UNE REPRESENTATION INDIGENE DU METIER POLITIQUE A LA FIN DE LA TROISIEME REPUBLIQUE : LE REQUISITOIRE ELITISTE D'ANDRE TARDIEU CONTRE LA PROFESSION PARLEMENTAIRE 1

Yves POIRMEUR

Professeur à l'université de Versailles-Saint Quentin,

 

 

La profession parlementaire fut-elle le fossoyeur de République ? La fin de la troisième République est l’époque de la dénonciation d’un régime dont on se désole de l’impuissance alors que les périls montent partout en Europe. Dans le choeur des critiques qui s’abattent sur lui, toutes ne sont pas de même nature : A l’antiparlementarisme radical des ligues et de l’extrême droite s’oppose un antiparlementarisme réformateur et libéral, pour lequel il faut rationaliser le système politique et réformer l’Etat 2. Autour du thème de la réforme, s’agitent hommes politiques, juristes 3 et journalistes, sans que le sujet rencontre un réel écho dans l’opinion 4. Si l’idée de la nécessité d’une réforme constitutionnelle renforçant l’autorité de l’Etat fait son chemin dans certains milieux, nul n’est en mesure de l’imposer 5. La faiblesse de l’autorité, les juristes la prêtent à un mauvais agencement des institutions, qu’il suffirait donc de réajuster en créant de nouveaux contrepoids 6 dotés d’une légitimité propre ; d’autres l’attribuent à des complots, ourdis par des forces occultes, à des " tireurs de ficelles ", qui sabotent un régime 7, dont il n’y a, tant qu’elles demeureront agissantes, aucune chance d’amélioration. Dans la confusion de ces arguments, où la passion polémique, les affirmations haineuses, dogmatiques et partiales l’emportent sur la démonstration rigoureuse et étayée, l’oeuvre qu’André Tardieu consacre à la question fait exception. Non qu’elle ne soit ni polémique, ni violente. Au contraire : les deux volumes parus de La révolution à refaire 8 sont un réquisitoire passionné et sans pitié contre les dérives du parlementarisme à la française, dont il s’efforce de dévoiler les logiques cachées en s’appuyant sur la connaissance intime qu’il a de l’exercice du pouvoir et du personnel politique. Ce qui la distingue et lui donne toute sa force, c’est qu’elle défend minutieusement une thèse 9, liant tous les aspects du fonctionnement du système politique, qui porte le fer au coeur de la République : c’est du comportement de son personnel politique que vient tout le mal. Si l’autorité se perd, si la liberté se meurt, c’est parce que les logiques du métier parlementaire, tel un poison, les détruisent lentement, mais sûrement 10. Ce sont ces logiques et leurs effets néfastes qu’André Tardieu traque tout au long de son enquête.      Méthodique 11, déployant logiquement ses idées ramassées en formules incisives et agencées en un système argumentatif cohérent, il brosse un tableau saisissant et cruel 12 du métier politique sous la IIIème République, qu’il désenchante complètement 13.

Si des voix de plus en plus nombreuses s’inquiètent à la fin des années trente, de la défaillance des institutions, rares sont les membres du haut personnel politique gouvernemental qui se hasardent à engager la responsabilité dans celle-ci des parlementaires eux-mêmes, en tant que professionnels de la politique et osent s’en prendre à ceux qui sont supposés représenter la Nation et incarner par excellence la République, en votant la loi, " expression de la volonté générale ". Même si les attaques de l’extérieur sont de plus en plus vives, l’intérêt corporatif dissuade habituellement les participants au jeu politique de manquements si graves à la solidarité professionnelle, les incite plutôt à jeter un voile pudique sur les aspects les plus contestables de leurs activités et à célébrer l’importance de la politique, la grandeur des institutions et la valeur des trophées qu’ils convoitent 14. On peut être étonné alors de voir l’un des plus éminents hommes politiques de l’entre-deux guerres se lancer dans une diatribe aussi vigoureuse contre un métier qu’il a brillamment exercé 15 et des institutions dont il a occupé les plus hautes fonctions. Pourtant, on peut dégager les conditions sociales et politiques qui ont alors déterminé cet homme politique de premier plan à se faire l’analyste et le théoricien critique des pratiques et des savoirs politiques et à livrer au public une représentation très négative de la profession parlementaire.

A ce comportement surprenant plusieurs raisons que cerne une lecture oblique de l’ouvrage. Sa critique s’inscrit dans le mouvement de décomposition progressive du régime qui s’amplifie au cours des années trente 16 et se traduit par le détachement d’une partie de son personnel politique. Le coup du 6 février 1934 17, contre la Chambre des députés, en même temps qu’il révèle dramatiquement les faiblesses et les insuffisances du régime, marque " le ralliement d’une partie des classes moyennes aux solutions d’autorité 18"contre le système parlementaire. La droite conservatrice aspire à le renforcer et à le transformer s’opposant de la sorte à la République radicale. Cette crise de légitimité et d’autorité - qui se résout dans le réflexe de sauvegarde républicain, par la constitution d’un gouvernement d’union nationale 19 rassemblé au chevet de la République sous l’autorité d’un homme providentiel, presque " parodique " 20 au charisme limité - confirme l’incapacité du parlement à satisfaire politiquement les attentes de vastes franges de la population déstabilisées par la crise économique, prêtes à s’opposer dans la rue, et au besoin par la force au pouvoir. Elle manifeste aussi l’apparition dans ces milieux de sensibilités politiques nouvelles, qu’exploitent déjà les ligues - dont la multiplication et le développement a autonomisé un espace politique extraparlementaire de concurrence - mais sur lesquelles d’autres hommes politiques, à condition de prendre leurs distances avec le régime, peuvent espérer prospérer 21. Si la IIIème République court à sa perte, si les institutions sont, à assez brève échéance, condamnées, il devient beaucoup moins rentable d’y investir et il peut être au contraire bien tentant d’en " sortir ", en travaillant, à sa façon, la veine de l’antiparlementarisme. Or de ce point de vue, tout dispose A.Tardieu qui, homme de droite 22, soucieux de rendement et d’efficacité économique 23, critique depuis longtemps le régime, à tenter cette expérience. Mais il le fera à sa manière, c’est à dire, en dénonçant vertement les ligues 24 en restant avant tout réformiste 25 et républicain même s’il pense désormais qu’il faudra rebâtir complètement les institutions. En effet, s’il a obtenu tous les honneurs et conquis les plus hauts trophées, il n’a pas été épargné par ses adversaires. Il a sans doute été blessé par les attaques dont il a été l’objet dans les scandales Staviski et Oustric 26 et par l’attitude de ses collègues dans ces affaires. Cela a probablement contribué à réduire le peu d’estime qu’il a pour " le milieu parlementaire ". Plus profondément encore, c’est un homme manifestement déçu par les conditions dans lesquelles il a participé au gouvernement et par les résultats limités qu’il a obtenus. Ambitieux et volontaire, il a le vif sentiment que, dans les conditions où il s’exerce, le pouvoir est inefficace 27. Or, il souhaite par ailleurs " une économie dirigée par l’Etat " 28, ce qui est inconcevable lorsque son autorité est faible, assiégé et dominé qu’il est par les intérêts particuliers 29. La réalisation de sa politique passe donc par un renforcement sensible de l’exécutif au détriment d’un législatif alors tout puissant. L’échec de la réforme constitutionnelle qu’il inspire, et que propose le gouvernement de Gaston Doumergue, achève de le convaincre de l’impuissance de l’exécutif, de la vanité de l’action gouvernementale et le conforte dans l’idée du caractère nuisible et pervers du jeu politique institué. Il n’y a plus rien à faire de l’intérieur. Son hostilité au parlement, qui stérilise les gouvernants et empêche la réalisation de la politique qu’il juge indispensable au pays, se renforce d’un mépris social pour des députés, d’extraction modeste et provinciale, incapables pour la plupart d’avoir, selon lui, la hauteur de vue nécessaire à la satisfaction de l’intérêt général et au traitement des affaires d’Etat. Ce grand bourgeois parisien, issu de l’élite cultivée 30, imbu de compétence et soucieux de distinction 31, ayant une haute estime de lui-même 32, trouve dans la médiocrité du recrutement de la chambre 33 - le personnel politique républicain professionnalisé, censé ne pas avoir les qualités requises pour assurer son mandat - des raisons supplémentaires de ne plus rien en attendre 34, même de le dénoncer 35. Et l’on voit, en creux, se dessiner les traits 36 du parlement qu’il souhaite: il doit permettre au gouvernement d’être efficace et à des hommes compétents, issus de l’élite, d’y exercer leurs talents 37.

Farouchement opposé à la gauche, qui le lui a bien rendu en le harcelant lorsqu’il était président du conseil, craignant " l’égalisation et le nivellement par le bas ", on conçoit, de plus, que la perspective de l’arrivée du Front populaire au pouvoir, après l’échec de ses dernières velléités de réformes constitutionnelles, ait pu l’amener à considérer qu’il n’y avait décidément plus la moindre chance d’imposer ses idées au parlement 38. Ressentiment vis-à-vis du milieu politique, conscience malheureuse de l’échec le poussent à prendre une distance critique de plus en plus grande avec le régime et à percevoir de plus en plus négativement le système politique, au point d’en sortir. " Ecoeuré " par les pratiques parlementaires, dont il a désormais des " souvenirs répugnants " 39, convaincu que " les conditions de la vie publique sont directement contraires aux exigences fondamentales de notre destin national  40, et que " le régime parlementaire de la France contemporaine est l’ennemi de la France éternelle " 41, jugeant que " l’état politique de la France ne peut pas être légalement amélioré " 42, il décide d’abandonner son mandat et de ne plus jamais entrer dans un gouvernement en disqualifiant radicalement l’un et l’autre : " Je tiens le mandat parlementaire pour une faiblesse et non pour une force ", écrit-il ; " J’en ai assez de perdre mon temps dans des ministères de mystification ; assez d’user ce temps à l’accomplissement de corvées fastidieuses ; assez de paraître lié (...) à des hommes qui ne pensent pas ce que je pense et qui ne veulent pas ce que je veux ; assez de subir le discrédit qui s’attache, dans l’esprit public, à la qualité de député " 43. Pour lui, donc, le jeu ne vaut plus la peine d’être joué 44 ; le charme de la vie politique est rompu 45. Qu’elle soit le fruit d’une dérive autoritaire individuelle et d’une radicalisation idéologique personnelle 46 ou l’expression plus globale de la crise d’un régime qui ne parvient pas à donner, dans une conjoncture difficile, suffisamment d’autorité à l’Etat et à l’exécutif 47, sa critique du métier parlementaire sera d’autant plus sévère qu’il voit dans la politique une activité essentielle et vitale qu’il interdit d’assurer sérieusement 48 ; elle sera d’autant plus incisive qu’il s’y est investi durablement, consacré passionnément, et qu’il lui faut justifier à ses propres yeux le reniement de ce qui a constitué, au fil des jours, la trame même de sa vie.

Quelles que soient les raisons qui l’ont amené à " en sortir " 49, il s’autorise des périls qu’il décrit 50 pour engager une analyse sans concession du métier parlementaire, qui lui permettra de clarifier sa conception, de justifier ses positions et de proposer les directions générales d’une réforme 51. Homme de conviction et d’écriture 52, n’ayant rien à perdre 53, animé par un assez vif ressentiment et le dépit d’avoir échoué, il choisit, loin de se retirer en silence, de quitter la scène parlementaire pour s’exprimer librement et continuer d’agir " par la force des idées " 54 et l’appel direct à l’opinion publique 55 auquel son métier de journaliste l’avait sans doute prédisposé. Cette prise de distance avec la politique telle qu’elle se pratique dans les institutions, que redouble la distance sociale qui l’y oppose, tue jusqu’alors, lui permet de déchirer le voile idéologique derrière lequel s’abrite la profession parlementaire 56 et de se libérer des censures qu’impose la participation au jeu 57 ; Bref, d’accroître sa lucidité, socialement orientée par son ethos de classe 58, sur les pratiques du milieu politique dont il se détache et qu’il contemple avec mépris et condescendance. Et il les décrypte à partir des valeurs élitistes et libérales qui structurent en profondeur ses intérêts expressifs, mais en adoptant le style polémique et le vocabulaire agressif des adversaires du régime qu’il est décidé à rallier à sa cause et à ses conceptions.

Son goût de l’explication et des idées 59, sa conviction qu’il faut remonter aux racines du mal et comprendre les logiques sociales profondes, productrices des effets négatifs qu’il dénonce, pour dégager les lignes de forces des réformes à accomplir 60, sa solide connaissance des acteurs, des théories politiques disponibles 61 et des systèmes politiques étrangers 62 le conduisent à élaborer une véritable théorie sociologique indigène de la profession parlementaire qui dépasse de loin les exposés limités, les témoignages fragmentaires, les portraits acides, les anecdotes et les bons mots par lesquels les hommes politiques expliquent leurs pratiques et trahissent, souvent involontairement, leur rapport vécu à la politique dans leurs autobiographies ou leurs mémoires 63. Mais si, comme toute théorie, elle prétend enchaîner une série de faits et en proposer une explication cohérente, en tant que " théorie sociologique indigène ", elle s’exonère des exigences de vérification scientifique et s’accommode de nombreuses approximations 64. Produite à des fins politiques, destinée à un vaste lectorat, par un homme politique qui a un public à convaincre et des comptes à régler, dans un contexte de crise sociale et politique grave, elle est enchâssée dans des considérations de philosophie politique et imprégnée de multiples jugements de valeur. Le livre est ainsi encombré de clichés, de longues digressions polémiques. Son auteur mêlant les genres et les disciplines avec une habileté certaine, qui n’exclut ni les failles ni les contradictions 65, produit une modélisation des interactions politiques largement asservie aux objectifs politiques qu’il poursuit, bien éloignés de la recherche de la vérité pour la vérité. Si de telles théories indigènes ont forcément une valeur scientifique limitée, même si elles suggèrent des pistes de recherche intéressantes, elles ont par contre une portée pratique beaucoup plus grande. En effet, "théoriciens du social " et du politique, " les acteurs ", capables à l’évidence de retours réflexifs sur leurs pratiques produisent des objectivations " qui contribuent à la constitution des activités et des institutions" 66, fournissent des savoirs, construisent des arguments qui leur servent à justifier et à comprendre ce qu’ils font, même s’ils ne le font pas pour les raisons qu’ils croient. Cela est encore plus vrai des acteurs qui, par un effort réflexif de grande ampleur systématisent une interprétation des pratiques en vigueur dans leur milieu, rationalisent les explications fragmentaires qu’utilisent leurs congénères dans les interactions qu’ils étudient, se proposent de les expliquer, et bâtissent de véritables théories. Consignées dans des ouvrages largement diffusés dans le milieu et au-delà, ces théories, souvent très discutées par les intéressés, contribuent à conforter ou à disqualifier des représentations et des pratiques, à en introduire et en légitimer de nouvelles. En s’intégrant au " sens commun ", elles servent aux acteurs à justifier et analyser ce qu’ils font, et fournissent des représentations du milieu en cause à ceux qui n’appartiennent pas à sa sphère de pratiques. C’est une théorie indigène de ce genre que propose André Tardieu qui systématise et rationalise une explication des comportements parlementaires et du métier politique largement partagée 67 : Dégageant les intentions typiques des hommes politiques, il les représente à l’oeuvre en quelques tableaux dans lesquels il modélise leurs interactions et expose leurs effets.

L’ouvrage a, dès le départ, une finalité sociologique : il s’agit de procurer des vues générales transcendant le cas particulier des personnes impliquées. A.Tardieu, mu sans doute par sa passion dénonciatrice, systématise aussi des répertoires de pratiques souvent laissées dans l’ombre parce que particulièrement sensibles 68 ; repère des régularités comportementales des députés ; dégage les "mobiles " profonds de leur attitude ; objective les " règles du jeu" 69 informelles du métier parlementaire, dans des formules lapidaires qui ont l’aspect de véritables lois explicatives. L’image qu’il livre de la politique est celle d’une politique saisie par le prisme du métier et de la lutte pour la direction de l’Etat. En effet prenant comme angle d’attaque la profession parlementaire, il restitue - de façon quasi ethnographique - ce que font concrètement les députés et sénateurs dans divers sites d’interactions 70. Il révèle par là ce que sont pour eux les enjeux primordiaux, par quelles pratiques et en mobilisant quels savoir-faire ils se les approprient. Ce qu’il prétend atteindre ainsi, c’est l’activité réelle de ceux qui font profession d’être parlementaires : la politique dévoilée en quelque sorte par le métier (I). Mais les luttes autour des enjeux professionnels et les " servitudes du métier ", on s’en doute, ont des effets sur le système politique lui-même et sur l’action de l’Etat dont les parlementaires désignent les gouvernants et contrôlent l’activité. La profession parlementaire appelle et façonne, par les enjeux professionnels qu’elle propose, un type d’hommes, dont les qualités sont loin d’être, pour A.Tardieu, celles de l’homme d’Etat. Le jeu pratiqué marque en profondeur les participants et les empêche d’exercer convenablement les responsabilités qui leur sont officiellement confiées par la constitution. C’est le sombre tableau de la politique dévoyée par le métier qu’il brosse alors (II).

I - La politique dévoilée par le métier

Pour André Tardieu, le trait le plus frappant de l’évolution des régimes politiques français depuis la révolution a été la conversion du mandat parlementaire en véritable profession 71. Si ce processus s’inscrit dans la longue durée, il ne prend toutes ses dimensions que lorsque " le système électif démocratique développe ses méthodes, ses lois, ses conséquences" 72. Alors que le mandat était initialement " une mission de confiance, limitée dans sa durée et son objet " 73, il acquiert avec la constitution de 1791 de tout autres caractères : devenant " impersonnel, universel et perpétuel ", bref, représentatif d’une entité abstraite, la Nation, il permet au métier parlementaire de naître. Il se consolide dans les assemblées, où des professionnels s’installent, participent avec plus ou moins de pouvoirs selon le régime, à la confection des lois, à l’élaboration du budget et au contrôle du gouvernement, et s’efforcent de conserver durablement leurs places 74 en arrachant des privilèges (A). Mais pour comprendre de quoi est fait ce métier, on ne saurait se contenter d’un examen rapide et livresque du travail parlementaire. Il faut selon A.Tardieu, partir des mobiles qui font agir les parlementaires. Et ceux qu’il retient sont bien éloignés de ceux, tout faits de désintéressement, de service noble d’idées généreuses et de la collectivité que les hommes politiques ont coutume d’avancer pour justifier leurs ambitions politiques : ce qui anime le parlementaire, c’est le souci de conserver son siège, avec les privilèges qui s’y attachent et d’acquérir les trophées auxquels il donne accès (B). Ces mobiles éclairent le métier d’une lumière crue et dévoilent des dimensions ignorées, bien qu’essentielles, de l’activité politique. La nature du travail politique des parlementaires est évidemment affectée au plus haut point par les conditions dans lesquelles ils accèdent, durent et progressent dans la profession, devenue une véritable " carrière ". L’élection au suffrage universel va lui donner sa physionomie originale sous la IIIème République, en faisant jouer les ressorts du métier dans des conditions toutes particulières spécifiant le contenu du travail politique à accomplir (C).

A) Un métier privilégié

Les parlementaires ont su non seulement doter l’institution à laquelle ils appartiennent de l’initiative et de la permanence, en faisant un rouage essentiel du pouvoir 75, mais aussi, par des voies diverses, obtenir le monopole de la représentation du peuple et, par conséquent, le meilleur du pouvoir. Le pouvoir politique a été déplacé du peuple à ses représentants et est devenu pour eux, sous la IIIème République, " un pouvoir propre " 76. André Tardieu analyse ce transfert comme une " usurpation voulue " 77 et un véritable dessaisissement du peuple par ses élus, qui n’est, en France plus qu’ailleurs, qu’un " souverain verbal ", mieux, " captif " qui ne choisit pas les gouvernants 78 et ne parvient " même pas à élire la majorité de ses représentants ", dont il s’attache à démontrer l’absence de représentativité.

Absence de représentativité des élus et dessaisissement du peuple

" 1° Sur 40 millions de Français, 11 millions et demi ont seuls le droit de voter ; 2° Sur les 11 millions et demi qui seuls ont le droit de voter, il y en a parfois que 31%, c’est à dire 3.565.000 qui renoncent à exercer ce droit et qui s’abstiennent ; 3° Dans ces conditions, la majorité qui décidera de la vie du pays est constituée par la moitié plus un des 11 millions et demi d’électeurs (moins 3.500.000 abstentionnistes) ; c’est-à-dire par la moitié plus un de 8 millions d’électeurs soit 4.000.001 ; 4° En conséquence, ce qu’on appelle volonté générale n’est que la volonté de 4.000.001 électeurs, soit 10% de la Nation ; 5° Par suite encore, les élus qui sortent de ce vote et les lois qui sont leur oeuvre, représentent non la volonté nationale, mais à peine celle du dixième de la Nation " (...). " Le suffrage restreint quant à la compétence n’est en un mot pas moins restreint quant au nombre, et n’a d’universel que le nom ". (...).

" Mais il y a pis (...). Grâce à des artifices soigneusement conservés, la majorité des électeurs n’est jamais représentée dans les chambres, en qui l’on salue cependant l’organe de la volonté générale et de la souveraineté nationale" (...). " Les candidats élus par la majorité des 11 millions et demi de Français qui seuls ont le droit de voter représentent invariablement moins de suffrages que les candidats battus ".

" Le découpage arbitraire des circonscriptions a pour conséquence de donner, suivant que ces circonscriptions sont plus ou moins peuplées, une valeur différente à la voix de chaque électeur ." (...) " Ainsi se brise dans les combinaisons des hommes, la loi prétendue arithmétique de la souveraineté populaire exprimée par le nombre. La souveraineté pâtit en même temps que l’égalité. Mais les combinaisons triomphent. Elles trouvent également profit, d’abord dans les abstentions, ensuite dans le second tour de scrutin, qui aggrave par ses équivoques et ses marchandages, les effets du tracé inégal des circonscriptions. Cette aggravation se manifeste aux dépens des doctrines et au profit des clientèles. C’est à cause de cela qu’on refuse d’y rien changer " (...).

" Ce qu’on nomme le peuple souverain n’est qu’une partie du peuple et n’est pas du tout souverain. Ceux qui parlent au nom de ce peuple non souverain représentent moins encore la souveraineté. Car ils ne représentent ni la totalité du peuple, ni la majorité du peuple, ni même la majorité de cette minorité du peuple qu’on appelle les électeurs. Lamartine en eut rougi, qui professait qu’il n’y a de vérité que dans une élection réellement universelle ".

A.Tardieu, Le souverain captif, Flammarion, 1936, p.216-221

La démocratie, constate-t-il " ce n’est pas les masses ; ce n’est pas le " bétail à voter "; c’est les bergers qui conduisent le " bétail " " 79. A la différence de ce qui a pu se produire dans d’autres pays, investi d’un mandat illimité, à l’abri d’un régime parlementaire devenu moniste, " rien n’a mis d’obstacle au dessaisissement du peuple par le métier " 80 qui a le privilège d’exercer " la souveraineté usurpée au peuple " 81. Un " corps professionnel " s’est spécialisé dans cette fonction qu’il monopolise, dont ses membres vivent, et jouit de l’insigne prérogative de définir lui-même les règles de la profession et d’en fixer les avantages.

1 - Les avantages du métier

Les propriétés combinées qui font du mandat un métier sont selon A.Tardieu au nombre de cinq. La première est la liberté d’accès et le grand nombre de places disponibles  82. Sous les seules conditions d’âge et de jouissance des droits civils et politiques, n’importe qui peut briguer un siège. N’exigeant aucune formation , " l’activité parlementaire est la plus séduisante des carrières " 83. La seconde est la rééligibilité indéfinie et sans limites d’âge qui rend possible " l’éternité dans le mandat " 84 et la formation d’une véritable " classe " 85 qui persiste dans son existence et s’auto-perpétue. En effet il est possible " de rester sa vie durant en état d’activité parlementaire " 86. La troisième est la faculté de cumuler les mandats électifs. A.Tardieu l’interprète comme le moyen de fortifier le mandat parlementaire 87 en constituant par l’addition de mandats locaux, une véritable " puissance féodale locale " dominée par un " petit souverain ". Le quatrième élément de la profession est la rémunération régulière qui autorise ceux qui n’ont pas de fortune à être élus et leur assure une relative indépendance vis-à-vis des électeurs et des organismes privés, tentés sans cela de les corrompre. Elle est d’autant plus nécessaire que les frais professionnels sont élevés. A.Tardieu en connaisseur, en dresse la liste : l’élu doit entretenir deux résidences, faire face aux dépenses électorales, financer un journal local et participer au financement de multiples oeuvres  électoralement rentables 88. Il décrit l’indemnité parlementaire comme " un vrai salaire professionnel " : mensuel, régulier, payé pendant les vacances du parlement, il s’accompagne d’une retraite élevée. Divers avantages en nature, viennent ajouter leurs attraits au mandat. L’auteur s’attarde complaisamment sur eux, contant l’histoire sordide et burlesque d’un député emplissant ses poches d’ailes de poulets et de sandwiches à la buvette, ou d’un autre, volant le journal de la salle de lecture 89. Le dernier trait du métier est l’inviolabilité parlementaire, qui protège l’élu contre toute poursuite pénale sans autorisation des chambres et qui marque clairement toute la distance qui le sépare du simple citoyen.

2- La formation d’un corps de pairs

Ces avantages engendrent, pour des raisons que reconstitue de manière très impressionniste et quelque peu décousue notre auteur 90, au-delà des rivalités politiques, de la variété des origines sociales et des appartenances religieuses, chez ceux qui en bénéficient des intérêts communs, qui se consolident en une véritable solidarité corporative : " La profession devient un club en même temps qu’un gagne pain " 91, qui dissimule, autant que faire se peut, ses privilèges les moins populaires aux yeux du public 92. A.Tardieu en voit des manifestations dans le refus des assemblées de tout contrôle financier sur leurs budgets, dans le " vote en silence " des augmentations de l’indemnité, ou encore dans l’appréciation de la validité de l’élection de leurs membres par les chambres elles-mêmes 93.

Une explication impressionniste de l’esprit de corps des parlementaires

" L’esprit de corps est d’autant plus intense dans les assemblées que l’entrée en est libre. Leurs membres n’ont en général d’autre qualification dans la vie que celle de parlementaire 94. Ils y tiennent car, en la perdant, ils perdraient tout. Plus la porte est large, plus on est en venant de loin, fier de l’avoir franchie. "

" Députés et sénateurs sont collectivement orgueilleux de ce qui les distinguent du commun des mortels, aussi bien de leur carte de chemin de fer que de leur inviolabilité. Les privilèges du mandat qui ne sont plus que les privilèges du métier, sont pour eux comme un bien de famille. Aucun d’eux n’admet qu’on les discute. Les chambres ont ainsi pris la forme d’un Etat dans l’Etat. "

A.Tardieu, La profession parlementaire, p.103

L’esprit de corps ne tient pas à la seule " solidarité dans le privilège " et à la défense d’intérêts communs 95. André Tardieu donne d’autres indications, mais sans les approfondir ni les lier, sur ce qui est susceptible de l’induire. Il montre, sans le conceptualiser, ces hommes partageant " un monde commun de significations " 96. Cet esprit de corps résulte aussi d’une communauté de pratiques, de gestes et de savoirs, liés à la fréquentation des mêmes lieux, des mêmes hommes et à la participation à des activités collectives communes, qui forment la substance même du métier. Tout cela forme un univers familier et quotidien dont il est difficile de s’évader ; et il nous présente les parlementaires accomplissant machinalement les gestes du métier 97. Pour A.Tardieu, le métier s’inscrit dans le corps et l’esprit de ceux qui l’exercent, les distinguant ainsi de tous les autres 98. La similarité des pratiques et des croyances sur lesquelles elles reposent, l’identité des problèmes professionnels auxquels sont confrontés les élus, induisent entre eux " un esprit de camaraderie " 99. Ce corps professionnel des parlementaires n’est pas hiérarchisé, même si l’ancienneté dans le mandat ou l’expérience gouvernementale signalent une plus grande autorité : c’est une communauté de pairs, rendus égaux en tout par l’élection, qu’il nous montre dans les couloirs, discutant de tout et de rien, mais surtout " des intérêts professionnels, de la réélection et de l’avancement " 100, qui sont " les préoccupations autour desquelles tout le monde peut se comprendre ".

La camaraderie entre pairs dans les salles des pas perdus du parlement

" La camaraderie parlementaire s’appuie sur le postulat d’égalité individuelle 101. Il est universellement admis que dans les chambres, il n’existe ni supériorité, ni infériorité d’aucune sorte. Un homme, dès lors qu’il est élu, vaut un homme. M.Jules Coutant, député d’Ivry, tutoyait M. le duc de Rohan, qui s’en étonnait, mais ne s’en froissait point. L’esprit de corps aboutit à la camaraderie. "

" La constante interpénétration des couloirs a cimenté comme un bloc ces hommes dont l’origine est diverse, mais l’unité d’action totale. La chambre est une sorte de club mal tenu, mais plaisant par son laissez aller. C’est dans les couloirs qu’on se repose du temps perdu à faire dans les ministères, les courses des électeurs et à répondre à leurs lettres. On y retrouve avec un accent plus populaire, le charme social, que les anglais sont d’accord pour reconnaître à Westminster. "

" Il y a de la bonne humeur et quelquefois de  l’agrément. On y parle de tout sans grande compétence, les parlementaires ayant succédé aux gens de qualité dans la prétention de tout savoir, sans rien avoir appris. On échange les potins professionnels. On confronte les intérêts professionnels de la réélection et de l’avancement autour desquels tourne le métier. "

" Quand l’élu parle de ses électeurs, il se vante volontiers. Il se vante de ce qu’il fait pour eux, voire même de ce qu’il n’a point fait, comme on se vante, dans un déjeuner de chasse, des coups de fusil qu’on n’a pas tirés. Sur ce terrain, de l’extrême gauche à l’extrême droite, tout le monde peut se comprendre. Rencontres précaires, mais cordiales, où l’on échange, dans une familiarité vulgaire et dans le fracas des tutoiements non motivés, des plaisanteries de carabins. On vient à la chambre comme viennent les avocats au Palais, même quand on n’a rien à y faire. Tous les métiers ont leur salle des pas perdus. Lorsque les intérêts ne sont pas en bataille, on se coudoie avec plaisir dans celles du Palais Bourbon et du Luxembourg ."

" (...) Le contact prolongé des couloirs a fini par créer une intimité des gens de métier. La camaraderie s’organise dans les groupes (...). Elle se manifeste par l’indéracinable habitude de voter pour les absents. Les voteurs rendent ainsi un service qui, comme on dit, ne se refuse pas. Le bulletin dans l’urne seul compte. Qu’importe la main qui l’y met ? La camaraderie couvre tout. "

A.Tardieu, La profession parlementaire, p.107-108

Exerçant un métier profitable, les parlementaires ont collectivement avantage à en assurer la défense : ils sont donc particulièrement jaloux de leurs droits et de leurs prérogatives qu’aucun d’entre eux n’est prêt à laisser contester. Les chambres, structures institutionnelles à la base du corps, sont devenues selon A.Tardieu " le syndicat professionnel de la profession parlementaire ; c’est une association alimentaire, une mutuelle qui vit et se développe pour ses fins propres, parce que son mécanisme est plus fort que son idéal " 102.

Métier solidement charpenté, richement doté et parfaitement défendu dans les forteresses du parlement, il jouit de plus d’un grand prestige auprès de la population, qui atténue l’ampleur des contestations dont il est l’objet, en même temps qu’il suscite les vocations de nouveaux candidats. Ce prestige tient à plusieurs raisons, que l’auteur tente de cerner. En premier lieu à ce qu’il a été illustré par de nombreuses personnalités, elles mêmes prestigieuses. Aussi à la curiosité, répandue dans tous les milieux pour l’activité parlementaire, que l’autocélébration des chambres, seules structures du pouvoir central issues du suffrage universel, renforce : " les assemblées ont toujours aimé dire du bien d’elles-mêmes " 103 note A.Tardieu, qui souligne combien le jeu parlementaire, en tant qu’il est un jeu, mais aussi un spectacle de type théâtral peut être amusant et retenir l’attention du public 104. A l’attrait également, d’un métier en vue, profitable, et d’un milieu intéressant qui traite d’importantes affaires. A ces motifs désintéressés, l’ancien président du Conseil en ajoute d’autres qui le sont beaucoup moins. Les chambres sont des rouages essentiels de l’Etat. De ce fait, " elles intéressent cet immense nombre de Français qui aspirent à devenir des rentiers de l’Etat et qui sollicitent des places de fonctionnaires " 105. Ils s’adressent aux élus pour obtenir ces avantages, et les résultats positifs de leurs démarches renforcent à leurs yeux la valeur des chambres - qui peuvent tout procurer -, et par contrecoup, le prestige des parlementaires, si efficaces et si influents 106. Ces derniers, bien qu’assaillis de demandes, peuvent trouver en elles et dans le travail d’intercesseur auprès des ministres qu’elles imposent, " le sentiment de leur autorité " 107. Avantages du métier, prestige, sentiment d’importance et de supériorité qu’il confère sont autant de raisons qui poussent les parlementaires à s’investir dans le jeu, et incitent les amateurs à tenter leur chance en déposant leur candidature. Toutefois, c’est seulement en précisant ce que sont les mobiles du métier lui-même que l’on peut vraiment saisir en quoi il consiste.

B) Les ressorts d’un métier intéressé

Qu’est-ce qui fait courir les parlementaires ? Pour André Tardieu, la réponse est simple, dès lors que l’on ne s’attache plus à l’image enchantée du mandat, car elle est celle qui vaut pour tout métier 108, même si " les profits qu’il comporte ne se retrouvent en aucun autre " 109 : " Quand on fait un métier, c’est pour y réussir " 110. Les parlementaires sont ainsi banalement " mus par les mobiles humains, passions, ambitions, sympathies, haines ", mais " qu’encadre et que nourrit la profession " 111. Dès lors, il suffit de déterminer ce qu’est dans cette profession " la réussite " pour comprendre ce qu’ils font. Elle consiste en deux choses : s’y maintenir et y progresser. Il y a donc deux mobiles pragmatiques 112 qui animent les parlementaires et qui sont liés à la structure de la profession. L’un, " statique " est la conservation de son mandat, et par conséquent la nécessité de se faire réélire ; l’autre " dynamique " ou "de développement ", est d’accéder au pouvoir, c’est-à-dire aux postes gouvernementaux. Ils se manifestent chez eux par une double obsession qui guide tous leurs actes : " l’obsession de la réélection " et " l’obsession de l’avancement ". L’obsession de la réélection résulte de " la faculté indéfinie d’être réélu et de cumuler les mandats " 113 qui permet de persister dans la profession et d’en cueillir tous les fruits. Même si André Tardieu indique, par ailleurs, que les parlementaires parviennent dans leur très grande majorité à conserver durablement leur siège, au point qu’un véritable corps de professionnels permanents peut se former, il n’en souligne pas moins que la précarité est au coeur du métier. Précarité, parce que les élections reviennent vite, surtout pour les députés, et qu’on n’est jamais à l’abri d’un retournement des électeurs en faveur d’un autre candidat, ou d’une manoeuvre politique imprévue ; précarité aussi, parce que le cumul des mandats multiplie les échéances pour ces parlementaires, convertis en candidats permanents 114, l’oeil rivé sur le calendrier électoral.

Le parlementaire obsédé par sa réélection

" En rendant les députés perpétuellement rééligibles, on les a rendus perpétuellement candidats. Candidat, on le fut pour être élu, on le sera pour être réélu. On le sera parce qu’on l’a été une fois. On le sera perpétuellement. C’est la loi commune des petits et des grands. Il en résulte que nous avons non des assemblées d’élus, mais des assemblées de candidats. C’est la faute des institutions. "

" L député cherche des électeurs comme le médecin cherche des malades et l’avocat des clients. L’élection devient la grande affaire du régime. Elle domine les relations des parlementaires avec le pays, les relations des parlementaires entre eux, les relations des parlementaires avec le gouvernement. " (...)

" Il est de fait, que, chez les parlementaires, le besoin de durer prime les autres besoins. Beaucoup d’entre eux, s’ils n’étaient pas réélus, ne seraient plus rien. La réélection est ainsi devenue, dans la profession, plus qu’un souci -une obsession "

A.Tardieu, La profession parlementaire, p.33

L’obsession de l’avancement tient, quant à elle, à la faculté ouverte sans restriction aux parlementaires d’entrer au gouvernement 115, à la croyance que chacun d’entre eux à vocation à devenir ministre et à la valorisation collective des positions ministérielles : " Quand on devient député, c’est avec le propos de devenir ministre. Tout élu voit dans l’accession au pouvoir un droit et une nécessité. Dans chaque imagination parlementaire resplendit le cursus honorum : sous-secrétaire d’Etat, Ministre, Président du Conseil, Président d’Assemblée, Président de la République " 116. De plus, marque de réussite professionnelle, le maroquin ministériel facilitera la réélection : le second mobile professionnel rejoint ici le premier. Investi dans la profession, la profession s’investit dans le parlementaire, en lui fixant ses objectifs primordiaux, et en orientant ses désirs et ses rêves. S’emparant de son imaginaire et lui assignant ses exigences, qui deviennent obsessions, elle imprègne tous ses actes et guide tous ses pas. Elle s’impose à lui d’autant plus impérieusement qu’il est moins doté de ressources externes, n’a pas de métier de remplacement et doit persévérer dans son être de représentant pour maintenir sa situation sociale 117 : la perte du mandat sonnerait le glas de ses ambitions et s’accompagnerait dans cette hypothèse d’une chute sociale irréparable. La politique n’est donc pas une profession désintéressée. Particulièrement anxiogène du fait de ses aléas spécifiques, les premiers intérêts de ceux qui l’embrassent, primant tous les autres, sont leurs intérêts professionnels. De ce fait, ils définissent de quoi est fait le travail politique vital pour l’élu.

C) Le travail politique comme art de manipuler les votes

Obsédé par la réélection et l’avancement, le parlementaire se consacre à ce qu’il croit propre à la réalisation de ces objectifs. L’essentiel n’est pas alors de s’absorber dans le travail législatif ou budgétaire, même si cela peut être marginalement utile, comme on pourrait naïvement, de l’extérieur, le penser. Le principal est d’accomplir des besognes plus occultes mais indispensables, beaucoup plus profitables. André Tardieu montre la profession occupée par trois sortes d’activités : l’intervention, la coalition et la parole.

1- L’art d’intervenir

L’intervention, c’est-à-dire le travail de courtage des intérêts est présentée comme "la forme essentielle et dominante de l’activité parlementaire " 118 car elle est le moyen de conserver son mandat. C’est la figure de l’élu en " ambassadeur-courtier " 119 qui s’impose. La réélection tient largement selon l’ancien député, à l’aptitude de distribuer des biens matériels et symboliques. Ce qu’il faut faire, alors se déduit logiquement : " Pour être élu, il faut donner des places. Pour en donner, il faut en obtenir. Pour en obtenir, il faut en demander " 120. Ce qu’échange le candidat contre un futur vote hypothétique en sa faveur, dans un trafic généralisé, ce sont ainsi pêle-mêle nominations, avancements, mutations, affectations militaires, décorations, subventions, remises d’impôts, passe-droits de toutes sortes, amnisties, grâces, réductions de peines, non-lieux, mises en liberté provisoire, pressions sur les parquets et les tribunaux 121. Un système d’échange entre élus et électeurs se serait mis en place et généralisé : les parlementaires ayant obtenu des avantages pour certains de leurs électeurs, ces derniers auraient pris l’habitude d’en demander toujours plus, en " harcelant le député " et en " l’assiégeant par leurs correspondances " 122. Face à ces multiples demandes, l’ élu peut avoir l’impression que c’est le service rendu aux électeurs qui commande sa réélection. Il s’astreint donc, comme ses collègues qu’il voit faire la même chose, à répondre au courrier et à intervenir personnellement auprès de l’administration et des ministres en faveur des ressortissants de sa circonscription. Mais il peut craindre plus encore que d’éventuelles défaillances individuelles d’électeurs mécontents, l’action de groupes de pression organisés et remuants. C’est pourquoi il n’hésite pas à " s’embrigader dans l’armée offensive de l’intervention " 123 des " groupes de défense " qui agissent en leur faveur au parlement.

Le travail quotidien d’un " ambassadeur-courtier " politique

" Le métier a pour tâche maîtresse, cette intervention collective et permanente (...), (à laquelle) s’ajoute l’intervention individuelle à quoi chacun des élus consacre le meilleur de son temps. Le député est tenu de répondre à un volumineux courrier. Pour faciliter sa tâche, la questure lui assure, outre la franchise postale (...) des formules imprimées de lettres aux ministres, dont il suffit de remplir les blancs avec le nom et l’adresse du solliciteur. Mais comme on craint que l’imprimé à force de servir n’épuise son effet, on lui préfère d’ordinaire, la lettre autographe. De l’aube à la nuit, entre les séances et pendant les séances, on voit les députés assis côte à côte comme des écoliers, rédiger, soit dans des salles spéciales, soit même dans l’hémicycle, cette énorme correspondance. "

" De même qu’on a préféré la lettre autographe à la lettre imprimée, on préfère (...) le plus souvent à celle-ci, la " démarche personnelle ". Cela signifie que tous les jours, les neuf dixièmes des députés et des sénateurs, élus pour contrôler le budget et voter les lois, courent les administrations pour y disperser leurs recommandations. On les voit chez les ministres, chez les secrétaires des ministres, chez les fonctionnaires des ministères. On les trouve également en province dans les services de l’Etat, des départements et des communes. "

" Il s’agit pour être réélu d’obtenir ce que les électeurs demandent. "

A.Tardieu, La profession parlementaire, p.44-45

Le parlementaire est représenté comme une sorte de commis voyageurs, de " commissionnaire " ou d’intercesseur en faveur d’intérêts particuliers. Il est mis en scène comme le " recouvreur des créances que l’électeur pense avoir, avec son bulletin de vote, sur l’Etat " 124. Le suffrage universel est perverti par les usages matérialistes qu’en font élus et électeurs 125. Et A.Tardieu n’a pas de mots assez durs pour stigmatiser ces pratiques, en complète contradiction avec l’idéal démocratique, mais aussi avec sa conception aristocratique d’une politique axée sur la seule vérité et l’intérêt général, qui font pour lui du mandat " la plus absorbante et la plus humiliante des professions " 126.

2- L’art de coaliser

Il ne suffit pas, pour être réélu, de maîtriser l’art d’intervenir. La politique, en démocratie, est art du nombre. Le parlementaire doit donc savoir coaliser une majorité d’électeurs, et pour cela " multiplier les promesses à des catégories entières de citoyens " 127. Le travail politique est donc à la base nécessairement collectif : " qu’il s’agisse d’être élu ou d’accéder au pouvoir, on ne peut pas travailler seul. Les isolés ne comptent pas " 128.Il faut " maintenir, par un continuel travail de rapprochement, les votes obtenus " 129. Le travail politique est par excellence un travail sur les votes. En ce sens, il devient habile, et même indispensable, de s’inscrire à un parti, qui opère déjà un certain regroupement. Il joue un rôle important dans la réélection, parce qu’il est " une sorte de mutuelle électorale " 130 dont les élus de gauche ont su, mieux que ceux de droite, qui demeuraient des " amateurs " 131, se doter, assimilant mieux qu’eux 132- parce que plus démunis - les impératifs catégoriques du métier.

La gauche et la droite face au métier : professionnalisme et amateurisme

" Ce qui domine le régime électif, c’est le nombre (...). Il existe entre la profession élective et le mouvement de gauche, une solidarité si profonde que les partis sous l’aile desquels il est plus aisé d’obtenir un mandat sont les partis de gauche. Le Parti communiste et le Parti socialiste sont les seuls qui puissent sans difficulté, faire élire sous un faux nom, par les maraîchers du Vaucluse et les vignerons du Narbonnais, des Français de date récente, tout frais arrivés d’une salle de rédaction parisienne. " (...)

A.Tardieu, La profession parlementaire, p.76

" L’exégèse historique s’est prodiguée sur cette période où le métier parlementaire a trouvé ses cadres (les années 1880). Dans ces cadres, point de place pour les droites ; on en a donné mille raisons (...). La vérité c’est que, dans le temps même où la profession parlementaire dégageait ses lois fondamentales, ces hommes n’ont pas su s’y adapter, parce qu’elles n’étaient pas pour eux une profession et qu’ils se comportaient en amateurs. C’est pourquoi on les a vus inégaux à l’exercice du pouvoir et à la pratique de l’opposition (...)."

A.Tardieu, La profession parlementaire, p.86

Peu organisée, divisée, et indisciplinée, la droite conservatrice travaille mal au parlement et s’expose à de véritables " boucheries électorales " 133  134. Il l’appelle donc à s’adapter aux conditions nouvelles de la concurrence politique, ce que la situation sociale de ses membres, à commencer par la sienne 135, les empêche de faire aisément 136.

Si le parti est un atout important pour l’élection, il demeure insuffisant pour accéder au pouvoir. En effet, pour cela, il faut savoir coaliser des partis, obtenir leur appui et s’activer à défaire, par un intense travail de couloir, la coalition en place, qui, devenue minoritaire laissera les places vacantes. La compétence à maîtriser ici est le sens de l’observation, afin de cerner ce que les uns et les autres attendent, celui de la combinaison politique et de l’intrigue. Dans " l’âpre et permanente concurrence " 137 pour gagner les ministères et conserver sa circonscription, André Tardieu montre le parlementaire prêt à tout ; se battant pour sa place, c’est-à-dire pour sa vie, presque tous les moyens lui sont bons : ni vérité 138, ni conviction qui vaillent ; la probité ne compte plus et aucun scrupule ne le retient dès que sont en jeu les intérêts professionnels. Habiletés, reniements, trahison, dénonciations, méchancetés sont bonnes pour sortir victorieux du " corps à corps  parlementaire " 139.

L’art de coaliser, qui est " un attribut du métier " 140, en tant qu’il sert cyniquement à l’avancement de celui qui le pratique est ennemi des programmes et de toute fermeté doctrinale : " un conflit de doctrine, écrit A.Tardieu, ne pèse rien contre une exigence professionnelle " 141. Et on devine, à son propos, que l’ambition l’emporte habituellement sur les idées.

Pour intervenir, pour coaliser et mobiliser en sa faveur les suffrages, mais aussi plus prosaïquement pour accomplir le travail parlementaire, à la tribune, il faut enfin maîtriser la parole.

3- L’art de parler

La compétence sans laquelle on n’a que de maigres chances de devenir parlementaire et de le rester est l’art de parler. A.Tardieu retrace longuement l’évolution des formes de la parole publique et analyse la nature du talent des grands orateurs parlementaires 142. Sans entrer dans le détail de son exposé, il juge que " la démocratie parlementaire, c’est de la base au sommet l’orateur gouvernant " 143. Dans ces régimes, la forme et l’éloquence ont plus d’importance que les idées, car elles sont agissantes : non seulement la parole fait et défait les ministères, réalise ou empêche les réformes mais aussi "est le moyen qui transforme le candidat en parlementaire et le parlementaire en ministre ". Et " quand le pouvoir passe d’un parti à l’autre, c’est plutôt d’après les discours que d’après les actes " 144.

La sélection par la parole : une recette pour réussir

" Telle qu’elle est cette parole dévaluée reste le maître ressort des carrières électives et le moyen principal du recrutement gouvernemental. C’est par elle qu’on est élu ; par elle qu’on est applaudi ; par elle qu’on devient ministre. Quand on dit d’un homme politique qu’il a du talent, cela signifie - rien de plus, rien de moins - qu’il parle bien. "

" Comment pourrait-il en être autrement et comment dans une assemblée, le choix des ministres appelés à la conduire pourrait-il obéir à une autre règle que celle qui régit l’assemblée elle-même ? Cette règle étant la parole, la sélection qui aura fonction de gouverner, d’administrer et d’agir se recrutera non pas d’après la faculté d’agir, d’administrer et de gouverner, mais d’après la faculté de parler. C’est peut-être regrettable, mais c’est inévitable. C’est une loi du métier. "

" J’ai fait souvent des ministères avec le désir de les faire de mon mieux. Mais quoi ? Il s’agissait de réussir devant les chambres, et pour réussir, quel plus sur moyen que de s’entourer d’hommes qui avaient déjà réussi ? Réussir où ? A la tribune. Ainsi les ministres doivent leurs portefeuilles à leurs dons oratoires. Cela ne signifie pas qu’ils sont de bons ministres. "

A.Tardieu, La profession parlementaire, p.57

Le talent oratoire 145 est donc à la fois un instrument d’action du parlementaire, par lequel il plaide pour ses idées et pour sa clientèle électorale, et attaque ses adversaires, est une ressource constitutive, dans ce contexte particulier, de son autorité. C’est ainsi un instrument pragmatique de sélection des membres du gouvernement. En effet, comme c’est à la parole que l’on juge de tout dans une assemblée, c’est à la faculté de parler qu’on recrutera logiquement, ceux qui ont pour fonction de gouverner. Positivement, parce qu’ ils pourront, à défaut d’un travail gouvernemental efficace, au moins faire face verbalement aux chambres qui décident de la survie du gouvernement. Négativement, parce que membres du cabinet, les bons orateurs, qui peuvent devenir de redoutables " gêneurs " 146, mettront moins facilement leur talent au service de la contestation.

Si à partir des exigences de réélection et d’avancement, on peut saisir la nature du travail politique spécifique qu’accomplissent les parlementaires pour les satisfaire, on peut aussi penser que l’activité du parlement elle-même ne peut pas s’expliquer indépendamment des mobiles professionnels de ses membres, dont elle est en quelque sorte, le sous-produit. Et c’est à cette conclusion que parvient A.Tardieu : " A peu près rien de ce qui se passe dans nos assemblées n’est intelligible si l’on s’obstine à penser qu’elles sont composées des mandataires d’un peuple libre et souverain ". Mais " la clarté se fait si l’on admet qu’elles sont la réunion de quelques centaines de professionnels avec leurs organisations, leur hiérarchie, leurs prérogatives, leurs ambitions, -mus par les deux mobiles du métier " 147. A partir de ces deux mobiles, qui permettent de comprendre quelles sont les pratiques fondamentales que le métier parlementaire appelle et les compétences qu’il requiert, il est possible de procéder "  à l’examen clinique du mal français " 148 qui atteint la IIIème République. C’est le diagnostic d’ une politique dévoyée par les logiques du métier qu’André Tardieu établit alors.

II. La politique dévoyée par le métier

La professionnalisation de l’activité parlementaire, liée à l’arrivée au Parlement d’un personnel politique d’origine sociale plus modeste 149, induit une transformation des manières de gouverner et pèse sur le contenu des lois et des décisions politiques. André Tardieu se propose d’évaluer si elle a permis de satisfaire les intérêts généraux de la collectivité. Ces intérêts généraux, il les rassemble en quatre rubriques - le maintien de l’ordre, l’équilibre des finances, le bien-être et l’harmonie sociale, la sécurité collective et les relations avec l’étranger - à partir desquelles il entend juger " le rendement collectif de l’Etat " 150. La conclusion de la confrontation est très clairement négative. Le métier, par ses règles et par les comportements qu’il développe chez les hommes politiques à des effets malins sur le fonctionnement de l’Etat et, par suite, sur la société française qui est mal gouvernée. Laissant les médiocres s’installer au parlement et au gouvernement, il est inévitable que la politique conduite soit à leur image (A). Esclaves de leurs obligations professionnelles, les politiciens introduisent au coeur de l’Etat, où devrait régner - si l’on s’en tient aux théories politiques dont se réclame la République - l’intérêt général, les intérêts particuliers (B). Enfin, soucieux non seulement de leur réélection, mais d’avancer dans leur carrière, ils se conduisent en despotes vis-à-vis d’un gouvernement dont ils annihilent l’autorité et pervertissent la politique (C).

A) La politique des médiocres

Reprenant les arguments développés de longue date par Montesquieu contre Rousseau, A.Tardieu, animé par ses convictions élitistes et scientistes 151, ne croit pas à l’aptitude du peuple à comprendre les affaires publiques et à pouvoir en décider directement, même si, paradoxalement, il milite chaleureusement pour le référendum 152 et parait inspiré par le " gouvernement d’opinion " anglo-saxon. Il doute tout autant, contre Montesquieu de la clairvoyance des électeurs pour désigner les meilleurs représentants possibles 153. L’alchimie arithmétique de la démocratie, dominée par le nombre, l’égalité et le suffrage universel ne reposant ni sur la compétence ni sur la vertu 154, ne saurait qu’incidemment y parvenir. Elle n’est, en réalité, qu’une opération de magie sociale qui aboutit " à confier la puissance à l’incompétence " : à l’incompétence du peuple électeur 155, qu’il décrit avec condescendance, mais aussi à celle de la tribu des élus 156.

1- Le règne de l’incompétence

Cette incompétence est le corollaire de la liberté de candidature : " la profession parlementaire est la seule à l’entrée de laquelle ne soient exigés ni titres, ni diplômes, ni concours, ni compétence quelconque, ni même capacité physique " 157, tonne André Tardieu. Il s’insurge contre les  professeurs de droit  qui vantent les mérites de l’amateurisme pour les postes politiques et regrette que la IIIème République " se place pour le choix de ses élus sous le signe de l’ignorance " en autorisant qu’on " accorde des blancs-seings à des incompétents et à des inconnus ", voire à des personnes " frappées de paralysie générale " et incapables de faire face aux obligations de leur mandat 158. Non seulement la culture des élus est selon lui limitée 159, mais encore la plupart d’entre eux ne seraient " propres qu’au  travail électoral ". Et les exigences de l’élection et de l’avancement, sont les raisons fondamentales de la médiocrité qu’il dénonce 160.

Le travail politique comme cause de la médiocrité parlementaire

" A l’insuffisance de préparation s’ajoute, pour expliquer la déficience intellectuelle des assemblées, la nature de leur travail. Ce travail, c’est l’intervention. A faire éternellement les courses des électeurs et à jouer le rôle de commissionnaire, les neuf dixièmes des élus ne nourrissent pas leur cerveau. Dans ce métier, tout se voit, tout se pèse, tout se fait, tout se décide sous l’angle professionnel, dont l’axe se définit par la conservation (réélection) et par le développement (accession au pouvoir). Aucune de ces deux obsessions n’est aliment intellectuel. Il n’en peut naître ni ces idées générales, qui sont le ressort de la vie de l’esprit, ni cette libre réflexion, qui en est l’âme. En subordonnant les problèmes à la technique électorale et parlementaire, la profession a tué, en même temps que le désintéressement de l’action, le désintéressement de la pensée.

La profession mécanisée a tué pareillement l’esprit critique. En politique, on suit. Le mot groupe, qui exprime les classements politiques, est celui qu’emploient les financiers pour désigner les combinaisons provisoires qu’ils réalisent, à des fins de spéculation avec des objectifs limités. Les choses comme les mots sont pareilles et le groupe politique a les mêmes caractères de docilité et de précarité que le groupe financier. Une fois le groupe constitué, on marche derrière le guide, jusqu’au jour où on le change. Ce qui importe est de n’être pas seul. "

A.Tardieu, La profession parlementaire, p.153

Interventions et intrigues de couloir occupent le temps des parlementaires qui " ne nourrissent pas leurs cerveaux ", s’encombrent peu d’idées, et ne cultivent pas l’esprit critique. La spéculation politique à courte vue et à court terme est peu propice à la poursuite de grands desseins, et est donc particulièrement nuisible, selon A.Tardieu, dans le domaine de la politique étrangère. Au Parlement, le " cliché " remplace la pensée. " Ignorance à la base, abrutissement par le métier, absence d’esprit critique ", tout se conjugue pour faire de la médiocrité la maîtresse des chambres 161. Avec un tel personnel politique, il serait extraordinaire que le travail législatif puisse être de bonne qualité.

2- L’abdication du pouvoir législatif

Ces parlementaires sans qualités et faiblement éclairés, que croque A.Tardieu n’ont de surcroît pas vraiment le loisir de se consacrer à l’activité proprement parlementaire de confection des lois et de contrôle du budget. Les impératifs de la réélection et de l’avancement les détournent des obligations de leur charge : constamment occupés dans les ministères à quémander des faveurs pour leurs électeurs, et à intriguer dans les couloirs pour se placer dans les futurs gouvernements, " peu de temps leur reste pour assister aux séances où les électeurs, en leur noble candeur croient qu’ils les représentent " 162. L’absentéisme parlementaire est la navrante manifestation de la nouvelle hiérarchie des priorités qu’introduit le métier 163. Il note que bien peu de parlementaires assistent à la discussion des lois ; " qu’on  se montre dans les commissions plutôt qu’on y siège " 164 ; et, pour couronner le tout, que " l’absence étant la règle ", ils renoncent à exercer personnellement " l’acte décisif du mandat  ", c’est-à-dire le vote 165. Déserté, lorsqu’il se consacre à son travail ordinaire, le Parlement n’attire ses membres en séance que " lorsque se joue l’un des deux mobiles professionnels : interpeller pour renverser, renverser pour faire des places, faire des places pour s’en emparer " 166 ou débattre d’une disposition législative touchant directement à leurs intérêts électoraux 167 ou à leur statut.

L’indiscipline des représentants, qui coupent les orateurs, leur violence 168, parfois, le non respect de l’ordre du jour et la multiplication des amendements nuisent grandement à la qualité des lois, qui forment un maquis inextricable, plein d’incohérences. Tout cela ralentit la discussion de la loi, qui est avant tout prétexte pour mettre en difficulté le gouvernement, et réduit le rendement du parlement. Il se révèle bien souvent, incapable " par le désordre de méthode et d’esprit " 169, d’élaborer convenablement les lois, malgré l’extrême lenteur qu’il y met. Tout s’y faisant " en dépit du bon sens ", les chambres, incapables d’assumer leurs missions, n’ont plus finalement " à la première difficulté qu’à abdiquer leurs droits aux mains des décrets-lois " 170. Cette incapacité du Parlement à réaliser sa fonction, la désinvolture des élus vis-à-vis du mandat qui leur est confié, qu’accréditent les " tours de prestidigitation " 171 législative et le spectacle de l’absentéisme parlementaire, ternissent, dans les années trente l’image des assemblées ; ils déconsidèrent aussi la profession et renforcent la désaffection de certaines franges de l’opinion pour le régime, en alimentant leur antiparlementarisme. Les pratiques qui se développent dans les institutions s’accordent de plus en plus mal avec les principes sur lesquels, officiellement elles reposent. C’est leur facticité que confirme pour André Tardieu l’approche par le métier : c’est bien une " mystification qui est à la base du régime représentatif " 172, mystification de plus en plus criante, que les logiques du métier rendent chaque jour plus visible. Et, ce décalage engendre, dans la population, l’ insatisfaction ou la colère des uns et le retrait des autres, et dans les deux cas un affaiblissement du système politique. D’autant que ce n’est pas seulement de la médiocrité de son personnel que souffre la République, c’est de l’esclavage dans lequel la profession le tient.

B) La politique des esclaves

Alors que le parlementaire devrait, idéalement, n’être préoccupé que par la recherche de l’intérêt général et ne se soucier que des affaires supérieures de la politique, A.Tardieu le peint mobilisé, pour sa réélection, par un fastidieux travail d’intervention qui consume la plupart de ses heures. Si les raisons nous en ont été exposées, sa signification et ses effets restent à explorer. Pour ce faire, l’auteur revient sur la " fabrication des élus ". La décision d’être candidat est libre, mais la liberté du candidat est de courte durée. A peine s’est-on déclaré tel qu’on tombe en esclavage. Domestiqué, dépendant pour sa réélection de ceux qui l’ont fabriqué, l’élu entre au service d’intérêts particuliers dont il assure la représentation politique au détriment de l’intérêt général.

1- La fabrique des servitudes

Les formes spécifiques que prend l’activité politique ne se comprennent pas indépendamment de la manière dont les membres de la société conçoivent leurs relations à la politique, et plus globalement de la manière dont s’organisent les rapports sociaux dans lesquels la politique s’encastre. Ainsi est-ce à partir de ce qu’ils savent des attentes de la population et des groupes différents qui la composent à leur égard, que, les hommes politiques, afin de se faire élire, organisent leur travail de mobilisation. Et c’est d’après ce qu’ils attendent de ceux qu’ils vont élire - de ce qu’ils pensent qu’ils peuvent leur procurer - que ceux qui sont les plus intéressés par la politique et les biens qu’elle contrôle, vont agir sur les candidats. Il y a alors de fortes chances pour que ces derniers connaissent mieux les aspirations - outre de leurs familles et des milieux dont ils sont issus - de ceux qui agissent sur eux bruyamment et tentent de les satisfaire. Tel est le schéma interprétatif de base, à partir duquel André Tardieu entreprend son enquête.

La configuration politique et sociale dans laquelle s’épanouit la profession parlementaire en France est caractérisée par lui comme " un régime de faveur " 173. Il s’agit de pratiques fondées sur une croyance "  enracinée au plus profond des consciences populaires ", selon laquelle " seule la faveur décide ; que pour avoir ce que l’on veut, il faut non le mériter, mais " le décrocher ". Recommandations, interventions, démarches, pressions, " piston ", sont devenus pour les Français la loi du système démocratique " 174. Ce qui vaut dans les relations sociales ordinaires 175, s’étend aux relations politiques.

La France des services mendiés et de la recommandation

" Tout le monde en France est recommandé et passe son temps à se faire recommander. Tout le monde sollicite quelque chose et cherche pour l’obtenir irrégulièrement des appuis. De là naît de haut en bas, un louche compagnonnage de services mendiés et de services rendus qui font d’intrigue et violation du droit, la base des relations publiques. La France est un immense total de petits comités de patronage qui s’obligeant les uns les autres, créent deux catégories de citoyens. Ceux à qui l’on dit oui, même quand ils ont tort ; ceux à qui l’on dit non, même quand ils ont raison . "

A.Tardieu, Le souverain captif, p.192

Cette représentation de la société française des années trente 176, dans laquelle chacun trouve admissible qu’on cherche la faveur pour réussir et satisfaire ses intérêts personnels, même si tout le monde n’est pas en mesure de faire jouer des relations, conjuguée à l’analyse des mobiles de la profession, sous-tend sa description de la " fabrication de l’élu " 177. Car c’est bien de cela dont il s’agit. Le candidat à la députation doit " seulement considérer à l’exclusion de toute autre, l’une des 613 circonscriptions électorales " 178 et déposer sa candidature à la préfecture. Mais aussitôt cette opération réalisée, " il est assailli " par tous ceux qui peuvent peser sur son élection et en attendre des bénéfices.

Le candidat " assailli "

" Assailli ? non point certes par le vrai peuple ; par les 10.000 électeurs qui, un dimanche décideront de son sort et qui sont gens tranquilles. Mais par une infime minorité de ces dix mille ; par le peuple des comités ; par ceux que l’on appelle en sens divers, les militants. Ce sont les héritiers des sectionnaires de 1793 ; les exploitants et les meneurs de la matière à voter ; ceux qui, couverts soit de noms de classes, soit de noms de partis, soit de noms de profession se sont donné à eux-mêmes la mission d’exiger de ces candidats à un mandat général des engagements particuliers. "

" Pour constituer ces groupements qui vont prendre hypothèque sur l’élu du lendemain, pas de difficulté. Car le métier, vu l’immense crédulité du peuple, est facile. Et il est profitable. "

A.Tardieu, Le souverain captif, p.248

C’est de la sorte un petit groupe d’individus actifs 179, les " cadres " 180, formés en comité qui " désignent et domestiquent les candidats " 181. La puissance de ces cadres est liée à la place qu’ils occupent dans la société, à leur influence sur la population locale et aux ressources sociales dont ils disposent, qui leur permettent d’être de bons agents électoraux. Plus que les notables traditionnels, ce sont, pour A.Tardieu, les fonctionnaires 182 qui sous la IIIème République occupent la première place dans ces comités. En effet, par les ressources administratives qui leur sont confiées, il est important pour les administrés, qui sont aussi des citoyens, de s’attirer leurs bonnes grâce : " Présente dans chacun de nos villages sous les espèces du facteur, de l’instituteur, du buraliste, de l’agent-voyer, du percepteur du juge de paix, du gendarme, du garde-champêtre, l’administration centralisée peut beaucoup pour les commodités et les agréments du citoyen. Son influence est donc grande et quand l’administration vote, ceux qui tiennent à sa bienveillance regardent comment elle vote, et s’empressent de voter comme elle " 183. Une fois élu le député tombe sous la dépendance de son comité électoral, - qui l’a recommandé aux électeurs - converti en comité de vigilance, qui " veille aux fruits de l ’élection " 184. Par là même, observe Tardieu, le suffrage universel direct devient indirect, non en droit bien sur, mais en fait 185, car " le choix des candidats est l’affaire des dirigeants ". Le mécanisme de l’élection, outre qu’il crée une inégalité spécifique entre gouvernants et gouvernés, enregistre les inégalités sociales : elle sépare sous couvert d’égalité citoyenne, ceux qui ont de l’influence -" les tireurs de ficelles "-, des simples citoyens. Et les intérêts de ceux qui ont fait l’élection, sont beaucoup plus importants pour l’élu que ceux qu’il connaît mal des électeurs qui se sont bornés à lui apporter leurs voix. Pour tout dire, " on ne leur demande pas d’être de bons représentants de la masse qui vote ", mais les défenseurs zélés des intérêts de " ceux qui mènent le peuple et tirent les ficelles " 186 : les membres des comités, les dirigeants des partis et de leurs fédérations locales et ceux qui ont contribué financièrement à l’élection qui coûte très cher. La politique est donc liée par l’élection à l’argent : " la situation est pareille partout ". " Les élections, bureaux, secrétariat, correspondances, tracts, automobiles, journaux, affichages exigent des millions et pour être élu il ne suffit pas de parler : il faut payer " 187. Ce prix de la politique, en dehors même des tentations et des faiblesses individuelles est à l’origine de la corruption de nombre d’élus. Car " les financiers ne sont pas des philanthropes " 188. De cette mise en dépendance lors de l’élection découlent trois esclavages.

Le premier est l’esclavage local. Les élus, qui souhaitent un jour être réélus, sont asservis aux exigences de leurs électeurs et surtout à celles des " fabricants locaux d’élection " 189. Et A.Tardieu de citer Tocqueville : " Suivant cette morale, l’homme qui possède des droits politiques se doit à lui-même, doit à ses enfants, à sa femme, à ses parents de faire dans leur intérêt, usage personnel de ses droits ". Esclave, il l’est surtout des " ordres mendiants de la démocratie " 190, groupes de défense d’intérêts catégoriels et professionnels, actifs dans sa circonscription. Celle-ci, parce qu’elle l’élit et le réélit " demeure pour son élu, avec ses impératifs catégoriques, la seule réalité vivante dont il est le serviteur ". A l’esclavage local s’ajoute l’esclavage politique. Celui-ci est moins que le précédent lié à la réélection qu’à l’accession au pouvoir 191 : clubs, partis, groupes politiques prennent de l’ascendant sur l’élu. Et de se référer à Burke qui mentionne déjà, au début de la Révolution française, le rôle déterminant des " chefs de clubs et de cafés législatifs " 192, manipulant les foules et menaçant les élus, dont la " majorité captive " 193 délibérant sous la pression, ne fait qu’enregistrer la volonté. Contrôlant les comités électoraux dans les circonscriptions et des élus dans les chambres par l’intermédiaire des groupes parlementaires, les partis sont capables, de l’extérieur, de faire et de défaire des carrières politiques. Ils tiennent par là les parlementaires.

La dépendance des élus à l’égard des meneurs

" (...) A diverses reprises, ces meneurs, délaissant le travail de sape, se sont hissés sur le parapet pour substituer à la volonté du pays et à la responsabilité constitutionnelle des assemblées leur irresponsabilité d’amateurs. On l’a vu en 1925, quand le congrès radical de Nice a renversé Joseph Caillaux, et avec lui, le ministère Painlevé ; en 1928, quand le congrès radical d’Angers a renversé le ministère Poincaré ; en 1933, quand les syndicats de fonctionnaires ont renversé le ministère Boncour ; en 1934, quand le congrès radical de Nantes a renversé le ministère Doumergue ; en 1936, quand le meeting radical de l’Hôtel continental a renversé le ministère Laval. "

" Maîtres des électeurs, des candidats et des élus, les comités et les partis ont exproprié le peuple et se sont rendu maîtres, comme Tartufe était maître chez Orgon. "

A.Tardieu, Le souverain captif, p.255

L’esclavage pécuniaire couronne enfin les deux autres. Et A.Tardieu n’hésite pas à faire de la question du financement des campagnes électorales et des partis politiques un élément central de l’explication des comportements parlementaires 194. Comme pour être élu, il faut beaucoup d’argent, que l’indemnité parlementaire ne saurait y suffire, les élus tombent dans la dépendance directe soit des bailleurs de fonds privés 195 qui leur procurent le nerf de l’élection, soit dans celle du parti qui les collecte. Ce parti " pour pouvoir aider leurs amis négocient et prennent des engagements. Sur l’indépendance des élus, ces engagements exerceront tôt ou tard leur pression " 196. L’esclavage financier renforce ainsi l’esclavage politique

Ces trois esclavages structurels sont tissés pour les élus de multiples servitudes : servitude physique, qui les contraint à participer à d’innombrables réunions locales, et à se vouer inlassablement au travail d’intervention ; servitude morale également : en raison de la multitude d’engagements et de promesses qu’ils ont dû faire, qui rogne leur liberté déjà surveillée, en l’encadrant d’un réseau d’inextricables obligations ; servitude enfin, vis-à-vis du gouvernement et de l’administration : pour satisfaire ses commanditaires, " ils mendient chez le ministre " 197 les faveurs qu’on leur réclame et pour cela s’obligent à lui rendre quelques menus services ou à le soutenir sur un vote. Mais l’accord du ministre ne suffit pas : il faut aussi que l’administration exécute localement la décision. Or elle dispose en la matière d’un large pouvoir discrétionnaire : elle peut être rapide ou lente, " généreuse ou parcimonieuse " 198. Pour aboutir, les élus ont "   besoin des fonctionnaires comme des ministres ". Et c’est de l’influence qu’ils peuvent avoir sur le déroulement de leur carrière qu’ils font état pour gagner leur complaisance. Pièce centrale d’un système d’échange de services, le parlementaire en est le prisonnier et perd toute indépendance : il est, pourrait-on dire, dominé par les conditions de sa domination et de sa réussite. Esclave d’intérêts particuliers dont l’emprise sur lui tient à la satisfaction de ses intérêts proprement politiques de métier, il les fait triompher contre l’intérêt général.

2- Le triomphe des intérêts particuliers

Prisonnier de tous ceux auprès de qui il s’est obligé, ou envers qui il croit avoir des devoirs, le parlementaire oriente tous ses efforts vers la satisfaction de leurs intérêts qui conditionnent à ses yeux son avenir dans la profession. C’est dans une sorte de descente désabusée aux enfers de la politique que nous entraîne André Tardieu en prenant pour fil conducteur le métier.

Par l’intervention, l’obtention de passe-droits, de dérogations et de faveurs, il brise l’égalité, et dans une certaine mesure trafique même son influence 199, amenant les ministres, mais aussi les fonctionnaires à ignorer les devoirs de leurs charges.

La pourriture d’assemblée et le parlementarisme d’affaire

" Ceux qui s’adressent à un élu pour obtenir un avantage auquel ils savent qu’ils n’ont pas titre, trouvent naturel de payer pour réussir. Et malheureusement, certains élus ne trouvent pas scandaleux d’être payés pour intervenir. Le despotisme des Assemblées en créant le passe-droit a créé la corruption. Qui ne croit qu’à la faveur est disposé à payer la faveur. Qui consent à accomplir l’injustice est disposé à ce qu’elle lui soit payée . "

" (...) La guerre a généralisé même dans le monde parlementaire, la notion de commission. Comme ce développement coïncidait avec celui d’organisations financières, commerciales et industrielle, en rapport de dépendance avec les pouvoirs publics, on a pris trop souvent l’habitude de rétribuer ceux qui se mettaient en mouvement pour obtenir le résultat. L’usage de la commission était général. Devait-on parce que député renoncer à cet usage ? Beaucoup ne l’ont pas pensé. Pourquoi ne pas tirer du mandat devenu profession, le même rendement que de tout autre ? "

A.Tardieu, La profession parlementaire, p.307

De cadeaux en faveurs, d’échange de services en nomination dans des conseils d’administration, de tentation en complaisance, la corruption des parlementaires s’installe et les scandales se multiplient, discréditant un peu plus le personnel politique, confondu injustement dans le même opprobre.

Plus grave encore peut-être, le travail législatif est lui-même conditionné au premier chef par les intérêts professionnels des élus: "il n’est point de question militaire, financière ou sociale qui ne soit considérée d’abord sous l’angle de l’intérêt électoral " 200, c’est à dire d’intérêts particuliers. Et l’homme politique fait taire sa conscience : " cela signifie que dans presque tous les votes, un débat cornélien peut s’ouvrir entre ce qu’exige l’intérêt public et ce que commande l’intérêt électoral. Dès que ce conflit est ouvert, l’intérêt public est en danger. Il arrive que pour être réélu, on mette le budget en déficit par des libéralités démagogiques, la sécurité en péril, par des diminutions d’effectifs et d’armement ; la justice en quenouille, par les débauches d’amnisties " 201.

Le travail constitutionnel, plus que tout autre est passé au crible des intérêts politiques: durée et cumul des mandats, modalités de l’élection, attributions des chambres et droits du gouvernement sont des questions que l’on évite, ou dont on décide toujours en faveur de la profession.

Incapable de se dégager des intérêts particuliers, l’intérêt général succombe sous les assauts du métier. Les intérêts supérieurs de l’Etat et de la société, en l’existence desquels croit André Tardieu, ne sont pris en considération que pour autant qu’ils servent ou ne sont pas en opposition avec les intérêts de la majorité des professionnels. Autant dire que le pouvoir fait rarement ce qui serait son devoir. Il le fait d’autant moins que l’autorité politique s’amenuise du fait des manoeuvres permanentes de parlementaires se conduisant en despotes.

C) La politique des despotes

La profession ne place pas seulement ses membres en esclavage. Animés qu’ils sont par la volonté d’avancer, elle les convertit en chasseurs de postes ministériels. Dans l’univers impitoyable de la politique professionnalisée, " l’assassinat de l’exécutif est un besoin professionnel impérieux " 202. Les parlementaires ne voient pas les questions traitées au parlement sous l’angle de leurs seuls intérêts électoraux ; ils les considèrent aussi sous celui de leur carrière et de leur avancement dans celle-ci. Pour André Tardieu, la règle du jeu qui s’en déduit est aussi simple à formuler que lourde de conséquences : " chaque parlementaire se sent appelé à devenir ministre. Chaque ministre se sent appelé à le rester. Chaque ancien ministre se sent appelé à le redevenir ". Ce système de croyances d’élus qui se considèrent tous comme des égaux et des pairs que rien ne distingue en valeur, est à la source d’un véritable asservissement du gouvernement et d’une disparition progressive de l’autorité publique.

1- L’asservissement du gouvernement

Pour que cette lutte incessante autour des postes gouvernementaux soit possible, il a fallu que le chef de l’Etat perde l’essentiel de ses pouvoirs et soit placé en dépendance. Le mouvement qui a conduit à son effacement devant le parlement s’inscrit dans la longue durée. Il commence selon A.Tardieu, avec la Révolution française qui " s’est constamment développée dans le sens de l’anéantissement du chef de l’Etat " 203. Par-delà les poussées autoritaires des deux Empires et de la toute puissance du chef de l’Etat qu’ils consacrent, c’est la réalisation du principe qu’avait formulé Thiers pour minimiser les pouvoirs de Louis-Philippe : " Le Roi règne et ne gouverne pas " qui s’affirme peu à peu. La IIIème République assurera la consécration d’un Président de la République désarmé, et cela initialement, le coup du 16 mai n’ayant eu pour A.Tardieu qu’une conséquence : " fonder bien au-delà de la constitution, la suprématie et le despotisme des assemblées " 204.

La " légende du 16 mai " et la   " présidence décorative " du chef de la profession

" Le Président français est né, à une voix et par raccroc, comme la République elle-même de l’amendement Wallon. Il a été désarmé au maximum en souvenir des erreurs récentes du pouvoir personnel et aussi en raison des circonstances politiques. Les républicains se défiaient de la Présidence de la République, parce qu’elle était la Présidence. Les royalistes s’en défiaient, parce qu’elle était la République. D’un côté comme de l’autre, on voulut, afin de pouvoir plus aisément contenir ou remplacer ce pouvoir, qu’il fût faible, et c’est pour l’affaiblir qu’on inventa la Présidence du conseil. On tournait ainsi le dos à la Présidence issue du peuple et responsable dont l’Empire était né, soit à l’expérience plus récente d’un Président de la République qui, bien que d’origine parlementaire avait exercé, deux ans durant un pouvoir direct et presque absolu. On revenait à la vieille conception du chef de l’Etat annulé de 1793. (...). On était très loin du " chef-roi moins le nom et la durée ", dont avait parlé le duc de Broglie lors de son projet du 19 mai 1873 ; très loin encore du corps électoral élargi, que ce projet prévoyait. La base de l’élection restait strictement parlementaire. On avait beaucoup hésité à autoriser la réélection que l’usage devait d’ailleurs interdire par la suite. La profession parlementaire qui exclut toute permanence, dessinait ses exigences. C’est de là, et non du 16 mai, que date le néant présidentiel. Le 16 mai, qui, dans sa légende, demeure, pour la mémoire du peuple, le coup de force type de l’exécutif contre le législatif n’a eu à aucun degré, ce caractère. Entreprise légale, maladroite et mal conduite, le 16 mai (...) n’a eu au fond qu’une conséquence, qui a été de fonder, bien au-delà des limites de la constitution, la suprématie parlementaire et le despotisme des assemblées. "

A.Tardieu, La profession parlementaire, p.218-219

Le pouvoir présidentiel est " anéanti " 205 au profit d’une  présidence décorative  attribuée à un homme qui n’est que " le chef de la profession " parlementaire et qui renonce à exercer ses prérogatives constitutionnelles. Elu par les parlementaires, ils prennent soin de le choisir parmi les plus chevronnés d’entre eux, " généralement à la présidence du Sénat " 206, ce qui est un gage de son attachement à leurs intérêts. Et s’il devait malgré tout, par extraordinaire, se rebeller contre eux, ils auraient le dernier mot : la profession le contrôle étroitement : " Elle le tient, parce qu’elle le nomme. Elle le tient parce qu’elle ne le nomme que pour sept ans. Elle le tient parce qu’elle connaît le moyen de le renvoyer avant ses sept ans " 207.

Une fois le Président de la République neutralisé et dépouillé de toute légitimité propre, le seul facteur qui pourrait conférer au gouvernement une certaine stabilité serait, comme dans le parlementarisme anglais, qu’une majorité soudée et cohérente lui apporte un soutien durable et sans faille. Rien de tel sous la IIIème République. Dès sa constitution, le gouvernement est pour ceux là mêmes qui le forment bien fragile. André Tardieu qui a une longue expérience ministérielle 208 porte ici son propre témoignage : " Le législatif envahit de toutes parts, le fabricant de ministère. Il l’assiège dès lors qu’il y a des places à prendre, de sollicitations dont les unes sont individuelles, les autres collectives ". Ne tenant pas compte de la stabilité relative d’un haut personnel gouvernemental, somme toute plutôt compétent, dans les ministères, qu’une analyse scientifique aurait révélée 209, A.Tardieu estime que sa composition est sans rapport avec les compétences de gestionnaire ou d’administrateur que réclament les fonctions : " Les lois du métier veulent que la constitution des équipes ministérielles soit dans une large mesure incohérente. Il n’y a pas hormis les motifs professionnels, aucune raison pour que ceux qui sont présents soient présents. Il n’y en a pas davantage pour que ceux qui sont absents soient absents " 210. Connaissant l’instabilité ministérielle chronique qui règne sous la IIIème République, rien d’étrange à ce que " Tout président du conseil ait l’impression directe de sa précarité devant la masse amorphe et puissante dont il sort ". A l’intérieur même du gouvernement, qui est forcément de coalition, les intérêts de carrière sont à l’oeuvre, taraudant la solidarité gouvernementale qui n’est qu’un leurre. Car si les ministres veulent le demeurer, ils anticipent déjà la chute du ministère et de nouvelles missions : " Les postes qu’ils occupent les conduisent à penser aux postes qu’ils désirent. Pour s’y laisser porter, il suffira de faire, aux ordres du législatif, la " planche pourrie " " 211. Dans le monde parlementaire, l’imagination vaticine, et pour rendre les rêves possibles tout peut être entrepris. Le sort du président du conseil étant plus qu’incertain, il a en nommant son équipe " épuisé son potentiel ". C’est déjà " le prochain président qui est intéressant pour les amateurs ".

Alors que la solidarité interne du gouvernement se heurte aux ambitions des ministres, les assauts parlementaires commencent immédiatement. L’opposition fait tout ce qu’elle peut pour accéder aux emplois ; mais ce n’est pas là le danger le plus grand. Il vient de la majorité elle-même : ses membres en effet " ne sacrifient pas à la satisfaction collective de voir leurs idées au gouvernement le regret individuel de n’en pas faire partie " 212. Les " despotes ", rongés d’ambitions, réduisent alors le gouvernement en esclavage par une double tyrannie. La " tyrannie de la séance ", d’abord, dont l’instrument par excellence est l’interpellation, " grand ressort du métier " : parfaitement libre de tout encadrement juridique sous la IIIème République, elle permet, lorsqu’elle réussit à faire tomber le gouvernement et donc de " créer les places libres " 213 tant convoitées.

A.Tardieu en victime du despotisme parlementaire

" A considérer mes deux premiers cabinets, qui ensemble ont duré treize mois (dont huit mois de sessions), j’ai dû, pendant ces huit mois subir en 329 séances, le dépôt de 327 interpellations et de 62 questions ; discuter la fixation de 101 d’entre elles ; en discuter au fond 93, plus 62 questions. A ces occasions, comme dans les débats budgétaires et législatifs, j’ai dû monter 172 fois à la tribune et poser 60 fois la question de confiance. "

" Si l’on y ajoute 14 comparutions devant les commissions, le total des interventions personnelles que j’ai dû faire, comme chef du gouvernement à l’appel des assemblées, se chiffre par 206 - soit un quotient de 25 interventions par mois. Ce quotient avait été sous le ministère Clémenceau de 1906 de 11 par mois ; sous le ministère Méline de 1896 de 12. Mon taux personnel était de 100% supérieur à celui des plus combattus de mes prédécesseurs. "

" Et quel rythme de vie dont les statistiques ne rendent point compte ! On commença dès le premier jour, après m’avoir promis la veille de m’attendre à mes actes, de voter contre moi à tour de bras. Ensuite, entre le 7 novembre et le 30 décembre, je fus sans parler des débats budgétaires, harcelé soit à la chambre, soit au sénat, soit à la chambre et au sénat tour à tour, sur tous les sujets, à tout propos et hors de propos. Tantôt on m’accusait de trop souvent poser la question de confiance, tantôt de la poser trop peu. (...) D’innombrables banderilles s’enfonçaient dans mes épaules. "

A.Tardieu, Le souverain captif, p.49-50

La lutte contre le gouvernement, décrite comme une corrida ou une chasse à cour, dans laquelle tous les coups sont permis, est féroce. Il faut au président du conseil dépenser beaucoup d’énergie pour désamorcer les conflits, trouver des compromis, briser le travail d’obstruction de ses adversaires, et surtout sauvegarder la coalition précaire qui le soutient. Chef d’un gouvernement de coalition, il consacre l’essentiel de son temps à négocier 214 et à répondre aux récriminations quotidiennes des parlementaires.

La seconde tyrannie est celle des commissions 215, des groupes politiques et des simples parlementaires. Parce que leur durée de vie est supérieure à celle des gouvernements, les commissions, au premier rang desquelles celles des finances, sont devenues " les groupements offensifs du métier dans chaque compartiment des ministères " 216. Elles ont étendu peu à peu leur emprise sur les administrations, dépossédant le gouvernement d’une partie de son pouvoir de direction. Les groupes, quant à eux, font pression en permanence sur le gouvernement pour faire valoir leurs revendications et marchander leur soutien lors des votes. Les parlementaires, enfin, veulent connaître de tout ce qui concerne leurs circonscriptions 217, et, pour y sauvegarder leurs intérêts électoraux, se dotent de " clientèles dans les bureaux des ministères ".

Soumis à l’action multiforme des parlementaires qui poursuivent sans relâche leurs objectifs professionnels, les gouvernements fragiles se succèdent, dans un genre de sarabande, sans être en mesure d’affirmer la moindre autorité.

2- La disparition de l’autorité

Le despotisme parlementaire, directement lié aux intérêts de métier engendre une instabilité ministérielle excessive autant qu’irrépressibles : rien, en effet ne vient limiter le libre jeu des ambitions. Tout peut donc être prétexte à la mise en minorité du gouvernement, qui se consacre peu aux fonctions vraiment exécutives 218. Le rendement gouvernemental, tout comme celui du parlement est mauvais : il n’y a pas de continuité dans l’impulsion politique ni de suivi dans l’exécution ; si bien que l’instabilité ministérielle laisse passer le pouvoir de direction aux mains de l’administration 219. De plus, obligé pour accéder au pouvoir et s’y maintenir de coaliser des partis divers, le président du conseil se trouve pris dans un piège diabolique : il lui faut durer pour appliquer ses idées, mais pour durer, il doit conclure en permanence de nouveaux compromis avec sa majorité et pour cela, céder sur sa politique. Celui qui veut diriger les parlementaires est en réalité obligé de suivre leur fantaisie 220. Certains renoncent alors, avant même d’avoir été renversé par un vote des chambres 221. Dans la mécanique des coalitions, difficilement constituées, règne du compromis, de la transaction, de la demi-mesure, il n’y a pas de place pour les politiques ambitieuses, cohérentes et globales. Reculs et capitulations gouvernementales sont la loi du système : ils laissent apparaître au grand jour, l’impuissance de l’exécutif.

L’instabilité de gouvernements qui travaillent mal, s’accompagne du développement d’une " irresponsabilité générale ". En effet, alors que les parlementaires invoquent sans cesse la " responsabilité " du gouvernement, celle-ci perd toute signification dans le régime tel qu’il fonctionne. Si en régime démocratique, il n’y a pas d’autorité sans responsabilité, la responsabilité n’a pas de sens lorsqu’il n’y a plus d’autorité gouvernementale digne de ce nom, donc capable de rendre compte de la politique qu’elle conduit durablement. Pour A.Tardieu, la responsabilité ministérielle a donc été dévoyée par les intérêts professionnels : " elle a été inventée non pour atteindre effectivement les ministres qui gouvernent mal, mais pour faire le plus souvent possible place aux parlementaires qui veulent devenir ministres sans être sûr de bien gouverner. Elle est née, en même temps que la profession comme un magnifique alibi qui permet, avec un mot de se débarrasser d’un fait " 222.

Au despotisme multiforme des assemblées d’esclaves, il n’y a pas sous la IIIème République de limites : pas d’autorité, point de responsabilité, encore moins de responsables : le président de la République, comme dit Casimir Périer, " n’est qu’un maître de cérémonies " 223, le Président du conseil, " l’enfant trouvé du régime " 224, et les parlementaires  " au carrefour des privilèges " 225, des despotes irresponsables, esclaves de leur métier.

Cette analyse indigène, mais très pénétrante, du métier et du jeu politique sous la IIIème République, qui s’alimente à l’expérience de son auteur, mais aussi aux travaux juridiques et politologiques disponibles à l’époque ne conclut pas, dans l’ouvrage qui reste inachevé, sur ce qu’il faudrait transformer dans le métier pour que le régime corresponde à l’idéal d’André Tardieu 226. Car " la révolution à refaire ", si elle doit être révolution des institutions, doit aussi et avant tout révolutionner le métier : il s’agit dit-il " de briser à la fois les deux maîtres abus du régime : la dépossession du peuple par les élus et la transformation du mandat en métier " 227. A y bien regarder, au-delà du catalogue des réformes proposées ça et là, les concepts qui semblent devoir guider l’ensemble sont ceux de " risque professionnel " et de " réduction  des collusions "et interdépendances 228 plus ou moins institutionnalisées.

" Ce qui n’est plus tolérable "

En ce qui concerne les élus :

" a) un régime, qui par suite de la rééligibilité indéfinie et du cumul des mandats, crée des assemblées de candidats perpétuels ;

b) un régime qui pour la même raison soumet ces candidats perpétuels aux forces locales, politiques, pécuniaires, dont ils ont besoin pour être réélus et pour accéder au pouvoir ;

c) un régime qui organise l’instabilité gouvernementale en livrant les ministères, à tout instant et sans restriction à la majorité d’assemblées ainsi formées ;

d) un régime qui, par l’initiative parlementaire des dépenses et par l’intervention des élus dans l’administration fait des finances et de la vie de la France la proie des dites majorités ;

e) un régime qui multiplie les malfaçons de la Chambre par les malfaçons du Sénat qui est devenu identique à la chambre, et qui possédant le privilège de ne pouvoir être dissout et de pouvoir empêcher la dissolution de la Chambre, a usurpé celui de renverser les ministères ;

f) un régime qui empoisonne la vie municipale et départementale en confiant l’élection des sénateurs aux élus des communes et des départements ;

g) un régime qui par la collusion du mandat parlementaire et de son despotisme avec d’ autres professions notamment celle d’avocat, est un foyer permanent de corruption financière et morale. "

A.Tardieu, La profession parlementaire, p.360

Les recettes pratiques que lui suggère l’expérience sont inspirées par ces deux idées. Au fond, les maux qu’il décèle viennent, pour A.Tardieu, de ce que les parlementaires ont trouvé collectivement les moyens d’échapper à la précarité relative qu’engendre le contrôle démocratique 229 : par le droit de réélection, le cumul des mandats, et l’intervention, qui rentabilisent l’investissement dans la profession. La non réélection, " comme risque professionnel normal " est très limitée : il ne survient " que 25 fois par siècle quand on est député, onze fois quand on est sénateur " 230. Jamais la responsabilité des parlementaires n’est engagée " contre leurs innombrables malfaçons professionnelles " 231 et il faudrait instaurer par conséquent " un système de protection des droits fondamentaux des personnes " 232. Ainsi la ligne de force de la réforme des institutions qui s’esquisse à la lumière des logiques du métier, consiste en un accroissement des risques " imprévus " 233 par une démocratisation des institutions 234, une limitation des avantages professionnels 235, mais aussi en une diminution des pressions externes 236 - car le monde politique n’est pas autonome du monde social dont il dépend largement 237 - qui suppose sans doute, une révolution morale, puisque les membres de la société attendent de leurs élus une défense de leurs intérêts particuliers, incompatible avec la poursuite de " l’intérêt général " 238.

Ayant pour objectif de comprendre comment le système est devenu ce qu’il est pour le transformer en profondeur, A.Tardieu reconstruit son rapport à la politique et rationalise les actes épars des hommes avec lesquels il a vécu, en convertissant son sens pratique de l’action politique, son savoir intuitif de ce qu’il faut faire, en savoir théorique . Analyse indigène du métier, affranchie des exigences de la vérification empirique rigoureuse, pleine d’excès et de violence verbale, La révolution à refaire, à partir de quelques paramètres comportementaux typiques des acteurs, définissant les enjeux poursuivis mais aussi des coûts et des avantages 239, développe une sorte " d’analyse stratégique des institutions " - avant la lettre - qui sont le cadre du jeu, dont elle objective certaines règles formelles et informelles. Mais ce qui frappe alors, c’est à quel point cette théorie indigène demeure marquée par les préoccupations politiques et les croyances socialement constituées de son auteur. En effet elle est bâtie essentiellement à des fins pragmatiques et pour servir des intérêts politiques et sociaux : son élaboration vise à justifier des réformes en faveur d’un exécutif renforcé confié à des hommes politiques compétents - auxquels il s’identifie - qui, à supposer qu’ils soient parlementaires, ne feraient pas de leur mandat un métier, c’est-à-dire appartiendraient au milieu social favorisé dont est issu Tardieu. Si bien que l’idée qu’il serait possible d’atteindre l’idéal démocratique d’un peuple non dépossédé par ses élus n’est en aucune manière entamée à ses yeux par l’analyse pourtant très désenchantante qu’il propose des logiques de professionnalisation de l’activité parlementaire : une fois écartés, par un retour au mandat, les parlementaires professionnels, que tout l’ouvrage disqualifie, pourraient intervenir de nouveau et en toute quiétude des hommes politiques "désintéressés", vivant seulement, comme lui-même croit l’avoir fait, pour la politique, et capables de servir " l’intérêt général". Bref, les intérêts expressifs, sociaux et politiques, à la base de cette théorie indigène, qui ressortent bien des jugements portés au détour de nombreuses phrases, permettent d’en saisir les limites : la lucidité d’André Tardieu est sélective ; surtout, toutes les conséquences qu’il aurait pu tirer de ses analyses sont obérées par le fait qu’il s’exclut de l’observation du milieu qu’il prétend étudier. Il s’interdit ainsi de voir dans le système même de la représentation les mécanismes constitutifs de la dépossession, en les reportant sur la seule professionnalisation, et, par conséquent, peut continuer à croire en la possibilité d’une non dépossession du peuple par les élus dans un système futur à la construction duquel il appelle. Malgré ces faiblesses liées à ses conditions de production, cette théorie indigène a des vertus heuristiques. Véritable grille théorique d’interprétation du régime, capable de rendre compte de l’articulation des rôles politiques et de leur interaction, la conclusion à laquelle son application à la réalité conduit est sans appel : pour que la République vive, il faut qu’elle sache domestiquer le métier qu’elle a fait naître.