCPC) considère qu’elle " a atteint désormais la phase dite de l’option Zéro, c’est-à-dire celle de l’autonomie " (128).

Ce renouveau d’une identité spatiale anglophone à forte tendance centrifuge mérite des développements plus fouillés. Partant des provinces du Nord-Ouest et du Sud-Ouest comme repères de l’identification territoriale des anglophones, certains entrepreneurs politiques tentent de rétablir l’ancien Southern Cameroons baptisé Cameroun Occidental au cours de la fédération de 1961 à 1972. Sur ce plan, l’usage répété de la notion de " sécession " au lieu de " séparation " semble participer de la négation de l’Etat unitaire instauré en 1972 et l’attachement à l’Etat fédéral. On sait en effet qu’en droit, on parle de sécession " lorsqu’un Etat-membre d’une fédération se détache de celle-ci " tandis que le terme séparation s’utilise " lorsqu’une région se détache d’un Etat unitaire " (129). C’est donc à notre avis, un euphémisme qui vise à sensibiliser le " peuple francophone " sur l’attachement " irréductible " des camerounais anglophones non seulement au fédéralisme mais davantage à leur territoire (Southern Cameroons). C’est en effet sur ce dernier que le " peuple anglophone " fonde son droit à l’ autodétermination. Par le biais d’une pétition du Southern Cameroons National Council transmise à l’ONU par une délégation constituée, en plus des membres de ce Conseil, des deux anciens leaders anglophones John NGU FONCHA et Solomon TANDENG MUNA, il est demandé à ladite organisation de "formaliser l’autonomie des Southern Cameroons". Le président du SCNC, M. EKONTANG ELAD ira même jusqu’à déclarer que " désormais, les Southern Cameroons se remettraient sous la tutelle de l’ONU et [...] son drapeau jusqu’à l’indépendance... " (130). Les membres du SCNC semblent d’ailleurs avoir joint l’acte à la parole, dans la mesure où c’est le drapeau de l’ONU qu’ils brandissent désormais au cours de leurs manifestations. Ils prennent, en outre, soin de se conformer à la doctrine de l’organisation mondiale. En témoigne, la constance désormais observée dans leur démarche, de parler d’indépendance et non de sécession, " la sécession étant un terme que répugnent les Nations Unies; et surtout le fait qu’elle traduise une partie intégrante d’un territoire autre voulant se détacher par la force " (131). Au demeurant, cet attachement au territoire Southern Cameroons explique aujourd’hui toutes les tentatives de sa revalorisation et tous les efforts visant à le protéger.

La valorisation du territoire anglophone participe de la présentation du Southern Cameroons comme une région aux immenses potentialités économiques et aux abondantes ressources énergétiques notamment, mais faisant l’objet depuis des années, si ce n’est d’un sabotage ou d’un boycottage, du moins d’un pillage intensif de la part de l’Etat francophone. L’exploitation des champs pétroliers en cours de production sur le plateau continental du Southern Cameroons est trop souvent cité en exemple (132). On affirme d’ailleurs que depuis " l’apparition du paramètre pétrolier dans les années 70 dans le territoire fédéral du Cameroun occidental, l’enjeu de ce territoire en tant qu’entité fédérée distincte devint gênant. AHIDJO entendait en faire la principale source de financement de la " caisse noire " qui renforçait bien son image d’homme providentiel. Des études de faisabilité annonçaient que l’exploitation des gisements offshore du Rio Del Rey démarrerait en 1977, tandis que celles de Lokele et Moundi débuteraient en 1972. Et que les travaux devaient commencer immédiatement ".(133). Cette approche contredit fondamentalement celle qu’avait adoptée le Président AHIDJO, ne serait-ce qu’au niveau des raisons avancées, au moment de l’instauration de l’Etat unitaire (1972). L’accent avait en effet été mis sur des questions budgétaires et le déséquilibre créé par l’Etat fédéré du CAMOC dont le budget était approvisionné en partie par l’Etat fédéral. L’histoire du Cameroun est ainsi entrain d’être réécrite à travers les revendications spatiales anglophones.

Par ailleurs, la valorisation stratégique du territoire du Southern Cameroons s’effectue de façon minutieuse. Elle rappelle opportunément les propos du Dr Carlson ANYANGWE que nous avons cité dans la première partie de ce travail. Le territoire anglophone serait l’espace vital que se discutent sans cesse le Cameroun et le Nigeria, " deux puissances étrangères ". " L’alerte du leader du Social Democratic Front (SDF), John FRU NDI à la Nation " et accusant le Président BIYA de vouloir vendre le territoire convoité actuellement par ces deux pays (134) pourrait se situer dans cette trajectoire de valorisation stratégique. Le Southern Cameroons serait ainsi un territoire utile et stratégique qu’il faut protéger contre toute atteinte extérieure.

En réalité, le souci de protection du territoire anglophone semble davantage participer de la volonté d’exclusion et de la détermination de retour à la " terre promise ". Dans ce sens par exemple, l’Initiative de Paix de Buéa propose de négocier avec la République du Cameroun un " calendrier de retrait des fonctionnaires originaires du Southern Cameroons du territoire de la République du Cameroun et vice-versa " (135). Il suggère par ailleurs " que soit effectué le retrait des forces armées de la République du Cameroun du territoire du Southern Cameroons et le rapatriement des citoyens du Southern Cameroons en service dans les forces armées de la République du Cameroun " (136). En outre, une opération baptisée " Exodus to Southern Cameroons " a été mise sur pied. Sa finalité est d’effectuer dans de brefs délais, le " rapatriement de tous les Anglophones au Southern Cameroons. Cela a été symboliquement matérialisé en juin 1995 lorsque " en présence de nombreux citoyens du Southern Cameroons, les anciens leaders Anglophones FONCHA et MUNA ont [...] retraversé à pieds le pont du Mungo pour ramener leur peuple dans son territoire (137).

Cette démarche semble, à notre avis, marquer un retour vers une identité refuge, réductionniste à la fois de l’" Anglophone ", du " Peuple anglophone ", et de son " Territoire ". En mettant le cap sur " l’ethnicisation du territoire " (138), elle a tendance à minimiser le problème anglophone en occultant l’hétérogénéité de cette composante (anglophone). Hétérogénéité liée à plusieurs paramètres. Il en est ainsi du paramètre migratoire. Depuis les années 50, caractérisées par la lutte armée menée par le mouvement nationaliste camerounais (Union des Populations du Cameroun-UPC) contre l’administration française, puis contre les premiers gouvernements successifs de la République du Cameroun francophone, de nombreux camerounais [francophones] avaient trouvé refuge de l’autre côté du fleuve Mungo. D’autres y allaient pour travailler dans les vastes plantations de la Cameroon Development Coorporation (CDC). Ces derniers sont considérés par les ingénieurs identitaires anglophones comme étant " des non-natifs du Southern Cameroons " par ailleurs appelés " Eleven Province " (139). Ces " Anglophones allogènes " semblent constituer un obstacle sur le chantier de construction de la " race pure anglophone ". L’on est cependant obligé de faire avec eux comme en témoigne leur intégration dans les instances dirigeantes anglophones prévues dans la proclamation de Bamenda. Ainsi, le " conseil anglophone " " sera constitué de 55 membres dont 25 pour chacune des provinces du Nord-Ouest et du Sud-Ouest et 5 pour les non natifs du " Southern Cameroons". De même, l’"Advisory Comitee" qui devra assister le " Conseil anglophone " sera composé de 33 membres dont 15 pour le Nord-Ouest, 15 pour le Sud-Ouest et 3 pour les non-natifs" (140). Au-delà du problème des "non-natifs du Southern Cameroons ", il importe de souligner que la fluidité des frontières entre le territoire anglophone et le territoire francophone traduite par la libre circulation des populations (" biens et personnes ") à entraîné des complications graves que les solutions préconisées ne peuvent résoudre. Anglophones et Francophones sont plus ou moins installés de part et d’autre du territoire national. Leur déplacement pour quelque raison que ce soit semble relever de l’utopie.

En dehors du paramètre migratoire, il faut aussi souligner l’hétérogénéité de la composante anglophone qui se traduit par de nombreuses disparités ethniques, culturelles, économiques et politiques observées entre les deux provinces anglophones du Nord-Ouest et du Sud-Ouest. Pendant longtemps par exemple, le SDF, fortement implanté dans le Nord-Ouest dont M. FRU NDI leader du parti est originaire a eu de la peine à s’imposer dans le Sud-Ouest. Cette tendance est légèrement modifiée depuis les récentes élections municipales de janvier 1996 au cours desquelles le SDF y a remporté une victoire significative. En effet, la trajectoire politique de M. FRU NDI illustre fort bien la seconde option spatiale anglophone, celle visant la conquête du territoire national.

L’une des raisons de la dissatisfaction des camerounais anglophones relève de leur difficulté de positionnement sur l’échiquier politique national. Depuis la Vice-Présidence de la République Fédérale du Cameroun confiée respectivement à John NGU FONCHA et Solomon TANDENG MUNA jusqu’à la primature dont Simon ACHIDI ACHU a la charge, en passant par la présidence de l’Assemblée Nationale respectivement assurée par Solomon TANDENG MUNA et Laurence FONKA SCHANG, tout comme la Vice-Présidence des partis uniques - Union Nationale Camerounaise (UNC), puis Rassemblement Démocratique du Peuple Camerounais (RDPC)- détenue tour à tour par John NGU FONCHA et le Fon ANGWAFOR III, les Anglophones ont le sentiment de jouer les seconds rôles au Cameroun (141).

La relative percée politique réalisée par certains leaders anglophones, depuis la libéralisation politique et l’instauration du multipartisme, dans le " marché politique " national est génératrice d’une dynamique de l’identité spatiale anglophone. Deux cas peuvent être cités en référence. Le premier, assez marginal certes, concerne M. LITUMBE, leader du Liberal Democratic Alliance (LDA), qui a récemment été porté, en sa qualité de président du Front des Alliés pour le Changement, opposition radicale camerounaise, à la tête du gouvernement formé par cette opposition. Cet événement est d’une importance certaine eu égard au rôle de contre pouvoir que cette structure entend jouer au Cameroun en référence à ce qui se passe en Grande-Bretagne ou en Israël. Avant, M. LITUMBE, le leader du SDF, M. John FRU NDI avait déjà occupé le poste symbolique de Président de l’Union pour le Changement, actuel FAC. Après la seconde place occupée aux élections présidentielles de 1992, il est officiellement devenu leader de l’opposition camerounaise. Bien avant cela d’ailleurs, son parti avait connu une très forte implantation nationale, notamment dans les provinces francophones de l’Ouest et du Littoral. Ses meeting ont partout drainé d’importantes foules, y compris dans la capitale politique Yaoundé (142). Du coup, l’entourage immédiat de FRU NDI refuse qu’on le présente comme leader anglophone, tout comme son parti refuse d’être "un parti ayant pour objet secret de promouvoir des idéaux anglophones." (143). Il justifiera d’ailleurs l’absence de ce dernier aux deux conférences anglophones (AAC I et II) comme relevant de son souci de ne pas choquer la majeure partie de son électorat qui est francophone.(144) Dans la même lignée, le SDF ira tenir sa Convention Nationale en 1995 à Maroua, en territoire francophone. Au -delà de cette percée au niveau national, certains observateurs insistent d’ailleurs sur " la stature internationale de John FRU NDI (145).

Somme toute, le territoire anglophone, et au-delà de celui-ci, le territoire national semble faire l’objet de plusieurs usages politiques (146) du fait de l’émergence du " problème anglophone ". Les deux options présentées ici traduisent d’une manière générale " la nécessité de reformuler la gestion du territoire au Cameroun en passant de "l’Etat-Nation" à " l’Etat-Espace" "(147). Territoire utile et stratégique, le Southern Cameroons est de plus en plus important pour l’affirmation des entrepreneurs politiques anglophones en particulier, mais aussi francophones. C’est la base de leur légitimité comme le témoignent les récentes analyses faites avant et après les élections municipales du 21 Janvier 1996. L’on parle ainsi du rejet total de BIYA, de la délégitimation de ses alliés anglophones excepté le Pr Peter AGBOR TABI crédité d’un bon score dans son "fief électoral" de Mamfé dans la Manyu. (148). Ce dernier avait en effet déclaré qu’il allait définitivement barrer la voie à l’Union Nationale pour la Démocratie et le Progrès (UNDP) et à tout autre parti de l’opposition à Mamfé(149). Pour sa part, FRU NDI aurait offert de démissionner en cas de victoire du RDPC dans le Nord-Ouest. Le Southern Cameroons apparaît donc de plus en plus comme la rampe de lancement des entrepreneurs politiques anglophones sur l’échiquier politique national. Ce qui est au demeurant révélateur de la territorialisation de la politique et de la politisation du territoire du fait de la revendication identitaire anglophone.

4 - Impérialisme et priorisation de l’identité politique

Le politique est le site d’agrégation et d’articulation des revendications identitaires anglophones. C’est le point d’ancrage du culturel, du linguistique et du spatial. Ceux-ci sont évoqués pour illustrer celui-là. La bataille identitaire anglophone se ramène finalement à la bataille politique - sur fond d’émancipation politique - que livrent et se livrent les anglophones dans l’entité camerounaise depuis la réunification, mais davantage depuis la libéralisation politique. Ceci justifie le fait que certains y voientt "une identité fondamentalement politique ".(150)

D’après les leaders anglophones, ceux du CAM en particulier, cette situation résulte de la politisation par le gouvernement de toutes les revendications anglophones. S’agissant par exemple des revendications liées au General Certificate of Education (GCE) et au " Board of Examination ", ces derniers déclarent que " Le gouvernement de la République du Cameroun a réussi à politiser comme d’habitude un problème que le CAM avait considéré comme purement technique depuis 1992... ".(151) Ils imputent par ailleurs cela à la domination politique que subissent les Camerounais anglophones : " Le plan de recolonisation a pour objectif d’empêcher le peuple du Southern Cameroons de jouer un rôle politique important que ce soit dans le territoire du Southern Cameroons même ou dans la République du Cameroun ".(152). La question anglophone devient ainsi un problème de perception et de traitement des "exigences" / demandes anglophones par le gouvernement camerounais. Elle est aussi un phénomène d’emprise que ce dernier exerce sur les Anglophones en contradiction avec leur volonté d’émancipation et d’autonomie. Crise de cohabitation, elle a de fortes répercussions sur les plans institutionnel et constitutionnel. Ce qui en fait un problème éminemment politique.

L’impérialisme et la priorisation de l’identité politique anglophone résultent en définitive de l’érection du problème anglophone en enjeu de pouvoir. Cela est le fait des " professionnels de la politique " tant francophones qu’anglophones, mais davantage anglophones, depuis la réunification et surtout à partir de l’ouverture du processus démocratique en 1990.

Ce qui est caractéristique de cette identité politique aujourd’hui, c’est sa dimension systémique et notamment la bataille que se livre l’élite anglophone sur fond d’instrumentalisation de " son " peuple qu’elle prétend représenter. C’est une élite profondément divisée que l’on peut néanmoins classer en deux catégories : une élite gouvernementale et une élite non-gouvernementale.

En fait d’élite gouvernementale, il s’agit des camerounais anglophones qui occupent des positions de pouvoir que ce soit dans la haute administration, le parlement ou le gouvernement proprement dit, sans oublier les autorités traditionnelles. La filiation au R.D.P.C, parti au pouvoir , est déterminante à cet effet. Cette élite est accusée de traîtrise et de conspiration contre le peuple anglophone par le camp d’en face. C’est " l’élite déloyale et illégitime anglophone ".

L’élite non-gouvernementale est quant à elle celle qui n’a jamais occupé de position de pouvoir ou en a été exclue (MUNA, FONCHA). Valentin NDI MBARGA estime par exemple que la création du SDF est le fait des anglophones frustrés avant de conclure néanmoins que le problème anglophone mérite un débat national.(153)

Ce débat est déjà engagé au niveau régional/local par ces deux catégories d’élites qui sont toutes, à notre avis, des "élites identitaires anglophones", chacune à son niveau, selon sa méthode et en fonction de ses moyens. L’enjeu principal reste dans tous les cas le contrôle du pouvoir, que ce soit au niveau local ou au niveau national et la revendication du monopole de la représentation du peuple anglophone(154). Les deux catégories semblent s’opposer principalement sur le sens à donner à la cause anglophone, au "rêve anglophone" comme ils le désignent si bien, et ce presqu’à l’unanimité : " Quant au fait d’être contre ou de tuer le rêve anglophone, cela dépend beaucoup de ce que chacun considère comme étant le rêve anglophone. Si le rêve anglophone veut dire avoir une société juste où règnent l’équité et l’état de droit, où les chances et les droits sont égaux pour tous, où il y a une constitution en bonne et due forme, démocratiquement débattue et adoptée, capable de sauvegarder notre nation pluriculturelle et essentiellement bilingue et de protéger le droit des minorités, je suis entièrement acquis au rêve anglophone qui ne devrait pas être différent du rêve francophone. Mais si le rêve anglophone adopte l’option zéro ou la sécession, je suis entièrement contre un tel rêve parce que nous n’avons pas encore commencé à exploiter, encore moins épuisé, les énormes possibilités disponibles pour faire du Cameroun le plus grand pays d’Afrique où il y a la paix, la joie, l’harmonie et la prospérité pour les anglophones et les francophones ".(155) Ces propos d’un membre de l’élite gouvernementale résument parfaitement la dichotomie qui caractérise la perception de la cause anglophone par "les élites identitaires anglophones". A la tendance centrifuge non gouvernementale s’oppose une tendance " mi-centripète " gouvernementale.

Cette dichotomie s’est d’ailleurs traduite par l’organisation de lobbies dont les manifestations populaires conduites par les leaders des deux camps s’articulent autour des mots d’ordre " Pour le fédéralisme, la sécession ou l’indépendance, contre l’Etat unitaire centralisée ", " contre le fédéralisme et la sécession, pour l’Etat unitaire ". C’est dans cette perspective que se situent les nombreuses manifestations qui ont accompagné tout le processus de révision de la constitution (1991 - 1996).

Ce phénomène n’est pas nouveau comme en témoigne le refus de M. John NGU FONCHA d’approuver la formation d’un parti unifié ou encore la demande d’un fédéralisme moins centralisé " formulée par M. Bernard FONLON et d’autres camerounais de l’Ouest alors dans le gouvernement fédéral en 1964"(156). Malgré ces prétentions centrifuges, le Président AHIDJO avait bénéficié de l’appui de certains alliés anglophones, membres du gouvernement (S. TANDENG MUNA, Emmanuel EGBE TABI) pour réaliser son rêve unitaire. La différence fondamentale réside dans le fait que, tandis que cette dichotomie était alimentée par une élite gouvernementale anglophone apparemment peu solidaire durant la période autoritaire, elle est animée aujourd’hui par deux camps ayant des bases sociologiques et politiques différentes : l’opposition anglophone solidaire et une élite gouvernementale apparemment solidaire (157).

Au demeurant, quelle que soit la période concernée, cette dichotomie est à l’origine d’une construction à deux vitesses de l’identité politique anglophone. Elle contribue à retarder la résolution définitive " du problème anglophone " du fait de la désarticulation et de la désagrégation des intérêts anglophones tels que définis par les élites identitaires. Il en résulte sur un plan plus global, une superposition, un croisement et même parfois une contradiction des multiples identités mobilisées paradoxalement pour stabiliser la crise identitaire anglophone. Il importe par conséquent d’examiner les procédures mises en marche pour homologuer l’identité anglophone.

B - LES PROCEDURES D’HOMOLOGATION DE L’IDENTITE ANGLOPHONE ET LA DEMULTIPLICATION DES SITES/LIEUX IDENTIFICATION : le Positionnement en pensée et en action

Le processus d’homologation ne devrait pas être pris dans le sens réductionniste, et même rétrograde, de construction d’une identité de l’"Anglophone unique". Il traduit l’effort tendant d’une part vers l’"articulation " des intérêts anglophones qui consiste à traduire des intérêts diffus en demandes explicites (revendications, pétitions, points de programme, position de loi, amendements) et d’autre part à l’" agrégation " desdits intérêts qui quant à elle consiste à convertir ces demandes en alternatives cohérentes et globales (programme de gouvernement, motion de congrès, majorités parlementaires).(158)

Le problème anglophone est en fait une affaire d’intérêts et la construction de l’identité anglophone bute sur la diversité des intérêts. De prime abord, l’articulation est du domaine de l’élite anglophone non gouvernementale, tandis que l’agrégation relève du domaine de l’élite gouvernementale. Notre approche des procédures d’homologation de l’identité anglophone s’intéressera moins à cet aspect qui est davantage structuro-fonctionnaliste. Elle sera par contre psychologique et surtout stratégique au sens où l’entend Françoise ZONABEND; l’identité d’une personne ou d’un groupe étant faite de la somme de tous ses noms, la question revient à savoir si cette personne ou ce groupe peut répondre à tous et de tous ces noms qui constituent autant d’identités.(159)

En réalité, diverses procédures d’homologation de l’identité anglophone, menacée dans son existence, sont mises en marche aujourd’hui plus qu’hier. Cela procède d’un phénomène d’identification qui traduit l’ébranlement de la certitude identitaire induite par l’ordre unitaire de l’Etat post colonial de la première génération. C’est un processus qui passe par les étapes de la notification d’une inscription sur le " marché politique " national, de la mobilisation des noms identitaires, puis par celle de l’objectivation et la subjectivation des modalités identitaires.

Cette approche psycho-stratégique des procédures d’homologation de l’identité anglophone répond au principe énoncé par LEVI-STRAUSS et d’après lequel " nommer, c’est classer ". La réaffirmation de l’identité anglophone traduit une dynamique de positionnement anglophone en pensée et en actes.

1 - La notification d’une inscription, d’une appartenance et d’une place sur l’échiquier national : le MESSAGE ANGLOPHONE.

L’insertion au sein des réseaux complexes de la vie nationale est généralement difficile. Les anglophones semblent l’apprendre à leurs dépends au Cameroun, ce depuis longtemps ainsi que le relève Jean-Pierre FOGUI : "Après quelques années d’expectative, les Camerounais occidentaux réclamaient ainsi " leur place " au sein de la fédération ". Il cite alors les critiques acerbes du Dr Bernard FONLON, " Pour parler sincèrement, y a-t-il une seule ligne politique dans quelque domaine que ce soit - économie , éducation, affaires internes, affaires externes - qui ait été conjointement élaborée par les deux parties? Peut-on montrer une suggestion née au sein du KNDP et qui ait été acceptée par ce gouvernement"" (160) 

Cette préoccupation connaît un renouvellement extraordinaire aujourd’hui. Le " message anglophone " est de plus en plus insistant. Il s’adresse à la communauté internationale, au gouvernement (161) et aux " Frères Francophones "(162). Ce message consiste en une lecture tonique de l’identité anglophone et en une affirmation désinvolte d’appartenance à l’Etat camerounais. Il procède par une démarche étapiste, les principales articulations étant: la révision du processus colonial, la condamnation du processus d’étatisation du Cameroun et la récupération identitaire de la libéralisation politique.

a - Révision du processus colonial

Ce révisionnisme se traduit par la négation de la colonisation britannique d’une part et par la sublimation du statut international d’autre part.

Il y a des omissions qui trahissent, parce qu’elles traduisent parfois la pensée profonde de leur auteur. Un fait est assez frappant lorsqu’on lit l’Initiative de Paix de Buéa. C’est le fait, dans la présentation de la sociogenèse du peuple anglophone, d’occulter la colonisation britannique . L’évocation qui en est faite est tellement obscure que seul le rôle de l’ONU, et même pas de la SDN, apparaît clairement : " 1 - LE CAMEROUN SOUS TUTELLE DE L’ONU. Comment le peuple du Southern Cameroons est-il arrivé là où il est aujourd’hui? [...]. Après sa création en 1945 et l’établissement du régime de tutelle, l’ONU demanda à la Grande-Bretagne et à la France de soumettre l’administration de la partie du Cameroun sous leur contrôle au régime de tutelle... "(163) Un peu plus loin dans ce document, mention est faite du " 5 - Plébiscite de l’ONU et l’Unification du Cameroun "(164)

Le peuple anglophone semble occulter la colonisation britannique pour deux raisons. La première est qu’il accuse la Grande - Bretagne de l’avoir abandonné à lui-même au moment crucial de la réunification et de l’avoir livré aux Camerounais Francophones et leur tuteur français : " Le Southern Cameroons est victime d’un complot de recolonisation soigneusement monté par la République du Cameroun et des intérêts étrangers qui s’intéressent plus aux ressources du territoire qu’à son peuple "(165). La seconde est qu’elle dit vouloir s’émanciper de l’ancienne puissance coloniale pour ne pas subir une allégeance illimitée comme cela est devenu le cas pour le Cameroun francophone à l’égard de la France.

La sublimation du statut international est quant à elle d’ordre stratégique et consiste à vouloir s’attirer le soutien de la communauté internationale en tant que peuple opprimé et candidat objectif à l’auto-détermination, principe auquel l’"Organisation mondiale" est particulièrement attachée.

Cette démarche a pour conséquence principale aujourd’hui, l’internationalisation du Message anglophone. De nombreuses décennies après l’indépendance du Cameroun, les camerounais anglophones ont repris le drapeau des revendications nationales et " leurs délégués " parcourent le monde pour défendre leur cause à l’ONU, au Parlement Européen et ailleurs.

Il est curieux de constater à ce sujet que même l’étape de la Grande-Bretagne n’est pas négligée, en dépit de la polémique qui se fait, une fois de plus, vive sur le rôle que cette dernière pourrait jouer.(166) Par ailleurs surprenant est le passage des camerounais anglophones, d’un nationalisme rancunier et isolationniste, s’opposant à l’admission du Cameroun au Commonwealth, à la revendication de l’exclusivité de la représentation du Southern Cameroons dans cette instance à travers le SCNC.

Le message anglophone est devenu un produit qui s’exporte. Autant il s’internationalise, autant il se nationalise en mettant le cap sur des questions nationales.

b - Condamnation du processus d’étatisation

Les Frères francophones sont les témoins oculaires de la dérive observée dans le processus d’étatisation du Cameroun : " Notre message au peuple de la République du Cameroun est le suivant : l’Unification du Southern Cameroons et de la République du Cameroun s’est faite sur la base d’un accord constitutionnel et non sur des valeurs communes. Au cours des 32 dernières années, cette absence totale de valeurs communes a été amplement démontrée, et l’échec de l’Union en est une preuve patente "(167)

Le processus d’étatisation du Cameroun, à savoir le " cycle de l’histoire nationale, celui qui, de l’indépendance en passant par la réunification devait mener à l’apothéose de la totale unité " (168) est clairement mis en cause. La Déclaration de Buéa, l’Initiative de Paix de Buéa, la Proclamation de Bamenda et la circulaire n° 001/AC - AAC/CM du 13 Mai 1994 condamnent sans réserve l’unification de 1972 qui a institué l’Etat unitaire à la place de la fédération, et particulièrement la loi n° 84/1 du 04 Février 1984. La promulgation par le président de la République (Paul Biya) de cette loi portant modification la dénomination de l’Etat, de République Unie du Cameroun à République du Cameroun constitue, d’après eux, ni plus ni moins une proclamation de l’indépendance du Southern Cameroons.

On peut insister sur l’absence de fondements juridiques solides d’une telle démarche, mais il ne faudrait pas occulter la détermination anglophone. Elites gouvernementales et non gouvernementales s’accordent au moins à reconnaître la nécessité de réorganisation dans les plus brefs délais de l’Etat camerounais(169). Les Anglophones pensent d’ailleurs agir dans la légalité : " Notre initiative ne constitue donc pas un acte de sécession mais plutôt une simple réaffirmation du statut d’Etat autonome du Southern Cameroons, à la suite de la décision du Président Paul BIYA de promulgation de la loi n° 84/1. Par cette initiative, le peuple du Southern Cameroons se borne à accepter le fait accompli qu’est la reconnaissance du Southern Cameroons. Il tient en outre à réaffirmer son autonomie en tant qu’Etat distinct jouissant du même statut que la " République du Cameroun " comme c’était le cas avant le 1er Octobre 1961, date de l’Unification "(170).

Les frères francophones sont en outre invités à être solidaires de la cause anglophone : " Nous comptons sur votre solidarité... Faites un vacarme de solidarité en utilisant n’importe quel objet susceptible de faire le maximum de bruit! Faites ce bruit pour passer des messages au gouvernement... "(171).

Les Anglophones contestent donc le processus d’étatisation de l’Etat et entendent profiter de la démocratisation pour l’exprimer clairement, et de surcroît, obtenir gain de cause.

c - Récupération identitaire de la libéralisation politique

La cause anglophone est présentée comme une question devant être inscrite dans l’ordre des priorités démocratiques : " Je suis totalement acquis à la cause anglophone; je le suis depuis la deuxième moitié des années soixante et continuerai à l’être. Je suis totalement engagé parce que la cause anglophone est un problème national qui nécessite une solution urgente... " (172). Le moment est venu pour eux, de trouver une solution définitive à leur problème: " Il arrive un moment dans l’histoire des hommes où un peuple qui souffre depuis des lustres doit se lever pour se faire valoir ou se taire à jamais. Ce moment est enfin venu pour le peuple de plus de 4 millions d’âmes... Ce jour est un jour de décision et d’espoir de voir les populations du Southern Cameroons jouir d’un avenir prospère, puisqu’il marque leur émancipation définitive des forces de la dictature et de la répression ainsi que des griffes du néocolonialisme qui n’ont jamais cessé d’empêcher le peuple de l’ex-République Fédérale du Cameroun de se forger une identité nationale et de se rendre maître de son propre destin. " (173).

Ces propos ont été traduits en actes. Le problème anglophone semble avoir ravi la vedette à toute autre question depuis l’avènement de la démocratie. Par le biais de manifestations différentes et diversement organisées, la permanence des revendications anglophones fait corps aujourd’hui avec l’interrogation démocratique(174). Ceci est à l’origine de la " reconnaissance officielle du désordre [anglophone] et l’imputation d’une identité rebelle " (175). La cause anglophone est d’autant plus défendable que beaucoup de noms identitaires sont mobilisés dans le but de rechercher un nom propre au peuple anglophone.

2 - La mobilisation des noms identitaires et recherche d’un nom propre au " Peuple Anglophone "

Face à la diversité des appellations, il devient difficile de nommer l’Anglophone, de désigner le peuple anglophone.

En ayant recours à la toponomastique, il est en effet curieux de constater que les différents noms de baptême du Cameroun Anglophone ou du peuple anglophone ne décrivent pas quelque chose qui leur est particulier, spécifique, identitaire, que ce soit par commémoration ou par appropriation . Ceci signifierait-il que la mémoire anglophone, depuis la colonisation, n’est pas assez forte, que leur territoire ne leur appartient pas et qu’ils n’ont jamais réussi à se l’approprier?.

" La nomination n’est spontanée que lorsque la définition des lieux se fait lentement "(176). En décidant trop vite de la nomination anglophone à travers l’identification de leurs lieux, l’administration coloniale, l’administration onusienne et l’administration camerounaise semblent n’avoir pas donné de temps, ni laisser la chance aux investisseurs identitaires anglophones de trouver un nom propre au peuple anglophone. L’identité anglophone est celle des lieux. Lieux détenus par le tuteur britannique : Britain Cameroon (Cameroun Britannique). Lieux déterminés par un accord international : territoire du Cameroun sous-mandat de la SDN, puis sous-tutelle de l’ONU administré par la Grande - Bretagne. Lieux situés géographiquement au Sud : Southern Cameroons. Lieux situés géographiquement à l’Ouest du Cameroun oriental : Cameroun Occidental.

L’identité anglophone est aussi celle [de l’histoire] d’un peuple. Peuple qui habite la langue anglaise : le " peuple anglophone ", les " Camerounais anglophones ", ou les " Anglophones " tout simplement. Peuple qui habite un territoire : " peuple du Southern Cameroons " ; un territoire géographiquement situé " Camerounais occidentaux ". Les aménageurs identitaires anglophones semblent percevoir " l’enjeu symbolique de la toponymie en tant que signe linguistique de l’ "habitation", de la relation des genres humains au monde et donc leur identité ".(177) Leur démarche consiste aujourd’hui a s’approprier toutes ces identités en même temps que de nouvelles sont créées. C’est le cas avec la République de l’Ambazonie de Gorji Dinka.

Quoiqu’il en soit, le " peuple anglophone " semble vouloir s’identifier à partir de l’imposition et de la répétition du logo anglophone : " on ne peut pas attendre de notre peuple - entendez le Cameroun anglophone, qu’il commémore la captivité de la honte "(178) Les concepts d’Anglo-Bami participent par conséquent de la représentation ethnographique issue de la colonisation et visant à relativiser la détermination de l’identité anglophone. Ce qui pose en définitive le problème d’objectivation et de subjectivation des modalités identitaires.

3 - L’objectivation et la subjectivation des modalités identitaires

Le problème anglophone est révélateur de difficultés d’articulation entre l’objectivation et la subjectivation des modalités identitaires au Cameroun. Ici, la socialisation distinctive et divise générée par la colonisation franco-britannique est la cause principale des difficultés de connaissance et de reconnaissance mutuelle entre anglophones et francophones. La référence identitaire trop marquée est à l’origine d’une représentation égocentrique de la dualité culturelle. L’identité anglophone se lit de deux façons :

a) d’abord comme participant à et de la vie nationale. Le constat généralisé d’insatisfaction des Anglophones et la revendication d’une spécificité rangent ceux-ci dans la catégorie de minorité particulariste.

b) ensuite l’identité des anglophones comme non-membres de la nation camerounaise. Elle résulte de l’hostilité et de la non réceptivité de la majorité francophone face aux revendications anglophones. Il y a une conjugaison de deux processus :

- l’auto-identification anglophone débouchant sur leur auto-exclusion,

- l’hétéro-identification des anglophones par les francophones débouchant sur l’exclusion des premiers.

Le déchirement national est en marche, la bataille identitaire aussi.

CONCLUSION

L’identité anglophone est susceptible de plusieurs interprétations. Toutes les lectures de celle-ci sont possibles, mais ses aspects les plus frappants restent sans doute sa dimension historique et sa " densité politique ". Elle est un rappel, une synthèse historique de la colonisation franco-britannique et de l’étatisation du Cameroun. Elle constitue en outre une nouveauté démocratique.

Ce document établit tout d’abord un constat. Constat de passage de l’identité à l’identification dans la dynamique de positionnement anglophone au Cameroun du fait de la libéralisation politique. L’identité anglophone apparaît ainsi sous ses aspects événementiel, séquentiel, contextuel, conjoncturel, psychologique et stratégique. Chaque période de l’histoire politique du Cameroun a été déterminante dans le processus d’identification nationale. La démocratisation actuelle constitue sans doute l’étape la plus féconde.

Comme l’a écrit Georg SORENSEN, la démocratisation commence quand le problème d’identité a été résolu. Pour qu’elle démarre, on doit d’abord répondre à la question de savoir qui sont ceux qui se démocratisent. Cela permet de déterminer non seulement le cadre de débats, mais aussi de désigner les interlocuteurs (179). Une telle conclusion justifie à notre avis, l’exclusion de l’ancien premier ministre de Côte-d’Ivoire Alassane B. OUATTARA des élections présidentielles de 1994 du fait de sa double nationalité Ivoiro-burkinabé ou encore la tentative d’expulsion de l’ancien Président Kenneth KAUNDA de la Zambie qu’il a pourtant dirigée pendant près de trois décennies, parce qu’il est suspecté d’être originaire du Malawi.

Le problème de l’identité anglophone au Cameroun se situe dans cette perspective de désignation des entrepreneurs devant bâtir la nation camerounaise toujours en chantier, mais déjà menacée d’effondrement avant la fin des travaux. Anglophones et Francophones se regardent en chiens de faïence, les premiers s’assignant des propriétés et faisant valoir des revendications que les seconds ne prennent pas toujours en considération et leur assignent plutôt d’autres propriétés.

Ce document vise donc, au second degré, à interpréter ce malaise démocratique. La question que l’on devrait se poser est la suivante: étant donné son caractère événementiel, contextuel, conjoncturel et stratégique, l’identité anglophone émergera-t-elle définitivement du processus démocratique actuel ou plutôt sombrera-t-elle avec le retour progressif à l’autoritarisme observé depuis les élections présidentielles de 1992 (démocratie dirigée) ?