DISCOURS ET REVOLTE SUR LE TRAVAIL DE L'INTERPRETE

 

par Jérôme LAFARGUE

Docteur d'Université en Science Politique
Université de Pau et des Pays de l'Adour

 

Une démarche réflexive sur le travail du chercheur qui s’essaie à l’interprétation des discours émis au cours d’une révolte s’impose ici peut-être davantage qu’ailleurs. Il est toujours nécessaire de mesurer les écueils possibles de l’appréhension du discours comme événement et comme dispositif qui valide sa propre énonciation, et d’éviter les erreurs liées à l’intellectualisme, lorsque le rapport de l’analyste à son objet de recherche est pris pour le rapport de l’agent à son action. Dans le cas de la révolte, l’évaluation des faits et des énoncés se fait encore plus subjective et l’accès à la compréhension d’autrui apparaît bien plus malaisée que dans d’autres circonstances de recherche, et ce pour des raisons identiques : la révolte est une situation où la plupart des actions marquantes se jouent dans une atmosphère de forte tension et de faible négociation, propice à des débordements ou à des malentendus traumatiques importants.

La protestation collective reste un processus parfois diffus, toujours complexe, dans lequel s’imbriquent de multiples enjeux. A chaque niveau de mobilisation (décision de protester, recherche des ressources, engagement dans l’action, pérennisation du mouvement, dialogue avec le pouvoir,...) va correspondre un discours particulier. La compréhension des mouvements de protestation passe nécessairement par un travail de reconstruction de ces discours mobilisateurs, en particulier dans le cas de la révolte, figure ultime de la protestation, où passions et violence coexistent dans la durée avec des revendications normatives. Mais il est sans doute possible de formaliser à travers ces moyens de mobilisation un processus de pensée, un discours politique de la révolte, dont il ne sert à rien de préjuger la cohérence ou la fonctionnalité, mais dont il faut au moins présumer l’existence. Nimbé de valeurs jugées permanentes et sacrées, il est le vrai discours politique de la révolte : il la représente elle et ses acteurs ; il est un discours d’intention et d’identification. Même s’il peut être vécu comme tel par certains acteurs de la révolte, il reste avant tout une pure conceptualisation effectuée a posteriori par l’analyste, qui cherche à donner un sens au combat et à tirer des lignes claires d’insurrections marquées par le bouillonnement des idées et des comportements.

La reconstruction des discours mobilisateurs et surtout la tentative de construction d’un discours proprement " politique " sont certes des illusions, mais des illusions nécessaires à la compréhension, afin de fixer le sens du mouvement de protestation. Cette démarche suppose des renoncements, des choix, et on essaiera d’illustrer ces difficultés en prenant un exemple volontairement excessif, celui de la Commune de 1871. Cet événement paraît particulièrement stimulant pour qui s’intéresse aux logiques discursives, puisqu’il a symbolisé une réunion éphémère mais puissamment symbolique, celle de la révolution sociale et de la révolution politique. Plusieurs courants de la pensée sociale se sont exprimés, et si les moyens prônés ont divergé, il n’y a pas à se tromper sur les fins que tous poursuivaient : exprimer leur fidélité à l’héritage de la Révolution française. Fort de cette représentation, le chercheur porte d’emblée un regard subjectif sur un événement dont il aura eu connaissance au cours de sa socialisation, quelqu’en aura été la présentation qui lui en fut faite. En prenant comme support central l’ouvrage de l’historien le plus célêbre de la Commune, Prosper-Olivier Lissagaray, on montrera quelques unes des ambivalences qui se jouent dans l’analyse. Il sera alors temps de mener une réflexion sur ces ambivalences, afin de déceler les liens essentiels entre la volonté d’interprétation " au plus juste " et la rigueur sinon l’honnêteté intellectuelle, nécessaire pour ne tromper ni le lecteur ni surtout soi-même

 

I- discours reconstruit : une illusion nécessaire

Les discours mobilisateurs consistent principalement à normer les attentes et à agréger les acteurs d’une protestation. Il ne s’agit pas ici de revenir sur la littérature — vaste — relative aux activités de mobilisation déployées par les leaders d’une protestation mais de dégager les points-clefs permettant de montrer ce qu’est un discours mobilisateur, en tant qu’agrégat d’actes de parole signifiants et producteurs d’effets précis. Le discours mobilisateur, en perpétuel renouvellement, cherche à affirmer un pouvoir d’emprise sur les acteurs de la protestation afin que le consensus soit le plus fort possible, et combine de ce fait nécessairement des idées-force avec des éléments plus " triviaux " (assurer des chances de succès de l’action, minimiser les risques de participation, ...).

Les griefs que nourrissent les organisateurs d’une protestation à l’encontre du régime politique sont le produit d’interprétations multiples. La construction de la protestation doit donc passer par l’adéquation des ressources cognitives de chacun des membres du mouvement. Convaincre des individus de participer à une action dont il faut faire accepter la légitimité ne suffit pas. D’abord, la consolidation des intérêts du groupe ne s’obtient pas seulement en agrégeant les intérêts matériels et symboliques de chaque membre. Montrer que le jeu politique et social n’est pas intangible et peut être sinon renversé du moins altéré reste une donnée importante de la mobilisation. Ensuite, les organisateurs doivent composer avec les divers obstacles internes à leur mouvement, ce qui implique que leur entreprise de mobilisation doit s’exercer de façon permanente tout au long du processus construisant, mettant en œuvre et pérennisant l’action. En définitive, au travers des discours, émotions et gestes qu’ils projettent, les organisateurs d’une mobilisation construisent moins la protestation en elle-même que ses significations par de multiples manipulations symboliques. Davantage, il faudrait dire qu’ils ne font qu’orienter la construction de la protestation, dans la mesure où celle-ci dépend aussi malgré tout des interprétations des membres et surtout du contexte global dans lequel elle va se jouer. De nombreuses notions ont pu être définies pour caractériser ces processus complexes : libération cognitive, mobilisation du consensus, processus de cadrage sont les plus retenues.

Mais au-delà, les multiples langages énoncés sous la forme d’actes de parole (slogans, chants, discours publics), de gestes précis, de théâtralisations, de décorums, d’affiches, de pancartes, de tracts, de pamphlets, de brochures, de dessins ou caricatures, de poèmes allégoriques, se déclinent en discours tantôt enjôleurs, tantôt persuasifs quand ils ne sont pas agressifs. Ces mécanismes de transmission se fondent sur des registres classiques souvent réinventés, selon qu’il s’agit d’exciter la fibre culturelle ou religieuse, de glorifier l’appartenance à un corps, à une famille, ou, pourquoi pas, de nommer la puissance qui accompagne la lutte. En même temps, les discours destinés à convaincre les acteurs de la protestation se mêlent à ceux émis pour fustiger le pouvoir et attirer l’attention des médias, des observateurs et des indifférents. Ils restent cependant des discours empreints d’une forte " technicité ", dans le sens où ils sont avant tout orientés vers l’objectif de mobiliser le plus grand nombre de participants au mouvement. Les idées-force qui déterminent ce dernier ne sont pas reléguées au second plan dans le discours mobilisateur, mais il est possible qu’elles soient peu instrumentalisées — parce qu’elles s’imposent comme évidentes et qu’il est donc inutile d’y revenir — ou qu’elles soient noyées dans la foule des instruments de persuasion. Le principal est que la plupart du temps elles préexistent au mouvement et lui subsisteront, quelle que soit l’issue de la protestation.

A ce titre, l’exemple des récentes revendications démocratiques en Afrique paraît siginificatif. Les multiples manifestations, émeutes, grèves et autres modes de protestation collective déployés au cours de ces moments avaient pour objectif de réclamer un type d’administration politique différent, fondé sur le multipartisme et la liberté de choix, et symbolisé par un seul mot unificateur, la démocratie. Sans négliger le poids des représentations relatives aux impulsions diplomatiques, sans occulter le débat sur l’" importation " de l’idée démocratique, il reste que les valeurs, les croyances portées par ce mot précis ont conduit une foule d’individus à s’inscrire contre des régimes qui de clandestinement honnis sont devenus publiquement décriés. Si la revendication d’un ordre démocratique a souvent constitué le point central des discours mobilisateurs, nombre d’entre ces derniers se sont aussi construits sans aucune référence à cet ordre-là. Par exemple, lorsque, à Lusaka, il s’agissait pour les organisateurs de persuader les Zambiens de manifester devant la Haute-Cour de Justice, et pour ce faire les conduire à effectuer plusieurs kilomètres depuis le centre-ville, ce sont des considérations bien plus techniques (choisir un horaire permettant aux gens de rentrer chez eux immédiatement après la manifestation sans qu’il soit besoin de revenir travailler en ville ; indiquer les vastes possibilités de fuite sur les larges allées bordées de bosquets au cas de présence policière, ce qui n’aurait pas été possible dans le centre ; ...) que politiques. L’enjeu de l’action était connu et intériorisé de tous sans qu’il soit toujours nécessairement besoin pour les organisateurs de revenir dessus. Le discours mobilisateur s’instrumentalisait pour servir un discours plus profond fondé sur la revendication de la démocratie.

A mesure que l’analyse des discours émis au cours d’une protestation progresse, l’inclinaison à rechercher un discours politique unifié plutôt que plusieurs discours se fait plus marquante. En effet, dès lors que le travail de l’interprète est de découvrir le sens du mouvement, il lui faut montrer les fils conducteurs qui relient les acteurs. C’est en reconstituant ces multiples procédés discursifs de persuasion qu’il décèle progressivement les idées-force qui reviennent de façon récurrente. Il en vient alors à délaisser les discours mobilisateurs pour s’intéresser à ces dernières, et en faire les fondements d’un discours politique général.

Parler de discours mobilisateurs, tenter de dégager les grandes lignes d’un discours général fondé sur les idées-force d’une protestation, c’est inévitablement postuler une certaine unité dans le discours. Or, on l’a suggéré, les discours sont multiples et reposent sur des codes polysémiques qui ne sont pas toujours décryptables. Cette illusion de l’unité s’avère pourtant nécessaire pour l’analyse, dès lors que l’étude du discours de la révolte consiste à fixer le sens d’un mouvement. Retrouver les mots qui unissent, les méthodes qui polarisent les acteurs sur une lutte représentent des procédures soumises à la subjectivité de l’interprète, qui doit lui-même faire face aux interprétations que les acteurs eux-mêmes ont donné de leur combat, soit dans son mouvement soit après son achèvement. L’interprète doit donc s’accomoder d’un certain nombre de renoncements, sachant d’emblée qu’une parfaite connaissance d’un objet ne peut exister. Dans le cas d’une révolte, il ne peut prétendre avoir accès à tous les discours prononcés : si les exortations publiques restent disponibles, il est rare que les entreprises de mobilisation à l’intérieur des groupes insurgés soient consignées dans les archives ou reformulées dans les ouvrages de souvenir. A l’inverse, il est conduit à effectuer des choix parmi les sources accumulées, privilégier certains discours par rapport à d’autres en fonction de sa grille de lecture originelle. L’exemple de la Commune de 1871, à travers l’ouvrage de Lissagaray, permettra de mieux rendre compte de ces paramètres.

 

II-la recherche des maîtres-mots

On l’a suggéré, le choix de la Commune comme exemple accumule les obstacles ou du moins les incommodités.

D’une part, il s’agit d’un objet historique, qui n’offre donc pas de possibilité de dialogue avec les acteurs afin de jauger de la vraisemblance des interprétations proposées. Cette vraisemblance sera donc jugée par les " spécialistes " de la question, ce qui perpétue en réalité l’" épistémocentrisme scolastique ", où chacun impute à son objet ce qui appartient en fait à sa manière de l’appréhender. Ici plus qu’ailleurs, il importe donc de dépasser la nécessité d’imputer les raisons à un acteur en les rendant seulement acceptables en elles-mêmes ou congruentes avec les faits connus. Si le caractère non observable des faits ne représente pas une difficulté insurmontable, il est loin d’être évident que les conclusions retenues de la reconstruction de ces raisons soient nécessairement certaines. Ni la traduction, ni la mise au point d’interprétations, de concepts supposés ou espérés valides ne sont indiscutables. Malgré tout, tout en étant conscient des possibles errements dans l’interprétation, il est nécessaire de tout mettre en œuvre pour qu’ils soient les plus minimes possibles. Pour cela, il faut parvenir à se placer " en pensée " au point de vue de l’acteur, tout en portant un regard critique sr son propre positionnement par rapport à l’objet de recherche.

D’autre part, le support de l’interprétation ici privilégié présente certaines particularités non négligeables qui en font un instrument original. Un ouvrage sur une insurrection écrit très peu de temps après son terme par un acteur qui sans être décisif fut de la lutte de bout en bout, un ouvrage qui ne soit pas que souvenirs émus ou vaines imprécations, qui propose une véritable analyse historique en dépit de son caractère partisan, voilà qui finalement est relativement rare. La somme de Lissagaray sur le moment communal de 1871 est encore présentée par la plupart des historiens comme sans égale, en raison de la profusion de détails qui la nourrissent et de la passion qui anime son auteur. Pour reconstituer un discours, en saisir la force et la portée, quel matériel plus synthétique, plus " réel ", que ce livre où l’auteur, encore marqué par le feu de la bataille et les pleurs de la débacle, parle d’hommes animés par un désir manifeste et sans cesse répété : rompre avec le gouvernement autoritaire et promouvoir la République par la Révolution, fût-elle sociale et/ou politique. Aidé par ses multiples notes prises sur le vif ou librement inspiré par sa verve, Lissagaray fait revivre les leaders de la Commune, met dans leur bouche des propos enflammés, courroucés ou désappointés. A travers eux, c’est la force des mots qui s’exprime, pour légitimer la lutte mais surtout pour marteler sans relâche l’objet du combat qui ne put être qu’éphémère.

Certes, ce discours-là est un discours relayé par un ancien insurgé, dont on reconnaît le caractère militant, ce qui signifie que l’on tiendra pour acquises ses intentions falsificatrices, s’il y en eût, lorsque des mots flamboyants paraîtront incongrus ou exagérés. Mais on ne s’engagera pas dans l’improbable tentative de les désigner. Laissons les mots parler, puisque c’est d’eux dont on parle en priorité. Lissagaray fait acte de transmission, et en cela il oppose une part de subjectivité qu’il faut accepter.

S’intéresser à ces seules paroles, parfois relayées par des affiches ou des inserts dans le Journal officiel de la Commune, ne signifie pas que l’on tient le discours de la révolte comme uniquement animé par des mots. Les modes d’émission sont multiples, et l’on n’investit ici qu’une parcelle de ce discours. On ne recherchera pas ici les discours mobilisateurs mais plutôt le discours fondé sur les idées-force. Ceci conduit à s’attacher prioritairement aux deux thèmes privilégiés par les discours : la République et la Révolution. Ce sont ces deux maîtres-mots inévitables qu’une analyse sérieuse ne peut se passer de rechercher, en raison des représentations irréductibles que se fait tout chercheur, qu’il soit sensible ou non à l’événement, qu’il le juge avec sévérité ou qu’il le perçoive comme un témoignage de liberté. Mais s’en tenir là serait un aveuglement.

Une recherche nécessaire

La Commune ranime la Révolution pour mieux l’enterrer, plutôt la terminer définitivement. Si elle a entériné un sentiment de légitimité de la lutte et magnifié l’image de révolutionnaires prompts au sacrifice sur l’autel de la seule cause qui soit juste, la liberté, la Commune a surtout consacré des valeurs républicaines sociales. Ces valeurs ont été intériorisées, vécues et mises en jeu sur le mode de la sensibilité grâce à l’activation de symboles puissamment évocateurs. République et Révolution restent les maîtres mots de l’insurrection, bien davantage qu’anarchie ou désordre. On a coutume de repérer une cassure idéologique dans les rangs communards : d’un côté, une majorité qui prône une lutte politique et armée sans conditions jusqu’à ce que la victoire soit acquise (les blanquistes mais aussi Delescluze font partie de ce groupe) et qui se retrouvera dans le Comité de salut public, renouant avec la dictature, la persécution des prêtres et les exécutions sommaires ; de l’autre, la minorité, composée de fédéralistes et d’autonomistes, se braque devant l’autoritarisme et le sectarisme et demande à ce que plus d’attention soit accordée aux problèmes économiques et sociaux : plutôt proudhoniens, résolument en faveur d’une République démocratique et socialiste, ils défendront des mesures en ce sens (moratoire sur les loyers, instruction laïque, gratuite et obligatoire) En réalité, les tendances idéologiques à l’œuvre sont multiples et plutôt hétéroclites. C’est pourtant à l’héritage de la Révolution française que tous expriment leur fidélité. Dès lors, Révolution et République deviendront des signes de ralliement. Recherchons-les dans l’ouvrage de Lissagaray.

D’abord, il ne fait pas de doute pour les insurgés que leur protestation constitue une véritable révolution, qui au surplus poursuit l’" œuvre " de 1789. La continuité s’assure grâce aux souvenirs des sans-culottes de l’an II, des héros-martyrs de juillet 1830, des émeutiers de 1832 et 1834 ou des insurgés de 1848 ou 1851. Ce sont des souvenirs de gloire mais aussi de déceptions et de trahisons : en 1830, Paris et les Républicains se virent confisquer les fruits de la révolution qui renversa les Bourbons ; en 1848, le gouvernement qu’ils mirent en place ne leur procura que déconvenues ; en 1851, le coup d’Etat de Bonaparte les balaya. La mémoire du passé se doit alors d’être attisée en tenant compte de ces brutales déconvenues. Aussi, il faut prendre garde à ce que la Révolution ne soit pas "désarmée", même s’il est clair pour la majorité qu’elle a "caractère essentiellement municipal". Révolution locale certes, mais dans l’esprit des communards, Paris doit constituer la plate-forme d’un nouveau régime politique qui devra jouer le rôle d’aimant pour l’ensemble des provinces françaises. C’est ainsi que la déclaration d’intention de la Commune, destinée à clarifier son objectif auprès de ces provinces, note : "La Révolution communale, commencée par l’initiative populaire du 18 mars, inaugure une ère nouvelle". Mais l’esprit de la Révolution est surtout réanimé lors des débats houleux concernant la désignation d’un Comité de salut public, dont le seul nom rappelle les ingrédients décisifs du radicalisme politique (réquisitions, levée en masse, armement du peuple), ainsi que son corollaire, le défaitisme conservateur, "incapable de voir autre chose que la subversion sociale dans la passion patriotique". Pendant trois jours, les communards s’animent plus que de coutume. S’il faut rompre avec une Chambre qui n’est plus qu’un "petit parlement bavard" (Vaillant), alors une telle organisation s’avère nécessaire, à condition qu’elle ne constitue pas un "pastiche révolutionnaire" (Vaillant), mais qu’elle s’accorde aux "mots de République française et de Commune de Paris" (Pyat). Mais la violence des paroles des plus ardents défenseurs du Comité, qui veulent en faire une machine à "faire tomber la tête des traîtres" (Miot), fait réagir les modérés. Ce Comité ne sera qu’une "défroque inutile et ridicule" (Tridon), qu’un mot, alors que "le peuple s’est trop longtemps payé de mots" (Vermorel), un mot prétendument "sauveur" en lequel il ne faut pas croire davantage qu’aux "talismans et aux amulettes" (Longuet).

Ensuite, la République est tenue pour un fait acquis : proclamée le 4 septembre 1870 par Gambetta et Favre, elle couronne une volonté. Le Comité central, qui préfigurera l’organisation de la Commune, n’a de cesse que de le rappeler : "Nous sommes la barrière inexorable élevée contre toute tentative de renversement de la République" ; "Soldats, enfants du peuple, unissons-nous pour sauver la République" ; "Citoyens, le peuple de Paris, calme, impassible devant la force, a attendu sans crainte comme sans provocation les fous éhontés qui voulaient toucher à la République... Que Paris et la France jettent ensemble les bases d’une République acclamée avec toutes ses conséquences, le seul gouvernement qui fermera pour toujours l’ère des invasions et des guerres civiles". Alors qu’il sait devoir céder la place à la chambre communale, le Comité se proclame "enfant de la République", par le seul fait du peuple, son "maître". La République est immanente à la marche de la société : le Comité "ne pousse personne violemment dans les voies de la République ; il se contente d’y entrer le premier". La République est âprement défendue, voire martelée, mais encore faut-il promettre des mesures laissant espérer son avènement pragmatique. Là encore, les déclarations d’intention ne manquent pas : "Avec la Commune, les impôts s’allègeront, les deniers publics ne seront plus gaspillés, les institutions sociales attendues par les travailleurs seront fondées". Le père Beslay, en séance à la chambre, déclame : "L’affranchissement de la Commune de Paris, c’est l’affranchissement de toutes les communes de la République... La République de 93 était un soldat qui avait besoin de centraliser toutes les forces de la patrie ; le République de 1871 est un travailleur qui a surtout besoin de liberté pour féconder la paix. Paix et travail, voilà notre avenir !". Varlin, qui réclame "la proclamation de la République comme gouvernement légal" énumère des exigences fondatrices : "des libertés municipales sérieuses, ..., la remise pure et simple des loyers en souffrance, une loi équitable sur les échéances".

C’est donc autour des valeurs républicaines et de l’esprit révolutionnaire que se structure le discours. L’insurrection n’a pas pour objectif de répandre le désordre ; à l’inverse, elle vise à établir un ordre différent contre l’ordre établi en se fondant sur des croyances héritées d’une longue tradition de lutte. Les républicains se sont toujours montrés circonspects devant l’idée de révolution, les anciens comme Favre privilégiant l’hypothèse d’une transition douce et les plus jeunes comme Gambetta ou Ferry en usant comme seule abstraction. Mais la Commune avec laquelle ils gardent leurs distances leur libère des espaces jusqu’à la victoire aux élections de mars 1876. La pérennité des notions clefs de la révolte aura été assurée. Si l’une (la Révolution) s’éteint, c’est pour donner définitivement vie à la seconde (la République).

Une recherche aveugle

Admettons que cette vision-là est celle qui correspond le plus à l’image que l’on a de la Commune, à moins de retomber dans les représentations faisant passer les insurgés et tout mouvement de foule comme des symboles condensateurs de la violence aveugle. Le chercheur ne peut qu’ adhérer à cette présentation dans laquelle les mots Révolution et République triomphent, libre à lui par la suite d’en modeler l’interprétation au gré de sa démarche scientifique mais aussi au gré de ses propres convictions politiques, qui peuvent avoir leur importance. Au-delà des contingences liées à la couleur idéologique du chercheur, qui reste une donnée nécessairement méconnue à moins qu’elle ne transparaisse largement dans le ton ou qu’elle soit tout simplement affirmée, il convient de resituer la lecture du discours de Lissagaray. On a choisi de repérer deux mots qui semblaient représenter les enjeux de l’insurrection, mais il est clair que l’ouvrage donne bien davantage de matière à réflexion. On en donnera pour seuls et courts exemples les opérations de construction de la figure de l’insurgé et de l’insurrection elle-même.

Les représentations de soi permettent d’affirmer une identité, une appartenance à un groupe déterminé par des modèles de conduite et de pensée. Dans ce cadre, il est primordial pour les organisateurs de la protestation de donner une image synthétique du combat, de légitimer la participation par des appels, des identifications qui lieront de façon permanente les acteurs aux enjeux décisifs pour lesquels ils se sont engagés. Aussi, les acteurs de la Commune sont avant tout des "enfants", du peuple ou de la République, mais leur caractéristique commune est aussi d’être infailliblement des "prolétaires". Ce ne sont en aucun cas des "fauteurs de désordre". Seules la "modération", la "générosité", ainsi qu’une "conduite désintéressée" les guident dans leur "grande lutte". Cette lutte qui est celle du parasitisme contre le travail, de l’exploitation contre la production, celle qui mettra fin aux "souffrances face à l’Empire". Et pour finir, cette exortation : "si vous voulez enfin le règne de la Justice, travailleurs, soyez intelligents, debout !". Le discours de la révolte communale fut aussi l’endroit de retours critiques sur l’insurrection, où transparaissent interrogations et incertitudes.

D’abord, Lissagaray ne cache pas que la dynamique insurrectionnelle ne fut pas considérée comme la panacée pour parvenir à renverser le gouvernement et construire un nouvel ordre politique. Au nom de la Révolution qu’il convient de ne pas entâcher de vaines disputes mortelles, trois groupes de La Corderie publient à la fin février 1871 un manifeste destiné à clamer les ardeurs guerrières : "Toute attaque servirait à désigner le peuple aux coups de l’ennemi de la Révolution qui noieraient les revendications sociales dans un fleuve de sang. Nous nous souvenons des lugubres journées de juin". La référence à ces journées de juin 1848 n’est pas innocente. Elle tend à mettre en garde contre l’éventualité d’un échec cuisant d’une insurrection, car après trois jours de combats acharnés, l’" armée des pauvres " de 48 fut impitoyablement défaite. Mais elle cherche aussi à rappeler combien ces journées furent l’occasion d’opposer des classes identiques dans le dénuement. En effet, les forces de l’ordre qui matèrent les insurgés étaient composées de l’armée, de légions de la garde nationale issus des arrondissements bourgeois de Paris, et de la garde nationale mobile. Cette dernière était exclusivement composée de jeunes ouvriers au chômage, recrutés au mois de février. La classe ouvrière se déchira ainsi, même si quartiers de l’Ouest contre quartiers de l’Est constitua le véritable " front de classes ". Pourtant, comme le précise Lissagaray, cette supplique n’eut que peu d’échos : l’Internationale et les chambres syndicales ne disposaient plus d’aucun poids tandis que le Comité central voyait ses effectifs fondre après les élections générales. D’autres encore élevèrent la voix pour s’inscrire contre l’insurrection, une fois celle-ci déclenchée après que l’armée eut échoué à récupérer les canons de Montmartre. Au cours des vives discussions provoquées par le Comité suite à cet incident déterminant, Clémenceau dénia le droit de Paris de s’insurger contre la France, affirme que l’insurrection s’est faite "sur un motif illégitime" et prophétise que les décrets du Comité seront bientôt "méprisés". Millière déclare que "l’heure de la Révolution sociale n’a pas sonné" et demande une "marche plus lente". Peine perdue.

Ensuite, Lissagaray ne voile pas les soubresauts internes à la Commune lorsqu’il s’est agi de rendre un jugement sur la conduite de l’insurrection. Interprétations concurrentes, vitupérations diverses, interrogations sur le bien-fondé des idées directrices se sont entremêlées, et si l’auteur ne rend compte que des plus saillantes, il laisse supposer qu’elles furent bien plus nombreuses. Les saillies de Pyat, jugées la plupart du temps malvenues, provoquèrent cependant des réactions tout sauf sybillines et renseignent sur le degré de confiance des Communards dans leur action. Ainsi, lorsque Pyat démissionne de la chambre, arguant des "violations de la loi" lors des procédures électorales, il soulève contre lui un vent de contestations. Il est décrié, mais c’est sans doute chez Delescluze qu’il faut trouver cette part d’incertitude qui gouverna les chefs de la Commune : "Pour une rancune personnelle ou parce que l’idéal poursuivi n’est pas d’accord avec le projet, on ne doit pas se retirer. Croyez-vous que tout le monde approuve ce qui se fait ici ?". D’autres se lamenteront de l’absence d’organisation. Vermorel par exemple, qui se demande aussi, un mois après les élections, qui de la Commune ou du Comité central "a le pouvoir". Des mots définitifs sont évoqués pour décrire l’état général. Le "chaos" règne (Delescluze) et des heures sont perdues à discuter de "petites questions philosophiques" (Tridon). Les débats portant sur l’esprit devant gouverner les actions répressives de la Commune en font-elles partie ? : certains sont favorables aux exécutions (Blanchet, Arnaud) et d’autres tentent la raison (Ostyn : "La Commune doit vivre par ses actes"). Certains de ces débats sont qualifiés de "déplorables" et entretiennent le "désordre" (Delescluze). Celui-ci s’inscrit contre le Comité de salut public : pour lui, ce ne sont certes que des mots, mais "terrassés par le poids du souvenir", alors que bien qu’insuffisamment organisée, "il se dégage de la Commune une puissance de sentiment révolutionnaire capable de sauver la Patrie".

L’incertitude insurrectionnelle est bien là, sous-jacente. Ce sentiment rompt avec les proclamations où les mots enchanteurs, République et Révolution, scandent la révolte. Le trait a été volontairement forcé. Rien n’oblige le chercheur à s’attacher uniquement à ces deux mots dans l’étude du discours de la Commune. Mais la démarche est possible. Cela n’est pas nouveau, le chercheur peut transformer n’importe quel discours à son avantage (idéologique ou académique). Il faut alors voir dans quelle mesure intégrer la dimension de l’honnête homme dans le travail d’interprétation.

 

III- Interprétation et honnêteté

En l’occurence, l’honnêteté commence par dissiper deux possibles malentendus. En premier lieu, dire que l’on reconstruit un discours fondé sur des idées-force revient a priori à définir ce que fut le discours idéologique de la révolte. On verra que cela n’est pas aussi simple. En second lieu, il faut admettre qu’en réalité on parle principalement de représentations lorsqu’il s’agit de découvrir un discours qui peut-être n’existe que dans les souhaits de l’interprète. Cette dernière constatation conduira à une nécessaire réflexion épistémologique, qui ne sera en l’occurence qu’ébauchée, par la proposition de quelques pistes.

Reconstitution du discours et idéologie

La place de l’idéologie dans l’étude de la protestation collective, lorsqu’elle est abordée, est soumise à des interprétations ambivalentes dues notamment au caractère polysémique du terme même. Elle est la plupart du temps considérée de façon restrictive, soit qu’elle constitue un élément parmi d’autres des discours mobilisateurs, soit qu’on la considère comme un système d’endoctrinement devant être distingué de systèmes de valeurs, vecteurs de socialisation. Certains auteurs lui confèrent à l’inverse une importance qui en fait le moteur évident de tout mouvement de protestation. Ainsi Alberto Melucci considère que l’ensemble des représentations qui détermine une protestation constituera l’idélogie du mouvement : l’idéologie devient un système symbolique complexe qui fait à la fois œuvre d’intégration (par la répétition de valeurs, la stabilisation de rituels et le contrôle de comportements jugés déviants dans le groupe) et de stratégie (par la réduction des coûts de l’action).

On tiendra l’idéologie pour un " système de représentations du monde social ", fonctionnant à la " croyance politique " et à la " violence symbolique ". Le discours idéologique s’élabore donc de façon globalisante et rationnelle sur la base d’un travail d’explication théorique et doctrinale, bien qu’il garde un aspect dynamique essentiel, afin d’influencer les pratiques sociales à travers le processus de reconstruction du réel qu’il propose. Surtout, sa diffusion ne se conçoit que dans une perspective hégémonique dévalorisant les croyances adverses : il s’agit d’un discours organisé, qui repose sur des constructions doctrinales, des théorèmes sociaux souvent présentés comme universels, et médiatisé selon des procédures symboliquement violentes. Le discours dont on veut parler peut s’avérer être purement idéologique, mais il peut ne pas l’être. En tant que discours idéologique, il est d’abord une conceptualisation radicale, tenue pour vraie dès l’origine par ses médiateurs, et qui à leur sens s’impose d’elle-même : c’est un discours de rupture qui s’appuie sur des idées qui nécessitent un combat non pour les légitimer mais pour permettre leur application concrète. En revanche, on ne peut guère parler de discours idéologique lorsque les acteurs de la protestation n’ont pas eu de telle visée volontariste. En tant que conceptualisation menée a posteriori par le chercheur qui tente de reconstituer les segments du discours, il faut admettre alors que ce discours peut ne pas exister en tant que tel au moment de la protestation, qu’il n’est que le produit de ce que le chercheur aura bien voulu en faire. Pure abstraction, il est un instrument privilégié de compréhension du mouvement de protestation dont il fixe le sens. On le considèrera donc certes comme un " système de représentations ", mais qui fonctionne plutôt à la " croyance " et à la " violence " du chercheur. Même lorsqu’il existe dans le moment de la protestation, il ne l’est jamais comme un ensemble structuré mais comme un assemblage plus ou moins homogène de croyances qui ne sont pas toutes maîtrisées.

Le champ des représentations

Il n’est guère possible de prétendre analyser le discours qui préside à l’impulsion d’un mouvement contestataire sans référence à la conduite de ce dernier. De multiples représentations se chevauchent, pour parfois s’agréger, s’annuler ou s’opposer. Peu de travaux relatifs à l’étude des représentations sociales des protestations collectives ont été réalisés, ce qui justifie une certaine prudence. Certains l’ont envisagée dans un sens restrictif, soit pour montrer que l’interprétation de la mobilisation devait être considérée comme un moyen tactique de règler le conflit ou de le poursuivre et ne concernait en réalité que les membres du groupe et sa cible et non pas les observateurs extérieurs, soit pour envisager les difficultés de recueillir des représentations " immédiates " auprès de participants à des émeutes ou à des manifestations. D’autres ont admis que l’analyse des structures des représentations sociales permettait d’expliquer la phase descendante d’un mouvement.

Ici, on tiendra pour acquis d’une part que le champ des représentations sociales est " coextensif " au champ du discours et d’autre part que si les discours mobilisateurs influent directement sur l’action, cette dernière peut parfaitement par effet de retour transformer leurs significations et leurs structures. On insistera plus particulièrement sur le problème de l’interprétation.

Tout travail sur les représentations est pour une large part interprétatif et obéit à un critère dont les implications varient selon le point de vue de l’interprète et selon le contexte. L’interprétation a donc un double caractère : elle est intuitive et elle est contextuelle. Sa validité ne peut qu’être forcément subjective et s’il est normal de privilégier une interprétation plutôt qu’une autre en raison de préférences tout aussi théoriques que personnelles, il est en revanche impossible de valider ou d’invalider une théorie générale à partir d’une interprétation retenue. Ceci a son importance lorsque l’on se propose de reconstruire et d’analyser un discours prônant des valeurs aussi fortes que la révolution sociale que politique. Tout devient affaire d’interprétation et de surinterprétation. Or, il ne faut pas craindre la surinterprétation, d’abord parce qu’elle n’est pas la seule manifestation d’un déséquilibre que l’on veut en faire entre indices et conclusions (on parlera plutôt dans ce cas de mésinterpréation), ensuite parce que la frontière entre interprétation et surinterprétation est rigoureusement indécidable. En réalité, "toute interprétation sociologique pertinente est une surinterprétation contrôlée". Même s’il se faut se garder de certains types de surinterprétation, il reste que craindre de surinterpréter, au sens de trouver plus de raisons compréhensibles à un phénomène, reviendrait à s’arrêter d’interroger la réalité historique et trouver suffisantes ses propres preuves empiriques ainsi que satisfaisantes ses observations. Au surplus, quelle que soit la pertinence attestée d’une interprétation, rien ne dispense le chercheur de faire la preuve empirique sur d’autres terrains, d’autres époques, d’autres objets, d’autres populations.

On entre ici de plain-pied dans le domaine de l’épistémologie des sciences sociales, et une investigation poussée semble nécessaire pour aborder les discours émis pendant une révolte. Néanmoins, ne proposera-t-on seulement que quelques pistes, le débat étant largement ouvert et les possibilités nombreuses.

Quelques pistes épistémologiques

Dès lors que l’on choisit le parti (le pari) de l’interprétation, il est nécessaire de se munir de garanties solides contre la dérive de l’interprétation libre. En dehors d’un travail argumentatif cohérent reposant sur des recherches théoriques et empiriques importantes, le chercheur doit être capable d’expliquer les raisons pour lesquelles l’interprétation qu’il propose est moins mauvaise que les autres et comment il compte ainsi assurer sa pérennité. Cette obligation permet déjà d’éviter le trop-plein de sens, les " fictions métaphysiques ".

Dans le cas de l’analyse de discours en situation de révolte, le travail de l’interprète est multiple : il doit effectuer une sélection de supports variés, écrits ou oraux, produits au cours de la révolte, tous empreints d’une forte dose d’historicité et donc décryptables selon des codes différents ; il doit prendre connaissance des écrits postérieurs à la révolte, qu’ils soient l’œuvre d’anciens insurgés, d’anciens légitimistes, ou de scientifiques, tous véhiculant des représentations spécifiques de l’événement, et construisant des interprétations concurrentes ; il doit saisir le sens de l’ensemble de ces discours (discours de la révolte ; discours sur la révolte) pour construire un sens de la révolte, qu’il confrontera à d’autres significations produites au cours de cette protestation, pendant la conduite même des actions de révolte. A chaque phase de ce travail, il est soumis à des variations dans ses capacités d’analyse, en particulier dans le cas de la révolte, faite de passion, de sang et de larmes, et donc propice à l’engouement exagéré ou à la détestation rapide, sentiments dont pourtant tout chercheur doit (de façon illusoire) tenter de se départir. En effet, sa manière d’interpréter sera influencée par la première idée qui lui aura été renvoyée de l’événement. Dans le cas de la Commune, il est certain qu’au cours de la socialisation du chercheur (scolarité, discussions, influence des médias) une présentation flamboyante insistant sur le désir de liberté, une présentation jouant plutôt sur la violence insurrectionnelle et la provocation de désordres, ou une présentation neutre et dépassionnée auront chacune un impact bien différent sur l’interprétation. Même si l’on peut s’attendre à ce que les présupposés originels soient gommés par des investigations bien plus poussées que ces premières impresssions, il reste que leur poids n’est pas négligeable. A la lumière de ces constats, valables pour tout objet historique, mais particulièrement saillants pour le cas d’une révolte ayant durablement marqué les esprits, une démarche réflexive s’impose. Il s’agit ici de marquer avant tout le refus d’une démarche réflexive débordant le cadre d’une objectivation des logiques purement sociologiques du champ scientifique. La réflexivité du chercheur permet d’interpréter les présupposés normatifs et les conditions sociales de la mise en œuvre de sa démarche, et facilite ainsi le double mouvement obligé de compréhension et de distanciation : en l’occurence, comprendre les jeux de langage étudiés et les traduire dans un des jeux de langage scientifiques. En effet, la compréhension du sens subjectif intentionnel de l’action d’autrui (le point de vue d’autrui) est un objectif nécessaire pour l’interprétation, sachant que cet objectif ne peut être que atteint que de façon parcellaire : tout au plus doit-on se contenter de ce qu’Alfred Schütz appelle l’" orientation vers autrui ". Interpréter autrui ne peut consister à reproduire en soi son vécu, ce qui est impossible, pas plus que communier avec lui " d’âme à âme ", mais à accumuler un savoir destiné à la reconstruction conceptuelle. Certes, il existe une hétérogénéité radicale entre la connaissance de soi-même et celle d’autrui (même s’il est tout aussi illusoire de prétendre reconstituer le vécu d’autrui que les épisodes de son propre vécu mental), et cette dimension essentielle doit être nécessairement intégrée dans l’analyse. De plus, se persuader que la démarche réflexive permet d’atteindre un idéal d’absolu, que ce soit celui d’un point de vue absolu sur son propre point de vue, ou celui d’un spectateur prétendument nanti d’une connaissance sans point de vue, ne serait qu’une erreur supplémentaire.

Dans le cas d’un objet historique comme l’est la Commune, il est évident que le chercheur va être guidé par un système de pertinences différent de celui des acteurs de l’insurrection : ici, le chercheur ne peut que connaître et non pas agir dans la situation observée. La difficulté est de parvenir à se détacher suffisamment de cet objet (alors que cet instant passionné ne peut, quoi qu’on s’en dédise, que nourrir des émotions contradictoires chez le chercheur : des milliers de Parisiens et de provinciaux n’ont pu se déchirer si violemment pendant une séquence de l’histoire aussi courte sans que cela provoque des interrogations perplexes) et puiser dans le stock des connaissances disponibles pour en fournir une interprétation correcte, et sinon innover dans le champ de la connaissance au moins améliorer l’entendement que l’on en aura.

Pour en terminer (provisoirement) avec ces quelques trop rapides interrogations sur l’interprétation, on aimerait citer Merleau-Ponty : "... nous ne pouvons dilater notre expérience des rapports sociaux et former l’idée des rapports sociaux vrais que par analogie ou par contraste avec ceux que nous avons vécus, bref par une variation imaginaire de ceux-ci, au regard de laquelle, sans doute, ils recevront une signification neuve (...) mais à laquelle ils fourniront tout ce qu’elle peut avoir de sens sociologique (...) Il importe de ne jamais couper la recherche sociologique de notre expérience de sujet (qui comprend, bien entendu, non seulement ce que nous avons éprouvé pour notre compte, mais encore les conduites que nous percevons à travers les gestes, les récits ou les écrits des autres hommes)", mais aussi Bourdieu : "On ne peut plus se contenter de chercher dans le " sujet " (...) les conditions de possibilité et les limites de la connaissance objective. Il faut chercher dans l’objet construit par la science (...) les conditions sociales de possibilité du " sujet " et de son activité de construction de l’objet (...) et porter ainsi au jour les limites sociales de ses actes d’objectivation". Autant dire que le champ de recherche, tout en restant largement ouvert, suppose un travail sur soi et sur son objet extrêmement rigoureux ... et honnête.