LA CONSTRUCTION DE L'IDENTITE DU JOURNALISTE
par Laurent Charles BOYOMO-ASSALA
Université de Yaoundé II
ESSTIC/GRAP
Le thème général de ces journées invite à s'appesantir sur les interactions que l'on pourrait relever, dans le cas du Cameroun, entre les deux termes de l'intitulé : Identité Politique et démocratisation. Appliqué aux journalistes auxquels notre exposé s'intéressera pour l'essentiel, il pourrait s'agir de montrer comment, en tant que sous-groupe social homogène, les journalistes qui, au demeurant, auraient conscience de leur spécificité aux plans social et politique, influencent le processus de libéralisation de la vie politique en cours au Cameroun depuis la réinstauration du multipartisme en 1990.
Pour être aussi généreuse, cette prétention théorique est pourtant tempérée par la difficulté de l'objet de l'étude.
Il est en effet, relativement difficile de discourir sur les journalistes, même sous la bannière de la science. Disposant d'un relatif monopole de lespace public*, façonnant au quotidien l'opinion, les journalistes semblent s'être arrogé, de manière exclusive, le droit de parler des autres, hissant les uns au CAPITOLE, condamnant les autres à la ROCHE TARPEENNE. Ceci explique peut être que longtemps, la recherche sur les mass-médias se soit désintéressée des journalistes. Confondu avec la technique qui le porte, le journaliste en était venu à perdre aux yeux du public et du chercheur, sa densité humaine. Rémy RIEFFEL (1984) le constatait il y a quelques années encore : "entre l'instrument lui-même et le produit fini, l'individu en tant que tel est le grand absent des travaux de recherches sociologiques" (1) selon lui, la curiosité s'orientait toujours ici selon une double perspectives.
- Soit le regard portait sur les spécialistes d'un domaine particulier (service de politique intérieure par exemple), ou les journalistes d'une entreprise de presse spécifique ;
- Soit l'intérêt allait aux journalistes de haut rang (les stars) en négligeant ainsi toute compréhension approfondie du milieu.
Ce n'est que depuis quelques années qu'à la suite des chercheurs anglo-saxons, un courant d'analyse francophone s'est développée sur ce sujet, notamment en France et au Canada (2). Pourtant toutes ces recherches qui, de 1980 à nos jours se sont attachées à décrire le champ journalistique ont privilégié deux axes particuliers :
- Le premier axe est articulé sur une critique de la pratique professionnelle au regard de la perte de confiance constaté dans l'opinion publique occidentale pour les journalistes. Cette critique a pris sens et signification depuis la relation par les médias des événement marquant la révolution Roumaine de Décembre 1989 ou la guerre du Golfe. Elle met en exergue la nécessité pour les journalistes de s'interroger sur "la part de vérité qui leur est accessible et les méthodes pour y parvenir et sur la divulgation qui peut en être faite" (3).
Sur l'autre axe s'inscrivent un ensemble de travaux qui s'intéressent davantage aux enjeux sociaux du journalisme*, notamment en ce qui concerne le processus de production, la technicisation croissante de la profession et les modifications que cette technicisation provoque sur la division du travail. Or, bien que ces travaux aient permis, au plan général, une certaine avancée dans la compréhension de la profession, ils nous renseignent faiblement sur l'objectif de notre travail. La question demeure entière en effet de savoir si, au Cameroun, il est possible de considérer les journalistes comme faisant partie d'un sous-groupe socio-professionnel homogène, ayant conscience d'une identité qu'il revendique et assume, politiquement notamment, par rapport aux autres sous-ensembles sociaux ?
Cette question infère que la notion "d'Identité des journalistes" charrie deux critères majeurs. Un critère matériel : l'existence d'un ensemble de personnes exerçant effectivement la profession de journaliste. Un critère psychologique : la conscience collective qu'auraient ces journalistes de leur homogénéité, de leur communauté d'intérêts, d'aspirations, et, en tous cas, de leur spécificité au regard des autres groupes sociaux.
Analysée sous le rapport de cette acception, la réalité camerounaise est humble : un corps de journaliste semble exister au Cameroun, dont le squelette s'est progressivement constitué, au rythme d'une abondante production normative. La loi n°90/052 du 19 décembre 1990 en constitue le socle, qui permet d'assigner le journaliste. Son article 46(1) précise en effet : "Est considéré comme journaliste, toute personne qui, sur la base de ses facultés intellectuelles, de sa formation et de ses talents, est reconnue apte à la recherche et au traitement de l'information, destinée à la communication sociale". Si l'élément matériel paraît ainsi vérifiable, peut-on en dire autant de l'élément psychologique ? En d'autres termes, peut-on affirmer que ces personnes, exerçant la profession de journaliste ont conscience de leur communauté d'intérêts et d'aspirations, de leur spécificité en tant que sous-groupe social ? Si tel est le cas, peut-on donc, plus précisément, isoler les manières d'être, d'agir et de penser qui leur seraient propres, et, à travers lesquelles elles auraient influencé le processus de libéralisation de la vie politique au Cameroun ? La réponse à ces deux questions est malaisée. La place résiduelle qu'occupent les journalistes dans la définition de la nature et des conditions d'exercice de leur profession précarise le sentiment grégaire qu'une telle opération aurait pu susciter entre praticiens. Car, finalement, l'entreprise de construction de l'identité du journaliste se présente, comme étant, pour l'essentiel, l'oeuvre des appareils d'Etat. Notre travail essaiera de montrer que cette filiation obstrue notoirement la prétention des journalistes à s'imposer comme acteurs du processus de démocratisation au Cameroun (I).
Il nous faudra aussi identifier les interstices par lesquels les journalistes tentent de s'émanciper de la logique totalitaire des appareils d'Etat, pour, à leur tour s'efforcer de construire leur identité, et, par ricochet, de prendre part au mouvement de libéralisation de la vie politique du Cameroun (II).
I- LA QUADRATURE OU CERCLE DE L'IDENTITE
A un premier niveau d'intérêt donc, notre travail traite des journalistes en tant qu'acteurs organisés collectivement. Nous nous sommes intéressés plus spécifiquement aux organisations professionnelles ou syndicales que se sont donnés les journalistes en partant de l'hypothèse qu'elles permettent de référer l'identité du journaliste. Notre objectif n'est donc pas d'explorer la manière dont est organisé le travail des journalistes à l'intérieur d'un organe de presse, à quelle division du travail ils sont soumis, de quelles origines sociales ils proviennent et quels sont les attributs et la qualité de l'information qu'ils produisent. Notre but est d'abord de comprendre, en nous inscrivant dans la tradition analytique de MAX WEBER, les pratiques collectives institutionnelles (les organisation) et symboliques des journalistes, et d'élaborer de manière idéal-typique la nature des freins qui, dans le cas camerounais croyons nous observer, bloquent les pratiques collectives. Les données historiques et empiriques puisées dans des situations concrètes et les relations abstraites d'un métier que nous avons la prétention de connaître nous ont ensuite permis de bâtir nos types idéaux des freins non seulement à la création de pratiques collectives institutionnalisées, mais même à l'émancipation d'action politiques montrant ainsi en quoi la situation camerounaise (2) se singularise des expériences étrangères (1). Notre méthode adopte donc une perspective de comparaison internationale nécessaire à la compréhension des réalités nationales.
II.1 ORGANISATION PROFESSIONNELLE DE JOURNALISTES : L'APPROCHE INTERNATIONALE
Le Bureau International du Travail (1990) distingue deux sortes d'associations au sein desquelles les journalistes promeuvent et défendent les intérêts de leur profession : (liberté d'expression, codes de déontologie, droit d'auteur etc...) et leurs intérêts en tant que travailleurs et portant sur la nature et la régulation de leurs conditions de travail ; ce sont les associations professionnelles et les syndicats. Les syndicats peuvent prendre quatre formes qui sont:
1°) les unions professionnelles (craft union) qui regroupent un ensemble de spécialités ; leurs membres étant ceux qui ont acquis ces spécialités, mais des co-spécialités peuvent y être incluses et transformer ainsi l'union en une union des travailleurs. L'Union de la Presse du Zaïre en est un exemple ;
2°) l'Union Industrielle (Industrial Union) qui regroupe ou tend à regrouper les travailleurs d'une industrie donnée, indépendamment des spécialités ou des grades. L'industrie médiatique tout entière ou juste un journal ou une radio. L'affiliation des journalistes au sein d'une union industrielle n'exclut pas la négociation d'accords spéciaux pour les journalistes. D'une manière générale, les unions industrielles ont tendance à créer des sections spéciales pour les journalistes, sections qui défendent leurs intérêts spécifiques.
On peut penser qu'au fur et à mesure que les nouvelles technologies éroderont les lignes traditionnelles de démarcations professionnelles et que les industries seront plus intégrées, les travailleurs des médias, y compris les journalistes, s'organiseront de plus en plus sur des bases industrielles ; il reste que les traditions des métiers et les intérêts professionnels distincts restent très forts dans l'industrie ce qui explique une très lente évolution des situations.
- L'Union des Travailleurs (Company union) qui est basée quant à elle sur le principe d'une union dans une seule entreprise et au sein de laquelle les travailleurs sont affiliés. Les unions des travailleurs peuvent se regrouper en fédérations de travailleurs industriels comme au Japon.
- L'Union Générale des Travailleurs (General Worker Union) ou l'Union des Employés de Bureau (White-collar Union) qui déborde les industries et les occupations. Peu de pays présentent ce type d'organisation de journalistes et encore, les journalistes y sont-ils organisés dans d'autres types d'unions ?
Le BIT définit en revanche l'association professionnelle comme organisée autour d'une spécialité, à l'instar de l'union professionnelle. Mais à la différence de celle-ci, l'association professionnelle concentre son action sur les problèmes professionnels et en particulier ne cherche pas à modifier les conditions de travail de ses membres par une action collective. Dans certains pays, les associations professionnelles sont créées et organisées par une loi, ce qui rend l'appartenance à l'association obligatoire pour toute personne désireuse d'exercer le métier ou à tout le moins d'acquérir le statut légal de journaliste professionnel et les avantages qui y sont attachés. Ce type d'associations sont présentes en Italie, en Espagne, en Egypte, au Sri Lanka et dans un certain nombre de pays latino-américains.
Pourtant les organisations de journalistes sont une création récente. Longtemps les journalistes ont estimé comme beaucoup d'autres travailleurs intellectuels, que leurs intérêts professionnels étaient par trop différents de ceux des travailleurs manuels pour être défendus par les mêmes armes. C'est pourquoi sont d'abord apparues notamment en Europe dans la deuxième moitié du 19è siècle et au début du 20è siècle des associations professionnelles aux objectifs divers : établissement des liens amicaux, information professionnelle, entraide et prévoyance sociale, élaboration et observation des règles éthiques, etc... Peu à peu, la nécessité s'est fait sentir d'instruments appropriés pour la négociation collective des conditions de travail : d'où la transformation progressive de ces associations en syndicats proprement dits, ou la création d'organisations nouvelles à caractère syndical. Un certain nombre de ces organisations subsistent de nos jours, après de nombreux avatars pour certaines d'entre elles, y compris des changements de dénomination.
"Il convient d'observer toutefois que, dans certains pays en développement, de telles organisations ne disposent pas encore d'un véritable pouvoir de négociation. Cette constatation peut surprendre, d'un côté si l'on pense que le mouvement associatif chez les journalistes des pays en développement aurait pu brûler les étapes et faire l'économie des laborieuses mutations qu'ont connues leurs devanciers des pays industrialisés"(4).
BOHERE explique cette situation particulière par des facteurs tels, selon les pays, que l'existence d'une législation restrictive, la faiblesse des effectifs de journalistes, la tiédeurs de beaucoup de travailleurs intellectuels à l'égard du syndicalisme en général. Cette explication est-elle pertinente au regard de la situation camerounaise ?
1.1 La situation du Cameroun
Il peut en effet paraître singulier que le journalisme, travail d'équipe avant tout, ait si peu donné lieu à des synergies professionnelles et à la convivialité au Cameroun. Toute tentative de regroupement des professionnels au sein d'unions, de syndicats ou de clubs s'est heurtée jusqu'ici à des difficultés diverses dont il conviendrait de rechercher les mécanismes (5). En s'intéressant à la carrière journalistique, on s'aperçoit ainsi que celle-ci décrit moins une évolution collective décelable qu'une série de trajectoires idéographiques. Les journalistes au Cameroun ne se nourrissent pas, comme c'est le cas dans des pays comme le Sénégal ou la France, de l'émerveillement d'appartenir à un groupe d'exception à l'instar des médecins ou des magistrats (6). Et cela, bien que le journalisme apparaisse incontestablement aujourd'hui, comme un métier d'élite intellectuelle à défaut d'être d'élite sociale.
Cette sorte de loi d'airain, qui voulait jadis que ne devienne journaliste que celui qui avait échoué partout, a été invalidé par la multiplicité des carrières individuelles des journalistes dont certains sont aujourd'hui directeurs généraux, professeurs et hommes politiques.
Malgré les principes d'uniformisation induits des structures formation, il est cependant rare que les journalistes se sentent solidaires du "corps" des journalistes, engagés dans une entreprise organisée autour d'une idéologie partagée. Et le risque est grand de considérer les règles des entreprises médiatiques qui obligent les personnels (journalistes, photographes, techniciens, administratifs (...) à mettre leur force en commun dans un consensus minimum nécessaire au fonctionnement de ces entreprises, comme des indices de solidarité. Les raisons pour lesquelles un travailleur vend sa force de travail en acceptant les principes de la division du travail en vigueur et en recourant parfois au soutien de ses collègues d'atelier sont aussi applicables aux journalistes, et ne sauraient être prises, ainsi que le fait WONGIBE Emmanuel, pour une manifestation de solidarité propre au journaliste (WONGIBE, E. 1987).
C'est pourquoi aussi l'analyse de la position sociale des journalistes en termes d'image (OMGBA, M.J, 1989) de fonction (NGA NDONGO, V, 1987) et surtout de pouvoir (TATAH MENTAN, 1989) passe par une nécessaire compréhension de ces principes sans laquelle l'univers des journalistes est indistinct des autres champs de l'activité sociale.
1.1.1 Les bases sociologiques de l'esprit du corps
En réalité, aucune profession ne peut apparaître totalement homogène au point qu'aucune opposition n'y soit décelable. Il reste que l'esprit de corps, entendu comme solidarité entre les membres d'une même profession entraîne et est entraîné par les organisations structurées et identifiables, ayant pour but implicite ou explicite d grouper des membres en vue de la défense ou de la promotion de projets précis à connotation sociale. Au-delà des règles formelles, il permet la constitution d'un ensemble qui se livre au regard autant dans les détails des manières et du maintien que dans les manifestations plus rationnelles et contrôlées de cooptation. Cet esprit tend à former ce que Pierre BOURDIEU et Monique de SAINT MARTIN appellent des "véritables sociétés closes, participant d'un même style de vie, manifestant non seulement dans des univers cohérents et distincts de références culturelles et des valeurs éthiques et politiques, mais aussi dans l'exsis corporelle et le vêtement, les habitudes sexuelles et le vêtement - ce qui a pour effet dencourager et de légitimer en apparence, les monographies particulières" (BOURDIEU, P. SAINT MARTIN, M, 1987:2)
L'esprit de corps n'est pas seulement ce type-idéal que laisserait supposer cette description de BOURDIEU et de SAINT MARTIN. Il est le fondement des groupes sociaux dont le sociologue Alain TOURAINE a défini les trois principes d'existence : le principe d'identité (au nom de qui le mouvement social parle, quels intérêts il protège ou défend) ; le principe d'opposition (un mouvement social lutte toujours contre une résistance, un blocage ou une force d'inertie, il cherche à briser une opposition, une apathie ou une indifférence) ; le principe de totalité (un mouvement social ne peut revendiquer sans que ce soit au nom de quelque vérité de base, reconnue par tous les membres de la collectivité). (TOURAINE, A, 1965).
Or, l'ensemble des différences significatives qui rendent cet univers intelligible et autonome s'organisent d'abord autour du nom "journaliste", lequel semble relever davantage d'un travail politique d'uniformisation que d'un réel reflet du statut et des rôles de ceux que ce terme contribue à créer en les désignant.
1.1.2 Au nom de qui : un exemple d'esprit de corps
L'histoire sociale de la magistrature en France montre comment, avant la crise qu'elle a connu à partir de Mai 1968, l'intégration du corps a été réalisé à travers un mode de reproduction à base familiale. Sous l'ancien régime, la noblesse de robe faisait partie de l'aristocratie. Jusqu'au début du 20è siècle, le recrutement des magistrats s'est fait toujours parmi les couches aisées. "Une enquête sur l'origine sociale des magistrats entrés dans le corps avant 1959 montre qu'il n'existe pratiquement pas de fils d'ouvrier dans la magistrature et peu de fils de paysan", remarque Jean-Pierre MOUNIER (MOUNIER J.P, 1986).
L'autoproduction du corps, par la dévolution héréditaire de la charge et du savoir juridique assure la cohésion du corps et entraîne la perpétuation d'une éthique professionnelle et d'un style de vie particulier. Le corps judiciaire se tient par une série de manière d'être, d'acheter, de posséder : moeurs austères, mise correcte, distractions trouvables, parti pris de modestie, etc...
La disparition progressive de la rente et l'épuration de la magistrature après la deuxième guerre mondiale vont aboutir à une dévaluation progressive de la carrière, consécutive à une crise de recrutement. Désormais vont exister au sein de la profession des catégories de magistrats produits à des états différents du système et dont les intérêts sont attachés à chacun de ces états, ce qui constitue une source de conflits.
Toutes choses égales par ailleurs, le journaliste camerounais a connu une évolution en sens inverse, correspondant où "une mobilisation" progressive de la profession, ayant succédé à l'origine "populaire" du recrutement initial.
1.1.3 Le popularisme des origines sociales des journalistes
L'esquisse d'une histoire sociale du journalisme en Afrique montre qu'elle a suivi une évolution semblable à celle des pays où cette pratique est plus ancienne. De nombreuses études ont décrit la relative pauvreté des premiers journalistes dont Bernard VOYENNE dit qu'ils étaient "les laissés-pour-compte des autres branches" ; au point que "le hasard qui décidait les vocations gouvernait aussi les carrières" (VOYENNE, B, 1968).
Honnis par les intellectuels, méprisés par le public, les journalistes devaient subir l'ostracisme des dirigeants. "Tout au long du 19è siècle, les journalistes sont ainsi accusés de tous les maux, de toutes les turpitudes, de favoriser les médiocres, de flatter les puissants et d'être à la solde de trois vices cardinaux : l'argent, l'ambition et le pouvoir", écrit RIEFFEL. Que l'on pense à Lucien CHARDON, personnage des Illusions perdues de BALZAC, s'écriant : "le journalisme est un enfer, un abîme d'iniquités, de mensonges, de trahisons, que l'on ne peut traverser et d'où l'on ne peut sortir pur...(7).
Symptomatique, curieux que l'image du journaliste sans foi ni loi, assoiffé d'argent et de pouvoir aussi peu soucieux de la vérité que respectueux de l'autorité établie ait à ce point innervé la littérature occidentale. on peut se demander si aujourd'hui encore cette image comporte quelque réalité.
En Afrique, du fait de la pénétration faible et tardive des médias, le journalisme est un phénomène relativement récent. Les premières écoles de formation apparaissent au Ghana d'abord, en 1958, puis en Zambie, au Nigeria et au
Kenya ; et il faut attendre 1965 pour voir la création à Dakar, du CESTI (Centre d'Etudes des Science et techniques de la Communication) et 1970 pour celle de l'ESIJY (Ecole Supérieure Internationale de Journalisme de Yaoundé). Si bien qu'avant cette date les premiers journalistes avaient une formation sommaire, effectuée sous forme de stage à la SORAFOM (Société de la Radiodiffusion de la France dOutre-mer) devenue par la suite Office de Coopération Radiophonique (OCORA) et la BBC pour l'Afrique anglophone.
Aujourd'hui encore, les questions de formation expriment lamertume qui est celle de professionnels dont la plupart regrettent la pauvreté de l'origine sociale du métier et la permanence au sein de celui-ci, d'agents dont le niveau d'instruction est encore très bas et dont l'opprobre qui le recouvre rejaillit sur eux. Il reste que des changements remarquables ont marqué la profession aussi bien en Afrique qu'ailleurs, qui expliquent la progression du nombre de journalistes partout (8).
1.2 CONTRE QUOI LUTTE LE MOUVEMENT : L'INVENTION DU CORPS DES JOURNALISTES
1.2.1 La nomination comme entreprise de construction
Rappelons que la nomination même de "journaliste" est source de confusion car elle est inapte à inférer des principes communs à la diversité de fonction de formation et de définitions qui fondent la profession. Dans plusieurs pays africains en effet, les journalistes ou une partie d'entre eux sont des fonctionnaires, c'est-à-dire que pour devenir journaliste, il faut satisfaire aux conditions exigées pour l'entrée dans la fonction publique ou aux conditions spéciales requises pour l'accès à cette catégorie de fonctions. Au Congo, le décret n° 75/338 du 19 Juillet 1975 portant statut commun des cadres des services de l'information énumère les diplômes donnant accès aux différents grades.
En Côte-d'Ivoire, les secrétaires de rédaction, les reporters-chroniqueurs et les reporters-cameramen de la Radiodiffusion Télévision Ivoirienne (RTI) se recrutent exclusivement sur concours parmi les candidats titulaires du diplôme supérieur de journaliste professionnel délivré par une école reconnue par le gouvernement. Au Ghana, la présentation d'un diplôme pré-universitaire, d'un diplôme universitaire de premier degré en lettres ou d'un diplômes de troisième cycle en journalisme est exigée.
Au Cameroun, si le décret n° 73/661 du 22 Octobre 1973, portant institution d'une carte professionnelle de journalisme, longtemps seul texte officiel définissant ce métier le faisait à partir des activités effectives et objectives s'y rapportant (9) il n'en épuisait pas cependant la complexité du classement social pour deux raisons essentielles. D'une part, indépendamment des activités effectives, seuls les journalistes issus des écoles de formation bénéficient aujourd'hui de la reconnaissance officielle et sociale de ce titre du fait de leur intégration dans la fonction publique conformément au décret n° 75/769 du 18 décembre 1975 portant statut particulier du corps des fonctionnaires de l'information, décret qui décrit les modes d'accès aux divers grades (journaliste principal, journaliste, journaliste assistant), à savoir : sur titre, par voie de concours professionnel ou par voie d'avancement au choix. Au demeurant, l'adoption du titre officiel de "journaliste" semble avoir été faite pour résoudre la confusion ridicule créée par le terme "inspecteur de l'information" résultant d'un texte de 1974, terme qui tentait d'étendre au journalisme, l'identité officielle des corps administrativement reconnus.
Plus récemment le décret n° 91/49 du 24 mai 1991 portant identification des journalistes et des auxiliaires de la profession de journaliste dispose en son article 1er que "la qualité de journaliste est attestée par la possession d'une carte professionnelle de journaliste". Mais bien que le décret intègre les agents exerçant dans un ou plusieurs organes de presse ou dans un service officiel d'information, la prise en compte de la diversité des activités de ceux qui sont appelés journalistes reste insuffisante. Au point que c'est la nomination elle-même qui n'a plus de portée réelle susceptible d'induire des principes unificateurs. Ainsi l'expression "service officiel d'information" n'a pas de pertinence souhaitée pour déterminer si les services du ministère chargé de la communication sont des services officiels d'information du fait qu'on y traite des dossiers administratifs liés à l'information, fussent-ils confidentiels. Ou s'il faut les considérer comme des services administratifs à l'exemple d'autres départements ministériels, et auquel cas il faudrait exclure les journalistes qui y travaillent du champ d'application des textes : la valeur réglementaire liée à cette nomination est en tout cas dissoute dans la diversité des activités effectives et des compétences. Et cette particularité met en lumière les ressorts de l'ambition proprement politique de produire le classement qui permette à la fois la construction symbolique du "corps" des journalistes et la prévisibilité du comportement des acteurs sociaux ainsi construits. L'Etat peut ainsi les contrôler et éventuellement bloquer toute velléité de regroupement en associations corporatistes, comme ce fut le cas en Juillet 1989 où une tentative de constitution de la section camerounaise de l'UIJPLF fut étouffée par des agents de la police politique et des journalistes. Ainsi que le remarque BLOCK, un personnage du "procès" de KAFKA, "n'importe qui peut naturellement se qualifier de "grand" si ça lui plaît, mais en la matière, ce sont les usages du tribunal qui décident". (KAFKA, 1983).
En l'occurrence, l'Etat en tant que producteur des classements officiels est le "tribunal" qui permet, par des taxinomies, aux agents sociaux engagés dans l'action sociale, de déterminer les positions et les statuts propres à chacun d'eux. Le titre et la nomination officielle confèrent à chaque acteur une perspective reconnue et légitime. Or les journalistes ont d'autant plus besoin de ce classement qu'ils ont du mal à se faire reconnaître et dont à exercer un effet proprement symbolique parce que non détenteurs d'une perspective particulière liée au capital scolaire ou à l'activité. Il faut savoir à titre d'exemple qu'en Belgique, la possession de la carte de journaliste se fait au prorata de la représentation politique et non sur une base professionnelle.
Le groupe social formé par les journalistes est ainsi davantage constitué par la base et la conformité au réquisit formel qu'est lappellation de journaliste, que lié par un ensemble cohérent de traits sociaux (activités, styles de vie, goût..), même si le sens commun camerounais reconnaît aux journalistes d'être "bavards" et leur reproche leur "peu de sérieux". Seul ce réquisit permet à la fois d'imputer la qualité du groupe à des individus classables selon des principes différents (des avocats tentés par le démon de la plume et pour la presse d'entreprises, des gestionnaires, des ingénieurs ou des employés de bureau) (10) et de maintenir la cohésion apparente du groupe.
Si les journalistes des services publics, administrations centrales ou décentralisées, collectivités locales, également appelés communicateurs institutionnels ont en commun la spécificité du service public, ils ne bénéficient pas, ni de la part des autres agents du service public, ni des usagers qui se sentent légitimement détenteurs d'une part de responsabilité de la chose publique, de la reconnaissance attachée à l'agent public. En outre, les pratiques routinières liées à l'administration et la nécessité de préserver une confidentialité minimale aux dossiers étudiés pour garantir l'efficacité de certaines décisions rendent quasiment incongrue la présence des journalistes dans des administrations comme la police, le plan ou l'armée. D'autre part, les communicateurs institutionnels n'entretiennent pas de liens entre eux-mêmes et avec le citoyen de telle manière qu'ils bénéficient à la fois de la légitimité de l'émetteur public et de la considération des autres fonctionnaires, le rôle même du communicateur institutionnel étant d'informer mais aussi de séduire, de convaincre et de faire oeuvre de prosélythisme. Le redressement de l'image de l'administration ou des établissements publics comme en période de crise, lorsqu'il est confié aux journalistes institutionnels, prend la former de simple happenings (campagnes, conférences de presse, symposiums), l'objectif étant plus de justifier ex-post les décisions prises (cessions de capitaux, liquidations...) que d'ajuster la perception de l'administration aux exigences de régularité du service public.
Les journalistes des médias officiels qui doivent plus encore que les communicateurs institutionnels relayer l'action publique en établissant et en entretenant le lien affectif et irrationnel entre l'homme politique et le citoyen, ne vivent ce rôle dans une relation consensuelle entre eux qu'au prix d'un repérage des homologies ethniques. Même si cette caractéristique n'est pas propre au journalisme, elle y est si fortement ressentie qu'elle prend un naturalisme proche de ce que l'intuition ordinaire appelle "ça va de soi".
La particularité même du journalisme camerounais qui fait que les médias apparaissent comme complémentaires et non concurrents perd de sa pertinence dès que la critique d'un journaliste à un autre se couvre de présupposés tribaux. Nous y reviendrons. Enfin la statut des journalistes des médias privés institue une frontière sociale rigide entre les fonctionnaires, "cadres" des administrations et des établissements publics, et les autres qu'aucune nomination positive ne peut qualifier en dehors des différences scolaires et des différences académiques qui engendrent en définitive une ségrégation sociale.
1.2.2 L'ordre interne contre l'ordre externe : le fonctionnaire
Pourtant, l'unionisme qui marque la période coloniale pouvait servir de ferment à la constitution de cercles de solidarité parmi les journalistes. Au début du siècle et jusque dans les années 60, la lutte contre le colonisateur oblige de nombreux nationalistes à se muer en journalistes pour conquérir la liberté. Des journaux comme LA LUMIERE (1949-1956), L'ETOILE (1954) ou le CRABE NOIR sont rédigés par des journalistes qui sont avant tout des combattants de la liberté qui préfèrent l'interdiction de leurs publications ou l'emprisonnement plutôt que le renoncement de la dénonciation du système colonial. Passée la colonisation, ce sont d'abord les journalistes anglophones qui déclenchent le processus associatif en 1963 avec la "West Cameroon Association of Journalists" (WCAJ) et l'Association Nationale des Journalistes Professionnels du Cameroun (ANJPC). Les deux associations ont pour ambition de soutenir la liberté de la presse, d'assurer la reconnaissance légitime de la profession et de ses membres, d'élever le standard du journalisme du Cameroun à travers le respect rigoureux de l'éthique professionnelle et de contribuer à la promotion et au développement économique, social et culturel du Cameroun. L'ANJPC, présidée par M. Auguste MOUTONGO BLACK, alors directeur de Radio Cameroun et qui proclame son apolitisme (article 8 de ses statuts) ne mobilisera pas les énergies, contrairement à sa consoeur anglophone. Les autorités gouvernementales refuseront même de la légaliser. C'est sur ces ruines cependant que naîtra en 1969 le Syndicat National des Journalistes Professionnels du Cameroun (SNJPC) regroupant aussi bien les journalistes privés que les journalistes fonctionnaires sans distinction de langue. Les membres du SNJPC se proposent d'oeuvrer "pour l'éclosion d'un véritable journalisme au Cameroun, l'effectivité de la solidarité entre les confrères de la presse et contre les entraves multiformes à la liberté de la presse" (TAGNE, 1996:19). mais ce bel élan connaîtra un coup d'arrêt en 1972 avec l'unification syndicale réalisée par les autorités politiques au sein de l'Union Nationale des Travailleurs Camerounais (UNTC). Le 16 Septembre 1972 naît cependant le Syndicat National des Employés de Presse et la Formation Privée (SYNDEPIP) qui ne réussira jamais à séduire les journalistes anglophones du fait de son affiliation au parti unique, l'UNC. D'autres tentatives seront faits, à l'exemple de la "Cameroon Association of Journalists" (CAJ) ou du Syndicat National de la Presse Privée et Mass Media (SNPPMM), mais la première n'aura pas de reconnaissance officielle, cependant que pour la seconde, son président Dominique FOUDA SIMA, nommé président de l'UNTC au sein du nouveau parti unique le RDPC, ne parviendra pas à convaincre de sa volonté de défendre les intérêts des journalistes. C'est ce qui fera dire à Pius NJAWE (in TAGNE, op. cit.) quil est impossible de s'organiser au Cameroun. Beaucoup de journalistes qui ont compris depuis longtemps qu'un phénomène de sollicitude caractérise la profession dans ce pays se tournent vers les organisations internationales", Reporters Sans Frontières, World Freedom Press Committee, Committee to Protect Journalists, International Press Institute ou Union Internationale des Journalistes et de la Presse de Langue Française.
Deux ordres de raisons expliquent ces échecs successifs, qu'on peut grossièrement repérer par raisons internes à la profession et raisons externes, mais qui ont tendance à s'interpénétrer. Dans l'ordre externe, le journaliste surgit dans le champ politique camerounais sous l'identité de "subversif" que lui confèrent les ordonnances n° 61/OF/5 du 04 Octobre 1961 qui place la presse sous contrôle administratif et n°62/OF/18 du 12 Mars 1962 sur la subversion (11) (cf. La leçon inaugurale du Pr MINKOA SHE). Les lois n° 66/LF/18 du 21 Décembre 1966 sur la presse et du 29 Juillet 1981 donnent au ministre chargé de l'Administration Territoriale ainsi qu'au préfet, le droit d'effectuer la saisie administrative de tous les exemplaires de journaux contraires à l'ordre public. "Les arrestations de journalistes sont légion, les intimidations sont monnaie courante ; censures, suppressions, saisies, interdictions sont le lot quotidien de la presse, au point qu'ABODEL KARIMOU peut dire, à propos de la croisade gouvernementale contre elle que, ceux qui se sont mis dans le journalisme à une certaine époque étaient taxés de "fous" par leur entourage".
Mieux qu'un "flou identitaire" qui entoure la profession de journaliste de 1960 à 1990, c'est donc toute une condamnation qui semble la frapper et qui va bien au-delà des individus pour toucher la structure de production toute entière, qu'il s'agisse de l'impression, de la distribution des journaux ou de la documentation. L'environnement politico-juridique paraît cependant ainsi qu'on l'a vu, autrement plus cruel pour les journalistes. En 1971 lors du tout premier et unique congrès du SNJPC, le secrétaire à l'organisation féminine et syndicale de l'UNC, M. MOUSSA YAYA, fait part aux congressistes du "voeu" du gouvernement de ne plus voir les journalistes fonctionnaires cheminer avec ceux de la presse privée. Après l'unification des syndicats en 1972, chaque réunion de journalistes se tient en présence des responsables politiques et des policiers.
Le contexte de concurrence politique s'ouvre en 1990 avec la loi n° 90/052 sur la liberté de communication sociale dont l'article 14 qui est une reprise des dispositions légales précédentes sur la censure, sera finalement levée par la loi n° 96/04 du 4 Janvier 1996. Pourtant la saisie et l'interdiction d'un organe de presse peuvent toujours être prononcées par le ministre chargé de l'Administration Territoriale, en cas d'atteinte à lordre public ou aux bonnes moeurs.
Ainsi donc, l'erreur qui consisterait à considérer la spécificité du métier du journalisme comme un principe de solidarité se double de celle de postuler les associations comme critères de solidarité : la question première que posent en effet les associations et unions est celle de savoir si elles peuvent être considérées comme des manifestations de solidarité, ne fût-elle que formelle. En réalité la nature particulière de la profession rend singulièrement difficile et périlleux pour les journalistes plus que pour toute autre profession, l'exercice des droits syndicaux. En Afrique, à l'exception de quelques pays comme le Sénégal qui a introduit dans la convention collective nationale (article 7) un disposant reconnaissant "la liberté aussi bien pour les journalistes que pour les employeurs, de s'associer pour la défense collective des intérêts afférents à leurs conditions de journalistes ou d'employeurs", peu de législations sont favorables aux regroupements de journalistes sous quelques formes que ce soit. Au Cameroun singulièrement où les conditions d'existence de la profession ont changé à partir de 1970 avec la création de l'ESIJY, la fonction publique s'est substituée tendanciellement à l'initiative privée e le journalisme, longtemps singulier, tend à se rapprocher des autres fractions de la bureaucratie d'Etat. En ce sens, le journaliste est régi par les dispositions applicables à tous les fonctionnaires en ce qui concerne la liberté d'association, dont le décret n° 74/138 du 18 Février 1974 portant statut général de la fonction publique dispose que (article 36) :
1) "Le fonctionnaire jouit des libertés publiques reconnues à tout citoyen ;
2) Il peut notamment adhérer à une association ou à un syndicat professionnel légalement constitués, en vue d'assurer la représentation et la défense de ses intérêts de carrière ;
3) Toutefois, le fonctionnaire est tenu d'exercer ses droits dans le respect de l'autorité de l'Etat, de l'ordre public et des sujétions particulières inhérentes à certains corps à certaines fonctions".
En outre, les règles du recrutement se modifient avec l'instauration d'un concours d'entrée pour les bacheliers, les licenciés et les fonctionnaires dotés d'une certaine ancienneté, ce qui accroît la disparité des origines sociales. Si les souches les moins cultivées continuent à fournir la majeure partie des membres de la profession journalistique, les "intellectuels" y accèdent en nombre de plus en plus élevé, ce qui limite la portée de l'hypothèse de "l'élitisation" de la profession. En réalité, les journalistes voient désormais leur emploi assuré et stabilisé par un salaire régulier consécutif à leur reconnaissance par la fonction publique. De plus, la disparité des recrutements accroît la pluralité des trajectoires, au point que comme le montre le tableau ci-dessous, il y a peu de secteurs au Cameroun et peu d'emplois où on ne trouve des journalistes depuis la haute fonction publique jusqu'aux collectivités locales, évolution dont les origines ne remontent qu'après 1970 c'est-à-dire au même moment où s'opère la "mobilisation" de la profession. WONGIBE constate du reste que les associations ont échoué dans leurs objectifs de créer des liens de solidarité entre leurs membres.
Enfin le fait que, près de 30 ans après la constitution de la première association de journalistes camerounais le 27 Juillet 1963 et malgré la création de nombreuses autres associations et les efforts des associations (14) transnationales comme Reporters Sans Frontières ou la FIEJ, la mayonnaise n'ait pas pris, montre bien que la solidarité au sein des journalistes camerounais reste à construire et ne saurait en tout cas être liée au principe de la création d'un "esprit de corps fondé sur la conscience collective, cet ensemble de croyances et des sentiments communs à la moyenne des membres d'une société" selon DURKHEIM.
2- IDENTITE, OPPOSITION ET TOTALITE
Quelles sont les conséquences dans l'ordre interne d'une telle situation ?
L'évolution morphologique et socio-économique du journaliste camerounais en fait un cas atypique en Afrique. En particulier elle a eu pour effet immédiat d'introduire comme des termes d'un choix professionnel entre une conversion idéologique par le soutien critique à l'action publique, qui est aussi une option symboliquement et matériellement de pauvreté, et un engagement explicite auprès du politique par le développement de la confiance du public. Les individus vont se distribuer entre des positions en fonction de plusieurs facteurs : leur niveau d'instruction, leur capital économique, leur prestige, etc. On peut décrire cette série de ruptures induites par les transformations sociales, à travers trois sortes de clivages idéal-typiques : privé/public, bon/mauvais journalisme, ou instruit/analphabète ; riche/pauvre.
2.1 Le clivage privé/public
Le clivage entre les journalistes de la presse privée et les journalistes publics (fonctionnaires et agents de l'Etat) n'est pas simplement le fait de leurs statuts respectifs. Il infère des capitaux culturels et économiques singuliers autant que des styles de vie et des manières d'être. Il infère surtout des intérêts contradictoires et souvent antagonistes. Et à cet égard, les vilipendes de certains professionnels sont révélatrices de cette situation d'antagonisme qui touche aussi bien les journalistes eux-mêmes que les organes : "la presse (nationale) officielle est responsable ; l'autre, la privée, ne fait que de la provocation... Mais, quand une centaine d'enfants meurt, écrasée dans un collège, au nom de la responsabilité, la presse (nationale) officielle ne dit rien. Et qui sauve la donne ? C'est la presse à sensation !... Des événements se produisent autour de nous. La grande officielle reste muette ; la mise sera un peu rectifiée par la presse à sensation... ! "écrit l'éditorialiste de FOOTBALL ELITE (n° 106 du 27 Décembre 1989) répondant en un lointain écho à KEYE NDOGO constatant qu'"aucun journaliste de la presse privée n'a obtenu un baccalauréat dans une quelconque discipline... Ils viennent d'un peu partout, mécaniciens, ajusteur, docker, agent comptable, forestier, préposé des douanes, bref des aventuriers de tout acabit... Pour eux, les meilleurs journalistes du monde sont sortis du tas". Que ces observations soient fondées ou non, elles montrent l'état des relations entre les journalistes dits "privés" et les journalistes publics c'est-à-dire en fait fonctionnaires et agent de l'Etat.
La nature des activités des seconds, leur extrême diversité, le devoir de réserve qui est le précepte de l'éthique propre à leur statut contribuent à les différencier des premiers plus encore que le problème de leur statut lui-même.
Et il n'est pas étonnant que les initiatives de constitution d'associations professionnelles émanent de nos jours encore largement de la presse privée dont les agents sont encore proches par : leur capital culturel des journalistes d'antan, la misère matérielle de cette presse, l'ostracisme dont elle souffre, la position sociale de ses agents en font un groupe au bas de la hiérarchie sociale. Ayant des conditions de travail médiocres et des perspectives de carrière inexistantes, ils ont tendance à se retourner contre les instances officielles de légitimation pour revendiquer une légitimité populaire : "le couronnement le plus méritoire est celui qui vient d'en bas, c'est-à-dire, le peuple "écrit FOOTBALL ELITE (n° 106 du 27 décembre 1989).
Enfin, linexistence de radio et de télévision privées limite la segmentation des activités et donne à la presse privée l'aspect d'une activité beaucoup plus homogène que celui qu'offre l'ensemble formé par les journalistes de la SOPECAM, de la CRTV, du Ministère de la Communication, les communicateurs institutionnels et les journalistes d'entreprise.
Ainsi, les relations entre journalistes souffrent de ce clivage plus encore que d'autres. Et Emmanuel WONGIBE a raison d'insister sur l'absence de journaliste de la presse privée aux conférences et tables-rondes sur les problèmes de journalisme qui est une résultante du clivage journalistes formés/journalistes non formés, ces derniers se voyant imputer par les premiers "la pauvreté de la présentation des faits, la verbosité et l'ignorance des techniques de communication" (WONGIBE, E, 1987).
2.2 Le clivage Bon/Mauvais
Ce clivage n'est pas une des facettes possibles du clivage précédent. Certes, s'il est vrai que la plupart des prises de position introduisent une ligne de partage entre le journalisme des médias officiels et celui des médias privés à travers la valorisation du jugement, la réalité n'exprime pas très exactement cette démarcation. On sait en effet désormais qu'il est du journalisme comme des autres professions : il y a de bons et de mauvais mais ceux-ci ne se distinguent pas en fonction de la nature officielle ou privé des médias. Techniquement et professionnellement, le bon journaliste est celui qui écrit lisiblement et correctement, qui maîtrise les techniques rédactionnelles (le commentaire, le reportage, l'éditorial, etc.) et qui sait glaner l'information exclusive, le "scoop" qu'il traque avec ténacité. Or ces attributs se répartissent indifféremment parmi les journalistes et plutôt que de fédérer les intérêts, ils jouent plutôt comme des sélecteurs professionnels. Alors que dans les professions comme la médecine ou la magistrature, l'ordre des médecins ou le Conseil Supérieur de la Magistrature sont les gardiens de l'orthodoxie du corps et permettent le renforcement de la spécificité, les journalistes n'ont aucun organisme qui puisse atténuer les effets démobilisateurs de ce clivage.
Notons cependant qu'au regard du politique, un "bon" journaliste est celui qui reflète fidèlement le point de vue officiel de l'événement, indépendamment de la vérité des faits. C'est un collaborateur fidèle auquel on a recours lorsqu'il apparaît nécessaire de donner une totalité neutre à une information pourtant officielle mais dont la crédibilité risque de souffrir d'une officialisation trop explicite. Le "mauvais" journaliste est, partant, à l'opposé du "bon".
2.3 Le clivage Riche/Pauvre
L'analyse de ce clivage se donne de manière impressionniste comme dressant une frontière entre les journalistes "officiels" riches et les journalistes "privés" pauvres. La presse privée est en effet issue d'initiatives individuelles dans lesquelles ne sont investies bien souvent que les maigres ressources d'un homme seul, dont on peut louer le courage en plaignant un peu l'inconscience. Activité économique à haut risque, les médias ne permettent de rentabiliser son investissement dans l'hypothèse d'une gestion judicieuse des ressources qu'après plusieurs années d'exploitation. La presse privée apparaît, avec ses moyens techniques et financiers, sa mauvaise gestion et ses qualités médiocres, comme une presse du pauvre.
A l'inverse, le journalisme officiel est beaucoup plus riche, emploie de nombreux journalistes qualifiés, mieux payés et moins soucieux de lendemains incertains.
Pourtant la réalité est beaucoup moins simple. D'une part cette opposition officiel/privé sous l'angle du capital économique n'est pertinente que moyennant une opération de totalisation d'agents artificiellement agrégés dans la sous-catégorie "officiel", à savoir les journalistes du ministère de la Communication, les communicateurs institutionnels, les journalistes des médias officiels et peut-être aussi les journalistes d'entreprise. Or, le capital économique de ces agents les différencie presque autant qu'entre eux et les journalistes de la presse privée. Un journaliste employé dans une banque a un traitement plus important, à qualification égale, qu'un autre dans une administration publique. D'autre part, un correspondant d'agence de presse internationale jouit d'un prestige plus grand qu'un journaliste de média officiel. Au total, les disparités de revenus modifient la composition sociale du clivage officiel/privé et sont un décélérateur de solidarité. Il en découle que le corps des journalistes est une simple invention sociale.
II- L'ILLOGIQUE ACTION POLITIQUE DES JOURNALISTES
Il faut, pour comprendre cette situation fragmentée du journalisme camerounais, recourir au principe de "l'individualisme méthodologique" au sens que donnent à ces vocables Raymond BOUDON et François BOURRICAUD (1987). Le principe, nous dit BOUDON en paraphrasant WEBER, signifie que le sociologue doit sa faire une règle de méthode de considérer les individus ou acteurs individuels comme les atomes logiques de son analyse (12).
La version classique de l'individualisme méthodologique a été formalisée par Max WEBER qui, selon BOUDON aurait défini les deux postulats de base de cette "méthode" :
1) considérer tout phénomène sociologique ou collectif comme le produit de l'agrégation et la juxtaposition d'actions individuelles qui tendent vers la même structure logique ;
2) s'efforcer d'interpréter l'action individuelle comme rationnelle, quitte à admettre l'existence d'un résidu irrationnel.
Max WEBER élabore sur cette base une typologie classique censée être idéaltypique du comportement ou de l'action sociale à savoir l'action rationnelle par finalité, l'action rationnelle par valeur, l'action affective et l'action traditionnelle. La première possède toutefois une plus grande force au regard de la sociologie compréhensive, parce qu'elle comporte le plus d'évidence rationnelle. Il ne fait pas de doute que les journalistes comme tout autre acteur, mènent des pratiques collectives qui répondent avant tout à une action rationnelle par finalité. Individuellement ou collectivement, ils ont des objectifs à atteindre et cherchent à y ajuster leurs moyens. "Il faut donc, note GOSSELIN, analyser leurs conduites comme le choix d'une stratégie pour atteindre ces objectifs" (13). or l'individualisme méthodologique, à travers le travail de WERNER SOMBART intitulé "Why is there no socialism in the United States ?" (17) Ce texte paru en Allemagne en 1905 sous la forme d'une série d'articles dans la revue Archiv für Sozialwissenschaft und Sozialpolitik (où Max WEBER venait de publier l'Ethique Protestante et l'Esprit du Capitalisme) (14) nous fournit un postulat fécond pour la compréhension des pratiques collectives camerounaises.
SOMBART part de la question "pourquoi n'y a-t-il pas de socialisme aux Etats-Unis sont le seul le pays des nations industrialisées dotées d'un système parlementaire, à n'avoir pas connu de mouvement socialiste. SOMBART postule que du fait de sa particularité socio-politique, les Etats-Unis sont un pays où l'ascension sociale suppose de la part des individus, des investissements plus ou moins coûteux et dont le rendement est plus au moins aléatoire. Lorsque les coûts et les risques de l'ascension sociale ne dépassement pas en moyenne un certain seuil, l'individu, estimant que les coûts de l'ascension sociale sont inférieurs à ses avantages, choisit une stratégie d'ascension sociale individuelle. A contrario, si l'individu perçoit ses coûts et risques comme dépassant ce seuil, la stratégie de l'ascension sociale individuelle cesse d'être attrayante et l'individu peut être davantage attiré par une stratégie d'ascension collective, c'est-à-dire celle qui vise à améliorer la situation du groupe ou de la classe sociale auxquels il appartient. En général dit SOMBART, la stratégie de l'ascension collective doit apparaître en moyenne, plus attrayante dans une société où les distinctions entre les classes sont plus fortement manquées.
Abordant les questions des doctrines socialistes, l'auteur affirme que ces doctrines contribuent à légitimer la stratégie collective d'ascension des classes défavorisées. Toutefois, elles ne sont susceptibles d'avoir un attrait notable que dans les sociétés réunissant deux conditions : il faut que les stratégies individuelles d'ascension soient en moyenne, perçues par un nombre important d'individus comme plus coûteuses que les stratégies collectives ; il faut d'autre part que, parmi les stratégies collectives, celles qui visent à promouvoir les classes sociales "défavorisées" soient plus attrayantes que les stratégies collectives concurrentes (stratégies visant la promotion de groupes ethniques ou catégoriels par exemple). Or, un certain nombre de traits de la société américaine (faible visibilité des barrières entre classes, croyance aux possibilités de mobilité) font qu'on doit s'attendre à y observer plus fréquemment, que dans les sociétés européennes une préférence pour les stratégies individuelles d'ascension.
A partir de cette thèse de SOMBART, nous pouvons tirer un certain nombre de conséquences quant à notre analyse des pratiques collectives chez les journalistes africains.
Tout d'abord la mobilité sociale évoquée par SOMBART nous semble plus saisissante d'intérêt dans notre explication des difficultés des pratiques collectives des journalistes en Afrique et plus spécifiquement au Cameroun. Car bien que sa thèse selon laquelle le silence politique de l'ouvrier américain se rapporte directement à ses chances - sans comparaison dans d'autres pays - de mobilité sociale ait constitué l'argument le moins documenté de l'auteur on peut observer sa pertinence dans la réalité camerounaise. Comme le montre le tableau 1 si la mobilité à grande échelle (long-range) touchant au grand nombre de journalistes est peu fréquente, la mobilité à petite échelle (short-range) est un phénomène remarquable. De nombreux journalistes camerounais soit ont quitté la profession, soit se sont reconvertis à d'autres métiers (enseignement, commerce, communication, etc.). En outre, seule l'étroitesse du marché du travail) et la rareté des opportunistes limitent ces "sorties" vers d'autres professions. Bien que ce phénomène à tendance à se tasser du fait de l'entrée dans le journalisme de nombreux diplômés de l'enseignement supérieur sans formation spécifique, on peut dire en paraphrasant SOMBART, que même les journalistes qui restent dans le métier puisent une certaine sérénité dans l'idée qu'eux aussi peuvent un jour échapper à leur condition.
Par ailleurs, on peut observer que les caractéristiques du système de disposition et d'interaction où ils se placent ne sont pas de nature à pousser les journalistes désireux de défendre ou promouvoir leur condition sociale et professionnelle, à choisir une stratégie collective. L'agrégation et la juxtaposition du comportement des journalistes ne produisant que rarement des stratégies collectives d'ascension sociale. Les systèmes économiques et politiques les moins fragmentaires au sens que WILLARD R. JONHSON donne à ce terme, à savoir "the internal divisions and discontinuities that existed and were being created in the Africain societies - which generates exceptional problems of integration (WILLARD, 1970)"(15) produiront des stratégies collectives des journalistes moins dispersées. A contrario les systèmes dans lesquels les contraintes sont nombreuses et l'environnement oppressif auront tendance à pousser les journalistes vers les stratégies individuelles ou les stratégies collectives de type ethnique où ils retrouveront d'autre intérêts qui débordent les considérations purement catégorielles.
Ces contraintes d'espace et d'environnement dont NORBERT et surtout UTTO HINTZE ont rappelé l'importance capitale dans la constitution des ensembles politiques européens sont caractéristiques de l'Etat patrimonial africain.
1- L'HYPOTHESE DU NEO-PATRIMONIALISME
C'est à Samuel EISENSTADT que l'on doit cependant d'avoir systématisé l'usage du concept de néo-patrimonialisme pour désigner la nature du système politique dans les sociétés en développement. Partant de la catégorie weberienne du patrimonialisme, le néo-patrimonialisme selon EISENSTADT décrit un mode de domination traditionnelle, exercée par le Prince "en vertu d'un droit personnel absolu". L'espace politique devient ainsi le patrimoine du prince, le personnel politico-administratif ses obligés, voire ses clients, et le processus de décision est intégralement soumis à son pouvoir discrétionnaire. Le néo-patrimonialisme serait le prolongement de cette logique patrimoniale de domination, dans le contexte contemporain. Il prétend décrire, soulignent Bertrand BADIE et Guy HERMET (1990) un système politique essentiellement structuré autour de la personne du prince, tendant à reproduire un modèle de domination personnalisée, essentiellement orientée vers la protection de l'élite au pouvoir et cherchant à limiter au maximum l'accès de la périphérie aux ressources détenues par le centre. Le jeu de cette élite consiste alors à s'assurer du monopole de la représentation et à contrôler à son profit le processus de modernisation économique (16). Cette description théorique n'est pas différente du regard qu'Achille MBEMBE pose sur l'Afrique dite "utile" (1992) :
"Ce qui a prévalu jusqu'à présent dans les pays de l'Afrique "utile" (celle où les intérêts occidentaux demeurent essentiels), ce sont des situations où une fraction de l'élite civile au pouvoir confisque l'appareil d'Etat et s'allie à l'armée. Regroupée autour d'un noyau ethnique, bénéficiant de solides appuis intérieurs et disposant du contrôle absolu des organes de répression (brigade présidentielle, police secrète, unités d'élite de l'armée, para-commandos et organisations para-militaires) elle s'appuie en outre sur d'importants réseaux extérieurs et sur des connections tissées à la faveur des privatisations et au détour de ses propres participations au réseaux internationaux de la "finance informelle"(17). Derrière le paravent des institutions formelles et des adhésions verbales au projet démocratique, "cette élite" restaure dans les faits les règles, la culture et les conduites propres à un régime de parti unique : maintien plus ou moins déguisée de la censure, intimidation, harcèlement permanent, voire arrestations d'opposants, utilisation sans réserve de l'armée dans le cadre des opérations dites de "maintien de l'ordre", monopole complet sur les médias, corruption à grande échelle et aggravation des pratiques clientélistes, criminalisation des interventions de l'Etat contre la société, détournement de la machine judiciaire et tentative de cooptation du clergé, recours au discours tribal et informalisation de l'économie puis fixation unilatérale des règles de la compétition électorale... Cette situation est selon MBEMBE, caractéristique du Cameroun, de la Côte-d'Ivoire, du Gabon, du Zimbabwe, de la Zambie et dans une moindre mesure du Kenya.
Elle souligne les ressorts des conditions du patronage politique particulièrement sensible dans le milieu des journalistes africains et fixe les limites des mouvements sociaux.
II.1.1 ETHNICITE ET CLIENTELISME
Comme le constatait il y a quelques années Jean-Loup AMSELLE (1985), la notion d'ethnie n'a pas fait, jusqu'à une période récente, l'objet d'une véritable "interrogation épistémologique". Elle est longtemps restée dans un flou sémantique. Pour Michel AGIER (AGIER, 1987 : 141-181), le colonialisme et l'ethnologie ont figé des "étiquettes ethniques" parfois en donnant de l'ethnie une définition substantiviste d'où les dynamiques sociales étaient exclues (18). En réalité bien que les analyses de J.F BAYART (BAYART, 1985, 1989) et d'Achille MBEMBE (MBEMBE, 1989) notamment aient largement permis la compréhension des pratiques politiques en Afrique à partir d'un pôle d'interprétation fondé sur l'ethnicité, la dynamique ethnique est encore loin d'avoir donné toute la mesure de sa force interprétative. Conjugué à l'hypothèse clientéliste, le projet de "déconstruction de l'objet ethnique (19) pour reprendre les termes d'AMSELLE permet le dévoilement de la toile de fond des formes d'organisation sociale. Le monde du journalisme, hétérogène du point de vue ethnique se prête à une telle lecture, bien que peu de chercheurs s'y soient vraiment intéressés. Par exemple, certains réseaux d'embauche dans les médias camerounais et surtout les processus de promotion à des postes stratégiques de la Cameroon Radio and Television Corporation (CRTV) mettent en oeuvre, ainsi que tente de le démontrer NTEMFACK OFEGE (1993) une redéfinition des solidarités ethniques à partir d'une lecture homogénéisante d'intérêts différents à la distance de ceux-ci (20). Bien que l'étude de NTEMFACK ne le montre pas assez, la solidarité ethnique est ici coupée de manière transversale par les rapports de clientèle qui permettent à un directeur de l'information du Nord-Ouest de s'appuyer sur un reporter "ewondo" du Centre. Une telle procédure de reconstruction des solidarités prend deux formes particulières : en période de routine c'est-à-dire en dehors des consultations électorales, elle prend la forme des rapports de clientèle telle que les définit J.F. MEDARD(1976) (21). Mais en période d'intensité politique comme lors des campagnes électorales il y a une radicalisation des procédures de solidarités autour de l'ethnie, de la famille ou du clan. Il n'est pas rare dans ce cas de figure, que patrons et clients de la veille se retrouvent dans des camps ennemis fussent-ils ethniques ou de classe. Bien que cette analyse décrive plus une dynamique ethnique qui témoigne du changement social qu'un obstacle rédhibitoire au développement politique, elle n'en souligne pas moins les difficultés qui marquent les pratiques collectives des journalistes camerounais, dans un pays qui est une véritable mosaïque de 250 ethnies environ. Professionnels du champ politique parce qu'oeuvrant dans le domaine des libertés de parole et d'expression ils en subissent plus encore que d'autres corps de métiers, les effets structurants. Et ce d'autant plus qu'il n'y a au Cameroun ni convention collective spécifique des journalistes, ni comme au Sénégal, des mesures tendant à "limiter l'accès à la profession aux seuls éléments qui en sont dignes"(22).
Le nombre, même des journalistes publics camerounais, sans rapport avec le travail qu'ils sont censés effectuer - traduit une pléthore bureaucratique qui du point de vue du fonctionnement interne de cette bureaucratie, engendre l'inefficacité et lirrationalité (23) en démultipliant les rôles et en suscitant des conflits de compétence et d'attribution. La prédation étatique est ainsi l'une des coordonnées de la pratique journalistiques fonctionnarisée au Cameroun. Elle explique par exemple qu'il n'y ait pas d'associations de journalistes constituées sur une base purement ethnique.
II.1.2 AGREGATION SOCIALE ET SEGREGATION PROFESSIONNELLE
Ainsi, du fait de la nature du système politique, mais surtout du fait d'une faible mobilisation sociale, l'intégration des journalistes camerounais est faible ou inexistante et les tentatives manquées de regroupement autour d'associations ou de syndicats mettent en évidence non pas seulement les actions souterraines de ségrégation qui concourent à diviser les journalistes afin de les rendre plus vulnérables comme il est courant de le penser, mais aussi l'absence de règles codifiée à laquelle se conformerait l'identité officielle et surtout l'inexistence des affinités électives entre journalistes résultant de l'historicité de leur recrutement, de leur formation ou de leurs conditions sociales.
Car, il est clair que les corps constitués par l'imposition d'un titre et d'une identité reconnue à des individus se rapprochant de très fortes ressemblances sociales sont sans doute ceux qui s'apparentent le plus à une famille. Or, même si l'on observe aujourd'hui des formes d'agrégation primaire des journalistes formés par rapport aux autres métiers et par rapport à ceux qui viennent "de la troupe", la diversité des écoles de formation (Tunis, Strasbourg, Paris, Lille, Moscou, Washington, Yaoundé...) rend illusoire l'adhésion aux valeurs et à la valeur du corps qui est au principe de l'esprit de corps. Bien au contraire, elle accroît les divisions entre les journalistes, consacre une série de cassures entre les journalistes issus d'une même école et ceux d'une école différente et exacerbe la prédation pour les postes de responsabilité. Pis, il n'y a pas d'esprit "ESIJY" ou ESSTIC comme prédisposition modale à s'entendre par école de formation, transformable en une "incarnation" de la position du "corps" des journaliste dans l'ensemble des corps correspondants aux écoles (administration, magistrature, médecin, etc.). Et la pluralité des fonctions et des postes, loin de renforcer la coopération selon le principe de corps, assigne une limite rédhibitoire à la solidarité induite de la division formelle du travail. A la course pour la reconnaissance sociale, le démon de MAXWELL semble séparer les journalistes les plus rapides des journalistes les plus lents, qui prend sa source dans l'idée même d'une formation scolaire du journalisme. S'il est en effet admis que le métier de journalisme nécessite un apprentissage, la forme de cet apprentissage reste hypothétique et les choix en la matière sujets à caution. Par son oscillation entre une technicité minimale et un savoir artistique doublé d'une culture générale, la formation en journalisme ne s'impose pas par sa pertinence et son caractère socialement indispensable.
Par ailleurs, les questions essentielles de la formation semblent avoir été occultées avant même que celle-ci fût mise en place en Afrique. En particulier, la nécessité de déborder les critères de la compétence et du professionnalisme pour définir des projets sociaux et politiques articulant les systèmes modernes de communication, semble avoir été oubliée.
On pourrait continuer ainsi l'inventaire des occasions manquées et des raisons égoïstes ou politiques qui annihilent tout effort de regroupement des journalistes camerounais.
CONCLUSION
Nous avons voulu montrer que ni l'explication par la jalousie professionnelle, ni l'invocation de l'absence de vocation ne permettent d'envisager la pertinence d'une initiative en sens inverse, qui tendrait à constituer des lieux d'échange et de convivialité des journalistes camerounais. De même, le détour par l'héritage biculturel de la pratique journalistique camerounaise ne rend pas compte de l'inscription de la généalogie historique de cette pratique dans le concret social : indépendamment des pratiques, en effet, l'attitude de repli et de prudence observée il y a déjà sept ans par A. et M. MATTELART et X. DELCOURT est exacerbée par l'usage de la censure et de l'autocensure des journalistes : (27) "Evitant de s'impliquer, ils tendent par la force des choses à éviter toute initiative qui pourrait compromettre leur carrière" (A. & M. MATTELART, et X. DELCOURT 1983). A tort ou à raison, la constitution d'associations professionnelles est souvent apparue comme une initiative politiquement à haut risque. Divisés par une série de clivages et d'influences extérieures, les journalistes camerounais peuvent difficilement présenter un front commun.
Plus que les querelles intra et inter-média, l'exiguïté du champ des carrières, l'indéfinition de la marge de jeu acceptable dans la position occupée, l'ignorance de la portion d'autorité permise et de son degré de liberté rendent compréhensible la problématique d'une recherche sur certaines attitudes des journalistes camerounais, problématique souvent éloignée de l'expérience directe qu'en ont les professionnels eux-mêmes. Ces attitudes sont consubstantielles des statuts sociaux des agents obéissants au réquisit de journaliste et influencent leurs prédispositions à s'unir pour défendre des intérêts qui sont loin d'être communs.
TABLEAU I : TABLEAU "D'OCCUPATION" DES JOURNALISTES DANS LA HIERARCHIE ADMINISTRATIVE
PROFESSION | ADMINISTRATION/ ORGANISATION |
NOMBRE | ANNEE D'ENTREE DE JOURNALISTES DANS LA NOUVELLE FONCTION |
MINISTRE | MINFOC | 1 | 1988-1990 |
DIRECTEUR GENERAL DIRECTEUR GENERAL ADJOINT |
SPE,CPE,Palais des Congrès | 3 | 1976-1978-1988 |
DIRECTEUR DE SOCIETE | Imprimerie Nationale, FEICOM | 2 | 1974-1977 |
DIRECTEUR D'ADMINISTRATION CENTRALE, SOUS-DIRECTEUR | MINFOC | 6 | 1978 |
FONCTIONNAIRE INTERNATIONAL | ONU, OUA, UNESCO | 2 | 1978 |
HAUT FONCTIONNAIRE* | MINFOC, CES,Préfecture d'Edéa, Présidence de la République | 7 | 1978 |
HOMME POLITIQUE | Assemblée Nationale, OSTC | 2 | 1988 |
ELU LOCAL | Mairie | 1 | 1986-1988 |
DIPLOMATES | AMBACAM Paris, Bonn, Bruxelles | 5 | 1972 |
* CT, IG chargé de Mission, attaché, adjoint préfectoral.
NB : Ce tableau exclut les médias qui sont les structures "naturelles" des journalistes de par leur profession.