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CONTRE LES EVIDENCES DE L'IDENDITE JOURNALISTIQUE
par Denis RUELLAND Docteur d'Université en Science Politique Retour sur un travail Résumer sa démarche ne fait pas partie des exercices aisés ; on y découvre plus de trous que de certitudes. Le temps narrange rien à laffaire, et il me parait déjà long depuis la soutenance de thèse (1992). Des écrits, une maturation, des préoccupations nouvelles - et nécessairement liées aux précédentes - qui rendent confus le souvenir de ce que furent les pensées et attitudes de limpétrant dhier et la distinction avec lenseignant-chercheur daujourdhui. Bref, la conviction davoir avancé, et le sentiment quil subsiste des invariants, des fondamentaux. Jen suis à lHDR (Habilitation à diriger des recherches, ultime étape de lacquisition de qualifications universitaires), et la rédaction imposée du mémoire introspectif ma fait percevoir que je suis demeuré sur les mêmes objets, les mêmes problématiques, et les mêmes méthodes, labourant sans cesse le même sillon, avec plus dattention, de doutes et - je lespère - plus de compétence. Cest pourquoi jinterprète lexercice imposé du retour sur la thèse comme le regard sur un passé continu, qui a commencé avec le DEA (1989), et se poursuit. Aux origines d'une problématique Quant à lobjet, je fais de la sociologie professionnelle (les groupes, les métiers, les pratiques productives). Appliquée aux médias, je la conçois comme une contribution à la connaissance du rôle de linformation dans la société en étudiant qui fait quoi, comment et pourquoi. Jétudie tout particulièrement le journalisme. Quant à la méthode, elle procède tout dabord dune connaissance de lintérieur, un contact de terrain qui permet de problématiser à partir de lobservation des réalités sociales. Avoir pratiqué lactivité professionnelle que jétudie est évidemment un avantage car cela permet une rapide interaction avec les interlocuteurs. Cette proximité nempêche en rien la distance critique, bien au contraire. Elle permet de saisir rapidement les contradictions, les tensions ; elle augmente la capacité à faire la part entre les réalités et les discours, et à isoler les paradoxes. Au départ des programmes de recherche, mon attention est généralement alertée par ce que jappelle les "discours dévidence". Quand un interlocuteur ou un auteur se réfugie dans un refus de réflexion, une réticence à largumentation que les questions cherchent à susciter, une préférence pour lopacité, un conservatisme justifiant jusqu'à laliénation ("ça toujours été comme cela, pourquoi voulez-vous changer ?"), je sens là le siège dun paradoxe important et je cherche à lisoler avant de lanalyser. Cette attitude un peu frondeuse a été déterminante pour le choix de la problématique de thèse (le professionnalisme des reporters, étude étendue au groupe professionnel dans son ensemble) et pour les orientations ultérieures : connaître de lintérieur et appliquer le doute scientifique me semble offrir de fortes garanties de résultat. Cest ainsi que jai interrogé les évidences suivantes : - le journalisme est une profession (thèse) ; - le journalisme a des frontières définies et stables (thèse et post); - le journaliste a une compétence technique spécifique (thèse et post) ; - les rédacteurs territoriaux ne sont pas des journalistes (post thèse) ; - statut et activités journalistiques se confondent (post thèse) ; - la déontologie est le motif principal du processus de professionnalisation (post thèse) ; - linformation locale est faite par les journalistes (post thèse) ; - les correspondants ne sont pas des journalistes (post thèse) ; - linformatique en réseau augmente les pratiques de travail coopératif des journalistes (post thèse). Le processus d'investigation Je ne crois pas à la neutralité du discours scientifique. Je suis convaincu que notre travail consiste à proposer de nouvelles versions du discours sur la réalité, de nouvelles fictions, qui sont déterminées par notre capacité à porter le regard, à isoler des faits, à changer les perspectives. Je ne pense pas pour autant verser dans le relativisme post-moderniste ambiant ; notre mission de chercheur est de rendre plus clair le monde, pas de tout confondre en prétendant déconstruire dun trait les acquis. Il y va de lutilité de la recherche comme source de progrès. Cette ambition de clarté ne peut se réaliser si la science sociale se contente de bégayer les représentations des acteurs. Elle doit, au contraire, mettre systématiquement en doute les discours que les individus et les groupes tiennent sur eux-mêmes et leurs pratiques. Le doute porté sur les discours de légitimation doit aboutir à révéler les mécanismes sociaux qui organisent les activités et contraignent les acteurs à des attitudes souvent contraires aux principes idéologiques, paradoxe qui constitue la source de souffrances individuelles parfois très fortes. La révélation des mécanismes est faite - aussi - pour les acteurs sociaux eux-mêmes afin quils puissent sen libérer au mieux. La conscience de laliénation est au principe de lémancipation, tout au moins de sa quête. La nature et le cheminement délaboration de mes problématiques révèlent lintention de la portée de mes travaux. Je ne prétends pas représenter la situation du journalisme français à lépoque actuelle. Pour chaque problématique, je me propose, à la manière de F. de Singly , de prélever dans lunivers journalistique un certain nombre de traits et de tenter den former un système. Lépure des faits signifiants permet de créer une nouvelle image du réel : "on ne voit pas tout, mais on voit autrement". En faisant varier la focale de sa vision, on maintient dans le vague certains traits (que dautres chercheurs ont pu retenir), et ainsi on fait apparaître dautres dimensions inédites. Ma méthode délaboration problématique à partir des discours dévidence (qui peuvent être validés par des travaux scientifiques, cest dailleurs très fréquent et complique lapproche) consiste donc à changer la focale pour tenter dexprimer autrement la réalité de ces discours : par exemple, prendre lappropriation du marché de travail, et non la moralisation du métier, pour motif principal de la professionnalisation ma permis de faire apparaître des données inédites, une compréhension nouvelle dans laquelle la déontologie nest pas absente mais mineure. Lhistoire entre pour une part parfois importante dans mes travaux. Sans me concevoir historien, jai souvent fait des détours appuyés par le passé. Jestime ne pas avoir la formation nécessaire pour produire des études solides ; la méconnaissance de la plupart des méthodes et plus encore des sociétés dhier (contexte politique, économie, idées, culture...) dans lesquelles je me suis introduit par le biais du journalisme, minterdisent de croire que je fais de lhistoire. Mais alors, que vins-je y forger ? Des réponses à propos du contemporain. Conscient des risques danachronisme, jai recherché dans le passé des éléments dexplication de phénomènes actuels. Des représentations, lorganisation juridique, la jurisprudence, des structures du groupe professionnel me sont apparues plus compréhensibles après avoir étudié leur généalogie. Jai réalisé ces détours parce que les historiens navaient pas eu encore le temps de se pencher sur bien des aspects de lhistoire des journalistes et que je ne pouvais attendre. . Jimagine donc très bien (je le souhaite) que les périodes que jai visitées seront mieux étudiées par dautres, historiens plus certains que moi. Jespère néanmoins quils sauront retenir de mon travail ses points daboutissement; autrement dit quils profiteront des acquis sociologiques pour mieux interpréter le passé, pour déceler la structure sociale, ses organisations et ses représentations, derrière la surface des événements. Cette navigation personnelle entre deux eaux, histoire et sociologie, ma conduit parfois à me définir comme socio-anthropologue du journalisme. Cette expression synthétique renvoie à des conceptions étatsusiennes de lanthropologie sociale étudiant les groupes sociaux dans leurs fonctionnements, leurs conflits et leurs changements, comprenant donc une attention soutenue à lhistoire. Cette approche anthropologique est aussi culturelle dès lors quelle observe les mythes, les rites, les classifications et les idéologies. Le social étant indissociable du culturel à bien des égards, cest le plus souvent sur les deux tableaux que je suis amené à travailler. Cest ainsi que, chemin faisant, lanthropologie sociale et culturelle du groupe journalistique ma conduit à un regard simultané sur le passé et le présent, un "grand écart" qui nest pas sans questionner, notamment à propos de la rigueur des investigations menées tous azimuts. Enseignements Pour répondre à la question des résultats visités avec le recul du temps, je ne peux mabstenir de faire référence aux travaux qui mont précédé, en particulier sur le chemin de la notion didentité professionnelle. Ma contribution à lexplicitation du journalisme en tant que réalité dacteurs sociaux, est modeste : elle sinscrit dans un courant sociologique large, quil faut bien percevoir avant de sengager dans létude dun groupe professionnel. Je rappelle donc les termes qui me paraissent essentiels avant dévoquer mes acquis. Lidentité professionnelle est double, elle est pour soi et pour autrui . Soi concerne lindividu dune part, le groupe professionnel didentification dautre part. Autrui est lensemble des autres acteurs sociaux, proches et lointains. Cette dualité conduit à observer les expressions de lidentité à plusieurs niveaux : dans ses rapports avec lindividu, avec ses pairs, avec ses patrons, avec les usagers, avec les acteurs politiques. Lidentité est le produit de linteraction du discours et de la réalité. Elle est un discours sur la réalité et une réalité modelée par le discours . Elle est donc idéologique et pratique, il convient dobserver les deux niveaux, séparément et dans leurs interactions. Laltérité est une expression de lidentité . Celle-ci se définit par ressemblances et surtout par dissemblances. Lapproche des zones dincertitude, qui produisent généralement des discours et des attitudes tendant à objectiver les différences, permet en particulier de distinguer ce qui relève du mythe dans les représentations. Lidentité est le produit de lhistoire . Ce que lon appelle la professionnalisation est le processus par lequel se construit un groupe professionnel, se structure son altérité (pour soi et pour autrui), sétablit son territoire. Lidentité est en particulier le produit des luttes pour la reconnaissance, la défense du privilège, la possession du nom... Lapproche se doit donc dêtre anthropologique, puisant dans les racines les causes de lidentité contemporaine. Lidentité ne se réduit pas aux représentations dominantes. Il convient notamment de distinguer deux aspects, très marqués dans le cas du journalisme (moins dans dautres situations professionnelle) : la catégorie des agents légitimes est plus réduite que la masse des agents réels pratiquant lactivité. Autrement dit, lactivité ne peut être réduite à la catégorie légitime, il convient de poursuivre lobservation au delà, dans les marges réputées illégitimes . Lidentité nest pas uniquement dans lordre du symbolique. Elle se rapporte à des dimensions concrètes dont bénéficient, à des degrés divers, tous ceux qui produisent un sentiment dappartenance. En particulier, elle correspond à un marché de travail, producteur de biens matériels et de statuts sociaux. La construction et la défense de lidentité sont dailleurs conçus uniquement dans lintention dacquérir et de fortifier un droit sur un marché de travail précis, voire de létendre ou de contrôler lémergence de marchés concurrents . Il faut donc produire une approche socio-économique et technique de lactivité. Un marché de travail est réputé fermé, au sens o il nadmet de nouveaux agents que sous conditions, les pairs contrôlant les accès .Le contrôle peut être objectivé par des lois réellement contraignantes. Mais lon se doit dobserver les modalités symboliques de fermeture, cest à dire quand celle-ci tient à la force de la représentation, quand celle-ci parvient à imposer le mythe de la clôture . Ainsi, on peut définir une identité professionnelle en prenant en compte tous les agents qui adhèrent à la totalité ou à une partie de la représentation dominante à une époque donnée, adhésion de droit ou par amalgame identitaire. Le sentiment dappartenance nest pas stable, il dépend de lintérêt conjoncturel des agents .Lattachement à un groupe professionnel est donc opportuniste .Lintérêt est un concept efficace pour contenir lensemble des motivations qui conduisent à lagir individuel et collectif, dont résultent les identités. Lintérêt nest pas nécessairement égoïste ; il a des dimensions altruistes, parce que laltruisme a des vertus sociales et économiques. Il ne se réduit pas à lindividu ; au contraire, il rapporte celui-ci à sa collectivité. Il nest pas sans conscience au sens politique du terme ; il équilibre les choix en fonction dobjectifs personnels et collectifs. Lintérêt, ce sont toutes les raisons qui font quune personne physique ou morale élit des valeurs, des projets, des priorités, des différences. Cest lintérêt qui transcende lensemble des actes sociaux - vertueux ou vicieux - et qui produit lajustement des identités . Les tensions sont constitutives de lidentité. Les êtres sociaux nagissent pas dans des cadres unidimentionnels. Leurs actes sont, au contraire, contenus dans des séries de tensions, chacune composée de deux pôles. Ces deux pôles recouvrent des exigences concurrentes sinon contradictoires. Par exemple : autorité / négociation ; nouveauté / routine ; objectivité / honnêteté ; intérêt public / marché ; totalité / angle ; informer / distraire ; description / récit ; concurrence / monopole ; indépendance / dépendance. Lexamen des pratiques professionnelles apprend que ces tensions - que lon peut aussi nommer paradoxes - contiennent les attitudes entre dune part une norme explicite (premier terme), dautre part une norme implicite (second terme). Les acteurs se situent entre les référents de leur culture professionnelle et la réalité des modes de production. Ces paradoxes semblent les introduire dans une sorte de schizophrénie professionnelle (entre ce qui devrait être fait et ce que lon fait vraiment) qui peut engendrer des souffrances telles que P. Bourdieu les a identifiées . En fait, les acteurs tirent de ces tensions la sève de leur identité en ajustant leurs comportements entre les impératifs dexigence dune part et réalité dautre part. Réduire ces paradoxes revient à nier loriginalité identitaire. Enfin, une identité professionnelle est fluide. Elle varie dans le temps, ses frontières bougent en fonction de l'évolution des métiers et des rapports de force entre les groupes. En parlant de "professionnalisme du flou" à propos du journalisme , jai montré comment en deçà des discours professionnalistes tendant à représenter le groupe comme un monde structuré et fondé sur une compétence claire et spécifique, il faut voir un univers fluide, aux modes de gestion flous et mouvants, à la culture professionnelle métissée par nature. Ce "flou" ne doit pas être perçu comme un dysfonctionnement car il offre au groupe des capacités damalgame, de souplesse et de réduction des antagonismes tout à fait efficaces. Ce "flou" sapplique non seulement aux modalités de production, mais marque aussi profondément lidentité (juridique et sociologique) et la qualification (formation, compétence). En définitive, cest toute la gestion du territoire professionnel qui est travaillée par limprécision et la fluidité. Pistes de recherche Quand on prend pour principe méthodologique de déterminer des problématiques en opérant des changements de focale, les perspectives ne peuvent manquer ! Celle qui me motive le plus, je la résume ainsi : le journal nest pas le produit des journalistes ; il est linstrument des luttes et coopérations sociales. De ce fait, je mintéresse à la contribution des sources au processus de fabrication de linformation (leurs stratégies, leurs actes, leurs représentations), ce qui mamène à fouiller dans la "cuisine" des journalistes (ce quils naiment guère...).
Bibliographie ( publications personnelles ). Livres 1 - Les pro du journalisme. De l'état au statut, la construction d'un espace professionnel. Presses universitaires de Rennes, 1997, 172 p. 2 - Les journalistes - Stars, scribes et scribouillards, Syros, 1994 (avec J-F. Lacan et M. Palmer), 278 p. 3 - Le professionnalisme du flou. Identité et savoir-faire des journalistes français, PUG, 1993, 240 p. 4 - Reporters, Syros, 1992 (photographies de P. Pugin), 84 p. Articles 1 - "Une médiation pour une médiatisation", Hermès (CNRS), n°21, 1997. 2 - "Groupe professionnel et marché de travail du journalisme", Réseaux n°81, janvier 1997. 3 - "Pratiques journalistiques et commémoration", Recherches en communication, UCL-Belgique, mai 1995 (avec B. Grevisse). 4 - "Technicité intellectuelle et professionnalisme des journalistes", Réseaux n°62, novembre 1993 (avec G. Cornu). 5 - "An undefined profession. The issue of professionalism in the journalistic milieu", Réseaux - The French Journal of Communication, vol.1 N°2, Autumn 1993 (traduction art 6). 6 - "Le professionnalisme du flou", Réseaux n°51, janvier 1992. |