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DISCOURS ET REVOLTE SUR LE TRAVAIL DE L'INTERPRETE
par Jérôme LAFARGUE Docteur d'Université en Science Politique Une démarche réflexive sur le travail du chercheur qui sessaie à linterprétation des discours émis au cours dune révolte simpose ici peut-être davantage quailleurs. Il est toujours nécessaire de mesurer les écueils possibles de lappréhension du discours comme événement et comme dispositif qui valide sa propre énonciation, et déviter les erreurs liées à lintellectualisme, lorsque le rapport de lanalyste à son objet de recherche est pris pour le rapport de lagent à son action. Dans le cas de la révolte, lévaluation des faits et des énoncés se fait encore plus subjective et laccès à la compréhension dautrui apparaît bien plus malaisée que dans dautres circonstances de recherche, et ce pour des raisons identiques : la révolte est une situation où la plupart des actions marquantes se jouent dans une atmosphère de forte tension et de faible négociation, propice à des débordements ou à des malentendus traumatiques importants. La protestation collective reste un processus parfois diffus, toujours complexe, dans lequel simbriquent de multiples enjeux. A chaque niveau de mobilisation (décision de protester, recherche des ressources, engagement dans laction, pérennisation du mouvement, dialogue avec le pouvoir,...) va correspondre un discours particulier. La compréhension des mouvements de protestation passe nécessairement par un travail de reconstruction de ces discours mobilisateurs, en particulier dans le cas de la révolte, figure ultime de la protestation, où passions et violence coexistent dans la durée avec des revendications normatives. Mais il est sans doute possible de formaliser à travers ces moyens de mobilisation un processus de pensée, un discours politique de la révolte, dont il ne sert à rien de préjuger la cohérence ou la fonctionnalité, mais dont il faut au moins présumer lexistence. Nimbé de valeurs jugées permanentes et sacrées, il est le vrai discours politique de la révolte : il la représente elle et ses acteurs ; il est un discours dintention et didentification. Même sil peut être vécu comme tel par certains acteurs de la révolte, il reste avant tout une pure conceptualisation effectuée a posteriori par lanalyste, qui cherche à donner un sens au combat et à tirer des lignes claires dinsurrections marquées par le bouillonnement des idées et des comportements. La reconstruction des discours mobilisateurs et surtout la tentative de construction dun discours proprement " politique " sont certes des illusions, mais des illusions nécessaires à la compréhension, afin de fixer le sens du mouvement de protestation. Cette démarche suppose des renoncements, des choix, et on essaiera dillustrer ces difficultés en prenant un exemple volontairement excessif, celui de la Commune de 1871. Cet événement paraît particulièrement stimulant pour qui sintéresse aux logiques discursives, puisquil a symbolisé une réunion éphémère mais puissamment symbolique, celle de la révolution sociale et de la révolution politique. Plusieurs courants de la pensée sociale se sont exprimés, et si les moyens prônés ont divergé, il ny a pas à se tromper sur les fins que tous poursuivaient : exprimer leur fidélité à lhéritage de la Révolution française. Fort de cette représentation, le chercheur porte demblée un regard subjectif sur un événement dont il aura eu connaissance au cours de sa socialisation, quelquen aura été la présentation qui lui en fut faite. En prenant comme support central louvrage de lhistorien le plus célêbre de la Commune, Prosper-Olivier Lissagaray, on montrera quelques unes des ambivalences qui se jouent dans lanalyse. Il sera alors temps de mener une réflexion sur ces ambivalences, afin de déceler les liens essentiels entre la volonté dinterprétation " au plus juste " et la rigueur sinon lhonnêteté intellectuelle, nécessaire pour ne tromper ni le lecteur ni surtout soi-même
I- discours reconstruit : une illusion nécessaire Les discours mobilisateurs consistent principalement à normer les attentes et à agréger les acteurs dune protestation. Il ne sagit pas ici de revenir sur la littérature vaste relative aux activités de mobilisation déployées par les leaders dune protestation mais de dégager les points-clefs permettant de montrer ce quest un discours mobilisateur, en tant quagrégat dactes de parole signifiants et producteurs deffets précis. Le discours mobilisateur, en perpétuel renouvellement, cherche à affirmer un pouvoir demprise sur les acteurs de la protestation afin que le consensus soit le plus fort possible, et combine de ce fait nécessairement des idées-force avec des éléments plus " triviaux " (assurer des chances de succès de laction, minimiser les risques de participation, ...). Les griefs que nourrissent les organisateurs dune protestation à lencontre du régime politique sont le produit dinterprétations multiples. La construction de la protestation doit donc passer par ladéquation des ressources cognitives de chacun des membres du mouvement. Convaincre des individus de participer à une action dont il faut faire accepter la légitimité ne suffit pas. Dabord, la consolidation des intérêts du groupe ne sobtient pas seulement en agrégeant les intérêts matériels et symboliques de chaque membre. Montrer que le jeu politique et social nest pas intangible et peut être sinon renversé du moins altéré reste une donnée importante de la mobilisation. Ensuite, les organisateurs doivent composer avec les divers obstacles internes à leur mouvement, ce qui implique que leur entreprise de mobilisation doit sexercer de façon permanente tout au long du processus construisant, mettant en uvre et pérennisant laction. En définitive, au travers des discours, émotions et gestes quils projettent, les organisateurs dune mobilisation construisent moins la protestation en elle-même que ses significations par de multiples manipulations symboliques. Davantage, il faudrait dire quils ne font quorienter la construction de la protestation, dans la mesure où celle-ci dépend aussi malgré tout des interprétations des membres et surtout du contexte global dans lequel elle va se jouer. De nombreuses notions ont pu être définies pour caractériser ces processus complexes : libération cognitive, mobilisation du consensus, processus de cadrage sont les plus retenues. Mais au-delà, les multiples langages énoncés sous la forme dactes de parole (slogans, chants, discours publics), de gestes précis, de théâtralisations, de décorums, daffiches, de pancartes, de tracts, de pamphlets, de brochures, de dessins ou caricatures, de poèmes allégoriques, se déclinent en discours tantôt enjôleurs, tantôt persuasifs quand ils ne sont pas agressifs. Ces mécanismes de transmission se fondent sur des registres classiques souvent réinventés, selon quil sagit dexciter la fibre culturelle ou religieuse, de glorifier lappartenance à un corps, à une famille, ou, pourquoi pas, de nommer la puissance qui accompagne la lutte. En même temps, les discours destinés à convaincre les acteurs de la protestation se mêlent à ceux émis pour fustiger le pouvoir et attirer lattention des médias, des observateurs et des indifférents. Ils restent cependant des discours empreints dune forte " technicité ", dans le sens où ils sont avant tout orientés vers lobjectif de mobiliser le plus grand nombre de participants au mouvement. Les idées-force qui déterminent ce dernier ne sont pas reléguées au second plan dans le discours mobilisateur, mais il est possible quelles soient peu instrumentalisées parce quelles simposent comme évidentes et quil est donc inutile dy revenir ou quelles soient noyées dans la foule des instruments de persuasion. Le principal est que la plupart du temps elles préexistent au mouvement et lui subsisteront, quelle que soit lissue de la protestation. A ce titre, lexemple des récentes revendications démocratiques en Afrique paraît siginificatif. Les multiples manifestations, émeutes, grèves et autres modes de protestation collective déployés au cours de ces moments avaient pour objectif de réclamer un type dadministration politique différent, fondé sur le multipartisme et la liberté de choix, et symbolisé par un seul mot unificateur, la démocratie. Sans négliger le poids des représentations relatives aux impulsions diplomatiques, sans occulter le débat sur l" importation " de lidée démocratique, il reste que les valeurs, les croyances portées par ce mot précis ont conduit une foule dindividus à sinscrire contre des régimes qui de clandestinement honnis sont devenus publiquement décriés. Si la revendication dun ordre démocratique a souvent constitué le point central des discours mobilisateurs, nombre dentre ces derniers se sont aussi construits sans aucune référence à cet ordre-là. Par exemple, lorsque, à Lusaka, il sagissait pour les organisateurs de persuader les Zambiens de manifester devant la Haute-Cour de Justice, et pour ce faire les conduire à effectuer plusieurs kilomètres depuis le centre-ville, ce sont des considérations bien plus techniques (choisir un horaire permettant aux gens de rentrer chez eux immédiatement après la manifestation sans quil soit besoin de revenir travailler en ville ; indiquer les vastes possibilités de fuite sur les larges allées bordées de bosquets au cas de présence policière, ce qui naurait pas été possible dans le centre ; ...) que politiques. Lenjeu de laction était connu et intériorisé de tous sans quil soit toujours nécessairement besoin pour les organisateurs de revenir dessus. Le discours mobilisateur sinstrumentalisait pour servir un discours plus profond fondé sur la revendication de la démocratie. A mesure que lanalyse des discours émis au cours dune protestation progresse, linclinaison à rechercher un discours politique unifié plutôt que plusieurs discours se fait plus marquante. En effet, dès lors que le travail de linterprète est de découvrir le sens du mouvement, il lui faut montrer les fils conducteurs qui relient les acteurs. Cest en reconstituant ces multiples procédés discursifs de persuasion quil décèle progressivement les idées-force qui reviennent de façon récurrente. Il en vient alors à délaisser les discours mobilisateurs pour sintéresser à ces dernières, et en faire les fondements dun discours politique général. Parler de discours mobilisateurs, tenter de dégager les grandes lignes dun discours général fondé sur les idées-force dune protestation, cest inévitablement postuler une certaine unité dans le discours. Or, on la suggéré, les discours sont multiples et reposent sur des codes polysémiques qui ne sont pas toujours décryptables. Cette illusion de lunité savère pourtant nécessaire pour lanalyse, dès lors que létude du discours de la révolte consiste à fixer le sens dun mouvement. Retrouver les mots qui unissent, les méthodes qui polarisent les acteurs sur une lutte représentent des procédures soumises à la subjectivité de linterprète, qui doit lui-même faire face aux interprétations que les acteurs eux-mêmes ont donné de leur combat, soit dans son mouvement soit après son achèvement. Linterprète doit donc saccomoder dun certain nombre de renoncements, sachant demblée quune parfaite connaissance dun objet ne peut exister. Dans le cas dune révolte, il ne peut prétendre avoir accès à tous les discours prononcés : si les exortations publiques restent disponibles, il est rare que les entreprises de mobilisation à lintérieur des groupes insurgés soient consignées dans les archives ou reformulées dans les ouvrages de souvenir. A linverse, il est conduit à effectuer des choix parmi les sources accumulées, privilégier certains discours par rapport à dautres en fonction de sa grille de lecture originelle. Lexemple de la Commune de 1871, à travers louvrage de Lissagaray, permettra de mieux rendre compte de ces paramètres.
II-la recherche des maîtres-mots On la suggéré, le choix de la Commune comme exemple accumule les obstacles ou du moins les incommodités. Dune part, il sagit dun objet historique, qui noffre donc pas de possibilité de dialogue avec les acteurs afin de jauger de la vraisemblance des interprétations proposées. Cette vraisemblance sera donc jugée par les " spécialistes " de la question, ce qui perpétue en réalité l" épistémocentrisme scolastique ", où chacun impute à son objet ce qui appartient en fait à sa manière de lappréhender. Ici plus quailleurs, il importe donc de dépasser la nécessité dimputer les raisons à un acteur en les rendant seulement acceptables en elles-mêmes ou congruentes avec les faits connus. Si le caractère non observable des faits ne représente pas une difficulté insurmontable, il est loin dêtre évident que les conclusions retenues de la reconstruction de ces raisons soient nécessairement certaines. Ni la traduction, ni la mise au point dinterprétations, de concepts supposés ou espérés valides ne sont indiscutables. Malgré tout, tout en étant conscient des possibles errements dans linterprétation, il est nécessaire de tout mettre en uvre pour quils soient les plus minimes possibles. Pour cela, il faut parvenir à se placer " en pensée " au point de vue de lacteur, tout en portant un regard critique sr son propre positionnement par rapport à lobjet de recherche. Dautre part, le support de linterprétation ici privilégié présente certaines particularités non négligeables qui en font un instrument original. Un ouvrage sur une insurrection écrit très peu de temps après son terme par un acteur qui sans être décisif fut de la lutte de bout en bout, un ouvrage qui ne soit pas que souvenirs émus ou vaines imprécations, qui propose une véritable analyse historique en dépit de son caractère partisan, voilà qui finalement est relativement rare. La somme de Lissagaray sur le moment communal de 1871 est encore présentée par la plupart des historiens comme sans égale, en raison de la profusion de détails qui la nourrissent et de la passion qui anime son auteur. Pour reconstituer un discours, en saisir la force et la portée, quel matériel plus synthétique, plus " réel ", que ce livre où lauteur, encore marqué par le feu de la bataille et les pleurs de la débacle, parle dhommes animés par un désir manifeste et sans cesse répété : rompre avec le gouvernement autoritaire et promouvoir la République par la Révolution, fût-elle sociale et/ou politique. Aidé par ses multiples notes prises sur le vif ou librement inspiré par sa verve, Lissagaray fait revivre les leaders de la Commune, met dans leur bouche des propos enflammés, courroucés ou désappointés. A travers eux, cest la force des mots qui sexprime, pour légitimer la lutte mais surtout pour marteler sans relâche lobjet du combat qui ne put être quéphémère. Certes, ce discours-là est un discours relayé par un ancien insurgé, dont on reconnaît le caractère militant, ce qui signifie que lon tiendra pour acquises ses intentions falsificatrices, sil y en eût, lorsque des mots flamboyants paraîtront incongrus ou exagérés. Mais on ne sengagera pas dans limprobable tentative de les désigner. Laissons les mots parler, puisque cest deux dont on parle en priorité. Lissagaray fait acte de transmission, et en cela il oppose une part de subjectivité quil faut accepter. Sintéresser à ces seules paroles, parfois relayées par des affiches ou des inserts dans le Journal officiel de la Commune, ne signifie pas que lon tient le discours de la révolte comme uniquement animé par des mots. Les modes démission sont multiples, et lon ninvestit ici quune parcelle de ce discours. On ne recherchera pas ici les discours mobilisateurs mais plutôt le discours fondé sur les idées-force. Ceci conduit à sattacher prioritairement aux deux thèmes privilégiés par les discours : la République et la Révolution. Ce sont ces deux maîtres-mots inévitables quune analyse sérieuse ne peut se passer de rechercher, en raison des représentations irréductibles que se fait tout chercheur, quil soit sensible ou non à lévénement, quil le juge avec sévérité ou quil le perçoive comme un témoignage de liberté. Mais sen tenir là serait un aveuglement. Une recherche nécessaire La Commune ranime la Révolution pour mieux lenterrer, plutôt la terminer définitivement. Si elle a entériné un sentiment de légitimité de la lutte et magnifié limage de révolutionnaires prompts au sacrifice sur lautel de la seule cause qui soit juste, la liberté, la Commune a surtout consacré des valeurs républicaines sociales. Ces valeurs ont été intériorisées, vécues et mises en jeu sur le mode de la sensibilité grâce à lactivation de symboles puissamment évocateurs. République et Révolution restent les maîtres mots de linsurrection, bien davantage quanarchie ou désordre. On a coutume de repérer une cassure idéologique dans les rangs communards : dun côté, une majorité qui prône une lutte politique et armée sans conditions jusquà ce que la victoire soit acquise (les blanquistes mais aussi Delescluze font partie de ce groupe) et qui se retrouvera dans le Comité de salut public, renouant avec la dictature, la persécution des prêtres et les exécutions sommaires ; de lautre, la minorité, composée de fédéralistes et dautonomistes, se braque devant lautoritarisme et le sectarisme et demande à ce que plus dattention soit accordée aux problèmes économiques et sociaux : plutôt proudhoniens, résolument en faveur dune République démocratique et socialiste, ils défendront des mesures en ce sens (moratoire sur les loyers, instruction laïque, gratuite et obligatoire) En réalité, les tendances idéologiques à luvre sont multiples et plutôt hétéroclites. Cest pourtant à lhéritage de la Révolution française que tous expriment leur fidélité. Dès lors, Révolution et République deviendront des signes de ralliement. Recherchons-les dans louvrage de Lissagaray. Dabord, il ne fait pas de doute pour les insurgés que leur protestation constitue une véritable révolution, qui au surplus poursuit l" uvre " de 1789. La continuité sassure grâce aux souvenirs des sans-culottes de lan II, des héros-martyrs de juillet 1830, des émeutiers de 1832 et 1834 ou des insurgés de 1848 ou 1851. Ce sont des souvenirs de gloire mais aussi de déceptions et de trahisons : en 1830, Paris et les Républicains se virent confisquer les fruits de la révolution qui renversa les Bourbons ; en 1848, le gouvernement quils mirent en place ne leur procura que déconvenues ; en 1851, le coup dEtat de Bonaparte les balaya. La mémoire du passé se doit alors dêtre attisée en tenant compte de ces brutales déconvenues. Aussi, il faut prendre garde à ce que la Révolution ne soit pas "désarmée", même sil est clair pour la majorité quelle a "caractère essentiellement municipal". Révolution locale certes, mais dans lesprit des communards, Paris doit constituer la plate-forme dun nouveau régime politique qui devra jouer le rôle daimant pour lensemble des provinces françaises. Cest ainsi que la déclaration dintention de la Commune, destinée à clarifier son objectif auprès de ces provinces, note : "La Révolution communale, commencée par linitiative populaire du 18 mars, inaugure une ère nouvelle". Mais lesprit de la Révolution est surtout réanimé lors des débats houleux concernant la désignation dun Comité de salut public, dont le seul nom rappelle les ingrédients décisifs du radicalisme politique (réquisitions, levée en masse, armement du peuple), ainsi que son corollaire, le défaitisme conservateur, "incapable de voir autre chose que la subversion sociale dans la passion patriotique". Pendant trois jours, les communards saniment plus que de coutume. Sil faut rompre avec une Chambre qui nest plus quun "petit parlement bavard" (Vaillant), alors une telle organisation savère nécessaire, à condition quelle ne constitue pas un "pastiche révolutionnaire" (Vaillant), mais quelle saccorde aux "mots de République française et de Commune de Paris" (Pyat). Mais la violence des paroles des plus ardents défenseurs du Comité, qui veulent en faire une machine à "faire tomber la tête des traîtres" (Miot), fait réagir les modérés. Ce Comité ne sera quune "défroque inutile et ridicule" (Tridon), quun mot, alors que "le peuple sest trop longtemps payé de mots" (Vermorel), un mot prétendument "sauveur" en lequel il ne faut pas croire davantage quaux "talismans et aux amulettes" (Longuet). Ensuite, la République est tenue pour un fait acquis : proclamée le 4 septembre 1870 par Gambetta et Favre, elle couronne une volonté. Le Comité central, qui préfigurera lorganisation de la Commune, na de cesse que de le rappeler : "Nous sommes la barrière inexorable élevée contre toute tentative de renversement de la République" ; "Soldats, enfants du peuple, unissons-nous pour sauver la République" ; "Citoyens, le peuple de Paris, calme, impassible devant la force, a attendu sans crainte comme sans provocation les fous éhontés qui voulaient toucher à la République... Que Paris et la France jettent ensemble les bases dune République acclamée avec toutes ses conséquences, le seul gouvernement qui fermera pour toujours lère des invasions et des guerres civiles". Alors quil sait devoir céder la place à la chambre communale, le Comité se proclame "enfant de la République", par le seul fait du peuple, son "maître". La République est immanente à la marche de la société : le Comité "ne pousse personne violemment dans les voies de la République ; il se contente dy entrer le premier". La République est âprement défendue, voire martelée, mais encore faut-il promettre des mesures laissant espérer son avènement pragmatique. Là encore, les déclarations dintention ne manquent pas : "Avec la Commune, les impôts sallègeront, les deniers publics ne seront plus gaspillés, les institutions sociales attendues par les travailleurs seront fondées". Le père Beslay, en séance à la chambre, déclame : "Laffranchissement de la Commune de Paris, cest laffranchissement de toutes les communes de la République... La République de 93 était un soldat qui avait besoin de centraliser toutes les forces de la patrie ; le République de 1871 est un travailleur qui a surtout besoin de liberté pour féconder la paix. Paix et travail, voilà notre avenir !". Varlin, qui réclame "la proclamation de la République comme gouvernement légal" énumère des exigences fondatrices : "des libertés municipales sérieuses, ..., la remise pure et simple des loyers en souffrance, une loi équitable sur les échéances". Cest donc autour des valeurs républicaines et de lesprit révolutionnaire que se structure le discours. Linsurrection na pas pour objectif de répandre le désordre ; à linverse, elle vise à établir un ordre différent contre lordre établi en se fondant sur des croyances héritées dune longue tradition de lutte. Les républicains se sont toujours montrés circonspects devant lidée de révolution, les anciens comme Favre privilégiant lhypothèse dune transition douce et les plus jeunes comme Gambetta ou Ferry en usant comme seule abstraction. Mais la Commune avec laquelle ils gardent leurs distances leur libère des espaces jusquà la victoire aux élections de mars 1876. La pérennité des notions clefs de la révolte aura été assurée. Si lune (la Révolution) séteint, cest pour donner définitivement vie à la seconde (la République). Une recherche aveugle Admettons que cette vision-là est celle qui correspond le plus à limage que lon a de la Commune, à moins de retomber dans les représentations faisant passer les insurgés et tout mouvement de foule comme des symboles condensateurs de la violence aveugle. Le chercheur ne peut qu adhérer à cette présentation dans laquelle les mots Révolution et République triomphent, libre à lui par la suite den modeler linterprétation au gré de sa démarche scientifique mais aussi au gré de ses propres convictions politiques, qui peuvent avoir leur importance. Au-delà des contingences liées à la couleur idéologique du chercheur, qui reste une donnée nécessairement méconnue à moins quelle ne transparaisse largement dans le ton ou quelle soit tout simplement affirmée, il convient de resituer la lecture du discours de Lissagaray. On a choisi de repérer deux mots qui semblaient représenter les enjeux de linsurrection, mais il est clair que louvrage donne bien davantage de matière à réflexion. On en donnera pour seuls et courts exemples les opérations de construction de la figure de linsurgé et de linsurrection elle-même. Les représentations de soi permettent daffirmer une identité, une appartenance à un groupe déterminé par des modèles de conduite et de pensée. Dans ce cadre, il est primordial pour les organisateurs de la protestation de donner une image synthétique du combat, de légitimer la participation par des appels, des identifications qui lieront de façon permanente les acteurs aux enjeux décisifs pour lesquels ils se sont engagés. Aussi, les acteurs de la Commune sont avant tout des "enfants", du peuple ou de la République, mais leur caractéristique commune est aussi dêtre infailliblement des "prolétaires". Ce ne sont en aucun cas des "fauteurs de désordre". Seules la "modération", la "générosité", ainsi quune "conduite désintéressée" les guident dans leur "grande lutte". Cette lutte qui est celle du parasitisme contre le travail, de lexploitation contre la production, celle qui mettra fin aux "souffrances face à lEmpire". Et pour finir, cette exortation : "si vous voulez enfin le règne de la Justice, travailleurs, soyez intelligents, debout !". Le discours de la révolte communale fut aussi lendroit de retours critiques sur linsurrection, où transparaissent interrogations et incertitudes. Dabord, Lissagaray ne cache pas que la dynamique insurrectionnelle ne fut pas considérée comme la panacée pour parvenir à renverser le gouvernement et construire un nouvel ordre politique. Au nom de la Révolution quil convient de ne pas entâcher de vaines disputes mortelles, trois groupes de La Corderie publient à la fin février 1871 un manifeste destiné à clamer les ardeurs guerrières : "Toute attaque servirait à désigner le peuple aux coups de lennemi de la Révolution qui noieraient les revendications sociales dans un fleuve de sang. Nous nous souvenons des lugubres journées de juin". La référence à ces journées de juin 1848 nest pas innocente. Elle tend à mettre en garde contre léventualité dun échec cuisant dune insurrection, car après trois jours de combats acharnés, l" armée des pauvres " de 48 fut impitoyablement défaite. Mais elle cherche aussi à rappeler combien ces journées furent loccasion dopposer des classes identiques dans le dénuement. En effet, les forces de lordre qui matèrent les insurgés étaient composées de larmée, de légions de la garde nationale issus des arrondissements bourgeois de Paris, et de la garde nationale mobile. Cette dernière était exclusivement composée de jeunes ouvriers au chômage, recrutés au mois de février. La classe ouvrière se déchira ainsi, même si quartiers de lOuest contre quartiers de lEst constitua le véritable " front de classes ". Pourtant, comme le précise Lissagaray, cette supplique neut que peu déchos : lInternationale et les chambres syndicales ne disposaient plus daucun poids tandis que le Comité central voyait ses effectifs fondre après les élections générales. Dautres encore élevèrent la voix pour sinscrire contre linsurrection, une fois celle-ci déclenchée après que larmée eut échoué à récupérer les canons de Montmartre. Au cours des vives discussions provoquées par le Comité suite à cet incident déterminant, Clémenceau dénia le droit de Paris de sinsurger contre la France, affirme que linsurrection sest faite "sur un motif illégitime" et prophétise que les décrets du Comité seront bientôt "méprisés". Millière déclare que "lheure de la Révolution sociale na pas sonné" et demande une "marche plus lente". Peine perdue. Ensuite, Lissagaray ne voile pas les soubresauts internes à la Commune lorsquil sest agi de rendre un jugement sur la conduite de linsurrection. Interprétations concurrentes, vitupérations diverses, interrogations sur le bien-fondé des idées directrices se sont entremêlées, et si lauteur ne rend compte que des plus saillantes, il laisse supposer quelles furent bien plus nombreuses. Les saillies de Pyat, jugées la plupart du temps malvenues, provoquèrent cependant des réactions tout sauf sybillines et renseignent sur le degré de confiance des Communards dans leur action. Ainsi, lorsque Pyat démissionne de la chambre, arguant des "violations de la loi" lors des procédures électorales, il soulève contre lui un vent de contestations. Il est décrié, mais cest sans doute chez Delescluze quil faut trouver cette part dincertitude qui gouverna les chefs de la Commune : "Pour une rancune personnelle ou parce que lidéal poursuivi nest pas daccord avec le projet, on ne doit pas se retirer. Croyez-vous que tout le monde approuve ce qui se fait ici ?". Dautres se lamenteront de labsence dorganisation. Vermorel par exemple, qui se demande aussi, un mois après les élections, qui de la Commune ou du Comité central "a le pouvoir". Des mots définitifs sont évoqués pour décrire létat général. Le "chaos" règne (Delescluze) et des heures sont perdues à discuter de "petites questions philosophiques" (Tridon). Les débats portant sur lesprit devant gouverner les actions répressives de la Commune en font-elles partie ? : certains sont favorables aux exécutions (Blanchet, Arnaud) et dautres tentent la raison (Ostyn : "La Commune doit vivre par ses actes"). Certains de ces débats sont qualifiés de "déplorables" et entretiennent le "désordre" (Delescluze). Celui-ci sinscrit contre le Comité de salut public : pour lui, ce ne sont certes que des mots, mais "terrassés par le poids du souvenir", alors que bien quinsuffisamment organisée, "il se dégage de la Commune une puissance de sentiment révolutionnaire capable de sauver la Patrie". Lincertitude insurrectionnelle est bien là, sous-jacente. Ce sentiment rompt avec les proclamations où les mots enchanteurs, République et Révolution, scandent la révolte. Le trait a été volontairement forcé. Rien noblige le chercheur à sattacher uniquement à ces deux mots dans létude du discours de la Commune. Mais la démarche est possible. Cela nest pas nouveau, le chercheur peut transformer nimporte quel discours à son avantage (idéologique ou académique). Il faut alors voir dans quelle mesure intégrer la dimension de lhonnête homme dans le travail dinterprétation.
III- Interprétation et honnêteté En loccurence, lhonnêteté commence par dissiper deux possibles malentendus. En premier lieu, dire que lon reconstruit un discours fondé sur des idées-force revient a priori à définir ce que fut le discours idéologique de la révolte. On verra que cela nest pas aussi simple. En second lieu, il faut admettre quen réalité on parle principalement de représentations lorsquil sagit de découvrir un discours qui peut-être nexiste que dans les souhaits de linterprète. Cette dernière constatation conduira à une nécessaire réflexion épistémologique, qui ne sera en loccurence québauchée, par la proposition de quelques pistes. Reconstitution du discours et idéologie La place de lidéologie dans létude de la protestation collective, lorsquelle est abordée, est soumise à des interprétations ambivalentes dues notamment au caractère polysémique du terme même. Elle est la plupart du temps considérée de façon restrictive, soit quelle constitue un élément parmi dautres des discours mobilisateurs, soit quon la considère comme un système dendoctrinement devant être distingué de systèmes de valeurs, vecteurs de socialisation. Certains auteurs lui confèrent à linverse une importance qui en fait le moteur évident de tout mouvement de protestation. Ainsi Alberto Melucci considère que lensemble des représentations qui détermine une protestation constituera lidélogie du mouvement : lidéologie devient un système symbolique complexe qui fait à la fois uvre dintégration (par la répétition de valeurs, la stabilisation de rituels et le contrôle de comportements jugés déviants dans le groupe) et de stratégie (par la réduction des coûts de laction). On tiendra lidéologie pour un " système de représentations du monde social ", fonctionnant à la " croyance politique " et à la " violence symbolique ". Le discours idéologique sélabore donc de façon globalisante et rationnelle sur la base dun travail dexplication théorique et doctrinale, bien quil garde un aspect dynamique essentiel, afin dinfluencer les pratiques sociales à travers le processus de reconstruction du réel quil propose. Surtout, sa diffusion ne se conçoit que dans une perspective hégémonique dévalorisant les croyances adverses : il sagit dun discours organisé, qui repose sur des constructions doctrinales, des théorèmes sociaux souvent présentés comme universels, et médiatisé selon des procédures symboliquement violentes. Le discours dont on veut parler peut savérer être purement idéologique, mais il peut ne pas lêtre. En tant que discours idéologique, il est dabord une conceptualisation radicale, tenue pour vraie dès lorigine par ses médiateurs, et qui à leur sens simpose delle-même : cest un discours de rupture qui sappuie sur des idées qui nécessitent un combat non pour les légitimer mais pour permettre leur application concrète. En revanche, on ne peut guère parler de discours idéologique lorsque les acteurs de la protestation nont pas eu de telle visée volontariste. En tant que conceptualisation menée a posteriori par le chercheur qui tente de reconstituer les segments du discours, il faut admettre alors que ce discours peut ne pas exister en tant que tel au moment de la protestation, quil nest que le produit de ce que le chercheur aura bien voulu en faire. Pure abstraction, il est un instrument privilégié de compréhension du mouvement de protestation dont il fixe le sens. On le considèrera donc certes comme un " système de représentations ", mais qui fonctionne plutôt à la " croyance " et à la " violence " du chercheur. Même lorsquil existe dans le moment de la protestation, il ne lest jamais comme un ensemble structuré mais comme un assemblage plus ou moins homogène de croyances qui ne sont pas toutes maîtrisées. Le champ des représentations Il nest guère possible de prétendre analyser le discours qui préside à limpulsion dun mouvement contestataire sans référence à la conduite de ce dernier. De multiples représentations se chevauchent, pour parfois sagréger, sannuler ou sopposer. Peu de travaux relatifs à létude des représentations sociales des protestations collectives ont été réalisés, ce qui justifie une certaine prudence. Certains lont envisagée dans un sens restrictif, soit pour montrer que linterprétation de la mobilisation devait être considérée comme un moyen tactique de règler le conflit ou de le poursuivre et ne concernait en réalité que les membres du groupe et sa cible et non pas les observateurs extérieurs, soit pour envisager les difficultés de recueillir des représentations " immédiates " auprès de participants à des émeutes ou à des manifestations. Dautres ont admis que lanalyse des structures des représentations sociales permettait dexpliquer la phase descendante dun mouvement. Ici, on tiendra pour acquis dune part que le champ des représentations sociales est " coextensif " au champ du discours et dautre part que si les discours mobilisateurs influent directement sur laction, cette dernière peut parfaitement par effet de retour transformer leurs significations et leurs structures. On insistera plus particulièrement sur le problème de linterprétation. Tout travail sur les représentations est pour une large part interprétatif et obéit à un critère dont les implications varient selon le point de vue de linterprète et selon le contexte. Linterprétation a donc un double caractère : elle est intuitive et elle est contextuelle. Sa validité ne peut quêtre forcément subjective et sil est normal de privilégier une interprétation plutôt quune autre en raison de préférences tout aussi théoriques que personnelles, il est en revanche impossible de valider ou dinvalider une théorie générale à partir dune interprétation retenue. Ceci a son importance lorsque lon se propose de reconstruire et danalyser un discours prônant des valeurs aussi fortes que la révolution sociale que politique. Tout devient affaire dinterprétation et de surinterprétation. Or, il ne faut pas craindre la surinterprétation, dabord parce quelle nest pas la seule manifestation dun déséquilibre que lon veut en faire entre indices et conclusions (on parlera plutôt dans ce cas de mésinterpréation), ensuite parce que la frontière entre interprétation et surinterprétation est rigoureusement indécidable. En réalité, "toute interprétation sociologique pertinente est une surinterprétation contrôlée". Même sil se faut se garder de certains types de surinterprétation, il reste que craindre de surinterpréter, au sens de trouver plus de raisons compréhensibles à un phénomène, reviendrait à sarrêter dinterroger la réalité historique et trouver suffisantes ses propres preuves empiriques ainsi que satisfaisantes ses observations. Au surplus, quelle que soit la pertinence attestée dune interprétation, rien ne dispense le chercheur de faire la preuve empirique sur dautres terrains, dautres époques, dautres objets, dautres populations. On entre ici de plain-pied dans le domaine de lépistémologie des sciences sociales, et une investigation poussée semble nécessaire pour aborder les discours émis pendant une révolte. Néanmoins, ne proposera-t-on seulement que quelques pistes, le débat étant largement ouvert et les possibilités nombreuses. Quelques pistes épistémologiques Dès lors que lon choisit le parti (le pari) de linterprétation, il est nécessaire de se munir de garanties solides contre la dérive de linterprétation libre. En dehors dun travail argumentatif cohérent reposant sur des recherches théoriques et empiriques importantes, le chercheur doit être capable dexpliquer les raisons pour lesquelles linterprétation quil propose est moins mauvaise que les autres et comment il compte ainsi assurer sa pérennité. Cette obligation permet déjà déviter le trop-plein de sens, les " fictions métaphysiques ". Dans le cas de lanalyse de discours en situation de révolte, le travail de linterprète est multiple : il doit effectuer une sélection de supports variés, écrits ou oraux, produits au cours de la révolte, tous empreints dune forte dose dhistoricité et donc décryptables selon des codes différents ; il doit prendre connaissance des écrits postérieurs à la révolte, quils soient luvre danciens insurgés, danciens légitimistes, ou de scientifiques, tous véhiculant des représentations spécifiques de lévénement, et construisant des interprétations concurrentes ; il doit saisir le sens de lensemble de ces discours (discours de la révolte ; discours sur la révolte) pour construire un sens de la révolte, quil confrontera à dautres significations produites au cours de cette protestation, pendant la conduite même des actions de révolte. A chaque phase de ce travail, il est soumis à des variations dans ses capacités danalyse, en particulier dans le cas de la révolte, faite de passion, de sang et de larmes, et donc propice à lengouement exagéré ou à la détestation rapide, sentiments dont pourtant tout chercheur doit (de façon illusoire) tenter de se départir. En effet, sa manière dinterpréter sera influencée par la première idée qui lui aura été renvoyée de lévénement. Dans le cas de la Commune, il est certain quau cours de la socialisation du chercheur (scolarité, discussions, influence des médias) une présentation flamboyante insistant sur le désir de liberté, une présentation jouant plutôt sur la violence insurrectionnelle et la provocation de désordres, ou une présentation neutre et dépassionnée auront chacune un impact bien différent sur linterprétation. Même si lon peut sattendre à ce que les présupposés originels soient gommés par des investigations bien plus poussées que ces premières impresssions, il reste que leur poids nest pas négligeable. A la lumière de ces constats, valables pour tout objet historique, mais particulièrement saillants pour le cas dune révolte ayant durablement marqué les esprits, une démarche réflexive simpose. Il sagit ici de marquer avant tout le refus dune démarche réflexive débordant le cadre dune objectivation des logiques purement sociologiques du champ scientifique. La réflexivité du chercheur permet dinterpréter les présupposés normatifs et les conditions sociales de la mise en uvre de sa démarche, et facilite ainsi le double mouvement obligé de compréhension et de distanciation : en loccurence, comprendre les jeux de langage étudiés et les traduire dans un des jeux de langage scientifiques. En effet, la compréhension du sens subjectif intentionnel de laction dautrui (le point de vue dautrui) est un objectif nécessaire pour linterprétation, sachant que cet objectif ne peut être que atteint que de façon parcellaire : tout au plus doit-on se contenter de ce quAlfred Schütz appelle l" orientation vers autrui ". Interpréter autrui ne peut consister à reproduire en soi son vécu, ce qui est impossible, pas plus que communier avec lui " dâme à âme ", mais à accumuler un savoir destiné à la reconstruction conceptuelle. Certes, il existe une hétérogénéité radicale entre la connaissance de soi-même et celle dautrui (même sil est tout aussi illusoire de prétendre reconstituer le vécu dautrui que les épisodes de son propre vécu mental), et cette dimension essentielle doit être nécessairement intégrée dans lanalyse. De plus, se persuader que la démarche réflexive permet datteindre un idéal dabsolu, que ce soit celui dun point de vue absolu sur son propre point de vue, ou celui dun spectateur prétendument nanti dune connaissance sans point de vue, ne serait quune erreur supplémentaire. Dans le cas dun objet historique comme lest la Commune, il est évident que le chercheur va être guidé par un système de pertinences différent de celui des acteurs de linsurrection : ici, le chercheur ne peut que connaître et non pas agir dans la situation observée. La difficulté est de parvenir à se détacher suffisamment de cet objet (alors que cet instant passionné ne peut, quoi quon sen dédise, que nourrir des émotions contradictoires chez le chercheur : des milliers de Parisiens et de provinciaux nont pu se déchirer si violemment pendant une séquence de lhistoire aussi courte sans que cela provoque des interrogations perplexes) et puiser dans le stock des connaissances disponibles pour en fournir une interprétation correcte, et sinon innover dans le champ de la connaissance au moins améliorer lentendement que lon en aura. Pour en terminer (provisoirement) avec ces quelques trop rapides interrogations sur linterprétation, on aimerait citer Merleau-Ponty : "... nous ne pouvons dilater notre expérience des rapports sociaux et former lidée des rapports sociaux vrais que par analogie ou par contraste avec ceux que nous avons vécus, bref par une variation imaginaire de ceux-ci, au regard de laquelle, sans doute, ils recevront une signification neuve (...) mais à laquelle ils fourniront tout ce quelle peut avoir de sens sociologique (...) Il importe de ne jamais couper la recherche sociologique de notre expérience de sujet (qui comprend, bien entendu, non seulement ce que nous avons éprouvé pour notre compte, mais encore les conduites que nous percevons à travers les gestes, les récits ou les écrits des autres hommes)", mais aussi Bourdieu : "On ne peut plus se contenter de chercher dans le " sujet " (...) les conditions de possibilité et les limites de la connaissance objective. Il faut chercher dans lobjet construit par la science (...) les conditions sociales de possibilité du " sujet " et de son activité de construction de lobjet (...) et porter ainsi au jour les limites sociales de ses actes dobjectivation". Autant dire que le champ de recherche, tout en restant largement ouvert, suppose un travail sur soi et sur son objet extrêmement rigoureux ... et honnête. |