DE L'ANTHROPOPHAGIE CHEZ LES CIVILISES :
UN NOUVEL IMAGINAIRE DE LA VIOLENCE PHYSIQUE DANS
LES SOCIETES DEMOCRATIQUES CONTEMPORAINES

 

par Hélène THOMAS

Université de Paris - Nord
(France)

 

"-Pourtant il est certain qu'ils sont anthropophages?...persista le gentilhomme...
- Les nègres ? protesta l'explorateur...Pas du tout. Dans les pays noirs il n'est d'anthropophages que les blancs... Les nègres mangent des bananes et broutent des herbes fleuries. Je connais un savant qui prétend même que les nègres ont des estomacs de ruminants...comment voulez-vous qu'ils mangent de la viande, surtout de la viande humaine?
- Alors pourquoi les tuer? objectai-je, car je me sentais devenir bon et plein de pitié.
- Mais je vous l'ai dit...pour les civiliser."

L'anthropophagie est une pratique qui consiste pour l'homme à manger de l'homme. Dans les sociétés civilisées elle est un tabou absolu, tout comme l'inceste, mais laisse libre cours à des constructions fantasmatiques. Elle a d'abord été repérée par les voyageurs et les explorateurs européens de l'époque moderne chez certains peuples primitifs d'Amérique latine et dénommée alors cannibalisme, mot espagnol obtenu par altération du nom des Iles Caraïbes , -caribe voulant dire farouche, hardi et par extension cruel, féroce - , où les explorateurs découvrirent des peuples primitifs, dont il jugèrent les moeurs barbares.

C'est sous les traits du cannibale, et d'une institution socio-politique du cannibalisme comme gestion publique de la violence physique des membres d'une communauté et incorporation de la loi collective dans les sociétés primitives, que s'est inauguré l'intérêt pour cette pratique et ses significations et la première construction scientifique de la notion par les ethnologues et la psychanalyse à ses commencements. Pour les premiers le cannibalisme est une forme de violence ritualisée avérée dans certaines sociétés amérindiennes, indonésiennes, australiennes et africaines, à laquelle les occidentaux s'intéressent à partir du XVIème siècle. Elle est aussi un mode d'organisation des représentations de l'étranger et de la mort. Pour la seconde il est d'abord l'acte fondateur de toute société humaine organisée autour d'une figure de la loi, mais aussi un des stades du développement psychique de l'enfant.

Cependant, même si ces deux approches soulignent bien que le cannibalisme n'est pas une simple affaire domestique et familiale et qu'il a une fonction plus large touchant à l'organisation sociale globale, elles n'examinent pas précisément son impact sur l'ordre politique des sociétés en question, - peut-être d'ailleurs parce que la sphère du politique n'y est pas formellent différenciée, ni constituée de manière autonome. Or il semblerait que la pertinence de pratiques, de rituels et de systèmes cognitifs anthropophages s'étende également à la chose politique et ce, non seulement dans les sociétés primitives et antiques, mais aussi dans les sociétés modernes et contemporaines. Une extension et une réappropriation des catégories de l'anthropophagie forgées par l'ethnologue, le psychanalyste et l'ethnopsychiatre dans une perspective de science politique est possible, qui permettrait de rendre compte indirectement de formes de violence physique et symbolique extrêmes - et de leur nature, individuelle ou collective, dans les sociétés des époques modernes et contemporaines.

Notre démarche s'articulera autour de deux enchaînements significatifs. Nous envisagerons le passage d'une analyse du cannibalisme en termes domestiques à une analyse en termes politiques et, au sein de cette dernière, du cannibalisme d'hier à l'anthropophagie d'aujourd'hui. En partant de l'hypothèse que le cannibalisme des "primitifs" et l'anthropophagie des "civilisés" se conjuguent respectivement comme des catégories d'entendement et d'action dans les sociétés primitives et comme un impensé dans les sociétés civilisées, nous tenterons de lever un coin du voile sur la nature de cet impensé. Nous examinerons le cannibalisme comme mode d'organisation ou de transgression de l'ordre politique et les variations des dispositifs de gestion de la violence anthropophage dans les sociétés antiques et modernes en suivant l'intuition de certains écrivains et les travaux des anthropologues (I). Nous envisagerons quelles formes prend, dans la sphère des représentations et de leur organisation symbolique, dans le cas des sociétés démocratiques contemporaines, l'articulation, classique dans l'analyse du cannibalisme, entre la fonction individuelle et privée de l'anthropophagie et la fonction socio-politique d'organisation - maîtrise de la violence dans l'espace public par une codification stricte(II). Certaines de ces violences sont de fait inscrites en creux dans les structures imaginaires socio-politiques de nos sociétés et ainsi développées par elles.

Dans les régimes totalitaires et les démocraties contemporaines une construction raisonnée de la notion peut en effet amener à rendre compte de certaines formes de violence, hétérodoxes et échappant parfois au contrôle du monopole de la violence physique légitime. Il s'agira ici de construire une notion opératoire de l'anthropophagie, qui rende compte d'une certaine forme de violence symbolique collective nouvellement à l'oeuvre dans les sociétés contemporaines. Ceci nous amènera à mesurer la nature des différences entre le cannibalisme, forme de violence sur le corps humain, qui est une pratique réelle, collective et sacrée qu'on rencontre dans certaines sociétés primitives aujourd'hui encore et les manifestations d'anthropophagie dans nos sociétés démocratiques développées où cette pratique relève de l'interdit culturel qu'il soit social ou religieux et du tabou psychique individuel.

I. Le cannibalisme comme mode d'organisation ou de transgression de l'ordre politique

 La psychanalyse et les ethnologues ont proposé les premières analyses de l'anthropophagie comme productrice d'ordre social dans les sociétés primitives. En revanche dans les sociétés antiques cette pratique prohibée par la collectivité est la base d'une contestation de l'ordre politique existant. Elle réapparaît à l'époque contemporaine comme pratique et comme symbolique explicite des régimes totalitaires et comme métaphore des sociétés démocratiques.

Les approches psychanalytique et ethnologique de l'anthropophagie

L'association entre enfance et anthropophagie est le présupposé commun des premières démarches anthropologiques et psychanalytiques. Mais l'ethnographie de peuples cannibales va permettre aux anthropologues d'envisager les fonctions sociales de cette pratique.

L'anthropophagie dans la théorie freudienne

Pour Freud l'anthropophagie est un tabou absolu dans nos sociétés. Il se conjugue depuis le récit des explorateurs du XVIème siècle sous les figures de la fascination et de la répulsion et sur le mode de l'interdiction absolue au même degré que l'inceste et le parricide. L'anthropophage hante l'imaginaire du civilisé, qui fantasme sur la pratique sans la rapporter aux système de significations, où elle prend place, y voyant la double figure de l'absolument autre celui qui est au plus lointain sociologiquement - plus encore que géographiquement -. Elle est l'expression de l'horreur absolue, d'une nature monstrueuse de l'humanité dans l'enfance sous la forme d'un état de sauvagerie aux origines de la société des hommes - qui fait pendant aux visions idylliques de l'Age d'Or. Le cannibalisme est considéré comme le péché véniel des sociétés dans l'enfance. Il est associé à l'idée d'une agressivité non contrôlée caractéristique d'un homme proche du singe. La psychanalyse relie anthropophagie et enfance, des individus ou des sociétés. Dans Totem et tabou Freud décrit la horde primitive qui perpètre le meurtre du père pour échapper à son autorité et incorporer ses forces. Mais c'est la loi du père que les fils ingèrent, ou plutôt, ici s'opère l'inscription corporelle de cette loi sur les fils, ce qui rend possible et organise la société. Lorsqu'ils passent à l'acte, ce crime mythique et originaire est fondateur. Ils commettent l'irréparable; en incorporant la loi par l'acte de manger le père, ils rendent à jamais impossible la répétition du repas cannibale.

De même dans Trois essais sur la théorie de la sexualité, parmi les stades du développement psychique de l'enfant, Freud distingue, venant après la phase de succion, la phase orale ou cannibale pendant laquelle l'enfant dévore le sein de la mère. C'est autour de la pulsion sexuelle prégénitale, que tourne cette phase. Après l'enfance, où prime ce rapport entre pulsion sexuelle orale et agressivité, à l'âge adulte, s'ordonnent désir et frustration comme formes du rapport à l'objet d'amour qu'on voudrait s'incorporer. Cette incorporation est réelle au lieu d'être fantasmée ou symbolique dans le cas de l'anthropophage. C'est Fedor Ferenczi et Karl Abraham et leurs continuateurs qui l'interprèteront plus explicitement sous l'angle du travail du deuil interminable qui occupe le mélancolique.

L'ethnologie et l'analyse des fonctions sociales de l'anthropophagie chez les peuples primitifs

L'anthropologie va aller à l'encontre des explorateurs et des auteurs de l'époque moderne pour réfuter la prénotion selon laquelle le cannibalisme serait le fait de sociétés au premier stade de leur développement, pour montrer qu'il est une pratique ritualisée et indissociable d'une représentation abstraite, partie constitutive d'un système cognitif organisant les représentations de la société elle-même, tout comme la parenté et l'alliance.

De fait il ne saurait être entendu comme un faible degré d'élaboration de l'organisation sociale, comme indice de trouble et manière de désordre, mais bien au contraire comme une des formes collectives, rigoureusement réglementée, d'expression de la violence dans le groupe social (donc comme élément d'ordre). On saisit de surcroît à quel point il touche à des phénomènes sociaux primordiaux et à certaines relations décisives pour la définition que se donne d'elle-même la société en question. Car les rapports avec l'extérieur, la désignation des ennemis et la façon de les traiter, ainsi que les représentation des morts et de l'au-delà et surtout la ligne de partage entre sacré et profane sont fixées à travers le rituel cannibale. D'ailleurs le bon anthropophage fustige le mauvais cannibale démontrant ainsi le caractère normatif d'une telle pratique. Le mauvais cannibale, omophage et allélophage déchire ses victimes vivantes au lieu de les découper soigneusement, les dévore toutes crues, sans les préparer ni les cuire et ne choisit pas ses victimes en fonction de prescriptions valables pour tout le groupe. Mangeant n'importe qui, n'importe comment sans respecter les règles tel est l'homme à l'état sauvage - homme-animal souvent incarné dans la forme du loup-garou cher aux auteurs fantastisques et aux scénaristes de la science-fiction -.

Figure idéal-typique de celui qui est le plus différent de nous, l'anthropophage a pour nos imaginations d'occidentaux les traits du cannibale, homme des origines de l'humanité dans une société en germe , animé par la pulsion orale. Dès lors comment en faire un paradigme opératoire de certaines conduites des citoyens de la Rome antique ou du démocrate contemporain? Comment voir l'ombre de cet autre derrière celle d'un citoyen élevé dans l'Etat de droit sans tomber sous la coupe d'une représentation fantasmatique?

De l'ordre domestique des primitifs à l'ordre politique des civilisés: la place de l'anthropophagie dans l'organisation politique antique et moderne

Les deux approches évoquées nous enseignent que l'anthropophagie n'est pas une simple affaire de manières de table à associer aux manières de lit, dans une visée qui, pour nos sociétés, révélerait une conception des rapports domestiques, mais surtout un principe qui peut permettre de clarifier les rapports sociaux et politiques, qui jouent dans certaines zones troublées de l'espace public. Moyen alternatif à la guerre pour régler socialement la violence il pourrait être envisagé comme un instrument d'investigation de formes collectives étatiques ou non étatiques de violence dans des Etats antiques ou modernes.

L'anthropophagie dans la Cité grecque : un contre système politico-religieux

L'analyse des contre-systèmes des opposants politiques proposés par M. Détienne ou J.P.Vernant nous permet, dans le cas de la cité grecque, de procéder à une opération de conversion de la notion: de la sphère privée vers l'espace public, d'une pratique à portée magico-religieuse à une pratique à portée socio-politique. Marcel Détienne analyse comment se forme la définition de l'anthropophagie: "elle ne s'énonce pas seulement à l'intérieur du système politico-religieux, elle se formule aussi du dehors de ce système à travers les différentes formes que revêt en Grèce le refus de la Cité ". Dans la sphère politico-religieuse l'idée d'anthropophagie permet de normer en partie les problèmes du rapport à l'autre : la commensalité publique règle sous la forme de sacrifices les relations avec les dieux d'une part et celle des citoyens entre eux d'autre part. Le cannibalisme est rejeté officiellement dans ce système politique comme une forme de bestialité. La démocratie a affaire dans le débat politique avec ces visions qui servent de vecteur symbolique à ses opposants et elle repousse pour sa part la possibilité d'une telle bestialité dans les conduites de ses citoyens loin d'elle dans le temps ou dans l'espace, chez les Anciens ou chez les Barbares.

Les contre-systèmes politico-religieux proposés par les courants cyniques et dyonysiaques se fondent sur une théorie des conduites allélophagiques et omophagiques des humains. Les courants pythagoriciens et orphiques la rejettent. Mais tous s'emparent de l'argument et le réinvestissent dans leurs prises de positions. Ils apportent alors un renouveau dans le débat à propos de la justice dans la Cité, de la figure du Tyran et de la fondation de la société grecque. On retrouve alors, dans la controverse autour du rôle de Prométhée, l'antagonisme entre deux conceptions des premiers âges de la Cité: bestiale et anthropophage ou Age d'Or, où les hommes vivaient avec les dieux. Il faut souligner combien le rituel sacrificiel ancre le religieux dans l'espace politique au point de faire de la religion grecque une religion mondaine.

Les analyses des modernes : de Shakespeare à Hobbes

A l'époque moderne Shakespeare va également s'exercer à plusieurs reprises au rapprochement entre pouvoir politique impérial et anthropophagie comme on peut le remarquer par exemple dans La Tempête, avec Caliban - anagramme du mot anglais canibal - et ses doubles. Le duo Caliban/Prospero (et la construction de leurs liens) mérite l'attention, car il a donné lieu à de nombreuses transpositions à l'époque contemporaine, notamment pour figurer le couple ambivalent colonisé-colonisateur. Entre Caliban et Prospero il y a la relation entre une communauté primitive édénique, sans échange et sans pouvoir, et une société hautement civilisée (Prospero est duc de Milan).

Deux pièces de Shakespeare revisitent le moment de la fondation et celui de la chute de l'Empire romain: Jules César et Titus Andronicus. Dans la première le meurtre projeté de César (converti ultérieurement en exécution de Brutus), dépeint sous des vocables explicites d'anthropophagie, est le préalable nécessaire à l'institution du pouvoir impérial. Pour créer l'Empereur, il faut le sacrifice d'une victime humaine Selon les analyses de René Girard le meurtre de J. César est le sacrifice fondateur de l'Empire romain, Brutus entend débarrasser Rome d'un tyran pour lui donner un empereur. Cette cérémonie du meurtre, précédent indispensable, sera réitéré symboliquement à chaque nouvel empereur par les sacrifices d'animaux aux dieux et, par là-même, au Dieu-César, empereur au nom toujours identique. R.Girard insiste peu sur les termes même utilisés par Shakespeare pour décrire cet attentat: " Soyons des purificateurs mais non des meurtriers... Ne le mutilons pas comme une carcasse bonne pour les chiens." profère Brutus. C'est par obligation politique qu'il porte atteinte au corps sacré de César à défaut d'atteindre directement son esprit. Comme dans l'exemple grec, par cet acte de purification politique, le religieux est étroitement inscrit dans la sphère de la vie de la Cité. A l'inverse le repas cannibalique de Titus Andronicus peut-être lu, en miroir, comme le signe du pourrissement ultime et de la chute de ce même empire romain. L'anthropophagie est là métaphore de la décadence des empires.

On peut également l'appliquer dans le cas des développements ultimes d'un Etat despotique. Ainsi de l'Etat-Leviathan, figure sanguinaire, hyperbolique de l'ordre politique, comme celle d'un monstre Minotaure qui se nourrirait des peurs individuelles conjuguées, amenant chaque citoyen à renoncer à ses droits et à ses libertés, ferait de tous des esclaves, sans qu'ils aient même accédé à la qualité de citoyens dans la visée hobbesienne, ou déchus de cette qualité, en raison de leur égoïsme et de leur désintérêt pour la chose publique dans la visée tocquevillienne. La notion permet de caractériser certains débordements de la violence de l'Etat à l'égard de ses sujets dans les monarchies absolues ou dans les républiques autoritaires.

L'anthropophagie et les Etats totalitaires

L'anthropophagie pratique avérée dans les goulags soviétiques et soupçonnée dans les camps chinois est une forme possible de la violence dans les Etats totalitaires. La figure de l'Etat despote peut aboutir, poussée à l'extrême, à l'Etat totalitaire, tel que l'analyse Hannah Arendt; ce dernier, une fois brisée la personne juridique par la remise en cause systématique des droits de l'individu, puis la personne morale par l'expérience de la torture, peut mettre à mort qui il veut, le sang de ses victimes incorporées lui permettant de nourrir sa propre puissance et de se régénérer en refaçonnant ainsi une humanité à sa convenance, comme l'exprime l'idéologie de l'homme nouveau.

Les camps d'extermination existant pour eux-mêmes et non en vue d'une productivité possible sont un monde de fantômes où les individus déambulent dans une vie post-mortem. On peut apparenter certains aspects du camp de concentration à l'exocannibalisme des primitifs quand la société s'incorpore, ingère des morts ennemis pour s'approprier leurs forces et leurs vertus et augmenter les siennes propres (et même à l'endocannibalisme si l'on considère que ce n'est que par un artifice idéologique que sont désignés comme étrangers-ennemis à la communauté certains de ses membres qui en font de fait partie). Ces prisonniers des camps, ni vivants ni morts, peuvent formellement se comparer aux victimes du festin cannibale, qui permettent d'apaiser les esprits des morts et font le lien avec eux, même si, dans les deux cas le traitement des cadavres diffère et renvoie à deux représentations sociales spécifiques de la mort. La torture serait comme dans le cas du cannibalisme iroquois l'équivalent de la préparation culinaire décisive dans le rituel. Les victimes des camps d'extermination nazis sont traitées dans son enceinte comme une force de travail utilisée jusqu'à l'épuisement physique sans préoccupation de renouvellement. Elles sont la part d'humanité, maudite, consommée et consumée dans l'holocauste, nécessaire à l'affermissement de l'Etat totalitaire et à la création d'hommes nouveaux régénérés et refaçonnés par cette opération symbolique.

Anthropophagie et violence collective dans les sociétés démocratiques développées

Dans les sociétés démocratiques la prohibition de l'anthropophagie est d'autant plus forte que sa tolérance témoignerait de l'inachèvement du processus de monopolisation de la violence physique par l'Etat démocratique et d'un point de rebroussement dans le procès de civilisation largement entamé en Occident.

Les processus de refoulement social et individuel de la violence physique

Depuis le XVIIème siècle les sociétés occidentales sont entrées dans un processus de civilisation, qui implique la mise en place d'une attitude de maîtrise des ses émotions, par exemple par le refoulement,"aspect plus général de la poussée de civilisation". Il s'agit d'un processus historique d'auto-contrainte et de refoulement de la violence physique. Plusieurs formes d'auto-contrainte s'élaborent qui permettent de modifier l'expression des émotions amoureuses ou agressives en développant des mécanismes spécifiques d'auto-contrôle; ces mécanismes fonctionnent comme des éléments intégrant les individus au corps social et s'étendent,de proche en proche, des classes aristocratiques à la bourgeoisie, puis au XXème siècle, aux classes moyennes et populaires. Au cours de ce processus "les aspects élémentaires animaux de la vie humaine, qui entraînent presque sans exception des dangers pour la collectivité comme pour l'individu sont (...) circoncrits de manière plus large, plus uniforme et plus nuancée qu'auparavant par des règles sociales en même temps que par des règles de la conscience morale". Selon les rapports de force en jeu, ils sont investis de sentiments de honte, de répulsion, ou de gêne et dans certains cas, en particulier dans le cadre de la grande poussée de civilisation européenne, ils sont "relégués derrière les coulisses de la vie sociale, ou du moins écartés de la vie publique".

Le refoulement "social" dont il s'agit là redouble dans ce cas un refoulement "psychique" individuel, fortement marqué dans le cas du désir de manger son prochain. Le premier est un refoulement qui ressortit d'un inconscient social, le second est un refoulement au sens psychanalytique, du terme, ayant trait à l'inconscient individuel. Si l'articulation signifiante entre les deux pose problème et ne laisse pas d'être énigmatique, cependant, à l'intérieur des individus, malgré les mécanismes d'auto-contrainte (au sens d'Elias) et de refoulement (au sens de Freud) subsiste le désir d'incorporation, sous la forme de l'ambivalence: "l'individu est toujours tenté d'accomplir cette action mais il en est chaque fois retenu par l'horreur qu'elle lui inspire". Selon Freud la tendance est la plus souvent inconsciente, l'horreur, quant à elle, consciente. Ceci est particulièrement pertinent pour le désir de manger l'autre, dans la mesure où l'anthropophagie comme l'inceste sont des tabous constituants de la civilisation occidentale depuis l'Antiquité; tabou, dont la force est doublée, car il est à la fois un tabou culturel - ce que mettent en évidence les anthropologues - et psychique comme y insiste lapsychanalyse freudienne.

De l'interdit au tabou

Le tabou de l'anthropophagie est un tabou majeur qui interdit non seulement de manger l'autre (donc la pratique) mais même la constitution de fantasmes d'introjection de l'autre organisés en une symbolique. "Le tabou présente deux significations opposées: d'un côté celle de sacré, de consacré; de l'autre celle d'inquiétant (unheimlich), de dangereux (gefährlich), d'interdit, d'impur". Le tabou se manifeste par des interdictions et des restrictions. Dans le cas des sociétés démocratiques européennes, il est ainsi interdit de manger de la chair humaine. Un caractère sacré est attaché à l'intégrité du corps et l'atteinte la plus grave qu'on puisse lui porter est de le consommer comme une viande animale. De fait avec le parricide, et l'inceste, le délit d'anthropophagie est un des crimes les plus graves qui puisse être commis dans la collectivité sociale, car il "offense les états forts de la conscience collective". Il est associé soit à une vision de l'humanité dans l'enfance soit à la monstruosité. On retrouve ici le corollaire du sens du mot tabou, qui fait de celui qui l'a violé un être tabou lui-même, c'est-à-dire à la fois impur et dangereux et de ce fait mis à part (sacré au sens durkheimien); il inspire une "terreur sacrée". Mais, si la pratique est interdite, l'anthropophagie subsiste comme une forme fantasmatique qui donne aujourd'hui lieu à une abondante production de récits réels ou d'imagination et d'expressions langagières .

L'émergence depuis une dizaine d'années de productions d'items, d'oeuvres littéraires d'imagination ou fondées sur des faits avérés d'anthropophagie souvent commis en série fait question. Doit-on l'interpréter comme une faille dans le processus d'intériorisation de la contrainte, une solution de continuité qui se fait jour au moment où l'on passe d'une contrainte extérieure institutionnalisée, assurée au moyen d'un pouvoir d'Etat à une contrainte exercée par l'individu sur lui-même? Ne met-il pas en cause l'idée corollaire de la précédente, d'une disparition inéluctable et des formes de violence collective (massacres, paniques de foules...) et de la fascination qu'elles exerçaient? De quelle violence-symbolique se trouve investie cette production imaginaire et qu'est-ce-qui en autorise aujourd'hui l'expression?

En laissant de côté les métaphores de la publicité où les occurences sont déjà répandues ou celle d'un nouveau marketing, dit cannibale, nous évoquerons ici rapidement quelques émergence de l'item cannibale dans les productions de parole publique. On peut en repérer récemment dans les commentaires sportifs : du qualificatif de cannibale, apposé à la jeune joueuse de tennis croate, Monica Séles, lors du tournoi de Roland Garros en juin 1992, à celui donné à l'équipe néerlandaise de football durant l'Eurofoot de la même année, équipe comptant plusieurs joueurs d'origine surinamienne par exemple. On peut rappeler également le mot d'esprit de Jean Marie Le Pen qui, lors de la nomination de Monsieur Kofi. Yamgnane au Secrétariat d'Etat à l'Intégration en juin 1991, salua l'arrivée de Monsieur "Miam-Miam", vocable évocateur, approchant de celui qui désigna naguère les Azandé -Niam-Niam, peuple d'Afrique centrale longtemps convaincu de cannibalisme et allégorique de cette pratique dans l'imagerie populaire occidentale.

Anthropémie et anthropophagie: la distance à l'autre

Ces désignations qui permettent de dénoncer en autrui un Autre absolu à rejeter illustrent la thèse de Claude Levi-Strauss sur l'opposition entre sociétés anthropémiques et anthropophagiques. On voit ici à l'oeuvre l'inconscient anthropémique de notre civilisation qui veut qu'on exclue l'ennemi, au lieu de l'intégrer... en le mangeant (c'est-à-dire en l'assimilant). "Si l'anthropophagie nous intéresse c'est que nous pratiquons la coutume exactement inverse, celle que Claude Levi-Strauss a proposé d'appeler anthropémie (du grec "emein" vomir, rejetter")". Cette anthropémie affirmée se concilie avec un désir doublé d'un fantasme omniprésent chez les anthropologues français et anglais jusqu'aux années 1960 comme avant eux chez les explorateurs d'aborder une humanité à ses débuts. Ils espèrent trouver en l'Autre qu'ils étudient le sauvage à l'état brut dans cette enfance de l'humanité, proche de la bestialité, que symbolise le fait de manger ses ennemis ou ses morts. Cet Autre les fascine car son observation fait ressortir en négatif la force de laprohibition culturelle et du tabou psychique de l'anthropophagie dans la civilisation de l'observateur et parfois, par projection, dans celle de l'observé qui pris pour un sauvage cannibale voit dans le Blanc un sorcier dévoreur d'enfants. Ainsi le repas totémique est un concept dont la pertinence ne saurait être réduite à la seule psychanalyse, dans la mesure où "l'on compte des traces de cannibalisme repérées dans le réel et dans l'imaginaire, dans le passé et le présent".

II. L'anthropophagie chez les civilisés, des actes individuels déviants, supports d'un imaginaire collectif

Le tabou qui concerne l'anthropophagie dans nos sociétés, s'il en interdit la pratique, laisse la place à une production imaginaire relativement abondante, que sous-tend une symbolique moins visible qu'il est possible de mettre en lumière. Nous tenterons à présent de mettre en évidence la fantasmatique anthropophage à l'oeuvre dans certaines actions individuelles de violence sur le corps ainsi que dans le regard collectif qui est porté sur elles. Le matériau utilisé se constitue d'approches artistiques - littéraires et cinématographiques - et savantes - criminologiques et psychiatriques - élaborées à partir d'actes anthropophages - réels ou symbolisés - qu'on analysera en les croisant avec l'observation du traitement médiatique et judiciaire, dont font l'objet les faits divers de même nature. Certaines de ces violences sont de fait inscrites en creux dans les structures imaginaires socio-politiques de nos sociétés et ainsi développées par elles, où l'imbrication du réel et de l'imaginaire forme un phénomène inédit et curieux.

La construction s'opérera à partir de faits divers vrais et de créations imaginaires contemporaines concernant des anthropophages. Les formes de violence utilisées par les meutriers en série anthropophages (improprement dénommés "cannibales") envisagées dans leur environnement contextuel, peuvent donner lieu à plusieurs lectures, correspondant aux différents traitements - criminologique, médiatique et littéraire - de ces faits divers. L'approche criminologique s'attache à décrire la pathologie criminelle propre au tueur et ses caractérisques "morphologiques"(physiques et psychologiques) grâce à un portrait-robot; elle est parfois redoublée par une approche psychiatrique, qui élargit cette recherche à la fixation des caractéristiques de l'entourage familial où s'est opéré la socialisation du criminel et à l'étiologie de sa pathologie. Ces deux premières approches sont parfois complétées assez curieusement par une production de discours en première personne du criminel lui-même qui, une fois arrêté, n'en finit plus de se confesser publiquement (devant les policiers et les experts, devant le tribunal, dans des ouvrages publiés qui relatent son parcours ou dans des fictions romanesques). L'approche médiatique constitue à notre sens le point névralgique et le pivot vers une deuxième vision, plus englobante, qui fait du criminel un personnage "hyper-social", une sorte de héros diabolisé à fonction collective. Cette troisième approche recouvre aussi bien le traitement de ce genre de fait-divers par la presse que par les romanciers et les cinéastes qui, depuis une vingtaine d'années et à un rythme accéléré depuis dix ans, ont fait de l'anthropophagie un sujet d'imagination à visibilité et à usage collectifs.

Le recours aux instruments et aux concepts psychanalytiques et ethnologiques nous permettra de cerner comment, dans l'articulation entre ces approches, on passe d'une violence individuelle réelle relevant du fait divers et liée aux sentiments d'amour-haine, à une violence symbolique collective, où s'instaure un rapport à l'autre complexe, comme même et différent à la fois. Le meurtrier anthropophage y devient un symbole de la violence individuelle dirigée contre l'ordre socio-politique, dans la mesure où il n'exerce pas sur lui-même d'auto-contrainte de ses émotions agressives, et produit de surcroît un discours en première personne de rébellion contre la coercition, que continue d'exercer l'Etat sur les personnes qui ont intégré le comportement d'auto-contrôle en matière d'agressivité privée.

L'investigation des faits divers anthropophages se développera en trois temps. Nous les observerons en tant que faits rares de violence individuelle privée, comme transgression marginale exceptionnelle de mécanismes d'auto-contrainte généralisés. Puis nous tenterons de voir comment les auteurs de ces faits deviennent, par constructions successives, des figures publiques, où s'investit l'imaginaire collectif pour produire une représentation fantasmatique alternative. Enfin nous avancerons quelques hypothèses à propos des raisons de la levée de l'interdiction d'imaginer et des effets de l'atténuation de la censure sur l'interdit anthropophagique quant aux représentations du corps et des violences dont il fait l'objet.

L'anthropophagie comme fait pathologique de violence individuelle privée

L'anthropophagie est à entendre ici comme le fait de manger certaines parties du corps d'un être humain qu'on a tué, après l'avoir fait cuire et l'avoir "cuisiné". On l'emploiera également au sens élargi de la torture appliquée au corps mort ou vif de la victime par le meurtrier. Les criminels qui pratiquent l'anthropophagie commettent le plus souvent des meurtres successifs. On prendra donc également en compte les auteurs de meurtres multiples, non anthropophages au sens strict (c'est-à-dire qui ne consomment pas la chair de leurs victimes), dans la mesure où ils présentent, dans leurs pratiques meurtrières, des caractéristiques semblables -plusieurs meurtres commis de la même façon, marquage des cadavres (inscriptions, mutilations, démembrements )- et où la structure symbolique de leur économie psychique est similaire.

En fait, comme le souligne André Green, "il n'y a pas à proprement parler (de ce point de vue) de cannibalisme réel brut. Le fait premier même si la préhistoire, l'anthropologie en témoignent, n'est pas le cannibalisme réel. La réalité du cannibalisme, c'est la possibilité de faire passer dans le réel le fantasme qui le sous-tend". Le fantasme varie selon que la pratique existe ou non et selon que l'organisation sociale et religieuse tolère et ordonnance le fait anthropophage (il s'agit alors de cannibalisme au sens ethnologique du terme) ou interdit sa présence (comme dans le cas des sociétés européennes). Sa fonction (analogue sous ce rapport dans les sociétés canniblaes et les autres), dans l'économie symbolique du psychisme individuel, varie selon qu'il y a satisfaction autorisée ou non. Quand l'assouvissement de la pulsion est autorisé, le fantasme anthropophage et à la fois du domaine de la réalité de l'imaginaire et de celui du symbolique. Quand il n'est pas autorisé, comme c'est le cas dans nos sociétés, le fantasme tient lieu de satisfaction ; il fonctionne alors soit comme fantasme dont la forme symbolique est à jamais manquante (cas de l'individu normal) soit comme fantasme et comme symbolique (cas du serial killer où la mutilation répétée tient lieu de "comme-si" de la satisfaction réelle soit comme confusion entre les trois instances fantasmatiques, symboliques et réelles, cas du meurtrier anthropophage. Dans le cas de l'individu normal, le manque est tolérable parce que les trois ordres sont également distingués et frappés d'interdiction: dans le réel l'acte n'existe pas, dans le symbolique il est également interdit et l'imaginaire est censuré.

Ce qui nous semble nouveau à l'heure actuelle c'est que cette censure est devenue problématique en introduisant un début de brouillage entre les trois instances. Dans l'imaginaire collectif la censure est partiellement levée et il semblerait que la production de fantasmes de dévoration est sinon autorisée du moins interdite moins strictement. Le fait qu'on publie des récits en première personne de meurtriers en série anthropophage sous la forme d'autobiographies ou de lettres ouvertes, n'est qu'un aspect de cette licence; la production de films et romans ayant pour motif une présentation de l'itinéraire du criminel depuis son propre point de vue va dans le même sens et est plus problématique.

Signification symbolique de l'incorporation

En l'absence d'un système organisé de représentations et de pratiques anthropophages le fait de manger son prochain procède à première vue intégralement d'une forme de déviance individuelle à caractère pathologique se produisant dans la sphère de relations privées (d'amour et de filiation).

Si l'on prend le cas paradigmatique d'Issei Sagawa, le "cannibale japonais", comme on l'a dénommé dans les journaux de l'époque, qui tua et mangea une jeune étudiante hollandaise, à Paris où ils séjournaient tous les deux en 1981 on peut observer le fait de manger l'autre comme un acte qui a partie liée avec les sentiments ambivalents d'amour-haine qu'on lui porte. Freud analysait le fantasme de dévoration de l'objet aimé comme associé à une pulsion sexuelle prégénitale, celle du stade oral, où prime le rapport entre plaisir oral et agressivité. L'anthropophage est celui qui, ayant atteint l'âge adulte, reste en quelque sorte fixé à cette étape du développement psychique. Son moi est identifié à l'objet aimé et face à la menace de le perdre, il préfère le faire sien matériellement, se l'incorporer physiquement.

Le processus d'incorporation permet à la fois de jouir à coup sur de l'être aimé (dans ce cas aimer c'est aimer manger l'autre ) et de résoudre l'angoisse de la séparation d'avec l'objet d'amour. Ce faisant c'est paradoxalement la menace de la disparition, qui mettait en danger le moi lui-même qui se trouve temporairement résolue. Il s'agit d'un processus mélancolique, qui tente de régler définitivement la question du désir et de la frustation inhérente au rapport d'amour par une jouissance interminable (puisqu'on la porte désormais en soi). Est alors créée l'illusion que plus rien ne menacerait la jouissance (éternelle?) de l'objet.

C'est ce qu'on note dans les déclarations de Sagawa aux journalistes de TF1 qui l'ont retrouvé après sa libération. C'est une sorte d'expression de l'amour. "Je voulais sentir l'existence d'une personne que j'aime" . Dévorant l'objet de sa dévorante passion, il en parle encore au présent car elle est vivante pour lui en tant qu'incorporée, elle existe de son existence à lui et il précise: "Je la connaissais depuis peu mais elle était une amie, j'ai eu l'impression d'avoir perdu une amie plutôt que d'avoir conquis une femme occidentale". L'objet d'amour n'est pas perdu et en la mangeant il sauve sa propre vie et assure temporairement la survie de son propre moi: le charme de l'objet aimé, jeune femme de 25 ans, compte beaucoup ainsi que l'angoisse initiale du fait de son physique (Isséi Sagawa est complexé de sa petite taille (1m48, 48 kilos) et par sa laideur) de ne pas être "à la hauteur" de l'objet de son désir.

L'"art" analytique du découpage

Le meurtre anthropophage est bien l'institution à usage individuel (et non plus social comme dans les sociétés primitives) d'un cannibalisme, car ce n'est pas le corps entier qui est consommé, mais seulement certaines parties. Sagawa procède à une véritable préparation du cadavre et à une mise en scène de la consommation. Il tue découpe, cuisine et se "met à table". Il va, tel un boucher de cauchemar, démembrer le cadavre, choisir les morceaux destinés à la consommation immédiate ou différée. On peut suivre les étapes de cette activité. "C'est avant de la découper en morceaux, au moment précis où je séparais avec un couteau, la chair, des os que j'ai mangé ses lèvres, sa langue et le bout de son nez" .

La technique est la même que celle du boucher de Tchouang Tseu, cité par Jean Baudrillard, qui explique son art du découpage. "Je connais la conformation naturelle du boeuf et ne m'attaque qu'aux interstices. Celui qui sait enfoncer le tranchant très mince du couteau dans les interstices manie son couteau avec aisance parce qu'il opère à travers les endroits vides(...). Chaque fois que j'ai à découper les jointures des os je remarque les difficultés particulières à résoudre et je retiens mon haleine, fixe mes regards et opère lentement"(...) C'est une formule du corps qui défie le corps anatomique, que le couteau décrit et résout". Quelle est la formule du corps que décrit le geste de Sagawa? Séparant la chair des os réellement Sagawa, met un corps matériel en morceaux, mais symboliquement, il ne fait que retrouver une structure du corps, non plus conçu comme un tout cohérent, parce ce qu'étant une personne, mais comme une série d'organes. Le corps est donné fantasmatiquement comme une synthèse à décomposer. A la limite ce n'est plus qu'une addition d'interstices c'est-à-dire de vides. Ce vide c'est celui qui remplace l'âme, le courage, la force, que le vrai cannibale logeait dans le foie, le coeur ou les entrailles de l'ennemi qu'il consommait rituellement, vertus dont Sagawa ne pare pas la succession des organes de sa victime qu'il sélectionne une fois que le visage, symbole de l'intégrité de la personne à été métonymiquement détruit (lèvres, langue, nez). Succession d'organes donc sans unité, pour lui et pour le lectorat de ses exploits, car Sagawa les photographie un par un, disposés sur des plats crus ou cuits et livre au regard un corps décomposé.

Ce traitement du corps comme série, traitement réel et dont la fantasmatique est mise en scène selon une séquence rituelle permet de comprendre pourquoi le criminel anthropophage commet ses crimes, sur le mode de la répétition, dont on verra qu'il est litanique et conduit à la déshumanisation des victimes. Déshumanisation parce que, dans la série, elles ne s'individualisent plus et ne se distinguent plus les unes des autres,et que leur destin singulier importe peu, déshumanisation parce que le schéma d'un corps cohérent est à jamais manquant pour l'anthropophage qui, à ce titre, est la figure inverse du cannibale qui voit dans le foie et le coeur de son ennemi, par synecdoque, un équivalent symbolique de sa personne corporelle et incorporelle qu'il sacrifie avec respect. C'est bien le fantasme de la série qui est à l'oeuvre chez Sagawa qui proposera à un cinéaste un scénario où la chair humaine est devenue viande.

Série ou collection?

Série ou collection? c'est la question qu'on peut se poser à propos des "serials killers" Aux Etats-Unis (qui comptaient en 1991 120 criminels de ce type condamnés sur les 150 condamnés au monde) on a dénommé ainsi les tueurs, qui commettent plusieurs crimes selon le même scénario et visant en général la même catégorie de victimes. On peut citer le cas de Jeffrey Dahmer qui a été arrêté en juillet 1991 à Milwaukee (Wisconsin) et condamné en février 1992, 16 fois à la prison à perpétuité et une fois à vingt ans pour les meurtres de 17 jeunes gens commis entre 1978 et 1991. On observe pour lui, comme pour d'autres, qui ne "consomment" pas leurs victimes au sens propre, la réitération d'un acte similaire de viol, de mise à mort, de tortures d'un grand nombre de personnes présentant au moins une caractéristique commune (sexe, âge, ethnie) avec toujours la même technique d'approche et de réalisation. Dahmer conservait les têtes de ses victimes et faisait bouillir les crânes puis les peignait. On peut voir là une pratique à rapprocher de celle de la constitution d'une série de trophées pratique repérée en particulier chez les Indiens d'Amérique du Sud par les anthropophages, mais avec une incertitude forte sur la valeur prêtée à la victime, dont on conserve le crâne réduit.

Chez les exocannibales, l'ennemi tué et consommé est paré de qualités extraordinaires et donc on peut parler d'une forme de respect envers son humanité. Dans le cas des meurtres en série la logique est différente. Le rapport à la victime est modifié car celle-ci fait partie d'une série, qui ne s'interrompt qu'avec l'arrestation du criminel. Elle est chosifiée . On retrouve donc la logique de la collection d'objets décrite par Jean Baudrillard :"en même temps que par sa complexité culturelle, c'est par le manque, l'inachèvement que la collection s'arrache à l'accumulation pure - le manque est toujours en effet une exigence définie, celle de tel ou tel objet absent -". La réitération des meurtres réels ou imaginaires (par le récit de ceux-ci, quand le meurtrier est arrêté) prouve qu'un meurtre unique sur une personne aimée-haïe ne suffit pas à calmer l'angoisse et à assurer la jouissance du criminel, mais c'est une suite de personnes désindividualisées, chosifiées qui est nécessaire.

On comprend mieux ainsi la structure du système de la collection: "la collection est faite d'une succession de termes, mais le terme final est la personne du collectionneur. Réciproquement celle-ci ne se constitue comme telle qu'en se substituant successivement à chaque terme de la collection". Les psychiatres soulignent que certains meurtriers ont un sentiment de libération quand ils sont arrêtés parce qu'ils parviennent pas à s'interrompre. D'autres s'accusent de crimes qu'ils n'ont pas commis. On est bien dans dans une logique de collection où la pièce essentielle -le sens- est à jamais manquante. Ainsi les formes de violence physique, dont usent ces nouveaux criminels, habituellement classées dans la catégorie des faits divers -crimes de sang monstrueux- considérées ordinairement comme le fait d'individus psychopathes isolés, ou encore comme des faits de violence privée, seraient à reconsidérer comme des faits sociaux donnant lieu à des représentations collectives articulées, explicitables au regard de certaines désorganisations du corps socio-politique .

Le meurtre anthropophage faits divers ou faits de société ?

Le développement de crimes de sang particulièrement horribles (meurtres en séries, vampirisme, satanisme, cannibalisme ) s'est avéré être un phénomène d'ampleur aux Etats-Unis depuis vingt ans. Il connaît quelques occurrences en Europe de l'Ouest - "éventreur du Yorkshire" et "affaire Rosemary West" en Grande-Bretagne, "monstre de Florence" en Italie, "affaire Dutroux" et crimes de l'"écorcheur de Mons" en Belgique, affaire Thierry Paulin dit "le tueur de vieilles dames" en France - et en Europe de l'Est "ogre d'Alma-Ata", "Terminator serbe" en Hongrie. Il s'est accompagné de l'apparition d'une nouvelle dénomination celle de serial killer et d'une psychopathologie inédite des criminels qu'on peut d'analyser, à la manière de G.Devereux, en lien avec l'organisation socio-politique et culturelle de la démocratie américaine (et moins nettement avec celle de l'Angleterre) actuelle.

Les fait divers de ce type nous semblent d'autant plus intéressant à envisager qu'ils font l'objet d'un traitement social d'abord par les plus hautes instances de police (ainsi que par la presse), ensuite par les spécialistes de la médecine et de la psychiatrie, ensuite par les romanciers et les cinéastes qui, dans l'exagération, viennent surimposer un sens plus général et plus socialisé en quelque sorte à ces conduites avant tout repérables comme des pathologies individuelles. Neurologues, psychiatres et criminologues se penchent sur la personnalité de ces tueurs aux Etats-Unis et en France et tentent de dresser la morphologie-type et la psychologie de ces derniers. Ils travaillent en collaboration avec les services de police, qui sont eux-mêmes parfois aidés (ou gênés) dans leurs recherches par les médias qui en font un phénomène à grande visibilité publique.

Ces formes de violence, envisagées dans leur déroulement contextuel, pourraient donner lieu à des lectures de type sociologique en termes d'exemplification extrême de certaines formes d'anomie sociale. Y rechercher l'existence éventuelle d'un fantasme collectif de cannibalisme, c'est colmater les trous du sens en l'absence d'une représentation construite , nommer le "manque à dire" devant ces visions d'horreur fondée sur un tabou et un interdit majeur, mais c'est principalement, en se déprenant d'un regard tout à lafois fasciné, horrifié et médusé désigner l'impensé et tenter de l'élaborer avec l'aide de concepts existants. Sans aller jusqu'à y rechercher à la manière d'un anatomiste le symptôme absolu d'un malaise social, on peut néanmoins l'envisager comme une pathologie socialeau sens durkheimien du terme tout comme le suicide; et même comme celui qui correspondrait à une nouvelle phase de forts bouleversements des structures et des fonctionnements économiques, sociaux et politiques. Dans ce cas on analyserait les meurtres de ce type dans une typologie des crimes comme meurtres anomiques .

Le portrait-robot du meurtrier en série dans les analyses des "experts":

De nouveaux services de police spécialisés en Grande-Bretagne et aux Etats-Unis ont procédé à une recension systématique des caractéristiques matérielles des crimes non élucidés, en centralisant ces données pour les comparer et éventuellement repérer, ceux qui, par les analogies présentées dans la réalisation, pourraient être attribués à un meurtrier en série, ces derniers étant des individus qui changent sans arrêt d'Etat, ce qui rendait quasi-impossible leur découverte avant cette centralisation des dossiers à l'échelle du territoire, en raison de l'autonomie des services de police à l'intérieur du système américain.

A Quantico et à Londres à partir des fiches de descriptions détaillées et standardisées des crimes non élucidés (remplies par les services de police des localités où ils ont eu lieu), les experts ont dressé un profil du serial-killer dénommé "profil-psychologique", mais qui donne des caractéristiques également sociales. Les neurobiologistes ont cherché des malformations psychiques d'origine génétiques ou neurologiques (fonctionnement du cerveau) afin d'en déduire ce qui pourrait "programmer" le crime chez certains individus d'une part, des caractéristiques morphologiques d'autre part, qui ne semblent pas très utiles.

A cela s'ajoutent des caractérisations sociologiques et psychologiques vérifiées sur les criminels arrêtés : ils appartiennent à la communauté blanche, ont un emploi, ne se font pas remarquer par des conduites étranges dans la vie sociale. Mais ils sont issus de familles éclatées et ont fait l'objet de vexations ou de sévices dans leur milieu d'origine et ont des rapports ambivalents avec leur mère ainsi que des problèmes sexuels. -terreau déjà décrit pour certains malades mentaux,(certaines formes depsychoses).

Les psychiatres ont un diagnostic qui nie la pathologie: au sens clinique du terme: les meurtriers en série ne sontgénéralement pas considérés comme des malades. Ils n'agissent pas dans une hallucination ou une crise de démence et ont le reste du temps une vie ordinaire. "Ils sont rationnels et distinguent le bien du mal, ils sont souvent religieux", ils ont un "usage consommé du mensonge", manipulent le système en leur faveur, certains "essayant de prouver leur folie pour concaincre les juges de ne pas les condamner", "on ne peut pas les soigner". L'ancien directeur du département d'analyse criminelle du FBI les présente comme des "criminels organisés" lucides à distinguer des criminels désorganisés (presque toujours considérés comme fous et agissant sous l'emprise d'une hallucination). on peut cité le cas de Sagawa; il a été relâché par la justice française après avoir été déclaré fou par les experts, puis renvoyé au Japon à la demande de sa famille. Il a été remis en liberté après que les psychiatres japonais aient déclarés qu'ils ne pouvaient pas le soigner. Donc certains d'entre eux retrouvent la liberté et une vie très publique (au sens de publicité)

Monstre diabolisé ou héros : les visages d'un être tabou

Le criminel en série, contrairement aux grands assassins des époques précédentes qui firent frissonner le public, n'est pas vu comme un étranger complétement extérieur. Il est apparemment le même que son public: un citoyen moyen qui dissimule sous cette façade mensongère, cruauté, intelligence anormalement élevée, insensibilité, désir de puissance et de domination. Publiquement il tente ouvertement de manipuler en sa faveur le système judiciaire, comme avant il parvenait à "manipuler" l'intérêt des médias pour ses exploits, le propulsant sur la scène publique. Son arrestation n'interrompt pas la fascination qu'il exerce sur les lecteurs de la presse à sensation, les journalistes, les éditeurs, les créateurs mais la redouble.

Il y a l'aura du mystère - "personne ne sait pourquoi ils sont ainsi"- , l'attrait de l'exceptionnelle mise en scène de la violence et de l'agressivité virile, l'inquiétude transformée en attirance de ce qui est complètement autre, c'est-à-dire hors de l'humanité commune et même inhumain,(si l'on y ajoute l'insensibilité,.Toutes ces caractéristiques sont unaniment mises en avant par les policiers, les criminologues, les juges et les psychiatres qui se départissent mal d'une certaine admiration et d'un certain respect pour ce qui échappe à leur entendement. Puis viennent les créateurs permettant la surenchère, les écrivains par exemple qui font plus vrai que nature d'après nature. Ainsi l'anthropophage est un monstre fantasmé, créature d'imagination pour littérature fantastique à nuance d'horreur, un anti-héros; cette image se superpose exactement au portrait qu'en dressent ceux qui ont pour mission, comme fonctionnaires de l'Etat (c'est-à-dire représentants du détenteur du monopole physique de la violence légitime), de l'arrêter et de le soumettre à la loi commune, lui qui en symbolise l'envers absolu, la négation ultime sans circonstances atténuantes (et ce aussi dans l'acception juridique du terme). En ce sens il est dans une position de distance sociologique maximale au citoyen démocrate mais, dans le même temps, il est présenté comme semblable au citoyen moyen car il est celui qui trompe les apparences et ce fait passer pour tel.

Avec le traitement souvent concomitant par les médias, son apparence de citoyen moyen, devient le trompe-l'oeil prémédité d'un être "diaboliquement" intelligent comparé aux loups-garous ou aux sorcières d'hier. On est toujours dans le faux-semblant, au sens fort du terme, puisque le criminel est un individu semblant normal alors qu'il est au-delà de l'anormalité dans l'anomalie aberrante. Socialement il a une vie apparemment routinière de "bon père de famille" et cache en lui un double, qui n'est même pas réintégrable au corps social après traitement psychiatrique. En effet médicalement il n'est pas réputé fou d'une folie "ordinaire" (psychose paranoïaque) mais ce psychopathe est une aberration pour les psychiatres et les trouve impuissants à nosographier ce cas comme à le soigner.

Un criminel d'un nouveau type

A l'inverse de l'affaire de Jack l'Eventreur, qui avait connu un grand engouement dans le public de l'Angleterre victorienne de la fin du XIXème siècle, les criminels sanglants d'aujourd'hui sont connus, comme membres ordinaires de la société et ils sont souvent appréhendés. Dans le cas de Jack l'Eventreur "Public, Police et Presse (il y a beaucoup de mots en p... dans cette histoire!) ont été unanimes à tirer la conclusion logique d'une position initialement réifiée du problème, le criminel ne pouvait être qu'un étranger". On soupçonne un américain (texan) puis des membres des classes déshéritées (juifs polonais de basse condition). On ne trouvera jamais l'assassin qui vraisemblablement venait des milieux privilégiés. "L'éventreur est un personnage très victorien qui s'attaque à l'échec et au vice. Le fait qu'il disparaisse serait une abréaction de la culpabilité insconsciente de la société victorienne".

Les meurtriers en série d'aujourd'hui sont connus comme étant semblables à l'américain moyen ou à l'anglais moyen. Ainsi l'"éventreur du Yorkshire" capturé en 1980, après avoir commis 13 meurtres de femmes souvent des prostituées, entre 1974 et 1980, en pleine récession économique, a plusieurs fois échappé à la police avant son arrestation, parce que les enquêteurs ne pouvaient penser qu'un individu si ordinaire puisse être ce sanglant meurtrier. Mais la fantasmatique collective oblitère cela pour garder la fascination face au faux-semblant monstrueux qu'accréditent la presse et les éditeurs. Elle prête attention aux propos du tueur qui se déclare investi d'une mission divine (débarrasser la terre des prostituées et du mal, discours sur le Bien et le Mal) comme à une sorte de témoignage. Est-ce cette expérience de la transgression des limites qui constitue la fascination? Il semblerait que le fantasme collectif s'en nourrit si l'on considère le succès du film (sorti aux Etats Unis en 1991) tiré du roman Le silence des agneaux de Thomas Harris, un spécialiste des thrillers noirs aux Etats-Unis ou celui de Seven sorti enFrance en 1995. De quelles limites s'agit-il?

Un fantasme à dimension socio-politique: l'aller-retour incontrôlé entre réalité et fiction

Ce qui fait de ce faux-semblant une sorte de spectacle fantastique, c'est un aller-retour permanent entre la réalité et celle de la fiction qui, tour à tour, dans un cercle magique héroïsent du criminel, avec une atténuation croissante de la force de l'horreur, que devrait inspirer au citoyen normal ce criminel affreux. On passe alors d'un criminel "tabou", au sens d'inquiétant , d'étranger, à un criminel "tabou" au sens d'investi de sacré (il joue avec la vie comme un démiurge, il est du côté du diable, d'une humanité définitivement de côté car ne pouvant, par les soins, être réintégré à la société normale), et peut être d'un aspect surhumain.

Entre réalité et fiction: réalité de la perversité ou perversion de la réalité?

Ce qui est intéressant dans cette construction c'est l'aller-retour entre réalité et fiction, qui fait des criminels réels des modèles de héros de romans de films d'horreur, policier ou de science fiction et de ces héros créés d'après nature des portraits robots modèles pour les recherches de la police. Cette spirale est symétrique à celle qui conduit les meurtriers à s'inspirer de modèles réels, dont ils lisent "l'épopée" dans les journaux, ou bien les confessions romancées pour commettre leurs crimes, et à écrire à la presse pour savoir si le nombre de leurs crimes est suffisant pour entrer dans la liste des serial killers légendaires.

Le criminel recherche publicité et héroïsation, il est quelquefois présent sur les lieux du crime, ou aux abords, pendant l'enquête. Il la suit par les journaux, qui suivent à leur tour ses exploits, dans un jeu de poursuite renversée: le meurtrier traque ses victimes, il est traqué par la police, puis arrêté et jugé il continue d'être traqué par les éditeurs et les producteurs, qui exigeant plus de vérité lui demande de reprendre sa traque de fantasmes nouveaux de consommation en série. C'est la distinction entre le réel et l'imaginaire, entre les faits qui deviennent une fiction et le fantasme, qui se trouve subvertie. On ne distingue plus entre la fiction de la réalité et la réalité de la fiction. Mais il est clair qu'on sort dans les deux ordres du simple domaine du fantasme individuel de forme privée pour entrer dans une interprétation sociale voire politique de construction collective à plusieurs voix par le truchement des media qui le diffusent.

 Travail de la métonymie: de l'anthropophagie comme moyen de transport au cannibalisme comme signe de décomposition politique

Ainsi du cannibale de Moscou qui apparaît dans les journaux français (et pas seulement dans la presse à scandale) à l'époque de l'annonce du putsch soviétique et qui se retrouve ainsi commentée: "l'humour russe a trouvé réponse à l'affaire. Un cannibale à Moscou, ça n'a rien de nouveau et la bureaucratie soviétique alors?" Peut-être ne s'agit-il que d'une production métaphorique, comme le commentaire de Marco Ferreri sur son film La chair qui met en rapport, le 21 août 1991, le passage de son film où le héros, ex-maoïste pianiste de bar raté, tue et consomme la chair de sa trop séduisante maîtresse qui veut le quitter; Ferreri explique: "Aujourd'hui les grandes idéologies ont disparu. Ne restent plus que les problèmes de relations entre les hommes et les femmes.(...) On ne peut plus parler de communisme, de libéralisme(...) on ne parle plus que du sexe."

Le film comique de Caro et Jeunet, Delicatessen sorti au printemps 1991 va plus loin. Sur un motif de cannibalisme institué socialement à l'échelle d'un immeuble, perdu dans un no man's land de ruines, il fonde une intrigue basé sur "l'imaginaire de la BD" et de nombreux trucages techniques artisanaux. Toute l'intrigue repose sur la façon de savoir quand le boucher maître de l'immeuble (sa boutique donne son nom au film) va se décider à tuer le nouvel homme à tout faire pour que les habitants aient à manger.

Cette économie n'est pas réductible à un cannibalisme de pénurie (puisqu'institué en véritable système de vie quotidienne, mais s'apparente nettement à de l'exocannibalisme (au sens ethnologique strict) est mise à bas, parce que la fille du boucher tombe amoureuse de l'homme à tout faire qui est un clown. En deuxième lecture on voit que c'est au moment où l'organisation sociale exo-cannibale est mise à bas, puisqu'on consomme une personne de l'immeuble que tout le système s'effondre.

Conclusions "par provision"

On peut analyser le fantasme collectif qui s'investit depuis une dizaine d'années dans l'intérêt que suscitent ces formes de violence physique extrêmes que sont les actes anthropophages auprès du grand public. Dans cette figure de violence deux fois pathologique, au sens médical du terme et au sens social, qu'est-ce qui se joue imaginairement pour des citoyens démocrates civilisés (c'est-à-dire ayant refoulé leurs pulsions aggressives par l'autocontrainte), qui les fascine, les fait rire ou les fait désirer?. Ce n'est pas la personne du criminel en série elle même qui est en jeu, mais bien la construction de son image dans le réel (par le traitement policier) et dans l'imaginaire (par les créateurs de fictions, les media opérant comme une instance qui brouille la frontière entre les deux). C'est dans ce brouillage qu'il est donné licence à tout un chacun de faire advenir dans l'impensé des fantasmes anthropophages, auparavant interdit, au coeur même d'une société anthropémique et de contempler (au lieu de s'en détourner prestement) le spectacle du criminel qui ingère ses victimes.

La fascination que provoque ce spectacle est ambivalente, car elle est teintée d'attirance pour une figure de la déviance, qui tend à être héroïsée à l'envers sous forme d'exception démoniaque et de répulsion pour le sort des victimes dont les noms ne font pas trace. Les victimes sont déshumanisées, dépersonnalisées ce qui fait peser un soupçon sur leur intégrité en tant que personne, menace qui compte pour partie dans la fascination collective pour le spectacle de leur succession et de leur consommation qui n'est plus une métaphore mais prend un caractère quasi symbolique, comme pour les objets. Ici on est dans la consommation ultime, qui dépasse tous les excès possibles de collections du séducteur. On atteint cette nouvelle limite dans la logique décrite par Baudrillard "cette femme n'est plus une femme, mais sexe, seins, ventre, cuisses, voix ou visage (...) à partir de là elle est objet instituant une série dont le désir inventorie les différents termes, dont le signifié réel n'est plus du tout la personne aimée, mais le sujet lui-même dans sa subjectivité narcissique, se collectionnant-érotisant lui-même.". A la différence que le sujet ne s'atteint pas en totalité sans cette violence extrême sur l'autre.

Le meurtrier en série réhabilite la violence physique comme moyen d'identification individuelle, capacité à être sujet et narcissisation. Il met en question par ses caractéristiques (de caractères social et psychologique) l'impératif catégorique de contrôle exercé sur ses pulsions violentes levant l'interdit sur la production imaginaire parente de celle autrefois produite par les criminels comme Lacenaire, Jack L'Eventreur, Landru ou le Docteur Petiot, mais cette fascination fonctionne désormais de façon démultipliée, grâce à la mise en scène médiatique et au brouillage des frontières entre fiction et réalité. Ils tiennent à ce titre lieu de pratiques de violence collectives existant encore au XIXème siècle ou de leur contemplation.

En quelque sorte à lui seul le héros universel de ce titre est porté au rang d'un collectif violent, qui reflète dans sa pathologie l'anomie sociale ou la désorganisation politique. Il est le fantasme incarné d'un retour barbare de la violence effective en sens contraire du procès de civilisation. L'anthropophage, c'est souvent l'Autre ou le spectre de la décomposition politique prophétisé, il est en rapport, par son dépassement de la logique du bien et du mal, avec l'infernal, le démoniaque, les ténèbres et de ce fait acquiert un caractère tabou de "mutant" de l'humanité. Ce fantasme collectif nous semble dissimuler enfin un impensé, qui n'a plus uniquement à voir avec une forme dévoyée du fantasme anthropophage que nous venons d'explorer. Dans ce fantasme les organes des victimes, dépouillées de leurs attributs humains n'avaient pas de vertus comparables à celles que leur prêtent les peuples pratiquant le cannibalisme de manière organisée.

Dans la pratique d'utilisation croissante d'organes humains à des fins thérapeutiques, pour des transplantations, grâce au progrès des techniques médicales de pointe en matière de greffes d'organes, ceux-ci sont en revanche précieux et valorisés : ils peuvent être, pour les individus, receveurs d'une transplantation, le seul moyen de sauver leur vie. Néanmoins avec ce type de thérapie se pose pour les donneurs potentiels (et également, les psychanalystes l'ont montré dans le cas des greffés du rein, pour les receveurs) une question quant à la représentation du corps humain comme unité sur lequel la personne humaine, dont elle constitue le support a un droit -celui d'en disposer librement à l'exclusion de quiconque. Ce droit juridiquement formulé comme celui du droit à l'intégrité corporelle de l'individu se voit interrogé par ces nouvelles techniques qui peuvent induire une violence physique réelle ou symbolique sur le corps des individus. Une nouvelle question est posée sur la nature de la possession que tout être humain exerce sur son corps. vivant ou mort. Avec le texte législatif du 22 décembre 1976, relatif aux prélèvements d'organes, "les droits essentiels sur le cadavre passent à l'Etat, peut-être parce que dans l'absence d'un consentement formulé par l'intéressé, l'Etat est censé exprimer sa volonté tacite". S'opère alors en quelque sorte une "nationalisation du cadavre pour cause d'intérêt public" ce qui pose un double problème quant à la représentation (symbolique) du corps comme unité indissociable et quant à la redéfinition de la ligne de partage entre la vie et de la mort.

Ne s'agit-il pas d'une violence (et réelle et symbolique ) qui est alors faite au corps sous la caution respectable de la technique médicale? La menace de désincorporation ne semble pas réelle pour les démocratie européennes occidentales qui, en imposant toujours la condition de gratuité du don dans la pratique des greffes d'organes, préservent ainsi cette pratique de toute dérive dangereuse pour les individus, mais au niveau de la représentation collective l'effet de ces conditions est moins complet.. En fait une représentation appropriée semble faire défaut concernant la transplantation, qui implique une véritable révolution des mentalités collectives , pour gérer cette nouvelle économie du corps et redéfinir la liberté des individus à disposer de lui

Faire le pari de passer par ce chemin détourné de réinvestissement de la notion de cannibalisme, en essayant de scruter ce qui relève de la construction fantasmatique, peut permettre de questionner à nouveau le processus d'individualisation et ses corollaires d'intériorisation de la contrainte et reflux de la violence physique individuelle et collective pour apercevoir ses points aveugles et son impensé. Chacun est confronté dans le travail de construction de la représentation de son corps à une nouvelle menace de désincorporation; cette menace, même si elle n'est que fantasmatique, pèse sur la vision du réel du corps, car "le réel est un ouvert qui s'invente entre semblant et réalité, entre symbolique et imaginaire". L'image du corps, comme support d'une personne conçue comme unité, semble en rapport avec les violences réelles ou symboliques, exercées sur lui, que nous avons évoquées. Le "trou" dans la représentation collective qu'il révèle a partie liée avec l'interdit du cannibalisme, interdit social et individuel, conscient et inconscient. Expérience des limites ou théâtre de la cruauté? D'un corps sans organes à des organes éparpillés l'imaginaire anthropophagique est au coeur de cet impensé.