ETAT, CRIMINALITE ORGANISEE ET STRATEGIE PENALE : ELEMENTS
POUR L'ANALYSE DES POLITIQUES CRIMINELLES EN AFRIQUE

 

par Stéphane ENGUELEGUELE

CURAPP - CNRS
(France)

 

 

On peut parler de criminalité organisée dès lors qu’on est en présence d’une organisation criminelle revêtant quatre caractéristiques : "  1-une collectivité réunissant des criminels soumis à l’autorité d’un chef ; 2-une division du travail claire, chaque membre jouant un rôle précis et s’ajustant aux autres rôles ; 3-une nocivité sociale considérable, résultant du professionnalisme et de l’efficacité de ces groupes ; 4- la capacité à échapper aux sanctions pénales qui tient à la nature propre des activités illicites de ces groupes, à leur structure interne et aux rapports de collusion noués avec la société  ". L’ONU a inscrit la lutte contre ce phénomène à l’ordre du jour du Xème congrès des nations unies pour la prévention du crime et le traitement des délinquants, et au premier rang des priorités des instances qui, au sein du Secrétariat général, sont chargées du traitement des problèmes de criminalité et de délinquance2. Relayant le directeur du Fonds monétaire international qui, analysant la criminalité transfrontières la tenait pour une insulte à la démocratie et un péril pour l’humanité, l’Organisation des nations unies essaie d’orienter les politiques criminelles des États membres vers la prévention et la répression d’un type de délinquance en pleine expansion. Cette démarche qui s’adosse aux modèles étatiques de réaction pénale (on s’en expliquera) est cependant biaisée et vouée à l’échec dans les pays où la construction de l’État est souvent présentée comme étant inachevée 3. L’application aux contextes africains de stratégies de réaction anti-criminelle inspirées des modèles étatiques de politique criminelle, présente en fait le risque de renouveler les travers de certaines analyses du droit et du politique en Afrique, d’occulter la spécificité de la criminalité organisée et la singularité des relations qu’elle entretient avec le politique, et, en définitive, d’interdire toute reconstitution critique de l’élaboration de la stratégie pénale concrète dans des États qui, à l’analyse, se révèlent comme des juxtapositions de réseaux aux activités licites et illicites. La présente note de recherche n’a pas pour objet de discuter l’opportunité du programme mis au point par l’Organisation des nations unies ; elle propose un cadre théorique pour l’analyse de la réaction anti-criminelle dans les États africains, où la pertinence d’un raisonnement de politique criminelle reste à démontrer.

Au sens large, la politique criminelle est l’ensemble des moyens mobilisés pour traiter l’infraction et la déviance ; ce sont les stratégies qui visent à canaliser les comportements contraires à l’ordre social. Principe pour l’action contre le crime (lato sensu), la politique criminelle évoque une chaîne non-linéaire de réactions fondamentales à la déviance et à l’infraction (réponse étatique ou réponse sociétale à l’infraction/réponse étatique ou réponse sociétale à la déviance)4 pouvant se décliner différemment : la réponse étatique à l’infraction peut prendre la forme d’un dispositif de droit pénal, de droit pénal spécial, de droit civil ou de droit administratif. La politique criminelle évoque dès lors le cadre de la réponse publique à la criminalité : c’est le principe de la réponse (intervention étatique ou initiatives sociétales), la sélection du type de la réponse (droit pénal, droit administratif, droit civil, médiation, légitime défense...), et ses modalités d’expression, c’est-à-dire la nature de ses relations aux autres instances du système politique et social (parlement, exécutif...). La politique criminelle spécifie la nature de la réponse et l’oriente en aménageant ses modalités ; on est en présence d’un cadre qui n’a pas de traduction institutionnelle homogène puisque la politique criminelle n’est que le système de référence à partir duquel sont traités les comportements qui refusent l’ordre social.

La politique pénale est, pour ce qui la concerne, un moyen d’expression de la politique criminelle ; c’est le réseau de décisions et d’actions concrètes qui ont pour but la régulation ou l’inhibition de la criminalité et de la déviance, par le biais de procédés proprement répressifs. Dynamisant la réponse pénale au phénomène criminel (cette fois entendu au sens strict), la politique pénale est une modalité de la politique criminelle au même titre que les droits civil, administratif ou les droits plus spécialisés comme le droit du travail ou le droit de la santé. Référant à un système de rôles et d’actions coordonnés par l’État (élaboration de la loi pénale, prévention des infractions, recherche des délinquants, poursuite et jugement, exécution des peines)5, elle consiste en un jeu complexe d’interactions entre divers acteurs publics, qui poursuivent le même but : traiter au moyen de la répression pénale le phénomène criminel, par référence à un cadre plus général qui est la politique criminelle. La définition de la stratégie pénale incombe à l’État et aux appareils qui, en son sein, sont chargés de gérer le monopole de violence physique légitime. Dans les systèmes étatiques de politique criminelle, l’État a, seul en charge la définition de la stratégie anti-criminelle6, même s’il autorise parfois l’intervention de la société civile à plusieurs niveaux (famille, groupes professionnels...). C’est bien par le biais de la répression pénale que l’État peut effectivement prétendre au monopole de la contrainte légitime.

Les premiers codificateurs ont prétendu faire des systèmes pénaux africains des répliques des modèles occidentaux, alignant artificiellement les modèles locaux de répression sur les modèles étatiques de politique criminelle 7, et optant pour un parti-pris défavorable à l’égard des régulations traditionnelles 8. En 1960 déjà, annonçant la réforme en profondeur de la politique criminelle en Afrique et à Madagascar, G. Mangin constatait : " si l’organisation de la justice indigène donnait partiellement satisfaction en matière civile, il était évident qu’une réforme s’imposait en matière pénale. Le droit répressif indigène était (...) trop cruel et arriéré " 9 ; " Tout est à faire dans ce domaine (...) la meilleure solution consisterait à s’inspirer des réalisations métropolitaines parfaitement adaptables en Afrique " 10. Ce que l’on dénonce c’est aussi bien la brutalité qui caractérise les mécanismes de répression pénale traditionnels que les superstitions et préjugés qui entourent l’administration de la justice traditionnelle11. La codification pénale consistera donc dans l’édiction de législations inspirées des modèles européens alors même que certains secteurs étaient déjà régis par des dispositifs importés de la métropole12. Parallèlement, on suscitait l’émergence d’un centre politique ayant vocation à impulser les nouveaux systèmes de réaction pénale.

On peut cependant s’interroger sur le style de la réaction étatique au crime dans ces États, spécialement le crime organisé. Alors même qu’à l’instigation de juristes français et britanniques la politique criminelle a souvent été conçue à l’imitation des modèles étatiques, force est d’abord de douter de l’effectivité du rôle étatique d’inhibition de formes de criminalité qui tendent à se banaliser: on assiste à une "criminalisation du politique" consistant en l’intégration du " fait criminel " à l’État; la question est dès lors celle de la pertinence de la mission étatique de régulation de la criminalité et de la déviance, lorsque la frontière entre le politique et le crime organisé se trouve brouillée. Ensuite, la criminalité tend à devenir fonctionnelle dans ces sociétés, alors que la mondialisation des économies s’accompagne d’une nouvelle division internationale du travail faisant des Etats périphériques, des zones privilégiées de production de richesses illégales qui seront ensuite recyclées dans les États occidentaux.

Criminalisation du politique et définition de la stratégie pénale

La criminalisation du politique évoque le brouillage des frontières entre les autorités publiques chargées de la répression pénale, et les organisations criminelles : le politique, qui est théoriquement investi de la lutte contre la criminalité et la délinquance, participe à diverses entreprises criminelles. J.-F. Bayart, S. Ellis et B. Hibou appréhendent la criminalisation du politique dans le même sens lorsqu’ils la considèrent comme la généralisation au sein de l’État " de pratiques dont l’incrimination est patente, soit au regard des critères juridiques nationaux en vigueur, soit et surtout au regard des critères du droit international " 13. L’observatoire géopolitique des drogues propose un certain nombre de concepts qui rendent compte de ce phénomène, et permettent de le penser dans sa complexité. Il en est ainsi du concept de " narco-État " qui réfère aux États qui entretiennent, dans des configurations différentes des relations singulières avec les milieux du trafic des stupéfiants ; ici, des " (...) secteurs de l’appareil d’États profitent directement, pour une part importante, voire essentielle, des revenus du narco-trafic " 13. La nature de ces relations varie d’un contexte géopolitique à l’autre : dans certains cas, les ressources procurées par le trafic des stupéfiants contribuent à l’enrichissement de l’État dont elles constituent un facteur essentiel des politiques économiques sinon même budgétaires ; l’observatoire géopolitique des drogues donne l’exemple du Nigeria où le politique, dans l’essentiel de ses composantes, est impliqué dans le commerce international des drogues. Dans d’autres cas, la prolifération des relations " politique/drogue " profiterait de la déliquescence des pouvoirs régaliens dans certaines régions ; les trafiquants deviennent des rivaux sinon des partenaires d’un État privé des instruments de son autorité. Dans certains cas également, le trafic de drogue est devenu, comme en Guinée équatoriale une ressource privée du politique 14.

Le concept de " narco-démocratie " 15 éclaire aussi sur la complexité des processus de criminalisation du politique ; ici, les intérêts du narco-trafic ont pénétrés les rouages du jeu démocratique, y substituant la corruption aux mécanismes réguliers de la compétition politique. Par ailleurs, dans les narco-démocraties, des pans entiers de l’économie sont tombés dans le giron de pouvoirs privés qui tirent l’essentiel de leur puissance du trafic des drogues et autres actes criminels, mais aussi de leur organisation en véritables groupes de pression et en réseaux d’influence. Dans ces configurations, on aboutit généralement à des négociations entre le politique et les pouvoirs criminels (par exemple, mais en Amérique latine, l’accord du gouvernement colombien avec le cartel de Cali en 1993). Il faut rapprocher de ces problématiques celles de l’" État mafieux ".

Le problème dans ces différents États tient à la transformation radicale des répertoires d’action des organisations criminelles, qui pose sous un jour nouveau (on y reviendra) la question de la définition de l’État et la cohérence d’un raisonnement de politique criminelle dans ces systèmes. Les organisations criminelles ont rarement la prétention de prendre le contrôle du politique et de se substituer à lui dans l’exercice des fonctions régaliennes. Ainsi, si sous l’ère Meiji les Yakuzas essaient d’accéder à l’État, c’est pour profiter des nombreux flux financiers générés par l’entrée du Japon dans l’ère moderne. De même, la collaboration et les négociations entre Cosa nostra et l’État en Italie dès la fin de la guerre traduisent seulement une volonté de la mafia de contrôler certains marchés. Dans les deux cas, c’est le passage d’une économie agraire à une économie industrialisée qui incite les organisations criminelles à entrer en contact avec le politique pour l’acquisition d’avantages économiques 16.

Dans la plupart des pays où elles existent, les organisations criminelles sont cependant instrumentées par le politique, ce qui leur permet de mieux participer aux processus politiques : en Italie comme au Japon, l’instrumentation des organisations criminelles visait, à la fin de la guerre, à contrer les communistes et à structurer les électorats ; en URSS, on vivait sous un véritable régime de "corruption régulée"17. Par ailleurs, l’État parvient toujours, malgré l’existence de "cultures criminelles" entretenues et développées par les groupes criminels (l’Omerta de la N’dranghetta ou de Cosa Nostra, l’Ura et l’Omote (distinction de l’action secrète et de l’action en public) chez les Yakuzas), à les définir comme criminelles donc à instituer une césure entre les criminels et ceux qui ne le sont pas. Dans les pays qui nous occupent cependant, on assiste à une transformation du schéma mafieux classique : 1-la criminalité organisée tend d’abord à devenir fonctionnelle ; comme le montre bien Ph. Burin des Roziers, le mafieux devient " un acteur social qui détermine, à de nombreux égards, l’évolution de son pays. En ce sens, il est devenu objectivement un acteur social central " 18 ; 2- la criminalité organisée est ensuite érigée en valeur, surtout auprès des fractions les plus jeunes des populations ; le mafieux (le feman au Cameroun) devient une référence socialement valorisée et un modèle pour les fractions les plus jeunes de la population : l’image du mafieux est dès lors une composante de la socialisation primaire ; 3- on assiste enfin à la systématisation d’une collaboration de fait entre les organisations criminelles et une fraction de l’élite politico-administrative qui participe parfois de ces groupes que le droit définit encore comme criminels 19 ; on signale un redéploiement de certaines mafias européennes sur le continent africain, ce qui indique l’existence de réseaux criminels internationaux.

"États de réseaux" et réaction pénale

Les rapports entre le crime organisé et le politique, l’articulation inédite du licite et de l’illicite, le formel et l’informel, obligent à dépasser les problématiques classiques de l’État en Afrique, ou au moins à les retraduire lorsqu’on analyse les politiques criminelles. Ni États néo-patrimonialistes 20, ni organisations politiques dynamisées par un projet hégémonique d’unification des différents segments de la société post-coloniale21, ces États sont des entreprises politiques (au sens Weberien) caractérisées par une " gestion patrimoniale de réseaux ", publics et privés, aux activités licites ou illicites. On nomme " réseaux " des groupes d’acteurs publics et privés, plus ou moins stables, entre lesquels existent des systèmes d’interconnaissance et d’intérêts fondés sur des affinités diverses, et qui se caractérisent par leur capacité à se mouvoir plus ou moins simultanément en différents points du système social ; cette " capacité d’intervention multi-niveaux " tient à la redondance des connexions entre les protagonistes de ce système d’interaction : le recrutement s’effectue sur une base trans-sectorielle et les membres du réseau occupent parfois plusieurs positions de pouvoir dans différents segments du système social ; elle varie aussi en fonction de la position du réseau par rapport au politique : un réseau d’acteurs poursuit d’autant plus efficacement la satisfaction de ses intérêts qu’il dispose d’appuis solides au niveau du champ politique central ; le modèle proposé par J.-F. Médard trouve dès lors ici sa pertinence, puisqu’il peut aider à analyser le politique en Afrique comme un processus d’arbitrage des interaction entre des réseaux plus ou moins structurés, qui rivalisent pour la conquête de chances de puissance sociale. Cependant, loin de voir dans le politique une instance investie d’un rôle de pilotage central du système social, on considère que le politique en Afrique n’a aucune substance propre ; il n’a pas un rôle de régulation centrale de l’action sociale, même s’il dispose de compétences régaliennes indispensables à l’existence de l’État. Développé par M. Crozier et E. Friedberg et repris de manière plus systématique par les tenants de la sociologie des organisations, le postulat de la non-hiérarschisation des systèmes d’action peut permettre de rendre compte de l’essence du politique en Afrique ; ce postulat aboutit à une conception de l’État qui correspond bien à la réalité qui nous occupe 22 : il n’y a d’autres hiérarchies entre les réseaux que celles qui résultent de leur capacité variable à se prévaloir du soutien du pouvoir politique pour produire, légalement ou illégalement, des profits déterminés ; cette hiérarchie est aussi liée à la contribution de chaque réseau à l’économie licite ou illicite.

Dans ces États, le style de la répression de la grande criminalité obéit à une " quasi-politique criminelle " dont la définition dépend de la configuration des rapports de force entre les réseaux, des soutiens politiques dont ils peuvent se prévaloir23, et des modalités de leur insertion dans la division internationale du travail ; cette dernière dimension prend une importance particulière dans un contexte de transformation des représentations de la criminalité qui est perçue comme " un mode de production économique banal et nécessaire"24. Caractérisée par une articulation inédite entre économie légale et économie criminelle, cette transformation consiste en l’externalisation de la production criminelle en dehors des sociétés occidentales, où les profits du crime générés dans les " zones grises ", sont cependant réintroduits sous des formes variées. Zones tendant à se spécialiser dans l’économie criminelle, les territoires caractérisés par le désordre politique, la faiblesse ou l’inexistence des institutions publiques, en tout cas par le caractère " sous-développé " de l’État, ont dès lors un rôle essentiel dans la division internationale du travail ; les configurations du politique dans ces régions s’expliquent fondamentalement par ce rôle que la mondialisation des économies a amplifié. Les caractéristiques du jeu politique (concentration des interactions pertinentes dans des arènes strictement fermées 25, inexistence de marchés politiques structurés et élargis aux citoyens, absence de transactions politiques globales (ou transversales) indispensables à la stabilisation du jeu politique, prégnance d’une double contrainte politique interne (contrôle du pouvoir) et externe (rechercher la reconnaissance des puissances internationale) sur le jeu des acteurs) dépendent de la configuration des relations entre les élites locales et les élites politico-administratives et économiques étrangères ; déterminant en grande partie la contribution des anciennes colonies à l’économie internationale, ces relations prennent une forme déterminée dans un contexte de mondialisation de l’économie criminelle.

La criminalité organisée tend à devenir un mode ordinaire de production économique ; l’économie informelle s’enrichit dès lors des pratiques du grand banditisme ; mais elle est aggravée par la criminalisation du politique que facilitent les mutations induitent par la mondialisation : de manière paradoxale en effet, on assiste au repli d’un État dont les fondements étaient incertains ; la soumission (ou la conversion) des économies au credo libéral s’accompagnant de vastes mouvements de privatisation qui touchent aussi les fonctions de sécurité (voir par exemple la prolifération de sociétés de gardiennage parfois armées ou la privatisation des douanes) ; le brouillage des frontières entre le public" et le privé 26 s’intensifie en même temps que se banalise l’économie criminelle 27.

Les politiques criminelles sont des révélateurs de l’État. L’analyse du style qu’elles revêtent dans les pays africains permettra d’approfondir les analyses très peu satisfaisantes qui sont proposées de l’État dans ces régions, et partant de les reconceptualiser.