LA MISE EN SCENE MEDIATIQUE DU RECOURS A LA VIOLENCE
MARTIALE DANS LES DEMOCRATIES LIBERALES

 

par Maurice ENGUELEGUELE

Docteur d'Université en Science Politique
IRIC-GRAPS / CURAPP-CNRS

 

La récente guerre du Golfe consacre une transformation des modes de présentation du recours à la violence martiale par les responsables politiques et militaires des démocraties libérales. Jusqu’alors marquée par la prépondérance d’un discours tendant à justifier ouvertement l’acte de guerre et ses conséquences ( au nom de la lutte contre l’expansionnisme soviétique, de la protection de la sphère d’influence, de la défense des intérêts, ...), cette présentation procède désormais d’un travail sur les mots et les images qui va bien au delà des visées classiques de propagande et s’inscrit dans le cadre de véritables stratégies de mise en scène médiatiques doublement caractérisées par la diversité des techniques communicationnelles et des supports simultanément sollicités. Sans doute convient-il de ne pas surestimer la nouveauté de ce phénomène : << il n’est (...) pas de gouvernement concevable (...) sans mise en scène >>. Pour Georges BALANDIER, le pouvoir doit s’imposer sans que la seule coercition ou la seule explication de sa conduite y suffisent : à cette fin, il est amené à recourir aux ressorts du spectaculaire, par la diffusion d’images capables d’emporter l’adhésion et de mettre en mouvement les sujets ; la << contrainte théâtocratique >> serait donc permanente pour les responsables politiques et militaires. Cependant, il importe de mettre en lumière les manifestations et enjeux concrets de ce changement, qui peut être analysé en termes de restructuration des dispositifs symboliques de production ou d’inflexion des représentations politiques et de réajustement corrélatif des lieux et vecteurs de licitation de l’action politique . On partira pour cela de deux hypothèses. D’une part, bien que le recours à la force armée soit une des formes toujours possible des relations entre acteurs étatiques , l’exercice par l’Etat de son monopole à la violence martiale est, dans les démocraties libérales, ressenti a priori comme illégitime et doit donc être justifié. Cela s’explique par deux phénomènes complémentaires : d’abord, par l’abaissement dans leurs opinions publiques du seuil de tolérance à la violence, qui suscite un niveau élevé de réprobation de la violence martiale quelque soient les systèmes employés pour légitimer son exercice ; ensuite, par le contraste de sentiments - répulsion et ou fascination - que suscitent dans ces opinions publiques les images de violence guerrière complaisamment diffusées par les télévisions dans une logique commerciale . D’autre part, en raison du développement des moyens modernes de communication et de la " mondialisation " de l’univers médiatique , les médias sont comptés par les responsables politiques et militaires des démocraties libérales parmi les lieux essentiels de licitation des objectifs qu’ils poursuivent dans les conflits armés internationaux et des moyens de production de l’acceptabilité politique et sociale des violences guerrières perpétrées par leurs armées. En effet, les médias fournissent la possibilité de justifier cet engagement et ses conséquences auprès de plusieurs millions d’individus, sans avoir à subir tous les filtres de l’accès à << l’espace public >> traditionnel et pour un coût plus faible : ils offrent directement des cadres cognitifs, des contextes de perception de la réalité sociale et sont censés avoir un rôle significatif dans le modelage des savoirs, l’orientation des valeurs, des attitudes, la création de repères sociaux. On peut ainsi dire, pour paraphraser Paul VIRILIO, que la guerre entre entités étatiques ne se réduit plus uniquement pour les responsables politiques et militaires à la mise en oeuvre de la stratégie guerrière la plus efficace avec les armes les plus modernes et à l’utilisation des ressorts de la diplomatie contre l’ennemi : elle se double d’une lutte engagée dans les médias avec des " armes de communication ", dont l’enjeu est la conquête de leur propre opinion publique mais également de " l’opinion publique internationale ". Aucun responsable ne peut ignorer que le résultat de cette lutte pèsera lourd et aura des effets, y compris sur le sort de la bataille militaire elle-même .

Envisager la transformation des modes de présentation du recours à la violence martiale à partir de cet angle d’attaque exige qu’on ait à l’esprit deux écueils méthodologiques qu’il faudra s’efforcer d’éviter. D’abord, la croyance dans la toute puissance des médias comme " moteurs " et lieux de production ou d’inflexion des représentations politiques et des dispositions citoyennes . Ensuite, la tendance à prendre la posture du moraliste qui réduirait le travail à une simple entreprise de dénonciation de l’instrumentation des médias au lieu de l’inscrire dans la réflexion relative à leur rôle exact dans les processus politiques à l’oeuvre dans les démocraties libérales. On tentera de contourner ces écueils en distinguant dans le travail, centré sur l’exemple des responsables politiques et militaires français et américains lors de la guerre du Golfe, ce qui relève de leur action délibérée de ce qui tient aux logiques médiatiques mais en questionnant aussi les stratégies médiatiques qu’ils déploient dans leurs modes de production, dans leurs rapports avec une vision institutionnelle de la réalité, enfin dans leur efficacité symbolique. Sur ces bases, on se propose de situer la mise en scène médiatique du recours à la violence martiale par les responsables politiques et militaires des démocraties libérales entre dénonciation et justification ( I ) avant d’essayer de répondre à la question de ses effets ( II ) .

 

I- ENTRE DENONCIATION ET JUSTIFICATION.

Les modes de présentation du recours à la violence martiale développés à l’occasion de la guerre du Golfe par les responsables politiques et militaires des démocraties libérales ne visent pas à la dissimuler totalement mais plutôt à la retravailler socialement, à la naturaliser, à en canaliser les effets, à la représenter par le biais de stratégies de maîtrise du discours ( A ) et d’esthétisation du montrable ( B ) .

A- Les stratégies de maîtrise du discours

L’expression " stratégies de maîtrise du discours " renvoie aux techniques de langage et de gestion du dicible utilisées dans les médias par les responsables politiques et militaires des démocraties libérales et qui ont pour fonction manifeste de rendre compte et de commenter les conflits armés internationaux dans lesquels ces Etats sont engagés, mais dont l’objectif latent est de façonner la vision de l’opinion publique à propos de cet engagement et des actes de violence guerrière qu’il implique. Il s’agit notamment de la requalification des conflits concernés ( 1/. ) et de la censure des informations diffusées à leur sujet ( 2/. ).

1/. La requalification

La requalification consiste pour les dirigeants politiques et militaires à tenter d’attribuer, par l’appel à des figures de rhétorique spécifiques qui importent la morale et le droit, une qualité aux conflits armés internationaux dans lesquels sont engagées les démocraties libérales et aux violences qu’ils impliquent de manière à attester de leur légitimité, à créer les conditions de possibilité de leur acceptabilité en les présentant comme nécessaires et positif. Pour en saisir les tenants et aboutissants, il faut revenir sur quelques propriétés essentielles du discours développé dans les médias par ces acteurs et sur la nature de la violence martiale. D’une part, << ce discours n’est pas seulement un objet verbal mais une forme d’interaction sociale >> : porteur de contenus extrêmement variables selon son contexte d’énonciation, il participe d’une logique d’influence et a pour but d’agir sur l’autre pour le faire agir, le faire penser, le faire croire ; il est conçu pour convaincre et mobiliser, pour susciter l’adhésion et conquérir la faveur d’un public de masse. Orienté de façon médiate ou immédiate vers la sensibilité populaire, il exploite les analogies entre les formes de la logique rhétorique et celles de la pensée commune ; ses figures visent à rendre possible ou, au contraire, à limiter les investissements affectifs. En ce sens, ce discours est constitutif du travail politique et vise à produire des effets politiques . D’autre part, la violence martiale correspond à une violence d’Etat, au double sens de violence politique dont la monopolisation tendancielle est le fondement ultime de l’autorité du pouvoir politique mais aussi de violence politique exercée par l’armée sur ordre des dirigeants de l’Etat, et dont ils peuvent par conséquent poser les principes de régulation .

C’est pourquoi les responsables politiques et militaires développent dans les médias un discours dual consistant à qualifier comme conflits armés " archaïques ", " illégaux ", " violents ", d’un " autre âge " ou " barbares " ceux dans lesquels leurs pays ne sont pas engagés et qu’ils jugent illégitimes, et à réserver à ceux qui les mobilisent l’emploi d’un répertoire lexical euphémisant : " opération de police internationale ", " guerre menée au nom d’une juste cause ", " coercition ", " exercice du droit de légitime défense individuelle ou collective ", " réaction " ou " riposte proportionnée à l’agression dans le respect de la charte des nations unies ", " opération de guerre menée par les soldats de la paix " . L’observation faite par Frédéric BON, pour qui << la guerre, sauf rares exceptions, n’ose plus se présenter dans le monde contemporain sous son véritable nom >> , est ainsi vérifiée. L’euphémisme permet ici d’éviter d’accorder la reconnaissance impliquée dans le seul fait d’appeler les choses par leur nom. La distinction ainsi établie contribue à creuser l’écart entre les deux types de conflits armés internationaux : les premiers sont présentés comme relevant de l’action politique non conventionnelle au plan international ; les seconds sont institutionnalisés, homologués, routinisés dans le jeu politique international et jugés nécessaires au maintien de la paix et de la sécurité internationale. Cet écart est d’autant plus rigide que la seconde catégorie de conflits armés internationaux est naturellement placée sous le sceau du jus ad bellum et du jus in bello, que les démocraties libérales ont contribué à définir, et que ces dernières auront généralement bénéficié de la fonction de " légitimation collective " d’une résolution fort opportunément adoptée par une instance autorisée comme par exemple le conseil de sécurité de l’ONU.

Dans le même registre, les responsables politiques et militaires usent aussi des ressorts de la dramatisation et de la " scandalisation " dans la présentation des violences guerrières perpétrées par l’ennemi et dans le travail de destruction du sens qu’il donne du conflit. Ces deux figures discursives, qui jouent à la fois sur les registres de l’intelligibilité et de l’émotion, visent les mêmes objectifs : surcharger les comportements décrits de connotations affectives ; manipuler par la pensée et par le choc des mots l’opinion publique. Ainsi par exemple, après l’invasion du Koweit par l’armée irakienne, une jeune infirmière koweitienne interrogée par les télévisions américaines dénonce la " barbarie " des " envahisseurs " qui " débranchaient les couveuses dans les maternités " et abandonnaient à " l’agonie des dizaines de prématurés ". Ce " témoignage " présenté comme " authentique " est immédiatement récupéré par le Président des Etats-Unis et le chef d’Etat-major de l’armée américaine pour stigmatiser dans les médias " l’amoralité " du " criminel de guerre Saddam " et légitimer du point de vue éthique les bombardements effectués par les armées alliées. Il peut à ce titre être analysé en terme d’idiome rhétorique . Vérification faite, le témoin, qui n’était pas au Koweit au moment de l’invasion, était en réalité la fille de l’ambassadeur de ce pays aux Etats-Unis et la mise en scène avait été montée par une agence de communication .

L’épisode des " couveuses débranchées dans les maternités ", qui montre que la requalification peut provenir du champ politique ou " d’ailleurs ", confirme l’existence d’un véritable " marché " de la mise en scène médiatique de la violence martiale entre les grandes agences de communication auxquelles les dirigeants des démocraties libérales ont de plus en plus recours dans le traitement médiatique de l’engagement de ces dernières dans des conflits armés internationaux ; marché qui naît de la rencontre entre le besoin croissant d’information et de sensationnel ressenti par l’opinion publique et l’offre de produits plus sophistiqués émanant des spécialistes de la communication ; spécialistes qui sont collectivement et mutuellement intéressés par la promotion de la croyance par le pouvoir en leur compétence et qui apparaissent ainsi comme des auxiliaires du jeu politique auquel ils parviennet à participer de manière dissimulée ou indirecte en tant que régulateurs de sens. Ce marché tend par ailleurs à s’auto-alimenter, en pesant davantage sur les processus de décision et l’action militaires. Peu importe toutefois que ce coup médiatique ait rapidement été décodé comme tel et le trucage démonté : pour les responsables politiques et militaires américains, l’effet de dramatisation et de scandalisation aura joué à plein ; l’opinion publique interne et internationale aura été alertée sur les " horreurs " commises par les troupes du " boucher de Bagdad " et aura été préparée à la " nécessité, du point de vue du droit international et de la morale, de punir les responsables " . Dramatiser et scandaliser ici c’est insister sur la gravité des actes perpétrés par l’ennemi et affirmer qu’il y a scandale, en prenant une posture indignée en son nom, en le décrivant ; dramatiser et scandaliser c’est également laisser implicitement entendre qu’un seuil a été franchi par l’ennemi dans les limites du moralement supportable et du légalement tolérable ; c’est enfin faire croire que le fait, la situation continuera s’il n’y a pas de " réaction " des démocraties européennes occidentales, si " l’incarnation du mal n’est pas éradiquée " .

Dans ce conflit, il y a sans doute symétrie entre l’euphémisation, la dramatisation, la scandalisation et les stratégies de victimisation et de diabolisation déployées, après un long silence, par les dirigeants irakiens pour stigmatiser les actes des armées de la coalition alliée et tenter de retourner leur opinion publique ainsi que " l’opinion publique internationale ". Par là-même apparaît un nouvel enjeu de la requalification : elle participe de luttes entre belligérants pour le monopole de la parole légitime sur les conflits armés internationaux dans lesquels ils sont engagés. Comme dans tout conflit, celui qui dans les conflits armés internationaux a << (...) la parole, (...) le monopole de fait de la parole, impose complètement (...) l’arbitraire de ses intérêts >> ; on peut même considérer le monopole tendanciel de la parole légitime comme un des principaux ressorts de la victoire : il permet de refouler dans l’opinion publique les discours dissonants sur les opérations guerrières menées ou projetées ; il impose un certain type de significations - significations dont il importe peu qu’elles soient crues mais dont la fonction est de créer chez tous les individus et dans tous les groupes de destinataires un même lexique et les mêmes références ; il donne enfin une force symbolique au point de vue du plus fort et transforme un point de vue intéressé en point de vue incontestable et légitime.

La requalification peut être vue comme le résultat d’une << mise en forme >> : requalifier c’est, pour les responsables politiques et militaires des démocraties libérales, " mettre des formes " dans leur discours sur les conflits armés internationaux dans lesquels les pays sont engagés. Ce discours " en forme " a pour propriétés principales d’imposer à ses destinataires les normes de sa propre perception, de laisse croire que ce qu’il dit est vrai - ce qui est une des façons fondamentales de faire passer le faux, de faire admettre des objectifs et des pratiques qui, présentés autrement, seraient inacceptables . Enfin, les effets de la requalification sur l’opinion publique interne et " internationale " sont censés être d’autant plus redoutables qu’elle est toujours accompagnée d’une censure du << discours médiatique >> relatif aux conflits concernés.

2/. La censure.

Traditionnellement utilisée par les Etats comme technologie de contrôle du " discours médiatique " sur les conflits armés dans lesquels ils étaient engagés, la censure se manifestait par la rétention d’informations ou/et par le recours à une autorité bureaucratique coercitive ( en France, le SIRPA créé par l’arrêté du 7 Octobre 1969 ) usant parfois de la violence physique concrète ( fermeture de locaux de presse, expulsion des journalistes ou envoyés spéciaux, ...) . Cet état de fait est aujourd’hui dépassé dans les démocraties libérales : en raison de la très large liberté d’investigation et d’information dont jouissent les médias dans ces Etats, mais du fait aussi de la mondialisation des moyens de communication, l’exercice d’une censure directe est exceptionnel et paraît désormais incongru. Leurs responsables politiques et militaires lui préfèrent différents mécanismes indirects de filtrage et de gestion de la production et de la diffusion de ce " discours médiatique ".

L’un de ces mécanismes de censure indirecte est le " point de presse ", exercice rituel auquel sacrifient quotidiennement des porte-parole autorisés des armées des démocraties libérales dans un décor martial où trônent force cartes d’Etat-major et photos satellites représentant des " objectifs militaires " de l’ennemi avant et après leur " traitement ". La généralisation des " points de presse " obéit à une double rationalité. D’abord le souci des responsables politiques et militaires de gérer le temps de parole médiatique sur le conflit concerné ; la prise de parole quotidienne sur un sujet étant une << (...) monopolisation du temps de parole pour le garder trop longtemps >> : le " point de presse " participe ici d’une logique de surinformation qui doit non seulement permettre de focaliser l’attention de l’opinion publique sur la définition de la situation proposée par ces dirigeants, mais encore rendre impossible le tri et le recul analytique du fait de la profusion d’informations disparates ou redondantes et toujours obsolètes sous l’effet de leur renouvellement quotidien. La volonté ensuite de ces mêmes dirigeants de peser sur la production du discours médiatique relatif à ce conflit afin d’éviter la diffusion d’informations contraires à leurs objectifs et faire l’opinion derrière une apparente information de l’opinion : par ce moyen, ils se donnent en effet la possibilité de retravailler socialement la vérité sur les opérations guerrières menées, de redécouper et reconditionner la réalité de sorte qu’elle devienne acceptable soit par omission - la vérité innommable cesse d’exister - soit par artifice - la vérité subalterne mais médiatiquement rentable voit son statut surévalué. Le " point de presse " s’inscrit ici dans une double perspective, corollaire à la sur-information : la sous-information et la désinformation, systématiquement cultivées que ce soit par l’absence de démenti ou l’entretien de rumeurs par la diffusion d’informations imprécises .

Les " pools de journalistes " constituent un autre mécanisme de filtrage de l’information et de gestion du " discours médiatique ". Inventés par les responsables américains en réaction aux traumatismes provoqués dans l’opinion publique par la relative liberté de presse laissée, en matière de couverture médiatique, lors de la guerre du Vietnam et en réponse aux nombreuses critiques suscitées par l’absence de journalistes aux premières heures de l’intervention à la Grenade en 1983, ils sont désormais adoptés par la plupart des démocraties libérales . Le " pool " consiste à associer, à titre de témoins, un petit groupe de journalistes et reporters aux opérations militaires engagées ; ces derniers étant ensuite libres de partager les informations et témoignages recueillis avec leurs confrères restés à l’arrière . Pour en légitimer l’existence, les responsables politiques et militaires ont recours à plusieurs arguments. La protection contre les risques : il faut pouvoir assurer la sécurité des journalistes et reporters qui " couvrent " les conflits armés internationaux parce qu’ils constituent des cibles potentielles pour l’ennemi ; la loyauté à l’égard de la patrie : il faut protéger la vie des soldats et ne pas réduire les possibilités de victoire en informant l’ennemi de la localisation des troupes et de leurs mouvements ; la morale et la pudeur enfin : les familles des victimes doivent être averties en priorité du décès de l’un des leurs et ne pas l’apprendre par la radio, la télévision ou la presse. Derrière ces arguments qui font appel à l’auto-contrôle, au bon sens et à la discipline des journalistes et envoyés spéciaux, se dissimule en réalité une visée plus prosaïque : le contrôle et le filtrage du " discours médiatique " sur ces conflits. Pour Pierre BOURDIEU, << (...) une des façons les plus imparables pour un groupe de réduire les gens au silence, c’est de les exclure des positions d’où l’on peut parler. Au contraire, une des façons pour un groupe de contrôler le discours consiste à mettre dans des positions où l’on parle des gens qui ne diront que ce que le champ autorise et appelle >> . Or, les " pools " empruntent à ces deux logiques. Ils fonctionnent d’abord eux-mêmes comme un système de censure en homogénéisant l’offre journalistique relative aux conflits et en accentuant les phénomènes de circulation circulaire des informations entre les différents médias mais aussi parce que les membres des " pools " peuvent être situés dans une structure particulière de rapports avec les responsables politiques et militaires : si certains opèrent des stratégies de démarcation par rapport aux informations recueillies dans le cadre des " pools " et posent le problème de la déontologie journalistique, d’autres estiment qu’en échange du contrôle exercé sur les informations recueillies, les dirigeants leur accordent par l’appartenance aux " pools " le droit et les moyens de produire un " discours médiatique " qui bénéficiera du sceau de " l’authenticité ". L’appartenance aux " pools ", dont on comprend qu’elle puisse être l’enjeu de luttes entre les journalistes et reporters envoyés par les médias sur le front, exerce ensuite, par un effet de fermeture, une police sur ce que disent ceux qui en font partie et leur impose de ne " laisser passer " que ce qui est, pour les autorités politico-militaires, " convenable " et dicible ; elle les contraint à exclure notamment deux choses : ce qui ne peut pas être dit - l’indicible, et ce qui pourrait être dit mais qui doit être passé sous silence - l’innommable. De ce point de vue, les " chartes de bonne conduite ", que doivent signer tous les participants aux " pools " et qui répertorient l’ensemble les obligations auxquelles ils sont astreints sont, pour les dirigeants politico-militaires, d’un précieux secours.

L’examen de ces deux mécanismes de filtrage et de contrôle du " discours médiatique " sur les conflits armés internationaux permet de conclure que la censure n’exclut pas une violence symbolique qui se passe de la force brutale ou du moins la relègue à l’arrière plan : elle opère dans et par le contrôle de la mise en mots des conflits armés internationaux ; elle ne peut être exercée par les responsables politiques et militaires de ces pays et subie par les médias que parce qu’elle est méconnue ou dissimulée en tant que telle . Plus généralement enfin, on peut dire que la requalification et la censure participent d’un processus global de << gouvernement par les signes et les symboles >> conçu et mis en oeuvre par les dirigeants politiques et militaires - avec l’aide de communicateurs spécialisés publics ou privés - à destination de leurs opinions publiques.

B- Les stratégies d’esthétisation du montrable.

Par " stratégies d’esthétisation du montrable ", on entend les dispositifs par lesquels les responsables politiques et militaires font appel à la magie de l’image pour donner un contenu regardable et acceptable aux actes de violence guerrière perpétrés par leurs armées lors de la guerre du Golfe, mais également les processus à travers lesquels ces mêmes dirigeants tentent de conduire l’opinion publique à accorder plus d’importance aux justifications formelles mises en avant dans le travail de requalification qu’à la violence inhérente à ce conflit. L’esthétisation du montrable joue sur un ressort fondamental : l’illusion d’une reproduction fidèle de la réalité par sa mise en image, alors que cette dernière implique au contraire sa reconstruction pour la rendre spectaculaire ( au sens premier du terme ). Elle est par ailleurs d’autant plus nécessaire pour ces dirigeants, dans la conjoncture actuelle caractérisée par l’existence de perceptions différenciées de la violence dans l’opinion publique, qu’elle a pour immense avantage de conduire cette dernière à différer l’examen des relations entre les mots et les choses qu’ils désignent mais également entre les images et les réalités qu’elles illustrent. Plusieurs techniques sont utilisées dans les médias par les responsables des démocraties européennes occidentales pour atteindre cet objectif : c’est notamment l’euphémisation ( 1/. ), la distanciation ( 2/. ) et la technologisation (3/.).

1/. L’euphémisation.

L’euphémisation sollicitée dans les stratégies d’esthétisation du montrable correspond à une atténuation dans l’expression des photos et des images qui conduit à une certaine dissimulation, à l’utilisation de formes voilées dans les légendes ou les commentaires qui les accompagnent, à leur présentation sous leur meilleur angle de façon à les rendre socialement acceptables et médiatiquement " productives ".

L’euphémisation se manifeste dans le fait que les seules images de destruction diffusées sont celles qui concernent des " objectifs " présentés comme " stratégiques " pour l’ennemi et qui participent de ce fait de ses capacités offensives ( station-radars, casernes, usines, bases aériennes, bunkers, ... ) ; sites dans lesquels des civils ne peuvent pas, par définition, se trouver . Dans l’hypothèse où la réalité viendrait démentir trop visiblement cette présentation, les responsables politiques et militaires s’excuseront très officiellement et évoqueront des " ratés " ou des " dégâts collatéraux ". Ces termes mêmes, relayés par les commentateurs des télévisions, les reporters de la presse écrite et les agences d’information, sont les meilleurs symboles des processus à l’oeuvre derrière cet appel à l’euphémisme : il ne s’agit en effet pas de " destructions ", sous-entendu gratuites et contraires au jus in bello, mais uniquement de " dégâts " survenus dans l’exercice d’une " opération de police internationale " ( en l’occurrence la guerre du Golfe ) naturellement présentée comme légitime et respectueuse du jus ad bellum ; ces dégâts sont par ailleurs " collatéraux ", c’est-à-dire par définition involontaires mais quand même nécessaires à cette guerre puisque l’important était de rétablir et faire respecter la légalité internationale, d’empêcher la violence martiale non conventionnelle préexistante à l’intervention des démocraties libérales de se poursuivre, ce qui est " central " par rapport au " collatéral ". Les catégories manichéennes de la " bonne " et de la " mauvaise " violence établies par Peter MARSH sont ainsi convoquées pour tracer la frontière entre le licite et l’illicite aux plans politique et juridique.

2/. La distanciation.

Autre technologie de travail sur le réel sollicitée par les dirigeants politico-militaires, la distanciation a pour objectif d’édifier une barrière de communication suffisamment élevée pour interdire ou limiter au maximum dans leur propre opinion publique toute remise en cause des buts de guerre et de la violence impliquée par le déclenchement de cette dernière. Cette distanciation s’exprime à travers plusieurs procédés.

C’est d’abord la déréalisation, qui fait appel au registre du ludique pour amplifier le pouvoir fascinant des images de violence martiale diffusées. Après un rigoureux processus de sélection et de montage, les seules images de bataille qui sont montrées sont celles d’une violence aseptisée et télévisuellement porteuse ; elles sont généralement accompagnées d’animations graphiques dans lesquelles les soldats ne sont présentés que par des carrés de couleur symbolisant un uniforme à côté de carrés identiques mais non labellisés représentant des matériels de guerre ( chars, avions, hélicoptères, ...). La guerre est ici présentée comme un jeu entre compétiteurs et la rationalité à l’oeuvre est celle interne à ce jeu : déplacez bien vos pions et vous gagnez. Par ailleurs, les images de destructions diffusées sont filmées et assemblées de manière particulière ( angle de vue resserré, caractère noir et blanc, exclusion du zoom...), ce qui contribue à atténuer le potentiel de violence dont elles sont porteuses. Dans le même esprit, les responsables politiques et militaires des démocraties européennes occidentales encouragent très largement le recours à des images ou à des photos d’archives à la télévision pour illustrer les menaces que comporte l’utilisation par l’ennemi d’un certain type d’armes ( guerres de 14-18 et du Viêtnam pour les armes chimiques par exemple ) . Deux catégories historiques, mises en lumière par Reinhardt KOSELLECK, interfèrent dans ces images et photos : le " champ d’expérience ", qui prend appui sur la mémoire collective et construit un schéma d’interprétation couvrant les aspects majeurs de l’événement tant au niveau de son déroulement que de ses implications, et un " horizon d’attente " qui informe sur le sens de cet événement par rapport à des espoirs, des craintes, des projets . Ces images et photos ont par là-même une double vertu : elles véhiculent certes une angoisse sourde, mais la distance créée par leur caractère historique et " arrangée " par leur montage suffit à donner au téléspectateur ou au lecteur inquiet le sentiment qu’il n’est pas totalement concerné par le conflit armé international auquel participe pourtant son pays ; elles constituent un puissant ressort de stigmatisation des comportements de l’ennemi et de légitimation des destructions opérées par les armées des démocraties libérales qui participent au conflit.

La distanciation a ensuite pour vecteur la déshumanisation. De longs reportages filmés ne présentent que des carcasses de matériels de guerre détruits ou encore des immeubles, des maisons ou des " objectifs stratégiques " en ruine ; il n’y a presque jamais de blessés et de cadavres car le champ de bataille a été " nettoyé ", préalablement à l’arrivée des équipes de télévision et des photographes. Le travail de déshumanisation est complété par le flou entretenu dans les reportages filmés sur le nombre des victimes ; celles naturellement des démocraties libérales engagées ; mais celles surtout de l’ennemi car trop de précisions dans ce domaine pourraient susciter un " effet d’inversion " dans la représentation qu’ils souhaitent donner du conflit : comme le souligne Daniel HERMANT, << dès qu’un événement atteint une certaine ampleur, il engendre un flux d’images et de représentations qui, ensuite, est réinjecté dans le processus lui-même et interfère dans son évolution >> . Dans les deux cas de figure, c’est l’idée d’une " guerre propre " ou " chirurgicale " que les autorités politico-militaires tentent de suggérer ; idée qui justifiera le degré d’indignation et de réprobation dont ils feront preuve au vu d’images sanglantes et de cadavres d’autres conflits, ceux dans lesquels leurs Etats ne sont pas engagées parce qu’elles n’y ont aucun intérêt, mais qui pourra aussi justifier un engagement futur. Par ailleurs, les seules images ou photos de soldats décédés visibles ne concernent que ceux qui sont ensevelis ou qui se trouvent dans des cercueils recouverts du drapeau national ; les démocraties libérales ne donnant à voir leurs morts qu’en dérobant au regard la vision des morts pour ne montrer que les signes et les symboles évoquant leur mort .

3/. La technologisation.

Enfin, généralement associée à la distanciation, la technologisation est un ressort sollicité depuis la guerre du Golfe dans les stratégies d’esthétisation du montrable déployées par les responsables politiques et militaires. Elle consiste pour ces derniers à mettre en avant, dans les reportages télévisés, la maîtrise technique et technologique des armements modernes dont font preuve leurs armées au cours des conflits armés internationaux . C’est l’idée de " guerre high-tech " ou de " guerre de la troisième vague " que ces entrepreneurs en représentation tentent de promouvoir. Le conflit est ici avant tout affaire de maîtrise d’outils de destruction " intelligents " et " propres ", " d’armes non létales " - c’est-à-dire provoquant des dommages mais ne tuant pas - par conséquent " humaines " . Ce recours à la fascination suscitée par les armes modernes croise les logiques des médias : les grands networks déploient en effet des efforts financiers considérables pour bénéficier de tous les acquis des technologies modernes de communication. La capacité technique est tout aussi importante que l’histoire en voie de se faire : elle donne les moyens de construire l’événement, d’orienter ses significations, et d’attribuer à sa représentation universelle une autorité qu’il tient en fait de sa qualité spectaculaire. Il faut pouvoir filmer le départ du scud irakien et du patriott américain ainsi que le moment de conflagration des deux engins ; montées savamment, ces trois images assureront un bon audimat mais permettront aussi aux responsables de montrer qu’ils ont engagées leurs armées dans le conflit avec les moyens de défense les plus sophistiqués, ce qui contribuera à créer un certain sentiment de sécurité. On a ainsi une illustration des transactions collusives entre ces responsables et les médias ; transactions collusives qui, dans certains cas, conduisent ces derniers à exercer une influence de plus en plus poussée sur les processus de décision et d’action militaires.

Les stratégies d’esthétisation du montrable font apparaître ce que Georges BALANDIER nomme << la fonction politique de la représentation télévisuelle >> ; on voit aussi à travers elles comment la mise en images permet paradoxalement de cacher en montrant autre chose que ce qu’il faudrait si on faisait ce que l’on est censé faire, c’est-à-dire informer ; ou encore en montrant la réalité mais de telle manière qu’on la dissimule ou qu’on la rende insignifiante, ou en la construisant de telle manière qu’elle prenne un sens qui ne correspond pas du tout à la réalité.

 

II- DES EFFETS INDIRECTS ET LIMITES.

L’importance accordée par les responsables politiques et militaires à la mise en scène médiatique du recours à la violence martiale lors de la guerre du Golfe ne préjuge en rien de son impact concret sur les représentations politiques et les dispositions citoyennes. Sans doute, la place que cette mise en scène occupe dans la décision et la conduite des opérations guerrières implique-t-elle la croyance chez ces dirigeants en son efficacité. Les stratégies médiatiques qui la sous-tendent sont considérées comme des mécanismes de légitimation du recours à la violence martiale dont ils ne sauraient faire l’économie ; et tout signe de désapprobation, toute opposition, est attribué à un déficit de communication . Cette croyance repose en fait sur la confusion de l’efficacité des messages diffusés avec celle des vecteurs et supports de leur diffusion : la puissance présumée des technologies et techniques de communication mobilisées est censée doter ces messages d’une force de persuasion sans égale. Or le débat relatif aux effets des stratégies déployées par les responsables est loin d’être définitivement tranché. D’abord, leur impact concret est difficile à mesurer dans l’absolu en raison de l’absence de fiabilité des outils de mesure, en particulier les sondages d’opinion, et du décalage dans le temps qui existe souvent entre l’utilisation de ces outils et la diffusion des informations ou messages . Ensuite, pour être correctement envisagée, l’analyse de ces effets suppose qu’ils soient appréhendés selon les différents niveaux qu’ils atteignent ( les individus, les groupes, les organisations, ...) mais également selon les différentes catégories auxquelles ils ressortissent ( effets d’ordre cognitif, d’ordre émotionnel, d’ordre comportemental, effets de promotion, de légitimation, de cadrage, d’amorçage...). Une telle entreprise pourrait difficilement être menée dans le cadre de ce travail. Pour faire image, on peut dire de manière très schématique que la plupart des travaux consacrés à cet objet reviennent sur le paradigme des " effets " de KATZ et LAZARSFELD et insistent sur la thèse selon laquelle les stratégies de mise en scène médiatique du recours à la violence martiale auraient des effets directs et puissants sur les représentations politique et sur les dispositions citoyennes . C’est pourtant l’hypothèse inverse qu’on tentera de valider : les effets de ces stratégies sont beaucoup moins nets que ne le supposent les responsables politiques et militaires et certains analystes. Elles ne sont efficaces que dans certaines conditions très particulières ( effets indirects ) et sur certains segments définis de l’opinion publique ( effets limités ) . L’impact concret de ces stratégies doit être apprécié en tenant compte de toute une série de paramètres dont on tentera de rendre compte en examinant successivement leurs limites intrinsèques ( A ) et extrinsèques ( B ).

A- Les limites intrinsèques.

L’efficacité des stratégies de mise en scène médiatique du recours à la violence martiale déployées est d’abord tributaire de limites intrinsèques, inhérentes à leurs conditions d’élaboration et de mise en oeuvre. Il s’agit notamment de la conception holiste du social et de l’absence de prise en compte des capacités réflexives des destinataires qui les caractérisent ( 1/. ), mais aussi de la non crédibilité de certaines informations ( 2/.).

1/. La conception holiste du social et l’absence de prise en compte des capacités réflexives des destinataires.

La première limite intrinsèque de ces stratégies réside dans la conception holiste du social qui leur est sous-jacente : les destinataires sont a priori appréhendés dans leur totalité et en masse. Le mode d’action qui leur est prêté n’est pas celui d’individus faisant usage de la raison par l’argumentation et l’échange dans l’élaboration des opinions, mais celui d’une masse ou d’une foule passive dans laquelle toute dimension formatrice d’un esprit critique est abdiquée. Aussi ces stratégies se laissent-elles parfois entraîner par une dérive anthropomorphique qui ignore la diversité des destinataires et leur prête des vertus ou des vices, des traits de caractère ou une psychologie propre, des pulsions et une faculté inédite de céder à la manipulation. On peut noter ici, à titre d’exemple, le caractère simplificateur de la cohérence interne de ces stratégies qui tentent d’exacerber dans l’opinion publique la coupure entre " bons " et " mauvais ".

Par ailleurs, et par conséquent, les pratiques communicationnelles emblématiques de ces stratégies sont justiciables d’une analyse en termes de propagande ou de publicité qui jouent plus sur l’irrationalité des foules que sur la rationalité des individus : les informations qu’elles mettent discours et image sont pensées pour agir sur les affects et les sentiments des destinataires, non sur leurs capacités réflexives et d’analyse. Cet état de fait, qui conduit les responsables politiques et militaires à sacrifier au culte du direct, du sensationnel et du spectacle , est étroitement tributaire du contexte historique à partir duquel l’utilisation des médias dans la guerre a pris son essor : l’idée que ces derniers - en particulier la presse écrite, le film et la radio - seraient capables d’influencer durablement et efficacement les foules est apparue dans l’entre deux guerre et a gagné du terrain pendant les années 1939-1945 en raison de l’utilisation des techniques de propagande par le régime nazi. Cette idée a été renforcée par l’essor de la télévision qui, << ajoutant à la puissance du verbe la magie de l’image, a paru constituer l’arme politique absolue >> . Fondée sur la manipulation des opinions, l’appel aux instincts primaires et la mobilisation de certains archétypes culturels, l’intégration de l’audiovisuel dans la gamme de moyens de légitimation à la disposition du pouvoir peut être apparentée à une actualisation des théories sur les réflexes conditionnés du type stimulus-réponse . C’est sur cette logique que reposent les stratégies de mise en scène médiatiques du recours à la violence martiale déployées par les responsables politiques et militaires des démocraties libérales lors de la guerre du Golfe. Or, les destinataires sont cognitivement actifs dès avant la diffusion des messages véhiculés par ces stratégies, développent une contre-argumentation et des tactiques de modération. Ils disposent d’une relative capacité - déterminée pour partie au moins par leurs caractéristiques sociales et l’efficacité différentielle de ces messages - à résister aux manipulations.

2/. L’absence de crédibilité de certaines informations.

L’efficacité de ces stratégies est aussi conditionnée par la crédibilité des informations qu’elles permettent de diffuser. Cela suppose que les moyens par lesquels elles acquièrent cette crédibilité demeurent dissimulés sous peine, comme le note Jurgen HABERMAS, que ces informations ne << (...) se détruisent ( d’elles)-mêmes dès lors que le mode de cette acquisition est percé à jour >> . Le succès et le crédibilité de ces informations exigent ainsi une certaine discrétion sur leurs mécanismes internes. C’est pourtant le phénomène inverse qu’on peut observer : le pragmatisme fixé comme moyen ultime de ces stratégies renforce, dans l’opinion publique, l’impression de " manipulation " et suscite des interrogations sur la crédibilité ou la fiabilité des informations diffusées. La recherche visible de l’exploitation des émotions, par l’appel à des mots chocs et à des images fortes - y compris à travers l’usage de trucages ou de montages, permet en effet de démonter leurs logiques internes et, loin de les façonner ou de les infléchir, contribue alors au renforcement des pré-opinions et des catégories d’avis préexistantes sur les conflits. Elle encourage par ailleurs, chez les journalistes et reporters, la mise en place d’entreprises individuelles de recherche et/ou de vérification de l’information ( interviews " à chaud " de pilotes d’avion de retour de mission, déplacements sur le théâtre des opérations, ...) qui accentuent la probabilité d’une << (...) crise de communication parallèle à la crise elle-même >>. Le sondage réalisé, par France Opinion du 4 au 10 Février 1991 auprès de 306 journalistes, pour l’Express donne la mesure de telles crises : 61% des journalistes interrogés jugent insatisfaisant le travail des médias - leur travail - sur la guerre ; 84% reconnaissent avoir été manipulés, notamment par les sources militaires alliées, et se posent la question de la déontologie journalistique ; 53% estiment que la confiance que leur accorde l’opinion publique sortira affaiblie de cette épreuve .

B- Les limites extrinsèques.

Aux limites intrinsèques dont est tributaire l’efficacité des stratégies de mise en scène médiatique du recours à la violence martiale par les démocraties libérales, s’ajoutent des limites extrinsèques. Ces dernières tiennent à la réception différentielle des messages véhiculés ( 1/. ) ainsi qu’à l’annulation de leurs effets du fait de la profusion et du caractère répétitif des informations diffusées ( 2/. ).

1/. La réception différentielle des messages diffusés.

Contrairement à la croyance en l’appropriation identique des messages véhiculés par les stratégies de mise en scène médiatique du recours à la violence martiale, croyance largement partagée par les dirigeants politico-militaires , ces derniers sont reçus de manière différenciée dans l’opinion publique : non seulement les destinataires ne leur attribuent pas forcément la même signification, voire celle qui leur est donnée par ces responsables, mais encore ils les perçoivent à travers un ensemble d’éléments socioculturels préexistants qui varient en fonction de l’appartenance à tel ou tel groupe social ; le degré de réceptivité et d’acceptation étant d’autant plus fort que le contenu du message coïncide davantage avec les normes du groupe auquel appartient celui qui le reçoit . Plusieurs paramètres peuvent, à ce titre, être pris en compte pour expliquer l’appropriation, l’interprétation et les << traductions >> différentielles des messages véhiculés dans les stratégies de mise en scène médiatique du recours à la violence martiale : l’exposition sélective aux médias et le dégré d’implication par rapport aux affaires publiques ainsi qu’aux enjeux collectifs auxquels doit faire face la nation ; l’existence de pré-opinions sur le conflit concerné ou, plus généralement, sur le recours à la violence martiale ; la perception et la mémorisation sélective des informations ; enfin, la relation personnalisée aux conflits armés internationaux à travers le poids de l’expérience personnelle de la guerre et/ou des manipulations auxquelles elle peut donner lieu. Trois concepts peuvent être d’une forte rentabilité heuristique pour ramener encore à la complexité des processus à l’oeuvre derrière la réception : la " polysémie ", le " schéma " et la " communauté d’interprétation".

Le concept de << polysémie >> est suggéré par W. EVANS et renvoie à l’idée que les messages ne sont pas dotée d’une << signification réelle et exclusive >> mais sont ouverts à l’interprétation et à des reformulations qui sont fonction du contexte dans lequel ils s’inscrivent et des caractéristiques des destinataires. Pour cet auteur, cette " polysémie " doit cependant être justement appréciée : elle n’exclut en effet pas que les messages obéissent à une structure : d’une part, les destinataires ne voient pas seulement en eux ce qu’ils veulent y voir, dès lors qu’il ne s’agit pas d’une fenêtre ouverte sur le monde mais d’une construction ; d’autre part, les mécanismes signifiants qu’ils mettent en jeu promeuvent certaines interprétations et en suppriment d’autres. Tout message comporte donc des éléments directifs de clôture de sens, bien qu’il puisse être l’objet de décodage variés et d’une réception différentielle.

Le << schéma >> peut être défini comme << (...) un corps de connaissances reliées entre elles par un réseau d’informations contextuelles et relationnelles >> dont l’influence sur la réception des messages est considérable. Le " schéma " permet au destinataire de faire face au flot de messages en faisant appel à ses grilles de perception du réel et à son expérience. Ce rôle est bien évidemment fondamental, car le " schéma " donne sens et détermine les possibles en matière de décodage et d’interprétation des messages diffusés par les médias. Le concept de " schéma " présente néanmoins une double limite : non seulement une de ses composantes cruciales est constitué de connaissances préexistantes, mais encore << (...) l’existence de schémas précédents est la condition sine qua non pour que soit attribuée une signification à l’information nouvelle et que soit construite une représentation sociale >>. Or, il est difficile de penser à une situation sociale dans laquelle les médias seraient considérés comme l’unique source de perception et de connaissance de la réalité, et donc de construction de l’expérience : il est plus vraisemblable que dans la réception d’un nouveau message, les destinataires font constamment intervenir des connaissances et des attitudes formées dans la complexité de l’expérience sociale et des anticipations quant au futur.

Enfin le concept de << communauté d’interprétation >> permet de décrire la nature des agrégations sociales suscitées par la réception des messages et de relier les éléments de l’organisation sociale à la communauté symbolique qui se met en place à partir de leur consommation partagée. Ces " communautés " donnent la possibilité à leurs participants de mettre momentanément en commun leurs expériences, que celles-ci portent sur les technologies ou les stratégies médiatiques, sur leur contenu, sur les codes mis en oeuvre ou sur les occasions sociales et rituels de communication mis en jeu par la réception. Si ce concept présente l’intérêt de décrire la réception et les interprétations des messages comme des phénomènes intersubjectifs, il peut difficilement être appliqué à ceux véhiculés par les stratégies de mise en scène médiatique du recours à la violence martiale : leur réception passe par des opérations de tamis et de filtrage successives qui permettent de les coder et de les décoder ; elle s’inscrit en plus dans un réseau de relations interpersonnelles et est loin d’être homogène ou unique.

On voit somme toute que la réception ne signifie pas que les messages aient été compris, assimilés et intériorisés dans les termes fixés par les responsables ; elle n’exclut ni décrochages, ni résistances, ni distorsions qui ont pour conséquence de perturber la signification des messages . Dès lors, les effets de ces stratégies sur les représentations politiques et les dispositions citoyennes ne sont jamais directs, absolus et immédiats.

2/. L’annulation des effets des messages diffusés du fait de la profusion et du caractère répétitif des informations diffusées.

Pour que les stratégies de mise en scène médiatique déployées par les dirigeants politiques et militaires soient efficaces, il faut enfin que les messages qu’elles véhiculent soient compris par les destinataires. Cela nécessite, indépendamment des problèmes liés à la réception, que ces derniers disposent du temps nécessaire pour mettre en perspective les informations qui les véhiculent, pour leur attribuer un sens. Ici aussi, c’est cependant le phénomène inverse qui peut être observé : la mise en oeuvre de ces stratégies est marquée par une tendance à la profusion d’informations qui se succèdent à un rythme accéléré et se chevauchent. Les destinataires sont alors victimes d’un " effet clip " ou " effet scrum " : à peine diffusée, l’information est remplacée par une autre, toujours plus rapide et plus spectaculaire, qui subira elle-même un sort identique. Ce flot continu d’informations mime la rapidité de la décision stratégique, donne aux destinataires l’impression que l’impératif de transparence de l’action publique est respecté par les responsables politiques et militaires et l’illusion qu’ils participent au rythme de la guerre. Mais il a aussi pour conséquence d’anihiler leur pouvoir de prendre de la distance, de les priver du temps d’analyse et de recul nécessaire pour comprendre les message véhiculés à travers ces informations, ce qui contribue à l’annulation en chaîne de leurs effets et facilite la mainmise des décideurs politiques et militaires sur la conduite des opérations guerrières .

La profusion et le caractère répétitif des informations produisent par ailleurs des phénomènes de parasitage, redondance, contradictions qui tendent à annuler les effets de ces messages quand ils sont compris. Le télescopage de nouvelles nouvelles supprime en effet chez les destinataires toute capacité de différenciation et de hiérarchisation, pourtant nécessaires à la compréhension des messages dont elles sont porteuses : ces derniers tendent tous à se valoir et donc à se détruire mutuellement. On a ainsi une nouvelle confirmation de l’hypothèse de Lucien SFEZ pour qui << la communication meurt par excès de communication et s’achève dans une interminable agonie en spirale >> qu’il nomme le << tautisme >> .

L’hypothèse selon laquelle les stratégies de mise en scène médiatique du recours à la violence martiale déployées par les responsables politiques et militaires des démocraties libérales auraient des effets directs et puissants sur les représentations politiques et les dispositions citoyennes ne peut donc être admise que sous réserve d’apporter une précision capitale : bien que les conflits armés internationaux soient érigés en enjeux politique nationaux dans ces pays, l’intérêt que leur accordent leurs citoyens est variable et déterminé par une pluralité de facteurs sociaux et politiques. Dès lors, on peut voir dans la réception et l’impact des messages diffusés à travers ces stratégies ce que Norbert ELIAS désigne comme << un jeu à plusieurs étages >> . Si on prolonge cette analyse, une remarque supplémentaire peut être faite : l’idée d’un réajustement des lieux et vecteurs de licitation de l’action politique doit être largement relativisée. L’espace public des années 90 passe certes par de nouvelles arènes, forums et répertoires d’action symboliques dans lesquels les médias occupent une place importante dans la mesure où ils ont un pouvoir d’incitation et une influence, cependant ce pouvoir et cette influence sont faibles et peut-être n’est-ce pas sur leur capacité à " faire l’opinion " mais sur le poids des médias dans l’orientation ou l’ouverture du débat public sur les choix politiques des dirigeants qu’il faut polariser l’attention.