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L'ENFANCE DU JOURNALISME L'ENVERS ET L'ENDROIT DU MONDE JOURNALISTIQUE DANS ILLUSIONS PERDUES DE BALZAC
par Yves POIRMEUR Professeur de Science Politique Le témoignage quil porte a dautant plus de force et dintérêt quil connaît parfaitement le milieu décrit, dont il a pu observer de près tous les travers. En effet, alors que ses premiers romans nont guère de succès, il entre dans les affaires, en sassociant à un libraire et en achetant une imprimerie. Cette expérience, qui se conclut par une catastrophe financière, lui laissant pour longtemps dénormes dettes, lui a permis de connaître de lintérieur, et sous ses plus mauvais aspects, le milieu des libraires-éditeurs, des écrivains et des journalistes. Cet échec personnel, son ressentiment aussi contre une presse qui ne la jamais aidéet quil naime pas, alimentent sa verve dénonciatrice et lincitent à objectiver, lucidement, mais peut-être aussi avec une pointe dexagération et de rancoeur, les logiques qui gouvernent et pervertissent le journalisme. Bien informé, il est ainsi porté à produire une sorte de " sociologie spontanée " du journalisme. Et cela dautant plus quil a une conception du roman comme moyen, par la fiction et la distance critique quelle autorise, déclairer " lenvers du décor ", qui, dissimulé sous des apparences trompeuses permet seul de saisir la réalité. La Comédie humaine est ainsi sous-tendue par une théorie de la dualité du monde social. La mission assignée au romancier est " de surprendre le sens caché dans cet immense assemblage de figures, de passions et dévénements ". Il sagit de " saisir la réalité cachée sous lapparence ". Dans cette entreprise, ses héros " mobiles " sont les révélateurs des règles du jeu en vigueur dans les milieux dans lesquels ils tentent de sintégrer pour atteindre leurs objectifs. Certains personnages avec lesquels ils entrent en contact acceptent de favoriser leur insertion en leur " mettant le pied à létrier ", en leur faisant bénéficier de leur capital de relations, ou plus encore en devenant leur " mentor ". Ils leur dévoilent alors plus ou moins exactement et complètement, les déterminations occultes qui expliquent le comportement des acteurs, et leur indiquent de quelle manière il faut se comporter avec eux pour réussir. Chaque obstacle rencontré par le héros dans le déroulement de lintrigue est loccasion de nouvelles révélations sur les logiques souterraines qui animent les personnages, sur les intérêts et les relations occultes qui lient des individus appartenant à des univers sociaux apparemment très éloignés, sinon séparés. Pour explorer la réalité sociale, Balzac dispose dincontestables atouts : un don dobservation tout à fait exceptionnel; mais aussi une certaine prétention positiviste à la production dune connaissance scientifique de la société et une volonté, quasi-sociologique, de comprendre les principes régissant les relations des individus entre eux quil expose dans lAvant-propos de la Comédie humaine. Son projet est double. Il sagit dune part, dinventorier, de décrire et de classer complètement, à la manière dun anthropologue, les différentes espèces sociales en dégageant leurs comportements spécifiques et leurs moeurs, en en expliquant la diversité par les propriétés des milieux particuliers où elles se développent. Il entrecroise ainsi des paramètres liés au volume des milieux sociaux - Paris, la province, la campagne - et des paramètres liés à la profession. Il sagit, dautre part, de saisir, comment ces déterminations globales pèsent sur les individus, combinées à dautres, qui les particularisent et permettent de comprendre leur trajectoire individuelle : degré dintelligence, position dans lunivers social, professionnel et mondain, importance du capital économique et du volume des relations, trajectoire sociale individuelle et familiale - ascension ou effondrement social - structurent leurs ambitions, conditionnent leurs stratégies sociales et définissent leurs chances de succès. Ainsi décrit-il dans Illusions perdues, lentrée dans le milieu du journalisme parisien, dun personnage venu de province et ayant vécu un temps la bohème littéraire : Lucien de Rubempré. Il le suit dans sa progression professionnelle, puis dans sa chute sociale qui le ramène, sans un sou, dans sa province, mais auréolé encore du prestige de son éphémère réussite parisienne. En suivant litinéraire de ce personnage, Balzac révèle lambivalence du journalisme quil désenchante : dune part, il le peint à lendroit, comme un métier respectable en voie dautonomisation (I). Il en dévoile, dautre part, lenvers, et le dénonce comme un " métier infâme " (II). I. Le journalisme à lendroit : lautonomisation dun métier respectable Vu de lextérieur, par le profane, le métier de journaliste parait intéressant et utile. Si le petit Cénacle littéraire dont Lucien de Rubempré fait partie, le met en garde contre les périls du journalisme, celui-ci pense au contraire quon peut faire noblement ce métier (p.243) et quil existe même une solidarité et une amitié entre les journalistes. Lentrée progressive de son héros dans cette activité permet à Balzac den dégager les caractéristiques. Cest la dynamique historique de la constitution et du développement dun métier en cours dinstitutionnalisation et de professionnalisation quil analyse par touches successives. Un rôle se dégage, dont il cerne les particularités (A), quun groupe monopolise en développant des savoir-faire (B) et en diffusant des représentations qui le légitiment et assurent sa reproduction (C). A. Le rôle du journaliste : la fabrique des croyances La spécificité du rôle du journaliste ressort bien de la confrontation avec dautres types dactivités. Le journalisme consiste, pour Balzac dans la jouissance du droit " de ridiculiser les rois, les événements les plus graves, de mettre tout en question par un bon mot " (p.246) dans des articles publiés dans les journaux, cest-à-dire publiquement. Le métier de journaliste quil décrit est moins fait dinvestigations et de recherche de la vérité que de laffirmation dopinions sans souci dexactitude. Il sagit simplement dun travail critique sur le crédit accordé par les lecteurs du journal aux idées, aux livres, aux réputations industrielles, littéraires, mondaines, politiques ou encore dramatiques (p.259). Le journaliste contribue donc à faire et défaire les réputations, en construisant dune certaine façon la réalité. Le pouvoir du journal, et, par conséquent, du journaliste consiste dans la capacité quotidienne dimposer aux masses une certaine représentation de la réalité. Le pouvoir du journaliste tient à lacquisition auprès du public dun certain crédit. Celle-ci suppose lobtention, dabord, du droit dexercer le métier de journaliste, cest-à-dire dêtre embauché par un journal et de produire des articles sous son nom. Lengagement de Lucien de Rubempré, poussé par la misère, après son échec littéraire illustre parfaitement les obstacles à franchir pour devenir rédacteur. Le premier est davoir les compétences nécessaires à la rédaction dun article. Il sinitie ainsi à ce genre de production, à laquelle il sestime apte et sautorise alors à se rendre au siège dun journal. Le second est dentrer en contact avec le directeur du journal, ce qui est très difficile car il est injoignable pour les prétendants sans appuis ni recommandation. Un employé - un ancien militaire - éconduit dailleurs fermement les postulants. Cest un journaliste dînant, de temps à autre, chez Flicoteaux - le restaurant où se retrouvent tous les jeunes gens montés à Paris et jetés dans la misère - avec lequel il sest lié damitié, qui, après avoir apprécié son talent, lui ouvre la porte du journalisme, en espérant sen faire un allié dans son ascension journalistique. Une fois admis, le nouveau rédacteur doit investir dans la crédibilité et " conquérir lestime du lecteur " (p.361). Pour cela, il lui faut écrire des articles de qualité, retenant lattention du public, ce qui exige une bonne connaissance de ses attentes, et plus profondément des " instincts du pays " (p.363). Il doit surtout être capable dattaquer, de " faire sentir à autrui son pouvoir ", cest-à-dire le poids de ceux qui partagent son avis. Ainsi est-il recommandé au novice dêtre " dur et spirituel, pendant un ou deux mois " (p.300). Et les journalistes sont classés par Balzac en fonction de leur dangerosité relative (p.334), et de la dureté de leurs critiques. Le crédit du journaliste se mesure à divers indices externes et internes au milieu professionnel que Balzac dégage. A laudience de ses articles dabord : La grandeur du journaliste sévalue au fait quon parle beaucoup de ses articles. Au fait, aussi que le volume des ventes du journal augmente lors de leur parution. Ses pairs lui reconnaissent du talent, et le directeur lui paie plus cher ses articles, lui propose den faire dans dautres journaux quil contrôle. Son importance s'apprécie à ce quon craint son jugement, et quil " passe pour un homme redoutable " (p.259), capable de faire perdre de largent aux libraires en détournant les lecteurs des livres quils éditent, de faire siffler des pièces de théâtre et de vider les salles de spectacle, de compromettre la vente dun produit, de déconsidérer un homme du monde, ou un homme politique, un parti, un ministère. Plus le crédit du journaliste est grand, plus il est courtisé par tous les " mendiants de la réputation ", qui croient quil peut beaucoup pour eux et sont donc prêts, pour obtenir les faveurs dun article, à lui accorder toutes sortes davantages. La multiplication des dîners en ville et des invitations est le signe de limportance du rédacteur. Surtout, à mesure que son crédit augmente, le journaliste peut sélever dans la hiérarchie du journalisme. Etienne Lousteau, qui introduit Lucien au journal, rêve de devenir rédacteur en chef, puis de passer à un grand journal, où il aura un feuilleton. Cette progression saccompagne dune amélioration de sa situation économique : au lieu de vivre aux crochets dune actrice, dont lopulence tient aux largesses dun industriel ou dun commerçant, il sera enfin " dans ses meubles " (p.260). B. Le corps des journalistes Lorsque les journaux devinrent des entreprises contrôlant des parts dun marché suffisamment vaste pour rétribuer ceux qui les écrivaient et ceux qui les imprimaient, le métier de journaliste se spécialisa et se professionnalisa, devenant une activité régulière, quotidienne, dont il était possible de vivre et dans laquelle on pouvait faire carrière en sinvestissant durablement. Les journalistes des Illusions perdues illustrent cette évolution : ils apparaissent comme un groupe dindividus définis par la maîtrise dun savoir-faire original qui leur permet de sapproprier des profits matériels et symboliques les situant dans une position intermédiaire de la hiérarchie sociale. Pour autant, ce groupe ne forme pas un ensemble homogène : il y a une certaine dispersion des pratiques qui dessine une hiérarchie professionnelle et à laquelle correspond une disparité des conditions. 1 - La maîtrise dun savoir-faire Balzac fait ressortir la spécificité du travail journalistique de la confrontation de lactivité des journalistes avec celle de ses personnages poursuivant une carrière littéraire. Si écrivains et journalistes ont en commun décrire, ils ne le font pas de la même manière et le journalisme est présenté comme un métier spécial : " il faut se mettre à une table et avoir de lesprit " (p.307), découvrir de " bons mots " rédiger rapidement son article. Alors que lécrivain est libre de choisir son sujet et a tout son temps pour le traiter, celui du journaliste lui est généralement imposé et il na quun bref délai pour rendre sa copie : il doit rendre compte dune pièce, dun livre ou dun événement, avoir par conséquent de linspiration sur commande, sur tout des idées, et être instantanément spirituel. Cette difficulté centrale du métierpour le novice est facilement surmontée par lapprentissage de certaines techniques, que ses collègues lui enseignent. On lui propose des modèles darticles de critique littéraire, qui semploient aussi pour la critique politique ; on lui explique comment faire des articles sur le même sujet avec des points de vue opposés (p.376), qui pourront être le cas échéant publiés dans des journaux différents. On linitie à lart de convaincre : ainsi pour pouvoir critiquer légitimement un auteur, il faut en premier lieu obtenir la confiance du lecteur. Puis il est nécessaire d" introduire des sentences que le public répétera ". Il est habile, enfin, de savoir monter en généralité et de " ne plus parler de lauteur lui-même, mais denjeux beaucoup plus importants ", ce qui permet, selon le cas, de le ménager et de ne pas vraiment atteindre son livre, en discutant dautre chose, ou au contraire de le démolir complètement. Si son sujet est trop terne, on lui recommande de fabriquer des " canards " pour susciter lintérêt et on lui expose " lart denvenimer les questions ". La maîtrise parfaite de ces diverses techniques permet dêtre, sans peine, spirituel ou moqueur, aimable ou sanglant. Elles simplifient considérablement le travail du journaliste qui peut sans effort, de façon presque routinière, obtenir leffet quil souhaite. Ainsi, finit-il même par apprécier son métier en goûtant, " lun des plaisirs secrets les plus vifs des journalistes, celui daiguiser lépigramme, den polir la lame froide qui trouve sa gaine dans le coeur de la victime, et de sculpter le manche pour les lecteurs " (p.381). Admis sur le marché de la production des articles, le journaliste jouit, en exploitant son savoir-faire, des avantages du métier. 2- Les avantages dun métier intermédiaire Balzac répertorie les importantes rétributions dont bénéficient les journalistes professionnels. Aux nombreux avantages matériels - revenus des articles, fixe pour certains rédacteurs, billets de théâtres gratuits offerts par les directeurs et livres donnés par les libraires pouvant être revendus, rédactions darticles publicitaires, invitations diverses - sajoutent naturellement de multiples avantages symboliques - sentiment de puissance, " plaisir damour propre de lire son article imprimé " (p.372), reconnaissance du public, rencontres avec des personnalités et des actrices, entrée au spectacle sans payer, accès aux coulisses, possibilités dentrer dans le grand monde et dy nouer des relations. Des indications précises sont fournies sur laspect financier de la profession. Lousteau évalue ainsi le revenu potentiel dun journaliste de talent à cent écus par mois. Comparativement, il estime quil faut dix ans à un écrivain pauvre, mais davenir, pour parvenir à gagner cette somme. Et alors que le journaliste peut tirer quatre mille francs par an de sa plume, un sous-préfet na quun traitement de mille écus. La condition du journaliste est à première vue enviable, et le distingue nettement de lécrivain pauvre, durablement installé dans la bohème littéraire. Le journalisme est un métier grâce auquel on peut bien vivre, senrichir même (p.300) et par conséquent sélever dans la société. Le journaliste de renom peut ainsi utiliser la notoriété quil acquiert par ses articles et ses relations - son crédit journalistique - pour se reconvertir et entrer en politique. La réussite journalistique ouvre l'accès de la carrière politique : Lousteau imagine même devenir un jour ministre. Mais si le journaliste côtoie le personnel politique, rencontre de riches industriels et des banquiers, fréquente la haute société, sil y est invité, sil participe aux mêmes plaisirs, sil y a éventuellement des amis, il nen est pas membre reconnu. Sa position sociale demeure nettement subalterneet reste assez précaire. En effet, il nest pas à labri dune rechute dans la pauvreté, car son mode de vie est souvent ennemi de son enrichissement. En effet, la production journalistique est éphémère : il est donc condamné pour vivre à rédiger le lot quotidien darticles et de prospectus dont dépend son revenu. Mais comme, lorsquil a de largent, il se dissipe, travaille moins, sadonne à la passion du jeu, fréquente la riche société ou le monde des " viveurs ", où ses écus sont vite dépensés, il est ramené, après avoir connu lexaltation et la douceur dune vie agréable, à la pauvreté. Il se réfugie alors dans une misérable chambre détudiant, véritable " bivouac littéraire ", dans lequel son existence se donne à lire pour qui veut la décrypter (p.259), et prend ses repas chez Flicoteaux (p.212). Toutefois, il lui suffit généralement de reprendre la plume pour sextraire de nouveau de la misère. Là encore, Balzac montre le journaliste tiraillé entre deux mondes, dans lesquels il vit alternativementau jour le jour. Un certain ascétisme et un comportement stratégique de tous les instants ouvrent une petite porte du grand monde au journaliste de talent. Pour demeurer dans la place, il lui faudra avoir " la froideur de tête ", la " lucidité desprit ", " nécessaires pour déployer le tact exquis que les parvenus doivent employer à tout instant " (p.412). Malgré ces hauts et ces bas, les bénéfices du métier sont tels que les journalistes ont collectivement intérêt à les préserver, et surtout, à en empêcher la dilution, en en contrôlant très étroitement laccès. Cest ainsi quils " défendent lapproche des journaux à tous les nouveaux venus " et quil faut "non seulement un immense talent, mais encore bien du bonheur pour y pénétrer " (p.300). 3- Dispersion des pratiques et variété des trajectoires Balzac rattache les différentes pratiques journalistiques quil répertorie à certains paramètres sociaux. Elles varient avec les trajectoires qui conduisent les rédacteurs à ce métier et avec les intérêts qu investissent les journalistes dans leur profession. Elles différent aussi selon leurs capacités individuelles à endosser le rôle et leurs prédispositions à comprendre les règles du jeu journalistique et à parfaitement le jouer . Elles se différencient encore selon la position du journaliste dans la hiérarchie journalistique : entrant, obligé de faire ses preuves ; installé dans le métier, dont le savoir-faire est reconnu par ses pairs, dont les services sont biens rémunérés, et qui peut placer des articles dans différents journaux, ce qui lui donne une plus grande sécurité ; enfin occupant des situations supérieures du journalisme : rédacteur en chef dun journal ou de plusieurs, dont la multipositionnalité est la marque de limportance et surtout propriétaires. Elles se distinguent aussi en fonction de la manière dont les journalistes inscrivent cette activité dans litinéraire social quils anticipent. Pour certains, elle nest quun moyen provisoire de survivre et échapper à la misère, en attendant que vienne la réussite littéraire ; si celle-ci tarde, elle devient un gagne-pain définitif quil faut exercer faute de mieux. Elle peut alors constituer une véritable profession dans laquelle le journaliste sinvestit entièrement, les meilleurs espérant sélever jusquaux places les plus élevées quelle propose. Les stratégies dascension journalistique dépeintes par Balzac, passent souvent par des pratiques particulièrement ternes du métier, une certaine servilité et une grande hypocrisie. Il brosse le portrait acide du journaliste sans foi ni loi, quaucun scrupule neffleure, prêt à tout pour parvenir à ses fins. Servilité et médiocrité peuvent accélérer une carrière. Le plus médiocre est pour lui celui qui réussira le plus facilement, car il peut " avaler des crapauds vivants, se résigner à tout, flatter les petites passions basses des sultans littéraires " (p.262). Le journaliste courtisan noffusquant personne a aussi toutes ses chances, car il " passera entre les ambitions rivales pendant quelles se battront ". Cela nexclut pas, cependant, lascension rapide par laudace et le coup déclat, dont Lucien de Rubempré est une illustration partielle : esprit mobile, il prend les risques les plus grands, tente les coups les plus dangereux. Mais ne comprenant jamais complètement les règles du jeu, progressant trop rapidement pour consolider ses positions, il ne parvient pas à pérenniser ses succès ni à contrôler ses ennemis dont il provoque, par ses retournements, la multiplication et la coalition, détruisant de la sorte, lui-même sa situation. Quant aux journalistes dont les ambitions ont été contrariées, ils se réfugient dans des pratiques journalistiques routinières et sans éclat qui leur assurent le quotidien : ils ont à craindre dêtre évincés par la direction de leur journal qui na aucune reconnaissance pour ceux quelle exploite. Pour dautres, le journalisme est conçu comme le tremplin dune carrière littéraire ou politique, quelle permet daccélérer. Prêts à tout, portés par lambition, ils sont à la poursuite de la gloire littéraire, de la réussite mondaine ou politique qui les pousse aux comportements les plus audacieux, les plus novateurs, mais aussi les plus risqués. Ils instrumentalisent lactivité journalistique au service de leur réussite dans un autre domaine. Enfin la forme dexercice du journalisme est directement conditionnée par les exigences commerciales qui pèsent sur lentreprise de presse. A cet égard, Balzac oppose les entreprises de presse proprement dites, dominées par la logique commerciale, qui sattachent un certain type de journalistes professionnels, animés avant tout par lappât du gain et la volonté de faire rapidement fortune, prêts, pour cela à sacrifier leurs idées, cyniques et opportunistes, et produisant dabondance de la copie, des revues littéraires, dépourvues de préoccupations lucratives et dominées par les seules logiques intellectuelles, dans lesquelles écrivent des journalistes amateurs et pauvres, dont la critique na que la vérité et léquité pour principe. C. Les représentations du journalisme : toute puissance de la presse et morale journalistique La communauté des journalistes partage une idéologie commune quelle transmet rapidement aux néophytes. E. Lousteau initie ainsi Lucien de Rubempré aux rudiments idéologiques du métier en lui brossant un tableau saisissant de la puissance du journalisme et de sa centralité dans la société à venir. La croyance primordiale qui domine lidéologie journalistique, et sur laquelle saccordent tous les journalistes, concerne laffirmation dun véritable pouvoir de la presse, exercé par les journalistes. Que ce soit pour en déplorer les usages malencontreux ou pour le célébrer, les personnages du roman en reconnaissent tous lexistence. Etienne Lousteau promet ainsi un bel avenir à Lucien de Rubempré, à la veille de devenir " une des cents personnes privilégiées qui imposent des opinions à la France " (p.300). Le journaliste est particulièrement redoutable : il peut " avec trente bons mots imprimés, à raison de trois par jour, faire maudire la vie à un homme ", ou encore " faire tomber une bonne pièce et faire courir tout Paris à une mauvaise ". Il a " droit de vie et de mort sur les oeuvres de la pensée " (p.242). Au-delà de ces représentations communes, la confrontation de personnages occupant des positions différentes dans les journaux et vis-à-vis du champ journalistique permet à Balzac disoler les lignes de partage qui séparent diverses conceptions du métier et de la déontologie quil faut respecter. Si tous soulignent limportance du pouvoir de la presse quils sont directement intéressés à faire advenir, trois morales sopposent sur lusage qui doit en être fait et sur le comportement du journaliste. La première, exigeante, définit une pratique idéale du journalisme. Les membres du Cénacle en partagent les principes et expriment les idées de Balzac lui-même. DArthez, son chef de file, les résume ainsi : " je nai pas jugé les oeuvres dautrui, je nai causé daffliction à personne ; mon esprit, comme un poignard, na fouillé lâme daucun innocent ; ma plaisanterie na immolé aucun bonheur, elle na même pas troublé la sottise heureuse, elle na pas injustement fatigué le génie ; jai dédaigné les faciles triomphes de lépigramme ; enfin, je nai jamais menti à mes convictions " (p.338). Dans le journal quils décident de créer ils " répandront des doctrines utiles à lhumanité " et " jamais ni la vérité ni la justice ne seront outragés ". Cette morale journalistique est axée sur des valeurs intellectuelles et humaines. Le journaliste est avant tout un éducateur et un serviteur bienveillant de la vérité et du génie. Dans cette conception du journalisme prévaut le souci de vérité, de justice, dexactitude. Les pratiques doivent être pures, la critique doit être franche et honnête et ne doit en aucune manière être instrumentalisée à un quelconque intérêt économique ou à un désir de vengeance. Le journaliste est un résistant ascétique et impartial, refusant de céder aux pressions, au mensonge et à la passion. Lucien de Rubempré, déjà décidé à entrer dans la profession, souligne à quel point cette morale journalistique constitue une entrave au développement économique dun journal, qui, dans ces conditions, naura pas " un abonné " (p.338), ou sera condamné à un élitisme stérile. Reste que cette conception enchantée du métier de journaliste est dominée, en tant quidéologie intéressée dissimulant la réalité sordide des pratiques aux yeux du public et accréditant la valeur et le sérieux du travail journalistique, lensemble de la profession, qui tente de sarranger avec ses exigences. La seconde, intègre pleinement les exigences économiques et admet que la production journalistique soit soumise à la nécessité davoir un vaste lectorat. Cette préoccupation se légitime facilement par lexigence " démocratique " : le journaliste a pour tâche moins déclairer les masses et de tout soumettre à la publicité, que de donner au peuple ce quil attend, en en étant le fidèle reflet. Cest le plébiscite des lecteurs, la démocratie du marché, qui lemporte sur toute autre considération. On comprend que cette morale soit avant tout celle des propriétaires de journaux, qui, loeil rivé sur le nombre des abonnements, le chiffre des ventes et des bénéfices accessoires, sont prêts à tout pour augmenter leur profit. Promoteurs dune presse de masse, perçus par les rédacteurs comme des " exploiteurs ", ils placent le journalisme sous le signe dune logique démagogique, excusant le cynisme du journaliste flattant les plus bas instincts du peuple, au nom dune légitimité populaire consacrée par lachat. La dérive démagogique qui se profile alors est dénoncée par certains. Ils y voient la " plaie " majeur du journalisme sorti de lenfance, et des journaux qui, demain, tomberont entre les mains dhommes médiocres ou " dépiciers qui auront de largent pour acheter des plumes " (p.324). Les ravages de la démagogie seront dautant plus rapides et plus graves que les entrepreneurs de presse seront plus proches du commerce et de lindustrie. Ces effets dévastateurs de la logique démagogique ne sont que la traduction pratique de la logique commerciale : " tout journal est (...) une boutique où lon vend au public des paroles de la couleur dont il veut ". De la sorte " un journal nest plus fait pour éclairer, mais pour flatter les opinions ". Cela a deux types de conséquences. Le premier concerne le traitement des sujets : " les journaux seront dans un temps donné lâches, hypocrites, infâmes, menteurs, assassins ; ils tueront les idées, les systèmes, les hommes et fleuriront par cela même" (p.322). Le second porte sur la nature des questions abordées : " pour gagner des abonnés ", " pour intéresser ou amuser le public ", le journal " inventera les fables les plus émouvantes, il fera la parade comme Bobèche " ; " Ce sera lacteur mettant les cendres de son fils dans lurne pour pleurer véritablement, la maîtresse sacrifiant tout à son ami " (p.323). Si lon écarte le cas des journalistes animés par leur haine personnelle et par un désir de vengeance sans fin qui les pousse à étriller leurs adversaires en ayant toujours le sentiment quils défendent une cause juste, la leur, tous les autres ont besoin de se représenter les actes de leur métier comme légitime et de se doter dune morale professionnelle. La troisième morale qui est apparemment celle de la plupart des journalistes du roman, est une morale du déchirement, tentant de concilier, de façon opportuniste, les impératifs économiques et les exigences intellectuelles, en dissimulant les premiers. Idéologie de " marchands de phrases vivant de leur commerce " (p.377), mais venus du monde littéraire ou artistique dont ils partagent certaines valeurs et dont ils contribuent à la réalisation de certains enjeux et au dénouement de certaines luttes, elle traduit parfaitement loriginalité de leur position dans la société, à lintersection de plusieurs mondes dans lesquels ils poursuivent leurs activités. Leur morale a dès lors lélasticité dun contorsionniste, car " un journaliste est un acrobate ", quil faut très rapidement " habituer aux inconvénients de létat " (p.361). Elle intègre fort logiquement une bonne part de cynisme, admet bien des entorses à la vérité, tolère l approximation dans linformation, faisant du journal un florissant commerce. Ainsi, le journal peut-il aller jusquà tenir " pour vrai tout ce qui est probable ", dès lors quil accorde aux personnes mises en cause le droit de rétablir la vérité ou de demander raison dune attaque par un duel. Les croyances du journaliste sur son activité et sur le monde, à la base de cette morale, lui permettent dexercer son métier sans état dâme, ni véritables scrupules. Blondet expose une conception de la réalité qui ouvre considérablement le champ de la critique : le journaliste " peut considérer toute chose dans sa double forme. En littérature, chaque idée a son envers et son endroit ; personne ne peut prendre sur lui daffirmer quel est lenvers. Tout est bilatéral dans la pensée. Les idées sont binaires. Janus est le mythe de la critique et le symbole du génie" (p.376). Comme " la critique doit contempler les oeuvres sous tous leurs aspects " (p.377) tout est possible et affaire de point de vue : dans ce perspectivisme exacerbé, on peut légitimement célébrer une oeuvre laide, à partir des médiocres qualités quelle possède, et démolir un beau livre en ne retenant que les défauts mineurs quil contient. Avec une telle vision de la réalité, le journaliste peut écrire plusieurs articles sur un même sujet : étriller un auteur, sous un pseudonyme, puis le complimenter sous sa signature. La conception du journalisme comme une activité intellectuelle inférieure, dans laquelle on tombe, faute davoir pu réussir dans la haute culture, facilite le travail du rédacteur, en faisant taire les dernières réticences de sa conscience. Cette infériorité a deux dimensions principales qui donnent bien des libertés aux journalistes pour écrire leurs brûlots : non seulement larticle est éphémère, ce qui affaiblit ce qui y est dit, mais encore ses conséquences sont réversibles. Un article na rien à voir avec une oeuvre, dans laquelle " on se met soi-même " ; il appartient à lunivers de léphémère et de lanodin. Il est aussi vite écrit quoublié et a une importance toute relative. Par conséquent, le journaliste ne doit surtout pas accorder à ses articles trop de valeur : " si vous mettez de limportance à de pareilles stupidités, vous ferez donc le signe de croix et vous invoquerez lEsprit saint pour écrire un prospectus " (p.377), explique son collègue à Lucien. Larticle nest donc pas véritablement sérieux aux yeux du journaliste : rédigé dans lurgence, il est rarement travaillé, et ne repose pas sur une vraie recherche. Ses défauts mêmes le rendent réversible et donc beaucoup moins dangereux quil peut sembler à première vue : non seulement la victime peut demander réparation, au besoin par un duel, mais encore le journal peut rectifier ses erreurs et présenter ses excuses. Mieux, dans lunivers de léphémère et de la mobilité des opinions, ce quun article fait, un autre le contrera : le journaliste peut ainsi se réfuter lui-même dans une autre publication. Si bien que, jouant sur tous les tableaux, il pourra tour à tour " jouir de la fureur de celui quil échine, puis des remerciements pour léloge quil fera et pour la polémique qui va faire enlever le livre en huit jours ". Quoi quil en soit, ceux qui sont jetés dans le journalisme alors quils avaient soif de gloire, de grandeur, dhonnêteté et de pureté, vont vite déchanter. Le monde rêvé du journalisme na rien à voir avec sa réalité. Et même les principes particulièrement élastiques de la morale journalistique ne sauraient laisser imaginer la corruption qui gouverne lensemble des pratiques. Le néophyte averti quil entre dans un milieu redoutable où il faut se " mêler à dhorribles luttes doeuvres à oeuvres, dhomme à homme, de parti à parti, où il faut se battre systématiquement pour ne pas être abandonné par les siens ", où il faut être capable de faire des choses abominables et désespérantes, même de se " déshonorer pour vivre " (p.258), va rapidement découvrir lenvers du métier et perdre toutes ses illusions. II. Le journalisme à lenvers : les lois dun " métier infâme " Balzac sattache dans toute son oeuvre à découvrir "lenvers des consciences, le jeu des rouages de la vie (...), le mécanisme de toute chose" (p.302). Il se propose ainsi dans Illusions perdues de mettre à jour " les ressorts secrets de la presse " (p.436). Lintrigue pour progresser suppose donc la description de la vie quotidienne des journalistes, dans laquelle se donnent à voir les lois qui régissent leur métier. Les diverses scènes du livre révèlent les intérêts variés qui structurent les productions journalistiques. Elles montrent aussi pour quelles raisons le journalisme exerce une certaine emprise sur les autres activités, comment celle-ci se fait sentir et quelles en sont les limites. En mesure dimposer une certaine représentation de la réalité et daffecter le crédit des individus pris pour cible, le journaliste et le journal peuvent employer ce redoutable pouvoir pour servir leurs propres intérêts. Critiques assassines, louanges et silences ne sont évidemment pas, pour Balzac, le fruit dune appréciation " objective ", ou lexpression dune quelconque recherche de la " vérité " ou de la " justice ". On ne peut les expliquer quen partant, dune part des objectifs occultes et inavouables poursuivis par les journalistes et par les entrepreneurs de journaux (A), et dautre part de la manière dont sexerce lemprise du journalisme sur les divers champs sociaux (B). Cela permet alors de saisir la logique des stratégies déployées dans lélaboration des articles et le développement des campagnes de presse (C). A. Les ressorts du journalisme : intérêts économiques et intérêts personnels Pour Balzac, on ne peut rien comprendre au journalisme si lon ne part pas de lidée quil sagit dune activité professionnelle exercée dans des entreprises commerciales, dont les journalistes tirent leurs moyens dexistence. A cet égard, sil distingue deux formes dexercice du journalisme, dominées lune par une logique intellectuelle, lautre par une logique économique et commerciale, il est clair pour lui, que la logique intellectuelle nanime quune infime partie des journalistes. Ceux dabord qui, comme les membres du Cénacle, préfèrent rester dans la misère, plutôt que de vendre leur âme aux propriétaires de journaux et adoptent la voie longue, mais pure, de la " vraie " gloire littéraire. Immunisés contre les succès faciles, rapides, mais corrupteurs du journalisme, ils demeurent des " amateurs " ; ceux, ensuite, qui dotés dune fortune personnelle, ou dautres sources de revenus, nont pas besoin du journalisme pour vivre, et peuvent être, de la sorte, plus libres dans leurs jugements. Ceux, enfin, qui, nouveaux venus dans la profession, en ont la vision enchantée diffusée par lensemble de ses membres dans la société : pleins dillusions, quils vont vite perdre, ils supportent plus ou moins difficilement la découverte de lenvers du métier qui brise leur idéal.. Cest donc la logique commerciale qui lemporte chez les journalistes vivant du journalisme. Ici " largent est le mot de toute lénigme " (p.282). Les articles nont alors rien à voir avec " la critique, la sainte critique " (p.271). Ils sont avant tout des moyens de subsistance et des instruments destinés à faire avancer les intérêts financiers du journal et du journaliste. Le journalisme est un métier qui consiste à " battre monnaie avec son encrier " (p.257). Payé plus ou moins cher, selon sa valeur, à la ligne et à la colonne, mais globalement mal, le journaliste professionnel doit, pour avoir un revenu décent, dans un monde où le mode de vie est très coûteux, produire le plus de copie possible. Cependant, cette production rencontre des limites dans celle des autres journalistes du journal, qui revendiquent leur part du marché. Le journal est ainsi un espace de lutte économique entre le propriétaire du journal et ses rédacteurs et entre les rédacteurs qui y travaillent. Mais la copie peut aussi trouver à se placer dans dautres publications, auxquelles le journaliste peut secrètement collaborer en signant ses textes dun pseudonyme. Toutefois pour améliorer leur situation matérielle, les journalistes toujours à court dargent, même ceux que le journal rémunère bien pour sattacher leur talent, sont tentés de mettre leur plume au service du plus offrant. Ils se lancent alors dans la fabrication darticles de commande et de prospectus bien payés par les libraires (p.278), qui favorisent ainsi leurs " spéculations en littérature ", par les directeurs de théâtre ou les industriels. Ils acceptent de suspendre leur jugement aux intérêts de ceux qui les corrompent. Il faut quils soient " prêts à mordre ou à vanter un talent naissant sur lordre dun pacha du Constitutionnel, de La Quotidienne, des Débats, au signal des libraires, à la prière dun camarade jaloux, souvent pour un dîner " (p.261). Le besoin dargent des uns et des autres place directement la rédaction sous linfluence dun maquis inextricable dintérêts extérieurs. Celui de réussir impose au journaliste de rendre des services et de se rendre utile, donc de mettre sa plume au service de son ambition (p.341), cest-à-dire de qui accepte de laider dans son entreprise. Différentes catégories dintérêts structurent donc la composition des articles et le contenu du journal dont Balzac repère linfluence. Ceux, dabord de son propriétaire, qui veut mettre la publication à son service. La rédaction est soumise aux logiques économiques et politiques qui laniment et surdéterminent les prises de positions des journalistes dans leurs articles, lorsquils abordent ces questions sensibles. Au-delà, dans la mesure où ils ne contrarient pas la politique de lentrepreneur de presse, rédacteur en chef et journalistes peuvent " satisfaire les haines et les amitiés ", mais aussi les intérêts de toutes sortes qui sont les leurs : économiques, naturellement, mais aussi, littéraires, politiques, corporatifs, amicaux ou amoureux. Pour le journaliste qui nourrit encore des espoirs de gloire littéraire ou dramaturgique, articles et campagnes de presse seront les moyens de faire publier ses oeuvres ou jouer sa pièce. Pour celui qui nourrit une vengeance, les instruments pour lassouvir. Le désir de vengeance est dailleurs pour Balzac un ressort essentiel du journalisme, qui est " une grande catapulte mise en mouvement par de petites haines " (p.345) : il inspire le rédacteur et donne à ses articles la virulence requise pour intéresser le public, en lui " tenant lieu de conscience " (P.364). La solidarité et lamitié entre rédacteurs, prenant fait et cause pour aider lun dentre eux, peut ainsi se traduire par une violente campagne contre lennemi de lun, devenu adversaire de tous. Bref, les facteurs explicatifs centraux de lacharnement de la presse contre les gens puissants sont " des escomptes refusés, des services quon na pas voulu rendre " (p.424). Et on comprend alors que la réussite, dans la jungle du journalisme, sourit à un type dhomme particulier, spécialement dangereux et machiavélique : le " mercenaire de la pensée ", capable de trafiquer sans scrupule son influence auprès du public. Mais cette poursuite dintérêts, par ce quon pourrait nommer des journalistes daffaires, les enserre dans un contraignant réseau de connivences et de dépendances, qui relativise fortement le pouvoir de la presse et restreint son autonomie. B. Lemprise du journalisme : connivence et dépendance Lorsque Lucien accompagne pour la première fois son ami journaliste au théâtre, il est stupéfait par " lexercice du pouvoir de la presse " (p.289). Le contrôle sincline, le directeur leur cède sa loge : à ces quelques signes, il mesure combien le journaliste a dimportance aux yeux de ceux dont il peut favoriser ou compromettre les intérêts. Si le journaliste a tant de puissance, cest parce quil dispose du moyen de révéler ou au contraire docculter certaines dimensions de la réalité qui affectent considérablement les activités et les intérêts de toutes sortes dacteurs. Il est en quelque sorte, arbitre du secret et de la publicité. Le champ journalistique exerce ainsi globalement une contrainte importante sur les autres activités, en se montrant capable dorienter le comportement de ses lecteurs. Cest en premier lieu la production littéraire qui est directement tributaire des journaux : ce sont eux qui, à lépoque, font connaître les livres et leurs auteurs. Les libraires-éditeurs rechignent à prendre le risque de publier le livre dun inconnu, qui, en labsence de la publicité que la critique littéraire leur procure, ira grossir le stock des " rossignols ". Comme il sagit pour eux, de faire vendre louvrage, en y intéressant le public, la controverse entre journalistes à son propos, est plus recherchée encore que les célébrations unanimes de la critique, car " la polémique est le piédestal des célébrités " (p.259). Le monde du spectacle est tout aussi dépendant de la critique : directeurs de théâtre et acteurs pensent que le succès dune pièce, lavenir dune actrice dépendent largement du jugement porté par les journalistes. Limportance des enjeux et les incertitudes sur les raisons dun succès ou dun échec les prédisposent donc à mettre toutes les chances de leur côté en donnant satisfaction aux exigences de ces précieux et redoutables intermédiaires. Lindustrie est, de la même manière, soumise à ces contraintes de publicité. La conquête de marchés toujours plus vastes, suppose de faire connaître les produits, et ce sont les journalistes qui contrôlent linformation de lacheteur. Dans une scène fugace de louvrage, une marchande de mode achète un abonnement sous condition que le journal change davis sur sa concurrente (p.248). Enfin le pouvoir politique peut aussi être affecté par la presse. En effet, elle le tient essentiellement par la connaissance quont les journalistes des emprunts secrets ou des concessions accordées sans concurrence ni publicité. Toutefois, le gouvernement dispose toujours du moyen d interdire la presse, comme lEmpire lavait fait, ce qui tempère lardeur des propriétaires de journaux. Lemprise des entreprises de presse et des journalistes est dautant plus grande, qu'à lépoque, les journaux sont plus rares et de petite taille : alors que laccès au public est primordial pour le développement de nombreuses activités, cest un " véritable privilège que den posséder un " (p.281). Labsence de moyens publicitaires autonomes soumet les libraires et les directeurs de théâtres à la " tyrannie des journalistes ". La demande de publicité excède largement celle que les journaux peuvent satisfaire. Cela induit une concurrence exacerbée entre libraires et directeurs de théâtre pour obtenir quon parle de leurs pièces ou de leurs livres. Cette lutte pour la publicité profite aux journalistes et aux directeurs de journaux qui peuvent faire payer " quelques lignes aux Faits-Paris horriblement cher " (p.368). Cette rareté accroît donc le pouvoir des journaux et de leurs journalistes qui ont le monopole daccès au public. Elle accentue les usages stratégiques quentrepreneurs de presse et journalistes peuvent en faire. Pour échapper à cet esclavage, ses victimes inventeront les affiches (p.369), puis utiliseront dabondance la réclame, avec la création de la page dannonces " accessible à tous moyennant finance ", rendue nécessaire pour financer les journaux en raison de laggravation des lois sur la presse. Des journalistes se spécialisent alors dans la production de ce genre darticle dans lesquels " il fallait faire entrer beaucoup didées en peu de mots ". Mais quoi quil en soit, la publication dun livre, ses chances de succès, cest-à-dire les profits du libraire et de lauteur, dépendaient largement de la possibilité dobtenir des recensions favorables dans les journaux : "un article pour ou contre décidait souvent ces questions financières "(p.370). La publication dun livre est donc largement conditionnée par lanticipation, par léditeur, de sa réception journalistique : les chances dêtre publié dépendent donc non seulement de la notoriété de lauteur et de la qualité du livre, mais encore et surtout de lexistence de relations intéressées entre lauteur, le libraire, le directeur du journal et certains journalistes. Les relations occultes et les accords secrets entre tous ces acteurs scellent le destin dune oeuvre. Du même coup, la production journalistique est réciproquement dépendante des accords et des nombreux arrangements secrets qui ont été conclus avec les directeurs de théâtre, les libraires, les acteurs les auteurs ou encore les industriels. Ainsi Lucien qui veut " essayer le pouvoir " quon lui a fait miroiter est vite ramené à la réalité lorsque, de son propre mouvement, il se lance dans la rédaction de violentes diatribes contre une pièce et un livre. Le rédacteur en chef arrête ses articles et lui fait la leçon. Il linforme des " affaires " qui lient le journal aux directeurs de théâtre, aux auteurs et aux éditeurs. En conséquence, les rédacteurs sont " tenus à beaucoup dindulgence " et le héros découvre quil nest pas " libre décrire ce quil pense " (p.386) et qu " on ne peut pas échiner pour échiner " sans perdre son influence. Si le journaliste est un manipulateur dopinion, il est aussi un manipulateur manipulé. Les opérations de crédit sur la renommée, sur le talent et la réputation des personnes ou sur la valeur des idées, des oeuvres et des choses auxquelles procèdent les journalistes sont soumises à des contraintes spécifiques. Tout dabord, le champ journalistique se structure en camps rivaux. Chaque journal est caractérisé par des opinions littéraires et des positions politiques qui le distinguent des autres et quil se bat pour faire partager à un nombre toujours plus grand de lecteurs. Il en résulte " une guerre à toutes armes, encre à torrent, bons mots à fer aiguisé, calomnies pointues, sobriquets à outrance entre des gloires naissantes et des gloires déchues " (p.249). Cette concurrence impose aux journalistes une fidélité affichée aux idées politiques et littéraires de lentreprise dont ils font partie, auxquelles les lecteurs sont attachés. Tout écart trop sensible à la ligne éditoriale risquerait de mettre en cause léquilibre économique de lentreprise et datteindre le crédit du journaliste qui est appelé à se discipliner. Le contrôle de lacceptabilité des articles peut être réalisé collectivement lors dune lecture des textes devant lensemble de la rédaction. Mais il revient au rédacteur en chef de sassurer de la cohérence idéologique du journal et du respect de ses orientations stratégiques par les rédacteurs, au besoin en coupant ou en réécrivant les articles inadaptés. Passer dun journal libéral à un journal monarchiste, comme le fera Lucien en entrant au Réveil, est particulièrement périlleux : non seulement limage du journaliste se brouille dans lopinion, mais ses anciens collègues, déçus par ce lâchage, le prennent pour adversaire, tandis que les nouveaux se méfient de larrivant en qui ils voient un concurrent susceptible de les priver dune partie importante de leur rémunération, et inventent contre lui " les machines les plus perfides " (p.442). Le rédacteur doit donc sil veut vivre tranquillement sinscrire toujours dans la ligne du journal, au point de " dire du mal dun livre (quil) trouve beau " (p.260). La seconde contrainte, recoupant pour partie la précédente, est "économique " : il ne faut pas " effaroucher labonné " (p.259). Le journaliste doit servir les intérêts financiers du journal, cest-à-dire de ses propriétaires. Les directeurs de journaux sont avant tout " des marchands de poison " aux " féroces qualités " exploitant le journaliste au profit de leurs actionnaires (p.325). Et il est naturellement interdit au rédacteur de dire du mal de ceux qui financent directement ou indirectement la publication, sous peine de rejet systématique de ses articles. La troisième résulte de ce que lentreprise de presse est un espace de concurrence, de " lutte des places " entre journalistes. Cette lutte leur impose de se surveiller mutuellement et délaborer des produits journalistiques supportant bien la concurrence. En effet, ils sefforcent tous dobtenir les meilleurs postes, et voient dans leurs collègues, des rivaux. Pour conserver leur place ou laméliorer, ils doivent garder la faveur du public, et pour cela produire des articles conformes aux normes qui dans la compétition se sont imposées comme la loi du genre, ou être capable den imposer de nouvelles, démodant les formes antérieures de la production journalistique. Cest ainsi que Lucien fait une entrée fracassante sur le marché des biens journalistiques en révolutionnant la forme de larticle. Ses pairs reconnaissent immédiatement en lui un journaliste de première force qui menace leur position, en proposant des produits particulièrement bien ajustés aux attentes du public, et adoptent progressivement sa manière. Enfin, lultime contrainte pesant sur le journaliste, est la nécessité de travailler le plus souvent au dernier moment. Ainsi le journal dans la rédaction duquel le romancier introduit son lecteur est-il à quelques heures de paraître " sans copie ". Le monde de la presse est un univers de léphémère, menacé dune pénurie permanente de matière première, et le rêve irréalisable de tout rédacteur en chef est " davoir quelques numéros davance " (p.307). Cette situation structurelle a de très importantes conséquences. La première que, pour boucler le journal, tous les sujets deviennent bons. L'insuffisance de texte augmente leurs chances d'être pris pour objet et daccéder à la publication : dans ces moments là, on peut même sen prendre à ses amis. La connivence semble dans ces circonstances pouvoir céder le pas devant lurgence, qui ouvre, en quelque sorte, le champ du dicible en suscitant laudace. La seconde, est une certaine standardisation des articles. En effet, pour produire rapidement, dans une sorte de routine, le volume de copie indispensable à leur revenu quotidien, les journalistes élaborent des articles types, dont la trame générale peut être reprise pour traiter des sujets du même genre. La troisième, dinciter les journalistes à la facilité et à prendre les plus grandes libertés avec la vérité. Ils nont pas le temps de vérifier leurs sources, et ils nhésitent donc pas à fabriquer, purement et simplement des canards pour retenir lattention du public. Dans ces conditions, il nest guère surprenant que le journal " tienne pour vrai tout ce qui est probable " (p.355). Tout cela distingue clairement la production journalistique de la production littéraire : lurgence, la rapidité de la pensée, la nécessité dêtre spirituel et bref, de rédiger de petits articles sur divers sujets soppose à lidée même doeuvre. Fruit de ces diverses contraintes, larticle prend souvent place dans une stratégie savamment élaborée dont il nest quun élément parmi dautres. C. Les stratégies journalistiques : lart du chantage et de la célébration Selon Balzac, le journalisme sinscrit ainsi dans la continuité du XVIII è siècle " où le journalisme étant en maillot, le chantage se faisait au moyen de pamphlets dont la destruction était achetée par les favorites et les grands seigneurs " (p.422). Déjà à lépoque, il portait sur la vie privée, surtout en Angleterre, où il était " redouté par les plus riches anglais ". Lessentiel du travail du journaliste consiste, en menaçant de porter atteinte aux intérêts de celui quil vise, ou en commençant à lattaquer, à lamener à composer et à satisfaire ses revendications. Il exerce donc un véritable chantage, en menaçant de révéler, ou dinventer des scandales, ou de dire simplement quelque chose de défavorable sur une personne. Finot se propose ainsi de faire et " signer dun F un article foudroyant contre deux danseuses qui ont des généraux pour amis " et dattaquer " raide lopéra " parce quon lésine avec lui, en lui retirant des loges et en refusant de lui prendre suffisamment dabonnements " (p.297). La simple annonce de la publication du texte assassin peut suffire à décider sa victime à rendre les armes. Pour plus de sûreté, il peut être utile de lui faire lire larticle à paraître, et, après qu horrifiée, elle ait cédé au chantage, de ne pas le publier, ou de lédulcorer complètement. Pour parvenir à leurs fins, les journalistes orchestrent souvent de véritables campagnes de presse. Lopération est soigneusement organisée par les rédacteurs qui se partagent la tâche et anticipent les réactions de leurs cibles. Les attaques contre du Châtelet sinsèrent dans un plan de bataille. Les rôles sont répartis entre le directeur du journal et ses rédacteurs : " Mordez-le ferme ", recommande Finot, " il viendra me trouver. Jaurai lair de lui rendre service en vous apaisant ; il tient au ministère, et nous accrocherons là quelque chose, une place de professeur ou quelque bureau de tabac " (p.353). Même style daction pour placer louvrage Les Marguerites de Lucien de Rubempré. La rédaction se mobilise et lance, dans tous les journaux auxquels ses membres ont accès, une campagne de dénigrement du livre dun de ses amis, Nathan, dont elle parvient à réduire les ventes. Si elle blesse lorgueil de lécrivain, elle ne latteint pas financièrement, car le libraire la déjà payé. Cest donc ce dernier qui supporte toutes les pertes et qui vient finalement " capituler avec Lucien ", lui prendre son recueil de poèmes en échange de lengagement, quà lavenir il lavertirait des attaques " afin quil puisse les prévenir " (p.371). Lefficacité dune campagne dépend tout spécialement de la connaissance par ses promoteurs des points faibles et des intérêts de sa cible : le journaliste est un maître-chanteur dont le succès dépend de la qualité de ses informations. Le cynisme des journalistes a cependant ses limites, même si limpunité pour les attaques les plus odieuses et les trahisons les plus viles parait être la règle. La condition de la réussite de ces manoeuvres alternant chantage et célébration est la conservation du secret sur la duplicité et la corruption du journaliste, et une parfaite maîtrise du jeu social déchange de services dans lequel le journaliste se place. Si les services quil doit rendre sont contradictoires, il ne peut plus répondre à toutes les exigences et finit par être lâché par tout le monde : comme Lucien de Rubempré, il est mis au " ban du journalisme " (p.455). Lacrobate doit toujours rester lucide et ne pas franchir le point de non-retour, au-delà duquel léquilibre ne peut plus être retrouvé par une simple pirouette. |