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UNE REPRESENTATION INDIGENE DU METIER POLITIQUE A LA FIN DE LA TROISIEME REPUBLIQUE : LE REQUISITOIRE ELITISTE D'ANDRE TARDIEU CONTRE LA PROFESSION PARLEMENTAIRE 1 Yves POIRMEURProfesseur à l'université de Versailles-Saint Quentin,
La profession parlementaire fut-elle le fossoyeur de République ? La fin de la troisième République est lépoque de la dénonciation dun régime dont on se désole de limpuissance alors que les périls montent partout en Europe. Dans le choeur des critiques qui sabattent sur lui, toutes ne sont pas de même nature : A lantiparlementarisme radical des ligues et de lextrême droite soppose un antiparlementarisme réformateur et libéral, pour lequel il faut rationaliser le système politique et réformer lEtat 2. Autour du thème de la réforme, sagitent hommes politiques, juristes 3 et journalistes, sans que le sujet rencontre un réel écho dans lopinion 4. Si lidée de la nécessité dune réforme constitutionnelle renforçant lautorité de lEtat fait son chemin dans certains milieux, nul nest en mesure de limposer 5. La faiblesse de lautorité, les juristes la prêtent à un mauvais agencement des institutions, quil suffirait donc de réajuster en créant de nouveaux contrepoids 6 dotés dune légitimité propre ; dautres lattribuent à des complots, ourdis par des forces occultes, à des " tireurs de ficelles ", qui sabotent un régime 7, dont il ny a, tant quelles demeureront agissantes, aucune chance damélioration. Dans la confusion de ces arguments, où la passion polémique, les affirmations haineuses, dogmatiques et partiales lemportent sur la démonstration rigoureuse et étayée, loeuvre quAndré Tardieu consacre à la question fait exception. Non quelle ne soit ni polémique, ni violente. Au contraire : les deux volumes parus de La révolution à refaire 8 sont un réquisitoire passionné et sans pitié contre les dérives du parlementarisme à la française, dont il sefforce de dévoiler les logiques cachées en sappuyant sur la connaissance intime quil a de lexercice du pouvoir et du personnel politique. Ce qui la distingue et lui donne toute sa force, cest quelle défend minutieusement une thèse 9, liant tous les aspects du fonctionnement du système politique, qui porte le fer au coeur de la République : cest du comportement de son personnel politique que vient tout le mal. Si lautorité se perd, si la liberté se meurt, cest parce que les logiques du métier parlementaire, tel un poison, les détruisent lentement, mais sûrement 10. Ce sont ces logiques et leurs effets néfastes quAndré Tardieu traque tout au long de son enquête. Méthodique 11, déployant logiquement ses idées ramassées en formules incisives et agencées en un système argumentatif cohérent, il brosse un tableau saisissant et cruel 12 du métier politique sous la IIIème République, quil désenchante complètement 13. Si des voix de plus en plus nombreuses sinquiètent à la fin des années trente, de la défaillance des institutions, rares sont les membres du haut personnel politique gouvernemental qui se hasardent à engager la responsabilité dans celle-ci des parlementaires eux-mêmes, en tant que professionnels de la politique et osent sen prendre à ceux qui sont supposés représenter la Nation et incarner par excellence la République, en votant la loi, " expression de la volonté générale ". Même si les attaques de lextérieur sont de plus en plus vives, lintérêt corporatif dissuade habituellement les participants au jeu politique de manquements si graves à la solidarité professionnelle, les incite plutôt à jeter un voile pudique sur les aspects les plus contestables de leurs activités et à célébrer limportance de la politique, la grandeur des institutions et la valeur des trophées quils convoitent 14. On peut être étonné alors de voir lun des plus éminents hommes politiques de lentre-deux guerres se lancer dans une diatribe aussi vigoureuse contre un métier quil a brillamment exercé 15 et des institutions dont il a occupé les plus hautes fonctions. Pourtant, on peut dégager les conditions sociales et politiques qui ont alors déterminé cet homme politique de premier plan à se faire lanalyste et le théoricien critique des pratiques et des savoirs politiques et à livrer au public une représentation très négative de la profession parlementaire. A ce comportement surprenant plusieurs raisons que cerne une lecture oblique de louvrage. Sa critique sinscrit dans le mouvement de décomposition progressive du régime qui samplifie au cours des années trente 16 et se traduit par le détachement dune partie de son personnel politique. Le coup du 6 février 1934 17, contre la Chambre des députés, en même temps quil révèle dramatiquement les faiblesses et les insuffisances du régime, marque " le ralliement dune partie des classes moyennes aux solutions dautorité 18"contre le système parlementaire. La droite conservatrice aspire à le renforcer et à le transformer sopposant de la sorte à la République radicale. Cette crise de légitimité et dautorité - qui se résout dans le réflexe de sauvegarde républicain, par la constitution dun gouvernement dunion nationale 19 rassemblé au chevet de la République sous lautorité dun homme providentiel, presque " parodique " 20 au charisme limité - confirme lincapacité du parlement à satisfaire politiquement les attentes de vastes franges de la population déstabilisées par la crise économique, prêtes à sopposer dans la rue, et au besoin par la force au pouvoir. Elle manifeste aussi lapparition dans ces milieux de sensibilités politiques nouvelles, quexploitent déjà les ligues - dont la multiplication et le développement a autonomisé un espace politique extraparlementaire de concurrence - mais sur lesquelles dautres hommes politiques, à condition de prendre leurs distances avec le régime, peuvent espérer prospérer 21. Si la IIIème République court à sa perte, si les institutions sont, à assez brève échéance, condamnées, il devient beaucoup moins rentable dy investir et il peut être au contraire bien tentant den " sortir ", en travaillant, à sa façon, la veine de lantiparlementarisme. Or de ce point de vue, tout dispose A.Tardieu qui, homme de droite 22, soucieux de rendement et defficacité économique 23, critique depuis longtemps le régime, à tenter cette expérience. Mais il le fera à sa manière, cest à dire, en dénonçant vertement les ligues 24 en restant avant tout réformiste 25 et républicain même sil pense désormais quil faudra rebâtir complètement les institutions. En effet, sil a obtenu tous les honneurs et conquis les plus hauts trophées, il na pas été épargné par ses adversaires. Il a sans doute été blessé par les attaques dont il a été lobjet dans les scandales Staviski et Oustric 26 et par lattitude de ses collègues dans ces affaires. Cela a probablement contribué à réduire le peu destime quil a pour " le milieu parlementaire ". Plus profondément encore, cest un homme manifestement déçu par les conditions dans lesquelles il a participé au gouvernement et par les résultats limités quil a obtenus. Ambitieux et volontaire, il a le vif sentiment que, dans les conditions où il sexerce, le pouvoir est inefficace 27. Or, il souhaite par ailleurs " une économie dirigée par lEtat " 28, ce qui est inconcevable lorsque son autorité est faible, assiégé et dominé quil est par les intérêts particuliers 29. La réalisation de sa politique passe donc par un renforcement sensible de lexécutif au détriment dun législatif alors tout puissant. Léchec de la réforme constitutionnelle quil inspire, et que propose le gouvernement de Gaston Doumergue, achève de le convaincre de limpuissance de lexécutif, de la vanité de laction gouvernementale et le conforte dans lidée du caractère nuisible et pervers du jeu politique institué. Il ny a plus rien à faire de lintérieur. Son hostilité au parlement, qui stérilise les gouvernants et empêche la réalisation de la politique quil juge indispensable au pays, se renforce dun mépris social pour des députés, dextraction modeste et provinciale, incapables pour la plupart davoir, selon lui, la hauteur de vue nécessaire à la satisfaction de lintérêt général et au traitement des affaires dEtat. Ce grand bourgeois parisien, issu de lélite cultivée 30, imbu de compétence et soucieux de distinction 31, ayant une haute estime de lui-même 32, trouve dans la médiocrité du recrutement de la chambre 33 - le personnel politique républicain professionnalisé, censé ne pas avoir les qualités requises pour assurer son mandat - des raisons supplémentaires de ne plus rien en attendre 34, même de le dénoncer 35. Et lon voit, en creux, se dessiner les traits 36 du parlement quil souhaite: il doit permettre au gouvernement dêtre efficace et à des hommes compétents, issus de lélite, dy exercer leurs talents 37. Farouchement opposé à la gauche, qui le lui a bien rendu en le harcelant lorsquil était président du conseil, craignant " légalisation et le nivellement par le bas ", on conçoit, de plus, que la perspective de larrivée du Front populaire au pouvoir, après léchec de ses dernières velléités de réformes constitutionnelles, ait pu lamener à considérer quil ny avait décidément plus la moindre chance dimposer ses idées au parlement 38. Ressentiment vis-à-vis du milieu politique, conscience malheureuse de léchec le poussent à prendre une distance critique de plus en plus grande avec le régime et à percevoir de plus en plus négativement le système politique, au point den sortir. " Ecoeuré " par les pratiques parlementaires, dont il a désormais des " souvenirs répugnants " 39, convaincu que " les conditions de la vie publique sont directement contraires aux exigences fondamentales de notre destin national 40, et que " le régime parlementaire de la France contemporaine est lennemi de la France éternelle " 41, jugeant que " létat politique de la France ne peut pas être légalement amélioré " 42, il décide dabandonner son mandat et de ne plus jamais entrer dans un gouvernement en disqualifiant radicalement lun et lautre : " Je tiens le mandat parlementaire pour une faiblesse et non pour une force ", écrit-il ; " Jen ai assez de perdre mon temps dans des ministères de mystification ; assez duser ce temps à laccomplissement de corvées fastidieuses ; assez de paraître lié (...) à des hommes qui ne pensent pas ce que je pense et qui ne veulent pas ce que je veux ; assez de subir le discrédit qui sattache, dans lesprit public, à la qualité de député " 43. Pour lui, donc, le jeu ne vaut plus la peine dêtre joué 44 ; le charme de la vie politique est rompu 45. Quelle soit le fruit dune dérive autoritaire individuelle et dune radicalisation idéologique personnelle 46 ou lexpression plus globale de la crise dun régime qui ne parvient pas à donner, dans une conjoncture difficile, suffisamment dautorité à lEtat et à lexécutif 47, sa critique du métier parlementaire sera dautant plus sévère quil voit dans la politique une activité essentielle et vitale quil interdit dassurer sérieusement 48 ; elle sera dautant plus incisive quil sy est investi durablement, consacré passionnément, et quil lui faut justifier à ses propres yeux le reniement de ce qui a constitué, au fil des jours, la trame même de sa vie. Quelles que soient les raisons qui lont amené à " en sortir " 49, il sautorise des périls quil décrit 50 pour engager une analyse sans concession du métier parlementaire, qui lui permettra de clarifier sa conception, de justifier ses positions et de proposer les directions générales dune réforme 51. Homme de conviction et décriture 52, nayant rien à perdre 53, animé par un assez vif ressentiment et le dépit davoir échoué, il choisit, loin de se retirer en silence, de quitter la scène parlementaire pour sexprimer librement et continuer dagir " par la force des idées " 54 et lappel direct à lopinion publique 55 auquel son métier de journaliste lavait sans doute prédisposé. Cette prise de distance avec la politique telle quelle se pratique dans les institutions, que redouble la distance sociale qui ly oppose, tue jusqualors, lui permet de déchirer le voile idéologique derrière lequel sabrite la profession parlementaire 56 et de se libérer des censures quimpose la participation au jeu 57 ; Bref, daccroître sa lucidité, socialement orientée par son ethos de classe 58, sur les pratiques du milieu politique dont il se détache et quil contemple avec mépris et condescendance. Et il les décrypte à partir des valeurs élitistes et libérales qui structurent en profondeur ses intérêts expressifs, mais en adoptant le style polémique et le vocabulaire agressif des adversaires du régime quil est décidé à rallier à sa cause et à ses conceptions. Son goût de lexplication et des idées 59, sa conviction quil faut remonter aux racines du mal et comprendre les logiques sociales profondes, productrices des effets négatifs quil dénonce, pour dégager les lignes de forces des réformes à accomplir 60, sa solide connaissance des acteurs, des théories politiques disponibles 61 et des systèmes politiques étrangers 62 le conduisent à élaborer une véritable théorie sociologique indigène de la profession parlementaire qui dépasse de loin les exposés limités, les témoignages fragmentaires, les portraits acides, les anecdotes et les bons mots par lesquels les hommes politiques expliquent leurs pratiques et trahissent, souvent involontairement, leur rapport vécu à la politique dans leurs autobiographies ou leurs mémoires 63. Mais si, comme toute théorie, elle prétend enchaîner une série de faits et en proposer une explication cohérente, en tant que " théorie sociologique indigène ", elle sexonère des exigences de vérification scientifique et saccommode de nombreuses approximations 64. Produite à des fins politiques, destinée à un vaste lectorat, par un homme politique qui a un public à convaincre et des comptes à régler, dans un contexte de crise sociale et politique grave, elle est enchâssée dans des considérations de philosophie politique et imprégnée de multiples jugements de valeur. Le livre est ainsi encombré de clichés, de longues digressions polémiques. Son auteur mêlant les genres et les disciplines avec une habileté certaine, qui nexclut ni les failles ni les contradictions 65, produit une modélisation des interactions politiques largement asservie aux objectifs politiques quil poursuit, bien éloignés de la recherche de la vérité pour la vérité. Si de telles théories indigènes ont forcément une valeur scientifique limitée, même si elles suggèrent des pistes de recherche intéressantes, elles ont par contre une portée pratique beaucoup plus grande. En effet, "théoriciens du social " et du politique, " les acteurs ", capables à lévidence de retours réflexifs sur leurs pratiques produisent des objectivations " qui contribuent à la constitution des activités et des institutions" 66, fournissent des savoirs, construisent des arguments qui leur servent à justifier et à comprendre ce quils font, même sils ne le font pas pour les raisons quils croient. Cela est encore plus vrai des acteurs qui, par un effort réflexif de grande ampleur systématisent une interprétation des pratiques en vigueur dans leur milieu, rationalisent les explications fragmentaires quutilisent leurs congénères dans les interactions quils étudient, se proposent de les expliquer, et bâtissent de véritables théories. Consignées dans des ouvrages largement diffusés dans le milieu et au-delà, ces théories, souvent très discutées par les intéressés, contribuent à conforter ou à disqualifier des représentations et des pratiques, à en introduire et en légitimer de nouvelles. En sintégrant au " sens commun ", elles servent aux acteurs à justifier et analyser ce quils font, et fournissent des représentations du milieu en cause à ceux qui nappartiennent pas à sa sphère de pratiques. Cest une théorie indigène de ce genre que propose André Tardieu qui systématise et rationalise une explication des comportements parlementaires et du métier politique largement partagée 67 : Dégageant les intentions typiques des hommes politiques, il les représente à loeuvre en quelques tableaux dans lesquels il modélise leurs interactions et expose leurs effets. Louvrage a, dès le départ, une finalité sociologique : il sagit de procurer des vues générales transcendant le cas particulier des personnes impliquées. A.Tardieu, mu sans doute par sa passion dénonciatrice, systématise aussi des répertoires de pratiques souvent laissées dans lombre parce que particulièrement sensibles 68 ; repère des régularités comportementales des députés ; dégage les "mobiles " profonds de leur attitude ; objective les " règles du jeu" 69 informelles du métier parlementaire, dans des formules lapidaires qui ont laspect de véritables lois explicatives. Limage quil livre de la politique est celle dune politique saisie par le prisme du métier et de la lutte pour la direction de lEtat. En effet prenant comme angle dattaque la profession parlementaire, il restitue - de façon quasi ethnographique - ce que font concrètement les députés et sénateurs dans divers sites dinteractions 70. Il révèle par là ce que sont pour eux les enjeux primordiaux, par quelles pratiques et en mobilisant quels savoir-faire ils se les approprient. Ce quil prétend atteindre ainsi, cest lactivité réelle de ceux qui font profession dêtre parlementaires : la politique dévoilée en quelque sorte par le métier (I). Mais les luttes autour des enjeux professionnels et les " servitudes du métier ", on sen doute, ont des effets sur le système politique lui-même et sur laction de lEtat dont les parlementaires désignent les gouvernants et contrôlent lactivité. La profession parlementaire appelle et façonne, par les enjeux professionnels quelle propose, un type dhommes, dont les qualités sont loin dêtre, pour A.Tardieu, celles de lhomme dEtat. Le jeu pratiqué marque en profondeur les participants et les empêche dexercer convenablement les responsabilités qui leur sont officiellement confiées par la constitution. Cest le sombre tableau de la politique dévoyée par le métier quil brosse alors (II). I - La politique dévoilée par le métier Pour André Tardieu, le trait le plus frappant de lévolution des régimes politiques français depuis la révolution a été la conversion du mandat parlementaire en véritable profession 71. Si ce processus sinscrit dans la longue durée, il ne prend toutes ses dimensions que lorsque " le système électif démocratique développe ses méthodes, ses lois, ses conséquences" 72. Alors que le mandat était initialement " une mission de confiance, limitée dans sa durée et son objet " 73, il acquiert avec la constitution de 1791 de tout autres caractères : devenant " impersonnel, universel et perpétuel ", bref, représentatif dune entité abstraite, la Nation, il permet au métier parlementaire de naître. Il se consolide dans les assemblées, où des professionnels sinstallent, participent avec plus ou moins de pouvoirs selon le régime, à la confection des lois, à lélaboration du budget et au contrôle du gouvernement, et sefforcent de conserver durablement leurs places 74 en arrachant des privilèges (A). Mais pour comprendre de quoi est fait ce métier, on ne saurait se contenter dun examen rapide et livresque du travail parlementaire. Il faut selon A.Tardieu, partir des mobiles qui font agir les parlementaires. Et ceux quil retient sont bien éloignés de ceux, tout faits de désintéressement, de service noble didées généreuses et de la collectivité que les hommes politiques ont coutume davancer pour justifier leurs ambitions politiques : ce qui anime le parlementaire, cest le souci de conserver son siège, avec les privilèges qui sy attachent et dacquérir les trophées auxquels il donne accès (B). Ces mobiles éclairent le métier dune lumière crue et dévoilent des dimensions ignorées, bien quessentielles, de lactivité politique. La nature du travail politique des parlementaires est évidemment affectée au plus haut point par les conditions dans lesquelles ils accèdent, durent et progressent dans la profession, devenue une véritable " carrière ". Lélection au suffrage universel va lui donner sa physionomie originale sous la IIIème République, en faisant jouer les ressorts du métier dans des conditions toutes particulières spécifiant le contenu du travail politique à accomplir (C). A) Un métier privilégié Les parlementaires ont su non seulement doter linstitution à laquelle ils appartiennent de linitiative et de la permanence, en faisant un rouage essentiel du pouvoir 75, mais aussi, par des voies diverses, obtenir le monopole de la représentation du peuple et, par conséquent, le meilleur du pouvoir. Le pouvoir politique a été déplacé du peuple à ses représentants et est devenu pour eux, sous la IIIème République, " un pouvoir propre " 76. André Tardieu analyse ce transfert comme une " usurpation voulue " 77 et un véritable dessaisissement du peuple par ses élus, qui nest, en France plus quailleurs, quun " souverain verbal ", mieux, " captif " qui ne choisit pas les gouvernants 78 et ne parvient " même pas à élire la majorité de ses représentants ", dont il sattache à démontrer labsence de représentativité. Absence de représentativité des élus et dessaisissement du peuple " 1° Sur 40 millions de Français, 11 millions et demi ont seuls le droit de voter ; 2° Sur les 11 millions et demi qui seuls ont le droit de voter, il y en a parfois que 31%, cest à dire 3.565.000 qui renoncent à exercer ce droit et qui sabstiennent ; 3° Dans ces conditions, la majorité qui décidera de la vie du pays est constituée par la moitié plus un des 11 millions et demi délecteurs (moins 3.500.000 abstentionnistes) ; cest-à-dire par la moitié plus un de 8 millions délecteurs soit 4.000.001 ; 4° En conséquence, ce quon appelle volonté générale nest que la volonté de 4.000.001 électeurs, soit 10% de la Nation ; 5° Par suite encore, les élus qui sortent de ce vote et les lois qui sont leur oeuvre, représentent non la volonté nationale, mais à peine celle du dixième de la Nation " (...). " Le suffrage restreint quant à la compétence nest en un mot pas moins restreint quant au nombre, et na duniversel que le nom ". (...). " Mais il y a pis (...). Grâce à des artifices soigneusement conservés, la majorité des électeurs nest jamais représentée dans les chambres, en qui lon salue cependant lorgane de la volonté générale et de la souveraineté nationale" (...). " Les candidats élus par la majorité des 11 millions et demi de Français qui seuls ont le droit de voter représentent invariablement moins de suffrages que les candidats battus ". " Le découpage arbitraire des circonscriptions a pour conséquence de donner, suivant que ces circonscriptions sont plus ou moins peuplées, une valeur différente à la voix de chaque électeur ." (...) " Ainsi se brise dans les combinaisons des hommes, la loi prétendue arithmétique de la souveraineté populaire exprimée par le nombre. La souveraineté pâtit en même temps que légalité. Mais les combinaisons triomphent. Elles trouvent également profit, dabord dans les abstentions, ensuite dans le second tour de scrutin, qui aggrave par ses équivoques et ses marchandages, les effets du tracé inégal des circonscriptions. Cette aggravation se manifeste aux dépens des doctrines et au profit des clientèles. Cest à cause de cela quon refuse dy rien changer " (...). " Ce quon nomme le peuple souverain nest quune partie du peuple et nest pas du tout souverain. Ceux qui parlent au nom de ce peuple non souverain représentent moins encore la souveraineté. Car ils ne représentent ni la totalité du peuple, ni la majorité du peuple, ni même la majorité de cette minorité du peuple quon appelle les électeurs. Lamartine en eut rougi, qui professait quil ny a de vérité que dans une élection réellement universelle ". A.Tardieu, Le souverain captif, Flammarion, 1936, p.216-221 La démocratie, constate-t-il " ce nest pas les masses ; ce nest pas le " bétail à voter "; cest les bergers qui conduisent le " bétail " " 79. A la différence de ce qui a pu se produire dans dautres pays, investi dun mandat illimité, à labri dun régime parlementaire devenu moniste, " rien na mis dobstacle au dessaisissement du peuple par le métier " 80 qui a le privilège dexercer " la souveraineté usurpée au peuple " 81. Un " corps professionnel " sest spécialisé dans cette fonction quil monopolise, dont ses membres vivent, et jouit de linsigne prérogative de définir lui-même les règles de la profession et den fixer les avantages. 1 - Les avantages du métier Les propriétés combinées qui font du mandat un métier sont selon A.Tardieu au nombre de cinq. La première est la liberté daccès et le grand nombre de places disponibles 82. Sous les seules conditions dâge et de jouissance des droits civils et politiques, nimporte qui peut briguer un siège. Nexigeant aucune formation , " lactivité parlementaire est la plus séduisante des carrières " 83. La seconde est la rééligibilité indéfinie et sans limites dâge qui rend possible " léternité dans le mandat " 84 et la formation dune véritable " classe " 85 qui persiste dans son existence et sauto-perpétue. En effet il est possible " de rester sa vie durant en état dactivité parlementaire " 86. La troisième est la faculté de cumuler les mandats électifs. A.Tardieu linterprète comme le moyen de fortifier le mandat parlementaire 87 en constituant par laddition de mandats locaux, une véritable " puissance féodale locale " dominée par un " petit souverain ". Le quatrième élément de la profession est la rémunération régulière qui autorise ceux qui nont pas de fortune à être élus et leur assure une relative indépendance vis-à-vis des électeurs et des organismes privés, tentés sans cela de les corrompre. Elle est dautant plus nécessaire que les frais professionnels sont élevés. A.Tardieu en connaisseur, en dresse la liste : lélu doit entretenir deux résidences, faire face aux dépenses électorales, financer un journal local et participer au financement de multiples oeuvres électoralement rentables 88. Il décrit lindemnité parlementaire comme " un vrai salaire professionnel " : mensuel, régulier, payé pendant les vacances du parlement, il saccompagne dune retraite élevée. Divers avantages en nature, viennent ajouter leurs attraits au mandat. Lauteur sattarde complaisamment sur eux, contant lhistoire sordide et burlesque dun député emplissant ses poches dailes de poulets et de sandwiches à la buvette, ou dun autre, volant le journal de la salle de lecture 89. Le dernier trait du métier est linviolabilité parlementaire, qui protège lélu contre toute poursuite pénale sans autorisation des chambres et qui marque clairement toute la distance qui le sépare du simple citoyen. 2- La formation dun corps de pairs Ces avantages engendrent, pour des raisons que reconstitue de manière très impressionniste et quelque peu décousue notre auteur 90, au-delà des rivalités politiques, de la variété des origines sociales et des appartenances religieuses, chez ceux qui en bénéficient des intérêts communs, qui se consolident en une véritable solidarité corporative : " La profession devient un club en même temps quun gagne pain " 91, qui dissimule, autant que faire se peut, ses privilèges les moins populaires aux yeux du public 92. A.Tardieu en voit des manifestations dans le refus des assemblées de tout contrôle financier sur leurs budgets, dans le " vote en silence " des augmentations de lindemnité, ou encore dans lappréciation de la validité de lélection de leurs membres par les chambres elles-mêmes 93. Une explication impressionniste de lesprit de corps des parlementaires " Lesprit de corps est dautant plus intense dans les assemblées que lentrée en est libre. Leurs membres nont en général dautre qualification dans la vie que celle de parlementaire 94. Ils y tiennent car, en la perdant, ils perdraient tout. Plus la porte est large, plus on est en venant de loin, fier de lavoir franchie. " " Députés et sénateurs sont collectivement orgueilleux de ce qui les distinguent du commun des mortels, aussi bien de leur carte de chemin de fer que de leur inviolabilité. Les privilèges du mandat qui ne sont plus que les privilèges du métier, sont pour eux comme un bien de famille. Aucun deux nadmet quon les discute. Les chambres ont ainsi pris la forme dun Etat dans lEtat. " A.Tardieu, La profession parlementaire, p.103 Lesprit de corps ne tient pas à la seule " solidarité dans le privilège " et à la défense dintérêts communs 95. André Tardieu donne dautres indications, mais sans les approfondir ni les lier, sur ce qui est susceptible de linduire. Il montre, sans le conceptualiser, ces hommes partageant " un monde commun de significations " 96. Cet esprit de corps résulte aussi dune communauté de pratiques, de gestes et de savoirs, liés à la fréquentation des mêmes lieux, des mêmes hommes et à la participation à des activités collectives communes, qui forment la substance même du métier. Tout cela forme un univers familier et quotidien dont il est difficile de sévader ; et il nous présente les parlementaires accomplissant machinalement les gestes du métier 97. Pour A.Tardieu, le métier sinscrit dans le corps et lesprit de ceux qui lexercent, les distinguant ainsi de tous les autres 98. La similarité des pratiques et des croyances sur lesquelles elles reposent, lidentité des problèmes professionnels auxquels sont confrontés les élus, induisent entre eux " un esprit de camaraderie " 99. Ce corps professionnel des parlementaires nest pas hiérarchisé, même si lancienneté dans le mandat ou lexpérience gouvernementale signalent une plus grande autorité : cest une communauté de pairs, rendus égaux en tout par lélection, quil nous montre dans les couloirs, discutant de tout et de rien, mais surtout " des intérêts professionnels, de la réélection et de lavancement " 100, qui sont " les préoccupations autour desquelles tout le monde peut se comprendre ". La camaraderie entre pairs dans les salles des pas perdus du parlement " La camaraderie parlementaire sappuie sur le postulat dégalité individuelle 101. Il est universellement admis que dans les chambres, il nexiste ni supériorité, ni infériorité daucune sorte. Un homme, dès lors quil est élu, vaut un homme. M.Jules Coutant, député dIvry, tutoyait M. le duc de Rohan, qui sen étonnait, mais ne sen froissait point. Lesprit de corps aboutit à la camaraderie. " " La constante interpénétration des couloirs a cimenté comme un bloc ces hommes dont lorigine est diverse, mais lunité daction totale. La chambre est une sorte de club mal tenu, mais plaisant par son laissez aller. Cest dans les couloirs quon se repose du temps perdu à faire dans les ministères, les courses des électeurs et à répondre à leurs lettres. On y retrouve avec un accent plus populaire, le charme social, que les anglais sont daccord pour reconnaître à Westminster. " " Il y a de la bonne humeur et quelquefois de lagrément. On y parle de tout sans grande compétence, les parlementaires ayant succédé aux gens de qualité dans la prétention de tout savoir, sans rien avoir appris. On échange les potins professionnels. On confronte les intérêts professionnels de la réélection et de lavancement autour desquels tourne le métier. " " Quand lélu parle de ses électeurs, il se vante volontiers. Il se vante de ce quil fait pour eux, voire même de ce quil na point fait, comme on se vante, dans un déjeuner de chasse, des coups de fusil quon na pas tirés. Sur ce terrain, de lextrême gauche à lextrême droite, tout le monde peut se comprendre. Rencontres précaires, mais cordiales, où lon échange, dans une familiarité vulgaire et dans le fracas des tutoiements non motivés, des plaisanteries de carabins. On vient à la chambre comme viennent les avocats au Palais, même quand on na rien à y faire. Tous les métiers ont leur salle des pas perdus. Lorsque les intérêts ne sont pas en bataille, on se coudoie avec plaisir dans celles du Palais Bourbon et du Luxembourg ." " (...) Le contact prolongé des couloirs a fini par créer une intimité des gens de métier. La camaraderie sorganise dans les groupes (...). Elle se manifeste par lindéracinable habitude de voter pour les absents. Les voteurs rendent ainsi un service qui, comme on dit, ne se refuse pas. Le bulletin dans lurne seul compte. Quimporte la main qui ly met ? La camaraderie couvre tout. " A.Tardieu, La profession parlementaire, p.107-108 Exerçant un métier profitable, les parlementaires ont collectivement avantage à en assurer la défense : ils sont donc particulièrement jaloux de leurs droits et de leurs prérogatives quaucun dentre eux nest prêt à laisser contester. Les chambres, structures institutionnelles à la base du corps, sont devenues selon A.Tardieu " le syndicat professionnel de la profession parlementaire ; cest une association alimentaire, une mutuelle qui vit et se développe pour ses fins propres, parce que son mécanisme est plus fort que son idéal " 102. Métier solidement charpenté, richement doté et parfaitement défendu dans les forteresses du parlement, il jouit de plus dun grand prestige auprès de la population, qui atténue lampleur des contestations dont il est lobjet, en même temps quil suscite les vocations de nouveaux candidats. Ce prestige tient à plusieurs raisons, que lauteur tente de cerner. En premier lieu à ce quil a été illustré par de nombreuses personnalités, elles mêmes prestigieuses. Aussi à la curiosité, répandue dans tous les milieux pour lactivité parlementaire, que lautocélébration des chambres, seules structures du pouvoir central issues du suffrage universel, renforce : " les assemblées ont toujours aimé dire du bien delles-mêmes " 103 note A.Tardieu, qui souligne combien le jeu parlementaire, en tant quil est un jeu, mais aussi un spectacle de type théâtral peut être amusant et retenir lattention du public 104. A lattrait également, dun métier en vue, profitable, et dun milieu intéressant qui traite dimportantes affaires. A ces motifs désintéressés, lancien président du Conseil en ajoute dautres qui le sont beaucoup moins. Les chambres sont des rouages essentiels de lEtat. De ce fait, " elles intéressent cet immense nombre de Français qui aspirent à devenir des rentiers de lEtat et qui sollicitent des places de fonctionnaires " 105. Ils sadressent aux élus pour obtenir ces avantages, et les résultats positifs de leurs démarches renforcent à leurs yeux la valeur des chambres - qui peuvent tout procurer -, et par contrecoup, le prestige des parlementaires, si efficaces et si influents 106. Ces derniers, bien quassaillis de demandes, peuvent trouver en elles et dans le travail dintercesseur auprès des ministres quelles imposent, " le sentiment de leur autorité " 107. Avantages du métier, prestige, sentiment dimportance et de supériorité quil confère sont autant de raisons qui poussent les parlementaires à sinvestir dans le jeu, et incitent les amateurs à tenter leur chance en déposant leur candidature. Toutefois, cest seulement en précisant ce que sont les mobiles du métier lui-même que lon peut vraiment saisir en quoi il consiste. B) Les ressorts dun métier intéressé Quest-ce qui fait courir les parlementaires ? Pour André Tardieu, la réponse est simple, dès lors que lon ne sattache plus à limage enchantée du mandat, car elle est celle qui vaut pour tout métier 108, même si " les profits quil comporte ne se retrouvent en aucun autre " 109 : " Quand on fait un métier, cest pour y réussir " 110. Les parlementaires sont ainsi banalement " mus par les mobiles humains, passions, ambitions, sympathies, haines ", mais " quencadre et que nourrit la profession " 111. Dès lors, il suffit de déterminer ce quest dans cette profession " la réussite " pour comprendre ce quils font. Elle consiste en deux choses : sy maintenir et y progresser. Il y a donc deux mobiles pragmatiques 112 qui animent les parlementaires et qui sont liés à la structure de la profession. Lun, " statique " est la conservation de son mandat, et par conséquent la nécessité de se faire réélire ; lautre " dynamique " ou "de développement ", est daccéder au pouvoir, cest-à-dire aux postes gouvernementaux. Ils se manifestent chez eux par une double obsession qui guide tous leurs actes : " lobsession de la réélection " et " lobsession de lavancement ". Lobsession de la réélection résulte de " la faculté indéfinie dêtre réélu et de cumuler les mandats " 113 qui permet de persister dans la profession et den cueillir tous les fruits. Même si André Tardieu indique, par ailleurs, que les parlementaires parviennent dans leur très grande majorité à conserver durablement leur siège, au point quun véritable corps de professionnels permanents peut se former, il nen souligne pas moins que la précarité est au coeur du métier. Précarité, parce que les élections reviennent vite, surtout pour les députés, et quon nest jamais à labri dun retournement des électeurs en faveur dun autre candidat, ou dune manoeuvre politique imprévue ; précarité aussi, parce que le cumul des mandats multiplie les échéances pour ces parlementaires, convertis en candidats permanents 114, loeil rivé sur le calendrier électoral. Le parlementaire obsédé par sa réélection " En rendant les députés perpétuellement rééligibles, on les a rendus perpétuellement candidats. Candidat, on le fut pour être élu, on le sera pour être réélu. On le sera parce quon la été une fois. On le sera perpétuellement. Cest la loi commune des petits et des grands. Il en résulte que nous avons non des assemblées délus, mais des assemblées de candidats. Cest la faute des institutions. " " L député cherche des électeurs comme le médecin cherche des malades et lavocat des clients. Lélection devient la grande affaire du régime. Elle domine les relations des parlementaires avec le pays, les relations des parlementaires entre eux, les relations des parlementaires avec le gouvernement. " (...) " Il est de fait, que, chez les parlementaires, le besoin de durer prime les autres besoins. Beaucoup dentre eux, sils nétaient pas réélus, ne seraient plus rien. La réélection est ainsi devenue, dans la profession, plus quun souci -une obsession " A.Tardieu, La profession parlementaire, p.33 Lobsession de lavancement tient, quant à elle, à la faculté ouverte sans restriction aux parlementaires dentrer au gouvernement 115, à la croyance que chacun dentre eux à vocation à devenir ministre et à la valorisation collective des positions ministérielles : " Quand on devient député, cest avec le propos de devenir ministre. Tout élu voit dans laccession au pouvoir un droit et une nécessité. Dans chaque imagination parlementaire resplendit le cursus honorum : sous-secrétaire dEtat, Ministre, Président du Conseil, Président dAssemblée, Président de la République " 116. De plus, marque de réussite professionnelle, le maroquin ministériel facilitera la réélection : le second mobile professionnel rejoint ici le premier. Investi dans la profession, la profession sinvestit dans le parlementaire, en lui fixant ses objectifs primordiaux, et en orientant ses désirs et ses rêves. Semparant de son imaginaire et lui assignant ses exigences, qui deviennent obsessions, elle imprègne tous ses actes et guide tous ses pas. Elle simpose à lui dautant plus impérieusement quil est moins doté de ressources externes, na pas de métier de remplacement et doit persévérer dans son être de représentant pour maintenir sa situation sociale 117 : la perte du mandat sonnerait le glas de ses ambitions et saccompagnerait dans cette hypothèse dune chute sociale irréparable. La politique nest donc pas une profession désintéressée. Particulièrement anxiogène du fait de ses aléas spécifiques, les premiers intérêts de ceux qui lembrassent, primant tous les autres, sont leurs intérêts professionnels. De ce fait, ils définissent de quoi est fait le travail politique vital pour lélu. C) Le travail politique comme art de manipuler les votes Obsédé par la réélection et lavancement, le parlementaire se consacre à ce quil croit propre à la réalisation de ces objectifs. Lessentiel nest pas alors de sabsorber dans le travail législatif ou budgétaire, même si cela peut être marginalement utile, comme on pourrait naïvement, de lextérieur, le penser. Le principal est daccomplir des besognes plus occultes mais indispensables, beaucoup plus profitables. André Tardieu montre la profession occupée par trois sortes dactivités : lintervention, la coalition et la parole. 1- Lart dintervenir Lintervention, cest-à-dire le travail de courtage des intérêts est présentée comme "la forme essentielle et dominante de lactivité parlementaire " 118 car elle est le moyen de conserver son mandat. Cest la figure de lélu en " ambassadeur-courtier " 119 qui simpose. La réélection tient largement selon lancien député, à laptitude de distribuer des biens matériels et symboliques. Ce quil faut faire, alors se déduit logiquement : " Pour être élu, il faut donner des places. Pour en donner, il faut en obtenir. Pour en obtenir, il faut en demander " 120. Ce quéchange le candidat contre un futur vote hypothétique en sa faveur, dans un trafic généralisé, ce sont ainsi pêle-mêle nominations, avancements, mutations, affectations militaires, décorations, subventions, remises dimpôts, passe-droits de toutes sortes, amnisties, grâces, réductions de peines, non-lieux, mises en liberté provisoire, pressions sur les parquets et les tribunaux 121. Un système déchange entre élus et électeurs se serait mis en place et généralisé : les parlementaires ayant obtenu des avantages pour certains de leurs électeurs, ces derniers auraient pris lhabitude den demander toujours plus, en " harcelant le député " et en " lassiégeant par leurs correspondances " 122. Face à ces multiples demandes, l élu peut avoir limpression que cest le service rendu aux électeurs qui commande sa réélection. Il sastreint donc, comme ses collègues quil voit faire la même chose, à répondre au courrier et à intervenir personnellement auprès de ladministration et des ministres en faveur des ressortissants de sa circonscription. Mais il peut craindre plus encore que déventuelles défaillances individuelles délecteurs mécontents, laction de groupes de pression organisés et remuants. Cest pourquoi il nhésite pas à " sembrigader dans larmée offensive de lintervention " 123 des " groupes de défense " qui agissent en leur faveur au parlement. Le travail quotidien dun " ambassadeur-courtier " politique " Le métier a pour tâche maîtresse, cette intervention collective et permanente (...), (à laquelle) sajoute lintervention individuelle à quoi chacun des élus consacre le meilleur de son temps. Le député est tenu de répondre à un volumineux courrier. Pour faciliter sa tâche, la questure lui assure, outre la franchise postale (...) des formules imprimées de lettres aux ministres, dont il suffit de remplir les blancs avec le nom et ladresse du solliciteur. Mais comme on craint que limprimé à force de servir népuise son effet, on lui préfère dordinaire, la lettre autographe. De laube à la nuit, entre les séances et pendant les séances, on voit les députés assis côte à côte comme des écoliers, rédiger, soit dans des salles spéciales, soit même dans lhémicycle, cette énorme correspondance. " " De même quon a préféré la lettre autographe à la lettre imprimée, on préfère (...) le plus souvent à celle-ci, la " démarche personnelle ". Cela signifie que tous les jours, les neuf dixièmes des députés et des sénateurs, élus pour contrôler le budget et voter les lois, courent les administrations pour y disperser leurs recommandations. On les voit chez les ministres, chez les secrétaires des ministres, chez les fonctionnaires des ministères. On les trouve également en province dans les services de lEtat, des départements et des communes. " " Il sagit pour être réélu dobtenir ce que les électeurs demandent. " A.Tardieu, La profession parlementaire, p.44-45 Le parlementaire est représenté comme une sorte de commis voyageurs, de " commissionnaire " ou dintercesseur en faveur dintérêts particuliers. Il est mis en scène comme le " recouvreur des créances que lélecteur pense avoir, avec son bulletin de vote, sur lEtat " 124. Le suffrage universel est perverti par les usages matérialistes quen font élus et électeurs 125. Et A.Tardieu na pas de mots assez durs pour stigmatiser ces pratiques, en complète contradiction avec lidéal démocratique, mais aussi avec sa conception aristocratique dune politique axée sur la seule vérité et lintérêt général, qui font pour lui du mandat " la plus absorbante et la plus humiliante des professions " 126. 2- Lart de coaliser Il ne suffit pas, pour être réélu, de maîtriser lart dintervenir. La politique, en démocratie, est art du nombre. Le parlementaire doit donc savoir coaliser une majorité délecteurs, et pour cela " multiplier les promesses à des catégories entières de citoyens " 127. Le travail politique est donc à la base nécessairement collectif : " quil sagisse dêtre élu ou daccéder au pouvoir, on ne peut pas travailler seul. Les isolés ne comptent pas " 128.Il faut " maintenir, par un continuel travail de rapprochement, les votes obtenus " 129. Le travail politique est par excellence un travail sur les votes. En ce sens, il devient habile, et même indispensable, de sinscrire à un parti, qui opère déjà un certain regroupement. Il joue un rôle important dans la réélection, parce quil est " une sorte de mutuelle électorale " 130 dont les élus de gauche ont su, mieux que ceux de droite, qui demeuraient des " amateurs " 131, se doter, assimilant mieux queux 132- parce que plus démunis - les impératifs catégoriques du métier. La gauche et la droite face au métier : professionnalisme et amateurisme " Ce qui domine le régime électif, cest le nombre (...). Il existe entre la profession élective et le mouvement de gauche, une solidarité si profonde que les partis sous laile desquels il est plus aisé dobtenir un mandat sont les partis de gauche. Le Parti communiste et le Parti socialiste sont les seuls qui puissent sans difficulté, faire élire sous un faux nom, par les maraîchers du Vaucluse et les vignerons du Narbonnais, des Français de date récente, tout frais arrivés dune salle de rédaction parisienne. " (...) A.Tardieu, La profession parlementaire, p.76 " Lexégèse historique sest prodiguée sur cette période où le métier parlementaire a trouvé ses cadres (les années 1880). Dans ces cadres, point de place pour les droites ; on en a donné mille raisons (...). La vérité cest que, dans le temps même où la profession parlementaire dégageait ses lois fondamentales, ces hommes nont pas su sy adapter, parce quelles nétaient pas pour eux une profession et quils se comportaient en amateurs. Cest pourquoi on les a vus inégaux à lexercice du pouvoir et à la pratique de lopposition (...)." A.Tardieu, La profession parlementaire, p.86 Peu organisée, divisée, et indisciplinée, la droite conservatrice travaille mal au parlement et sexpose à de véritables " boucheries électorales " 133 134. Il lappelle donc à sadapter aux conditions nouvelles de la concurrence politique, ce que la situation sociale de ses membres, à commencer par la sienne 135, les empêche de faire aisément 136. Si le parti est un atout important pour lélection, il demeure insuffisant pour accéder au pouvoir. En effet, pour cela, il faut savoir coaliser des partis, obtenir leur appui et sactiver à défaire, par un intense travail de couloir, la coalition en place, qui, devenue minoritaire laissera les places vacantes. La compétence à maîtriser ici est le sens de lobservation, afin de cerner ce que les uns et les autres attendent, celui de la combinaison politique et de lintrigue. Dans " lâpre et permanente concurrence " 137 pour gagner les ministères et conserver sa circonscription, André Tardieu montre le parlementaire prêt à tout ; se battant pour sa place, cest-à-dire pour sa vie, presque tous les moyens lui sont bons : ni vérité 138, ni conviction qui vaillent ; la probité ne compte plus et aucun scrupule ne le retient dès que sont en jeu les intérêts professionnels. Habiletés, reniements, trahison, dénonciations, méchancetés sont bonnes pour sortir victorieux du " corps à corps parlementaire " 139. Lart de coaliser, qui est " un attribut du métier " 140, en tant quil sert cyniquement à lavancement de celui qui le pratique est ennemi des programmes et de toute fermeté doctrinale : " un conflit de doctrine, écrit A.Tardieu, ne pèse rien contre une exigence professionnelle " 141. Et on devine, à son propos, que lambition lemporte habituellement sur les idées. Pour intervenir, pour coaliser et mobiliser en sa faveur les suffrages, mais aussi plus prosaïquement pour accomplir le travail parlementaire, à la tribune, il faut enfin maîtriser la parole. 3- Lart de parler La compétence sans laquelle on na que de maigres chances de devenir parlementaire et de le rester est lart de parler. A.Tardieu retrace longuement lévolution des formes de la parole publique et analyse la nature du talent des grands orateurs parlementaires 142. Sans entrer dans le détail de son exposé, il juge que " la démocratie parlementaire, cest de la base au sommet lorateur gouvernant " 143. Dans ces régimes, la forme et léloquence ont plus dimportance que les idées, car elles sont agissantes : non seulement la parole fait et défait les ministères, réalise ou empêche les réformes mais aussi "est le moyen qui transforme le candidat en parlementaire et le parlementaire en ministre ". Et " quand le pouvoir passe dun parti à lautre, cest plutôt daprès les discours que daprès les actes " 144. La sélection par la parole : une recette pour réussir " Telle quelle est cette parole dévaluée reste le maître ressort des carrières électives et le moyen principal du recrutement gouvernemental. Cest par elle quon est élu ; par elle quon est applaudi ; par elle quon devient ministre. Quand on dit dun homme politique quil a du talent, cela signifie - rien de plus, rien de moins - quil parle bien. " " Comment pourrait-il en être autrement et comment dans une assemblée, le choix des ministres appelés à la conduire pourrait-il obéir à une autre règle que celle qui régit lassemblée elle-même ? Cette règle étant la parole, la sélection qui aura fonction de gouverner, dadministrer et dagir se recrutera non pas daprès la faculté dagir, dadministrer et de gouverner, mais daprès la faculté de parler. Cest peut-être regrettable, mais cest inévitable. Cest une loi du métier. " " Jai fait souvent des ministères avec le désir de les faire de mon mieux. Mais quoi ? Il sagissait de réussir devant les chambres, et pour réussir, quel plus sur moyen que de sentourer dhommes qui avaient déjà réussi ? Réussir où ? A la tribune. Ainsi les ministres doivent leurs portefeuilles à leurs dons oratoires. Cela ne signifie pas quils sont de bons ministres. " A.Tardieu, La profession parlementaire, p.57 Le talent oratoire 145 est donc à la fois un instrument daction du parlementaire, par lequel il plaide pour ses idées et pour sa clientèle électorale, et attaque ses adversaires, est une ressource constitutive, dans ce contexte particulier, de son autorité. Cest ainsi un instrument pragmatique de sélection des membres du gouvernement. En effet, comme cest à la parole que lon juge de tout dans une assemblée, cest à la faculté de parler quon recrutera logiquement, ceux qui ont pour fonction de gouverner. Positivement, parce qu ils pourront, à défaut dun travail gouvernemental efficace, au moins faire face verbalement aux chambres qui décident de la survie du gouvernement. Négativement, parce que membres du cabinet, les bons orateurs, qui peuvent devenir de redoutables " gêneurs " 146, mettront moins facilement leur talent au service de la contestation. Si à partir des exigences de réélection et davancement, on peut saisir la nature du travail politique spécifique quaccomplissent les parlementaires pour les satisfaire, on peut aussi penser que lactivité du parlement elle-même ne peut pas sexpliquer indépendamment des mobiles professionnels de ses membres, dont elle est en quelque sorte, le sous-produit. Et cest à cette conclusion que parvient A.Tardieu : " A peu près rien de ce qui se passe dans nos assemblées nest intelligible si lon sobstine à penser quelles sont composées des mandataires dun peuple libre et souverain ". Mais " la clarté se fait si lon admet quelles sont la réunion de quelques centaines de professionnels avec leurs organisations, leur hiérarchie, leurs prérogatives, leurs ambitions, -mus par les deux mobiles du métier " 147. A partir de ces deux mobiles, qui permettent de comprendre quelles sont les pratiques fondamentales que le métier parlementaire appelle et les compétences quil requiert, il est possible de procéder " à lexamen clinique du mal français " 148 qui atteint la IIIème République. Cest le diagnostic d une politique dévoyée par les logiques du métier quAndré Tardieu établit alors. II. La politique dévoyée par le métier La professionnalisation de lactivité parlementaire, liée à larrivée au Parlement dun personnel politique dorigine sociale plus modeste 149, induit une transformation des manières de gouverner et pèse sur le contenu des lois et des décisions politiques. André Tardieu se propose dévaluer si elle a permis de satisfaire les intérêts généraux de la collectivité. Ces intérêts généraux, il les rassemble en quatre rubriques - le maintien de lordre, léquilibre des finances, le bien-être et lharmonie sociale, la sécurité collective et les relations avec létranger - à partir desquelles il entend juger " le rendement collectif de lEtat " 150. La conclusion de la confrontation est très clairement négative. Le métier, par ses règles et par les comportements quil développe chez les hommes politiques à des effets malins sur le fonctionnement de lEtat et, par suite, sur la société française qui est mal gouvernée. Laissant les médiocres sinstaller au parlement et au gouvernement, il est inévitable que la politique conduite soit à leur image (A). Esclaves de leurs obligations professionnelles, les politiciens introduisent au coeur de lEtat, où devrait régner - si lon sen tient aux théories politiques dont se réclame la République - lintérêt général, les intérêts particuliers (B). Enfin, soucieux non seulement de leur réélection, mais davancer dans leur carrière, ils se conduisent en despotes vis-à-vis dun gouvernement dont ils annihilent lautorité et pervertissent la politique (C). A) La politique des médiocres Reprenant les arguments développés de longue date par Montesquieu contre Rousseau, A.Tardieu, animé par ses convictions élitistes et scientistes 151, ne croit pas à laptitude du peuple à comprendre les affaires publiques et à pouvoir en décider directement, même si, paradoxalement, il milite chaleureusement pour le référendum 152 et parait inspiré par le " gouvernement dopinion " anglo-saxon. Il doute tout autant, contre Montesquieu de la clairvoyance des électeurs pour désigner les meilleurs représentants possibles 153. Lalchimie arithmétique de la démocratie, dominée par le nombre, légalité et le suffrage universel ne reposant ni sur la compétence ni sur la vertu 154, ne saurait quincidemment y parvenir. Elle nest, en réalité, quune opération de magie sociale qui aboutit " à confier la puissance à lincompétence " : à lincompétence du peuple électeur 155, quil décrit avec condescendance, mais aussi à celle de la tribu des élus 156. 1- Le règne de lincompétence Cette incompétence est le corollaire de la liberté de candidature : " la profession parlementaire est la seule à lentrée de laquelle ne soient exigés ni titres, ni diplômes, ni concours, ni compétence quelconque, ni même capacité physique " 157, tonne André Tardieu. Il sinsurge contre les professeurs de droit qui vantent les mérites de lamateurisme pour les postes politiques et regrette que la IIIème République " se place pour le choix de ses élus sous le signe de lignorance " en autorisant quon " accorde des blancs-seings à des incompétents et à des inconnus ", voire à des personnes " frappées de paralysie générale " et incapables de faire face aux obligations de leur mandat 158. Non seulement la culture des élus est selon lui limitée 159, mais encore la plupart dentre eux ne seraient " propres quau travail électoral ". Et les exigences de lélection et de lavancement, sont les raisons fondamentales de la médiocrité quil dénonce 160. Le travail politique comme cause de la médiocrité parlementaire " A linsuffisance de préparation sajoute, pour expliquer la déficience intellectuelle des assemblées, la nature de leur travail. Ce travail, cest lintervention. A faire éternellement les courses des électeurs et à jouer le rôle de commissionnaire, les neuf dixièmes des élus ne nourrissent pas leur cerveau. Dans ce métier, tout se voit, tout se pèse, tout se fait, tout se décide sous langle professionnel, dont laxe se définit par la conservation (réélection) et par le développement (accession au pouvoir). Aucune de ces deux obsessions nest aliment intellectuel. Il nen peut naître ni ces idées générales, qui sont le ressort de la vie de lesprit, ni cette libre réflexion, qui en est lâme. En subordonnant les problèmes à la technique électorale et parlementaire, la profession a tué, en même temps que le désintéressement de laction, le désintéressement de la pensée. La profession mécanisée a tué pareillement lesprit critique. En politique, on suit. Le mot groupe, qui exprime les classements politiques, est celui quemploient les financiers pour désigner les combinaisons provisoires quils réalisent, à des fins de spéculation avec des objectifs limités. Les choses comme les mots sont pareilles et le groupe politique a les mêmes caractères de docilité et de précarité que le groupe financier. Une fois le groupe constitué, on marche derrière le guide, jusquau jour où on le change. Ce qui importe est de nêtre pas seul. " A.Tardieu, La profession parlementaire, p.153 Interventions et intrigues de couloir occupent le temps des parlementaires qui " ne nourrissent pas leurs cerveaux ", sencombrent peu didées, et ne cultivent pas lesprit critique. La spéculation politique à courte vue et à court terme est peu propice à la poursuite de grands desseins, et est donc particulièrement nuisible, selon A.Tardieu, dans le domaine de la politique étrangère. Au Parlement, le " cliché " remplace la pensée. " Ignorance à la base, abrutissement par le métier, absence desprit critique ", tout se conjugue pour faire de la médiocrité la maîtresse des chambres 161. Avec un tel personnel politique, il serait extraordinaire que le travail législatif puisse être de bonne qualité. 2- Labdication du pouvoir législatif Ces parlementaires sans qualités et faiblement éclairés, que croque A.Tardieu nont de surcroît pas vraiment le loisir de se consacrer à lactivité proprement parlementaire de confection des lois et de contrôle du budget. Les impératifs de la réélection et de lavancement les détournent des obligations de leur charge : constamment occupés dans les ministères à quémander des faveurs pour leurs électeurs, et à intriguer dans les couloirs pour se placer dans les futurs gouvernements, " peu de temps leur reste pour assister aux séances où les électeurs, en leur noble candeur croient quils les représentent " 162. Labsentéisme parlementaire est la navrante manifestation de la nouvelle hiérarchie des priorités quintroduit le métier 163. Il note que bien peu de parlementaires assistent à la discussion des lois ; " quon se montre dans les commissions plutôt quon y siège " 164 ; et, pour couronner le tout, que " labsence étant la règle ", ils renoncent à exercer personnellement " lacte décisif du mandat ", cest-à-dire le vote 165. Déserté, lorsquil se consacre à son travail ordinaire, le Parlement nattire ses membres en séance que " lorsque se joue lun des deux mobiles professionnels : interpeller pour renverser, renverser pour faire des places, faire des places pour sen emparer " 166 ou débattre dune disposition législative touchant directement à leurs intérêts électoraux 167 ou à leur statut. Lindiscipline des représentants, qui coupent les orateurs, leur violence 168, parfois, le non respect de lordre du jour et la multiplication des amendements nuisent grandement à la qualité des lois, qui forment un maquis inextricable, plein dincohérences. Tout cela ralentit la discussion de la loi, qui est avant tout prétexte pour mettre en difficulté le gouvernement, et réduit le rendement du parlement. Il se révèle bien souvent, incapable " par le désordre de méthode et desprit " 169, délaborer convenablement les lois, malgré lextrême lenteur quil y met. Tout sy faisant " en dépit du bon sens ", les chambres, incapables dassumer leurs missions, nont plus finalement " à la première difficulté quà abdiquer leurs droits aux mains des décrets-lois " 170. Cette incapacité du Parlement à réaliser sa fonction, la désinvolture des élus vis-à-vis du mandat qui leur est confié, quaccréditent les " tours de prestidigitation " 171 législative et le spectacle de labsentéisme parlementaire, ternissent, dans les années trente limage des assemblées ; ils déconsidèrent aussi la profession et renforcent la désaffection de certaines franges de lopinion pour le régime, en alimentant leur antiparlementarisme. Les pratiques qui se développent dans les institutions saccordent de plus en plus mal avec les principes sur lesquels, officiellement elles reposent. Cest leur facticité que confirme pour André Tardieu lapproche par le métier : cest bien une " mystification qui est à la base du régime représentatif " 172, mystification de plus en plus criante, que les logiques du métier rendent chaque jour plus visible. Et, ce décalage engendre, dans la population, l insatisfaction ou la colère des uns et le retrait des autres, et dans les deux cas un affaiblissement du système politique. Dautant que ce nest pas seulement de la médiocrité de son personnel que souffre la République, cest de lesclavage dans lequel la profession le tient. B) La politique des esclaves Alors que le parlementaire devrait, idéalement, nêtre préoccupé que par la recherche de lintérêt général et ne se soucier que des affaires supérieures de la politique, A.Tardieu le peint mobilisé, pour sa réélection, par un fastidieux travail dintervention qui consume la plupart de ses heures. Si les raisons nous en ont été exposées, sa signification et ses effets restent à explorer. Pour ce faire, lauteur revient sur la " fabrication des élus ". La décision dêtre candidat est libre, mais la liberté du candidat est de courte durée. A peine sest-on déclaré tel quon tombe en esclavage. Domestiqué, dépendant pour sa réélection de ceux qui lont fabriqué, lélu entre au service dintérêts particuliers dont il assure la représentation politique au détriment de lintérêt général. 1- La fabrique des servitudes Les formes spécifiques que prend lactivité politique ne se comprennent pas indépendamment de la manière dont les membres de la société conçoivent leurs relations à la politique, et plus globalement de la manière dont sorganisent les rapports sociaux dans lesquels la politique sencastre. Ainsi est-ce à partir de ce quils savent des attentes de la population et des groupes différents qui la composent à leur égard, que, les hommes politiques, afin de se faire élire, organisent leur travail de mobilisation. Et cest daprès ce quils attendent de ceux quils vont élire - de ce quils pensent quils peuvent leur procurer - que ceux qui sont les plus intéressés par la politique et les biens quelle contrôle, vont agir sur les candidats. Il y a alors de fortes chances pour que ces derniers connaissent mieux les aspirations - outre de leurs familles et des milieux dont ils sont issus - de ceux qui agissent sur eux bruyamment et tentent de les satisfaire. Tel est le schéma interprétatif de base, à partir duquel André Tardieu entreprend son enquête. La configuration politique et sociale dans laquelle sépanouit la profession parlementaire en France est caractérisée par lui comme " un régime de faveur " 173. Il sagit de pratiques fondées sur une croyance " enracinée au plus profond des consciences populaires ", selon laquelle " seule la faveur décide ; que pour avoir ce que lon veut, il faut non le mériter, mais " le décrocher ". Recommandations, interventions, démarches, pressions, " piston ", sont devenus pour les Français la loi du système démocratique " 174. Ce qui vaut dans les relations sociales ordinaires 175, sétend aux relations politiques. La France des services mendiés et de la recommandation " Tout le monde en France est recommandé et passe son temps à se faire recommander. Tout le monde sollicite quelque chose et cherche pour lobtenir irrégulièrement des appuis. De là naît de haut en bas, un louche compagnonnage de services mendiés et de services rendus qui font dintrigue et violation du droit, la base des relations publiques. La France est un immense total de petits comités de patronage qui sobligeant les uns les autres, créent deux catégories de citoyens. Ceux à qui lon dit oui, même quand ils ont tort ; ceux à qui lon dit non, même quand ils ont raison . " A.Tardieu, Le souverain captif, p.192 Cette représentation de la société française des années trente 176, dans laquelle chacun trouve admissible quon cherche la faveur pour réussir et satisfaire ses intérêts personnels, même si tout le monde nest pas en mesure de faire jouer des relations, conjuguée à lanalyse des mobiles de la profession, sous-tend sa description de la " fabrication de lélu " 177. Car cest bien de cela dont il sagit. Le candidat à la députation doit " seulement considérer à lexclusion de toute autre, lune des 613 circonscriptions électorales " 178 et déposer sa candidature à la préfecture. Mais aussitôt cette opération réalisée, " il est assailli " par tous ceux qui peuvent peser sur son élection et en attendre des bénéfices. Le candidat " assailli " " Assailli ? non point certes par le vrai peuple ; par les 10.000 électeurs qui, un dimanche décideront de son sort et qui sont gens tranquilles. Mais par une infime minorité de ces dix mille ; par le peuple des comités ; par ceux que lon appelle en sens divers, les militants. Ce sont les héritiers des sectionnaires de 1793 ; les exploitants et les meneurs de la matière à voter ; ceux qui, couverts soit de noms de classes, soit de noms de partis, soit de noms de profession se sont donné à eux-mêmes la mission dexiger de ces candidats à un mandat général des engagements particuliers. " " Pour constituer ces groupements qui vont prendre hypothèque sur lélu du lendemain, pas de difficulté. Car le métier, vu limmense crédulité du peuple, est facile. Et il est profitable. " A.Tardieu, Le souverain captif, p.248 Cest de la sorte un petit groupe dindividus actifs 179, les " cadres " 180, formés en comité qui " désignent et domestiquent les candidats " 181. La puissance de ces cadres est liée à la place quils occupent dans la société, à leur influence sur la population locale et aux ressources sociales dont ils disposent, qui leur permettent dêtre de bons agents électoraux. Plus que les notables traditionnels, ce sont, pour A.Tardieu, les fonctionnaires 182 qui sous la IIIème République occupent la première place dans ces comités. En effet, par les ressources administratives qui leur sont confiées, il est important pour les administrés, qui sont aussi des citoyens, de sattirer leurs bonnes grâce : " Présente dans chacun de nos villages sous les espèces du facteur, de linstituteur, du buraliste, de lagent-voyer, du percepteur du juge de paix, du gendarme, du garde-champêtre, ladministration centralisée peut beaucoup pour les commodités et les agréments du citoyen. Son influence est donc grande et quand ladministration vote, ceux qui tiennent à sa bienveillance regardent comment elle vote, et sempressent de voter comme elle " 183. Une fois élu le député tombe sous la dépendance de son comité électoral, - qui la recommandé aux électeurs - converti en comité de vigilance, qui " veille aux fruits de l élection " 184. Par là même, observe Tardieu, le suffrage universel direct devient indirect, non en droit bien sur, mais en fait 185, car " le choix des candidats est laffaire des dirigeants ". Le mécanisme de lélection, outre quil crée une inégalité spécifique entre gouvernants et gouvernés, enregistre les inégalités sociales : elle sépare sous couvert dégalité citoyenne, ceux qui ont de linfluence -" les tireurs de ficelles "-, des simples citoyens. Et les intérêts de ceux qui ont fait lélection, sont beaucoup plus importants pour lélu que ceux quil connaît mal des électeurs qui se sont bornés à lui apporter leurs voix. Pour tout dire, " on ne leur demande pas dêtre de bons représentants de la masse qui vote ", mais les défenseurs zélés des intérêts de " ceux qui mènent le peuple et tirent les ficelles " 186 : les membres des comités, les dirigeants des partis et de leurs fédérations locales et ceux qui ont contribué financièrement à lélection qui coûte très cher. La politique est donc liée par lélection à largent : " la situation est pareille partout ". " Les élections, bureaux, secrétariat, correspondances, tracts, automobiles, journaux, affichages exigent des millions et pour être élu il ne suffit pas de parler : il faut payer " 187. Ce prix de la politique, en dehors même des tentations et des faiblesses individuelles est à lorigine de la corruption de nombre délus. Car " les financiers ne sont pas des philanthropes " 188. De cette mise en dépendance lors de lélection découlent trois esclavages. Le premier est lesclavage local. Les élus, qui souhaitent un jour être réélus, sont asservis aux exigences de leurs électeurs et surtout à celles des " fabricants locaux délection " 189. Et A.Tardieu de citer Tocqueville : " Suivant cette morale, lhomme qui possède des droits politiques se doit à lui-même, doit à ses enfants, à sa femme, à ses parents de faire dans leur intérêt, usage personnel de ses droits ". Esclave, il lest surtout des " ordres mendiants de la démocratie " 190, groupes de défense dintérêts catégoriels et professionnels, actifs dans sa circonscription. Celle-ci, parce quelle lélit et le réélit " demeure pour son élu, avec ses impératifs catégoriques, la seule réalité vivante dont il est le serviteur ". A lesclavage local sajoute lesclavage politique. Celui-ci est moins que le précédent lié à la réélection quà laccession au pouvoir 191 : clubs, partis, groupes politiques prennent de lascendant sur lélu. Et de se référer à Burke qui mentionne déjà, au début de la Révolution française, le rôle déterminant des " chefs de clubs et de cafés législatifs " 192, manipulant les foules et menaçant les élus, dont la " majorité captive " 193 délibérant sous la pression, ne fait quenregistrer la volonté. Contrôlant les comités électoraux dans les circonscriptions et des élus dans les chambres par lintermédiaire des groupes parlementaires, les partis sont capables, de lextérieur, de faire et de défaire des carrières politiques. Ils tiennent par là les parlementaires. La dépendance des élus à légard des meneurs " (...) A diverses reprises, ces meneurs, délaissant le travail de sape, se sont hissés sur le parapet pour substituer à la volonté du pays et à la responsabilité constitutionnelle des assemblées leur irresponsabilité damateurs. On la vu en 1925, quand le congrès radical de Nice a renversé Joseph Caillaux, et avec lui, le ministère Painlevé ; en 1928, quand le congrès radical dAngers a renversé le ministère Poincaré ; en 1933, quand les syndicats de fonctionnaires ont renversé le ministère Boncour ; en 1934, quand le congrès radical de Nantes a renversé le ministère Doumergue ; en 1936, quand le meeting radical de lHôtel continental a renversé le ministère Laval. " " Maîtres des électeurs, des candidats et des élus, les comités et les partis ont exproprié le peuple et se sont rendu maîtres, comme Tartufe était maître chez Orgon. " A.Tardieu, Le souverain captif, p.255 Lesclavage pécuniaire couronne enfin les deux autres. Et A.Tardieu nhésite pas à faire de la question du financement des campagnes électorales et des partis politiques un élément central de lexplication des comportements parlementaires 194. Comme pour être élu, il faut beaucoup dargent, que lindemnité parlementaire ne saurait y suffire, les élus tombent dans la dépendance directe soit des bailleurs de fonds privés 195 qui leur procurent le nerf de lélection, soit dans celle du parti qui les collecte. Ce parti " pour pouvoir aider leurs amis négocient et prennent des engagements. Sur lindépendance des élus, ces engagements exerceront tôt ou tard leur pression " 196. Lesclavage financier renforce ainsi lesclavage politique Ces trois esclavages structurels sont tissés pour les élus de multiples servitudes : servitude physique, qui les contraint à participer à dinnombrables réunions locales, et à se vouer inlassablement au travail dintervention ; servitude morale également : en raison de la multitude dengagements et de promesses quils ont dû faire, qui rogne leur liberté déjà surveillée, en lencadrant dun réseau dinextricables obligations ; servitude enfin, vis-à-vis du gouvernement et de ladministration : pour satisfaire ses commanditaires, " ils mendient chez le ministre " 197 les faveurs quon leur réclame et pour cela sobligent à lui rendre quelques menus services ou à le soutenir sur un vote. Mais laccord du ministre ne suffit pas : il faut aussi que ladministration exécute localement la décision. Or elle dispose en la matière dun large pouvoir discrétionnaire : elle peut être rapide ou lente, " généreuse ou parcimonieuse " 198. Pour aboutir, les élus ont " besoin des fonctionnaires comme des ministres ". Et cest de linfluence quils peuvent avoir sur le déroulement de leur carrière quils font état pour gagner leur complaisance. Pièce centrale dun système déchange de services, le parlementaire en est le prisonnier et perd toute indépendance : il est, pourrait-on dire, dominé par les conditions de sa domination et de sa réussite. Esclave dintérêts particuliers dont lemprise sur lui tient à la satisfaction de ses intérêts proprement politiques de métier, il les fait triompher contre lintérêt général. 2- Le triomphe des intérêts particuliers Prisonnier de tous ceux auprès de qui il sest obligé, ou envers qui il croit avoir des devoirs, le parlementaire oriente tous ses efforts vers la satisfaction de leurs intérêts qui conditionnent à ses yeux son avenir dans la profession. Cest dans une sorte de descente désabusée aux enfers de la politique que nous entraîne André Tardieu en prenant pour fil conducteur le métier. Par lintervention, lobtention de passe-droits, de dérogations et de faveurs, il brise légalité, et dans une certaine mesure trafique même son influence 199, amenant les ministres, mais aussi les fonctionnaires à ignorer les devoirs de leurs charges. La pourriture dassemblée et le parlementarisme daffaire " Ceux qui sadressent à un élu pour obtenir un avantage auquel ils savent quils nont pas titre, trouvent naturel de payer pour réussir. Et malheureusement, certains élus ne trouvent pas scandaleux dêtre payés pour intervenir. Le despotisme des Assemblées en créant le passe-droit a créé la corruption. Qui ne croit quà la faveur est disposé à payer la faveur. Qui consent à accomplir linjustice est disposé à ce quelle lui soit payée . " " (...) La guerre a généralisé même dans le monde parlementaire, la notion de commission. Comme ce développement coïncidait avec celui dorganisations financières, commerciales et industrielle, en rapport de dépendance avec les pouvoirs publics, on a pris trop souvent lhabitude de rétribuer ceux qui se mettaient en mouvement pour obtenir le résultat. Lusage de la commission était général. Devait-on parce que député renoncer à cet usage ? Beaucoup ne lont pas pensé. Pourquoi ne pas tirer du mandat devenu profession, le même rendement que de tout autre ? " A.Tardieu, La profession parlementaire, p.307 De cadeaux en faveurs, déchange de services en nomination dans des conseils dadministration, de tentation en complaisance, la corruption des parlementaires sinstalle et les scandales se multiplient, discréditant un peu plus le personnel politique, confondu injustement dans le même opprobre. Plus grave encore peut-être, le travail législatif est lui-même conditionné au premier chef par les intérêts professionnels des élus: "il nest point de question militaire, financière ou sociale qui ne soit considérée dabord sous langle de lintérêt électoral " 200, cest à dire dintérêts particuliers. Et lhomme politique fait taire sa conscience : " cela signifie que dans presque tous les votes, un débat cornélien peut souvrir entre ce quexige lintérêt public et ce que commande lintérêt électoral. Dès que ce conflit est ouvert, lintérêt public est en danger. Il arrive que pour être réélu, on mette le budget en déficit par des libéralités démagogiques, la sécurité en péril, par des diminutions deffectifs et darmement ; la justice en quenouille, par les débauches damnisties " 201. Le travail constitutionnel, plus que tout autre est passé au crible des intérêts politiques: durée et cumul des mandats, modalités de lélection, attributions des chambres et droits du gouvernement sont des questions que lon évite, ou dont on décide toujours en faveur de la profession. Incapable de se dégager des intérêts particuliers, lintérêt général succombe sous les assauts du métier. Les intérêts supérieurs de lEtat et de la société, en lexistence desquels croit André Tardieu, ne sont pris en considération que pour autant quils servent ou ne sont pas en opposition avec les intérêts de la majorité des professionnels. Autant dire que le pouvoir fait rarement ce qui serait son devoir. Il le fait dautant moins que lautorité politique samenuise du fait des manoeuvres permanentes de parlementaires se conduisant en despotes. C) La politique des despotes La profession ne place pas seulement ses membres en esclavage. Animés quils sont par la volonté davancer, elle les convertit en chasseurs de postes ministériels. Dans lunivers impitoyable de la politique professionnalisée, " lassassinat de lexécutif est un besoin professionnel impérieux " 202. Les parlementaires ne voient pas les questions traitées au parlement sous langle de leurs seuls intérêts électoraux ; ils les considèrent aussi sous celui de leur carrière et de leur avancement dans celle-ci. Pour André Tardieu, la règle du jeu qui sen déduit est aussi simple à formuler que lourde de conséquences : " chaque parlementaire se sent appelé à devenir ministre. Chaque ministre se sent appelé à le rester. Chaque ancien ministre se sent appelé à le redevenir ". Ce système de croyances délus qui se considèrent tous comme des égaux et des pairs que rien ne distingue en valeur, est à la source dun véritable asservissement du gouvernement et dune disparition progressive de lautorité publique. 1- Lasservissement du gouvernement Pour que cette lutte incessante autour des postes gouvernementaux soit possible, il a fallu que le chef de lEtat perde lessentiel de ses pouvoirs et soit placé en dépendance. Le mouvement qui a conduit à son effacement devant le parlement sinscrit dans la longue durée. Il commence selon A.Tardieu, avec la Révolution française qui " sest constamment développée dans le sens de lanéantissement du chef de lEtat " 203. Par-delà les poussées autoritaires des deux Empires et de la toute puissance du chef de lEtat quils consacrent, cest la réalisation du principe quavait formulé Thiers pour minimiser les pouvoirs de Louis-Philippe : " Le Roi règne et ne gouverne pas " qui saffirme peu à peu. La IIIème République assurera la consécration dun Président de la République désarmé, et cela initialement, le coup du 16 mai nayant eu pour A.Tardieu quune conséquence : " fonder bien au-delà de la constitution, la suprématie et le despotisme des assemblées " 204. La " légende du 16 mai " et la " présidence décorative " du chef de la profession " Le Président français est né, à une voix et par raccroc, comme la République elle-même de lamendement Wallon. Il a été désarmé au maximum en souvenir des erreurs récentes du pouvoir personnel et aussi en raison des circonstances politiques. Les républicains se défiaient de la Présidence de la République, parce quelle était la Présidence. Les royalistes sen défiaient, parce quelle était la République. Dun côté comme de lautre, on voulut, afin de pouvoir plus aisément contenir ou remplacer ce pouvoir, quil fût faible, et cest pour laffaiblir quon inventa la Présidence du conseil. On tournait ainsi le dos à la Présidence issue du peuple et responsable dont lEmpire était né, soit à lexpérience plus récente dun Président de la République qui, bien que dorigine parlementaire avait exercé, deux ans durant un pouvoir direct et presque absolu. On revenait à la vieille conception du chef de lEtat annulé de 1793. (...). On était très loin du " chef-roi moins le nom et la durée ", dont avait parlé le duc de Broglie lors de son projet du 19 mai 1873 ; très loin encore du corps électoral élargi, que ce projet prévoyait. La base de lélection restait strictement parlementaire. On avait beaucoup hésité à autoriser la réélection que lusage devait dailleurs interdire par la suite. La profession parlementaire qui exclut toute permanence, dessinait ses exigences. Cest de là, et non du 16 mai, que date le néant présidentiel. Le 16 mai, qui, dans sa légende, demeure, pour la mémoire du peuple, le coup de force type de lexécutif contre le législatif na eu à aucun degré, ce caractère. Entreprise légale, maladroite et mal conduite, le 16 mai (...) na eu au fond quune conséquence, qui a été de fonder, bien au-delà des limites de la constitution, la suprématie parlementaire et le despotisme des assemblées. " A.Tardieu, La profession parlementaire, p.218-219 Le pouvoir présidentiel est " anéanti " 205 au profit dune présidence décorative attribuée à un homme qui nest que " le chef de la profession " parlementaire et qui renonce à exercer ses prérogatives constitutionnelles. Elu par les parlementaires, ils prennent soin de le choisir parmi les plus chevronnés dentre eux, " généralement à la présidence du Sénat " 206, ce qui est un gage de son attachement à leurs intérêts. Et sil devait malgré tout, par extraordinaire, se rebeller contre eux, ils auraient le dernier mot : la profession le contrôle étroitement : " Elle le tient, parce quelle le nomme. Elle le tient parce quelle ne le nomme que pour sept ans. Elle le tient parce quelle connaît le moyen de le renvoyer avant ses sept ans " 207. Une fois le Président de la République neutralisé et dépouillé de toute légitimité propre, le seul facteur qui pourrait conférer au gouvernement une certaine stabilité serait, comme dans le parlementarisme anglais, quune majorité soudée et cohérente lui apporte un soutien durable et sans faille. Rien de tel sous la IIIème République. Dès sa constitution, le gouvernement est pour ceux là mêmes qui le forment bien fragile. André Tardieu qui a une longue expérience ministérielle 208 porte ici son propre témoignage : " Le législatif envahit de toutes parts, le fabricant de ministère. Il lassiège dès lors quil y a des places à prendre, de sollicitations dont les unes sont individuelles, les autres collectives ". Ne tenant pas compte de la stabilité relative dun haut personnel gouvernemental, somme toute plutôt compétent, dans les ministères, quune analyse scientifique aurait révélée 209, A.Tardieu estime que sa composition est sans rapport avec les compétences de gestionnaire ou dadministrateur que réclament les fonctions : " Les lois du métier veulent que la constitution des équipes ministérielles soit dans une large mesure incohérente. Il ny a pas hormis les motifs professionnels, aucune raison pour que ceux qui sont présents soient présents. Il ny en a pas davantage pour que ceux qui sont absents soient absents " 210. Connaissant linstabilité ministérielle chronique qui règne sous la IIIème République, rien détrange à ce que " Tout président du conseil ait limpression directe de sa précarité devant la masse amorphe et puissante dont il sort ". A lintérieur même du gouvernement, qui est forcément de coalition, les intérêts de carrière sont à loeuvre, taraudant la solidarité gouvernementale qui nest quun leurre. Car si les ministres veulent le demeurer, ils anticipent déjà la chute du ministère et de nouvelles missions : " Les postes quils occupent les conduisent à penser aux postes quils désirent. Pour sy laisser porter, il suffira de faire, aux ordres du législatif, la " planche pourrie " " 211. Dans le monde parlementaire, limagination vaticine, et pour rendre les rêves possibles tout peut être entrepris. Le sort du président du conseil étant plus quincertain, il a en nommant son équipe " épuisé son potentiel ". Cest déjà " le prochain président qui est intéressant pour les amateurs ". Alors que la solidarité interne du gouvernement se heurte aux ambitions des ministres, les assauts parlementaires commencent immédiatement. Lopposition fait tout ce quelle peut pour accéder aux emplois ; mais ce nest pas là le danger le plus grand. Il vient de la majorité elle-même : ses membres en effet " ne sacrifient pas à la satisfaction collective de voir leurs idées au gouvernement le regret individuel de nen pas faire partie " 212. Les " despotes ", rongés dambitions, réduisent alors le gouvernement en esclavage par une double tyrannie. La " tyrannie de la séance ", dabord, dont linstrument par excellence est linterpellation, " grand ressort du métier " : parfaitement libre de tout encadrement juridique sous la IIIème République, elle permet, lorsquelle réussit à faire tomber le gouvernement et donc de " créer les places libres " 213 tant convoitées. A.Tardieu en victime du despotisme parlementaire " A considérer mes deux premiers cabinets, qui ensemble ont duré treize mois (dont huit mois de sessions), jai dû, pendant ces huit mois subir en 329 séances, le dépôt de 327 interpellations et de 62 questions ; discuter la fixation de 101 dentre elles ; en discuter au fond 93, plus 62 questions. A ces occasions, comme dans les débats budgétaires et législatifs, jai dû monter 172 fois à la tribune et poser 60 fois la question de confiance. " " Si lon y ajoute 14 comparutions devant les commissions, le total des interventions personnelles que jai dû faire, comme chef du gouvernement à lappel des assemblées, se chiffre par 206 - soit un quotient de 25 interventions par mois. Ce quotient avait été sous le ministère Clémenceau de 1906 de 11 par mois ; sous le ministère Méline de 1896 de 12. Mon taux personnel était de 100% supérieur à celui des plus combattus de mes prédécesseurs. " " Et quel rythme de vie dont les statistiques ne rendent point compte ! On commença dès le premier jour, après mavoir promis la veille de mattendre à mes actes, de voter contre moi à tour de bras. Ensuite, entre le 7 novembre et le 30 décembre, je fus sans parler des débats budgétaires, harcelé soit à la chambre, soit au sénat, soit à la chambre et au sénat tour à tour, sur tous les sujets, à tout propos et hors de propos. Tantôt on maccusait de trop souvent poser la question de confiance, tantôt de la poser trop peu. (...) Dinnombrables banderilles senfonçaient dans mes épaules. " A.Tardieu, Le souverain captif, p.49-50 La lutte contre le gouvernement, décrite comme une corrida ou une chasse à cour, dans laquelle tous les coups sont permis, est féroce. Il faut au président du conseil dépenser beaucoup dénergie pour désamorcer les conflits, trouver des compromis, briser le travail dobstruction de ses adversaires, et surtout sauvegarder la coalition précaire qui le soutient. Chef dun gouvernement de coalition, il consacre lessentiel de son temps à négocier 214 et à répondre aux récriminations quotidiennes des parlementaires. La seconde tyrannie est celle des commissions 215, des groupes politiques et des simples parlementaires. Parce que leur durée de vie est supérieure à celle des gouvernements, les commissions, au premier rang desquelles celles des finances, sont devenues " les groupements offensifs du métier dans chaque compartiment des ministères " 216. Elles ont étendu peu à peu leur emprise sur les administrations, dépossédant le gouvernement dune partie de son pouvoir de direction. Les groupes, quant à eux, font pression en permanence sur le gouvernement pour faire valoir leurs revendications et marchander leur soutien lors des votes. Les parlementaires, enfin, veulent connaître de tout ce qui concerne leurs circonscriptions 217, et, pour y sauvegarder leurs intérêts électoraux, se dotent de " clientèles dans les bureaux des ministères ". Soumis à laction multiforme des parlementaires qui poursuivent sans relâche leurs objectifs professionnels, les gouvernements fragiles se succèdent, dans un genre de sarabande, sans être en mesure daffirmer la moindre autorité. 2- La disparition de lautorité Le despotisme parlementaire, directement lié aux intérêts de métier engendre une instabilité ministérielle excessive autant quirrépressibles : rien, en effet ne vient limiter le libre jeu des ambitions. Tout peut donc être prétexte à la mise en minorité du gouvernement, qui se consacre peu aux fonctions vraiment exécutives 218. Le rendement gouvernemental, tout comme celui du parlement est mauvais : il ny a pas de continuité dans limpulsion politique ni de suivi dans lexécution ; si bien que linstabilité ministérielle laisse passer le pouvoir de direction aux mains de ladministration 219. De plus, obligé pour accéder au pouvoir et sy maintenir de coaliser des partis divers, le président du conseil se trouve pris dans un piège diabolique : il lui faut durer pour appliquer ses idées, mais pour durer, il doit conclure en permanence de nouveaux compromis avec sa majorité et pour cela, céder sur sa politique. Celui qui veut diriger les parlementaires est en réalité obligé de suivre leur fantaisie 220. Certains renoncent alors, avant même davoir été renversé par un vote des chambres 221. Dans la mécanique des coalitions, difficilement constituées, règne du compromis, de la transaction, de la demi-mesure, il ny a pas de place pour les politiques ambitieuses, cohérentes et globales. Reculs et capitulations gouvernementales sont la loi du système : ils laissent apparaître au grand jour, limpuissance de lexécutif. Linstabilité de gouvernements qui travaillent mal, saccompagne du développement dune " irresponsabilité générale ". En effet, alors que les parlementaires invoquent sans cesse la " responsabilité " du gouvernement, celle-ci perd toute signification dans le régime tel quil fonctionne. Si en régime démocratique, il ny a pas dautorité sans responsabilité, la responsabilité na pas de sens lorsquil ny a plus dautorité gouvernementale digne de ce nom, donc capable de rendre compte de la politique quelle conduit durablement. Pour A.Tardieu, la responsabilité ministérielle a donc été dévoyée par les intérêts professionnels : " elle a été inventée non pour atteindre effectivement les ministres qui gouvernent mal, mais pour faire le plus souvent possible place aux parlementaires qui veulent devenir ministres sans être sûr de bien gouverner. Elle est née, en même temps que la profession comme un magnifique alibi qui permet, avec un mot de se débarrasser dun fait " 222. Au despotisme multiforme des assemblées desclaves, il ny a pas sous la IIIème République de limites : pas dautorité, point de responsabilité, encore moins de responsables : le président de la République, comme dit Casimir Périer, " nest quun maître de cérémonies " 223, le Président du conseil, " lenfant trouvé du régime " 224, et les parlementaires " au carrefour des privilèges " 225, des despotes irresponsables, esclaves de leur métier. Cette analyse indigène, mais très pénétrante, du métier et du jeu politique sous la IIIème République, qui salimente à lexpérience de son auteur, mais aussi aux travaux juridiques et politologiques disponibles à lépoque ne conclut pas, dans louvrage qui reste inachevé, sur ce quil faudrait transformer dans le métier pour que le régime corresponde à lidéal dAndré Tardieu 226. Car " la révolution à refaire ", si elle doit être révolution des institutions, doit aussi et avant tout révolutionner le métier : il sagit dit-il " de briser à la fois les deux maîtres abus du régime : la dépossession du peuple par les élus et la transformation du mandat en métier " 227. A y bien regarder, au-delà du catalogue des réformes proposées ça et là, les concepts qui semblent devoir guider lensemble sont ceux de " risque professionnel " et de " réduction des collusions "et interdépendances 228 plus ou moins institutionnalisées. " Ce qui nest plus tolérable " En ce qui concerne les élus : " a) un régime, qui par suite de la rééligibilité indéfinie et du cumul des mandats, crée des assemblées de candidats perpétuels ; b) un régime qui pour la même raison soumet ces candidats perpétuels aux forces locales, politiques, pécuniaires, dont ils ont besoin pour être réélus et pour accéder au pouvoir ; c) un régime qui organise linstabilité gouvernementale en livrant les ministères, à tout instant et sans restriction à la majorité dassemblées ainsi formées ; d) un régime qui, par linitiative parlementaire des dépenses et par lintervention des élus dans ladministration fait des finances et de la vie de la France la proie des dites majorités ; e) un régime qui multiplie les malfaçons de la Chambre par les malfaçons du Sénat qui est devenu identique à la chambre, et qui possédant le privilège de ne pouvoir être dissout et de pouvoir empêcher la dissolution de la Chambre, a usurpé celui de renverser les ministères ; f) un régime qui empoisonne la vie municipale et départementale en confiant lélection des sénateurs aux élus des communes et des départements ; g) un régime qui par la collusion du mandat parlementaire et de son despotisme avec d autres professions notamment celle davocat, est un foyer permanent de corruption financière et morale. " A.Tardieu, La profession parlementaire, p.360 Les recettes pratiques que lui suggère lexpérience sont inspirées par ces deux idées. Au fond, les maux quil décèle viennent, pour A.Tardieu, de ce que les parlementaires ont trouvé collectivement les moyens déchapper à la précarité relative quengendre le contrôle démocratique 229 : par le droit de réélection, le cumul des mandats, et lintervention, qui rentabilisent linvestissement dans la profession. La non réélection, " comme risque professionnel normal " est très limitée : il ne survient " que 25 fois par siècle quand on est député, onze fois quand on est sénateur " 230. Jamais la responsabilité des parlementaires nest engagée " contre leurs innombrables malfaçons professionnelles " 231 et il faudrait instaurer par conséquent " un système de protection des droits fondamentaux des personnes " 232. Ainsi la ligne de force de la réforme des institutions qui sesquisse à la lumière des logiques du métier, consiste en un accroissement des risques " imprévus " 233 par une démocratisation des institutions 234, une limitation des avantages professionnels 235, mais aussi en une diminution des pressions externes 236 - car le monde politique nest pas autonome du monde social dont il dépend largement 237 - qui suppose sans doute, une révolution morale, puisque les membres de la société attendent de leurs élus une défense de leurs intérêts particuliers, incompatible avec la poursuite de " lintérêt général " 238. Ayant pour objectif de comprendre comment le système est devenu ce quil est pour le transformer en profondeur, A.Tardieu reconstruit son rapport à la politique et rationalise les actes épars des hommes avec lesquels il a vécu, en convertissant son sens pratique de laction politique, son savoir intuitif de ce quil faut faire, en savoir théorique . Analyse indigène du métier, affranchie des exigences de la vérification empirique rigoureuse, pleine dexcès et de violence verbale, La révolution à refaire, à partir de quelques paramètres comportementaux typiques des acteurs, définissant les enjeux poursuivis mais aussi des coûts et des avantages 239, développe une sorte " danalyse stratégique des institutions " - avant la lettre - qui sont le cadre du jeu, dont elle objective certaines règles formelles et informelles. Mais ce qui frappe alors, cest à quel point cette théorie indigène demeure marquée par les préoccupations politiques et les croyances socialement constituées de son auteur. En effet elle est bâtie essentiellement à des fins pragmatiques et pour servir des intérêts politiques et sociaux : son élaboration vise à justifier des réformes en faveur dun exécutif renforcé confié à des hommes politiques compétents - auxquels il sidentifie - qui, à supposer quils soient parlementaires, ne feraient pas de leur mandat un métier, cest-à-dire appartiendraient au milieu social favorisé dont est issu Tardieu. Si bien que lidée quil serait possible datteindre lidéal démocratique dun peuple non dépossédé par ses élus nest en aucune manière entamée à ses yeux par lanalyse pourtant très désenchantante quil propose des logiques de professionnalisation de lactivité parlementaire : une fois écartés, par un retour au mandat, les parlementaires professionnels, que tout louvrage disqualifie, pourraient intervenir de nouveau et en toute quiétude des hommes politiques "désintéressés", vivant seulement, comme lui-même croit lavoir fait, pour la politique, et capables de servir " lintérêt général". Bref, les intérêts expressifs, sociaux et politiques, à la base de cette théorie indigène, qui ressortent bien des jugements portés au détour de nombreuses phrases, permettent den saisir les limites : la lucidité dAndré Tardieu est sélective ; surtout, toutes les conséquences quil aurait pu tirer de ses analyses sont obérées par le fait quil sexclut de lobservation du milieu quil prétend étudier. Il sinterdit ainsi de voir dans le système même de la représentation les mécanismes constitutifs de la dépossession, en les reportant sur la seule professionnalisation, et, par conséquent, peut continuer à croire en la possibilité dune non dépossession du peuple par les élus dans un système futur à la construction duquel il appelle. Malgré ces faiblesses liées à ses conditions de production, cette théorie indigène a des vertus heuristiques. Véritable grille théorique dinterprétation du régime, capable de rendre compte de larticulation des rôles politiques et de leur interaction, la conclusion à laquelle son application à la réalité conduit est sans appel : pour que la République vive, il faut quelle sache domestiquer le métier quelle a fait naître. |