L'ENFANCE DU JOURNALISME

L'ENVERS ET L'ENDROIT DU MONDE JOURNALISTIQUE

DANS ILLUSIONS PERDUES DE BALZAC

 

par Yves POIRMEUR

Professeur de Science Politique
à l'Université Versailles-St Quentin en Yvelines

 

 

Les oeuvres romanesques peuvent-elles contribuer à la connaissance des logiques cachées du fonctionnement du champ journalistique et de son emprise au XIX ème siècle ? Balzac est l’un des premiers romanciers à avoir pris pour sujet le monde du journalisme dans Illusions perdues. Son oeuvre est sans doute celle qui en brosse le tableau le plus réaliste et qui pousse le plus loin l’analyse du milieu du journalisme au moment de la Restauration en explorant plus largement les coulisses de la vie littéraire et politique de l’époque. Et s’il ne prétend pas donner une représentation exacte de la réalité, en créant une fiction, le matériau littéraire qu’il élabore constitue, par la transposition du réel qu’il opère, par la distance imaginaire qu’il prend avec lui, et grâce à laquelle il se rapproche de sa vérité, un formidable moyen pour le rendre intelligible et en dévoiler les logiques cachées. Au-delà de la satire et de l’intrigue, c’est la structure d’un champ d’activité spécifique qu’il reconstitue et dont il décrit les connexions avec les autres univers sociaux.

Le témoignage qu’il porte a d’autant plus de force et d’intérêt qu’il connaît parfaitement le milieu décrit, dont il a pu observer de près tous les travers. En effet, alors que ses premiers romans n’ont guère de succès, il entre dans les affaires, en s’associant à un libraire et en achetant une imprimerie. Cette expérience, qui se conclut par une catastrophe financière, lui laissant pour longtemps d’énormes dettes, lui a permis de connaître de l’intérieur, et sous ses plus mauvais aspects, le milieu des libraires-éditeurs, des écrivains et des journalistes. Cet échec personnel, son ressentiment aussi contre une presse qui ne l’a jamais aidéet qu’il n’aime pas, alimentent sa verve dénonciatrice et l’incitent à objectiver, lucidement, mais peut-être aussi avec une pointe d’exagération et de rancoeur, les logiques qui gouvernent et pervertissent le journalisme. Bien informé, il est ainsi porté à produire une sorte de " sociologie spontanée " du journalisme. Et cela d’autant plus qu’il a une conception du roman comme moyen, par la fiction et la distance critique qu’elle autorise, d’éclairer " l’envers du décor ", qui, dissimulé sous des apparences trompeuses permet seul de saisir la réalité. La  Comédie humaine  est ainsi sous-tendue par une théorie de la dualité du monde social. La mission assignée au romancier est " de surprendre le sens caché dans cet immense assemblage de figures, de passions et d’événements ". Il s’agit de " saisir la réalité cachée sous l’apparence ". Dans cette entreprise, ses héros " mobiles " sont les révélateurs des règles du jeu en vigueur dans les milieux dans lesquels ils tentent de s’intégrer pour atteindre leurs objectifs. Certains personnages avec lesquels ils entrent en contact acceptent de favoriser leur insertion en leur " mettant le pied à l’étrier ", en leur faisant bénéficier de leur capital de relations, ou plus encore en devenant leur " mentor ". Ils leur dévoilent alors plus ou moins exactement et complètement, les déterminations occultes qui expliquent le comportement des acteurs, et leur indiquent de quelle manière il faut se comporter avec eux pour réussir. Chaque obstacle rencontré par le héros dans le déroulement de l’intrigue est l’occasion de nouvelles révélations sur les logiques souterraines qui animent les personnages, sur les intérêts et les relations occultes qui lient des individus appartenant à des univers sociaux apparemment très éloignés, sinon séparés.

Pour explorer la réalité sociale, Balzac dispose d’incontestables atouts : un don d’observation tout à fait exceptionnel; mais aussi une certaine prétention positiviste à la production d’une connaissance scientifique de la société et une volonté, quasi-sociologique, de comprendre les principes régissant les relations des individus entre eux qu’il expose dans l’Avant-propos de la Comédie humaine. Son projet est double. Il s’agit d’une part, d’inventorier, de décrire et de classer complètement, à la manière d’un anthropologue, les différentes espèces sociales en dégageant leurs comportements spécifiques et leurs moeurs, en en expliquant la diversité par les propriétés des milieux particuliers où elles se développent. Il entrecroise ainsi des paramètres liés au volume des milieux sociaux - Paris, la province, la campagne - et des paramètres liés à la profession. Il s’agit, d’autre part, de saisir, comment ces déterminations globales pèsent sur les individus, combinées à d’autres, qui les particularisent et permettent de comprendre leur trajectoire individuelle : degré d’intelligence, position dans l’univers social, professionnel et mondain, importance du capital économique et du volume des relations, trajectoire sociale individuelle et familiale - ascension ou effondrement social - structurent leurs ambitions, conditionnent leurs stratégies sociales et définissent leurs chances de succès.

Ainsi décrit-il dans Illusions perdues, l’entrée dans le milieu du journalisme parisien, d’un personnage venu de province et ayant vécu un temps la bohème littéraire : Lucien de Rubempré. Il le suit dans sa progression professionnelle, puis dans sa chute sociale qui le ramène, sans un sou, dans sa province, mais auréolé encore du prestige de son éphémère réussite parisienne. En suivant l’itinéraire de ce personnage, Balzac révèle l’ambivalence du journalisme qu’il désenchante : d’une part, il le peint à l’endroit, comme un métier respectable en voie d’autonomisation (I). Il en dévoile, d’autre part, l’envers, et le dénonce comme un " métier infâme " (II).

I. Le journalisme à l’endroit : l’autonomisation d’un métier respectable

Vu de l’extérieur, par le profane, le métier de journaliste parait intéressant et utile. Si le petit Cénacle littéraire dont Lucien de Rubempré fait partie, le met en garde contre les périls du journalisme, celui-ci pense au contraire qu’on peut faire noblement ce métier (p.243) et qu’il existe même une solidarité et une amitié entre les journalistes. L’entrée progressive de son héros dans cette activité permet à Balzac d’en dégager les caractéristiques. C’est la dynamique historique de la constitution et du développement d’un métier en cours d’institutionnalisation et de professionnalisation qu’il analyse par touches successives. Un rôle se dégage, dont il cerne les particularités (A), qu’un groupe monopolise en développant des savoir-faire (B) et en diffusant des représentations qui le légitiment et assurent sa reproduction (C).

A. Le rôle du journaliste : la fabrique des croyances

La spécificité du rôle du journaliste ressort bien de la confrontation avec d’autres types d’activités. Le journalisme consiste, pour Balzac dans la jouissance du droit " de ridiculiser les rois, les événements les plus graves, de mettre tout en question par un bon mot " (p.246) dans des articles publiés dans les journaux, c’est-à-dire publiquement. Le métier de journaliste qu’il décrit est moins fait d’investigations et de recherche de la vérité que de l’affirmation d’opinions sans souci d’exactitude. Il s’agit simplement d’un travail critique sur le crédit accordé par les lecteurs du journal aux idées, aux livres, aux réputations industrielles, littéraires, mondaines, politiques ou encore dramatiques (p.259). Le journaliste contribue donc à faire et défaire les réputations, en construisant d’une certaine façon la réalité. Le pouvoir du journal, et, par conséquent, du journaliste consiste dans la capacité quotidienne d’imposer aux masses une certaine représentation de la réalité.

Le pouvoir du journaliste tient à l’acquisition auprès du public d’un certain crédit. Celle-ci suppose l’obtention, d’abord, du droit d’exercer le métier de journaliste, c’est-à-dire d’être embauché par un journal et de produire des articles sous son nom. L’engagement de Lucien de Rubempré, poussé par la misère, après son échec littéraire illustre parfaitement les obstacles à franchir pour devenir rédacteur. Le premier est d’avoir les compétences nécessaires à la rédaction d’un article. Il s’initie ainsi à ce genre de production, à laquelle il s’estime apte et s’autorise alors à se rendre au siège d’un journal. Le second est d’entrer en contact avec le directeur du journal, ce qui est très difficile car il est injoignable pour les prétendants sans appuis ni recommandation. Un employé - un ancien militaire - éconduit d’ailleurs fermement les postulants. C’est un journaliste dînant, de temps à autre, chez Flicoteaux - le restaurant où se retrouvent tous les jeunes gens montés à Paris et jetés dans la misère - avec lequel il s’est lié d’amitié, qui, après avoir apprécié son talent, lui ouvre la porte du journalisme, en espérant s’en faire un allié dans son ascension journalistique.

Une fois admis, le nouveau rédacteur doit investir dans la crédibilité et " conquérir l’estime du lecteur " (p.361). Pour cela, il lui faut écrire des articles de qualité, retenant l’attention du public, ce qui exige une bonne connaissance de ses attentes, et plus profondément des " instincts du pays " (p.363). Il doit surtout être capable d’attaquer, de " faire sentir à autrui son pouvoir ", c’est-à-dire le poids de ceux qui partagent son avis. Ainsi est-il recommandé au novice d’être " dur et spirituel, pendant un ou deux mois " (p.300). Et les journalistes sont classés par Balzac en fonction de leur dangerosité relative (p.334), et de la dureté de leurs critiques.

Le crédit du journaliste se mesure à divers indices externes et internes au milieu professionnel que Balzac dégage. A l’audience de ses articles d’abord : La grandeur du journaliste s’évalue au fait qu’on parle beaucoup de ses articles. Au fait, aussi que le volume des ventes du journal augmente lors de leur parution. Ses pairs lui reconnaissent du talent, et le directeur lui paie plus cher ses articles, lui propose d’en faire dans d’autres journaux qu’il contrôle. Son importance s'apprécie à ce qu’on craint son jugement, et qu’il " passe pour un homme redoutable " (p.259), capable de faire perdre de l’argent aux libraires en détournant les lecteurs des livres qu’ils éditent, de faire siffler des pièces de théâtre et de vider les salles de spectacle, de compromettre la vente d’un produit, de déconsidérer un homme du monde, ou un homme politique, un parti, un ministère. Plus le crédit du journaliste est grand, plus il est courtisé par tous les " mendiants de la réputation ", qui croient qu’il peut beaucoup pour eux et sont donc prêts, pour obtenir les faveurs d’un article, à lui accorder toutes sortes d’avantages. La multiplication des dîners en ville et des invitations est le signe de l’importance du rédacteur. Surtout, à mesure que son crédit augmente, le journaliste peut s’élever dans la hiérarchie du journalisme. Etienne Lousteau, qui introduit Lucien au journal, rêve de devenir rédacteur en chef, puis de passer à un grand journal, où il aura un feuilleton. Cette progression s’accompagne d’une amélioration de sa situation économique : au lieu de vivre aux crochets d’une actrice, dont l’opulence tient aux largesses d’un industriel ou d’un commerçant, il sera enfin " dans ses meubles " (p.260).

B. Le corps des journalistes

Lorsque les journaux devinrent des entreprises contrôlant des parts d’un marché suffisamment vaste pour rétribuer ceux qui les écrivaient et ceux qui les imprimaient, le métier de journaliste se spécialisa et se professionnalisa, devenant une activité régulière, quotidienne, dont il était possible de vivre et dans laquelle on pouvait faire carrière en s’investissant durablement. Les journalistes des Illusions perdues illustrent cette évolution : ils apparaissent comme un groupe d’individus définis par la maîtrise d’un savoir-faire original qui leur permet de s’approprier des profits matériels et symboliques les situant dans une position intermédiaire de la hiérarchie sociale. Pour autant, ce groupe ne forme pas un ensemble homogène : il y a une certaine dispersion des pratiques qui dessine une hiérarchie professionnelle et à laquelle correspond une disparité des conditions.

1 - La maîtrise d’un savoir-faire

Balzac fait ressortir la spécificité du travail journalistique de la confrontation de l’activité des journalistes avec celle de ses personnages poursuivant une carrière littéraire. Si écrivains et journalistes ont en commun d’écrire, ils ne le font pas de la même manière et le journalisme est présenté comme un métier spécial : " il faut se mettre à une table et avoir de l’esprit " (p.307), découvrir de " bons mots " rédiger rapidement son article. Alors que l’écrivain est libre de choisir son sujet et a tout son temps pour le traiter, celui du journaliste lui est généralement imposé et il n’a qu’un bref délai pour rendre sa copie : il doit rendre compte d’une pièce, d’un livre ou d’un événement, avoir par conséquent de l’inspiration sur commande, sur tout des idées, et être instantanément spirituel. Cette difficulté centrale du métierpour le novice est facilement surmontée par l’apprentissage de certaines techniques, que ses collègues lui enseignent. On lui propose des modèles d’articles de critique littéraire, qui s’emploient aussi pour la critique politique ; on lui explique comment faire des articles sur le même sujet avec des points de vue opposés (p.376), qui pourront être le cas échéant publiés dans des journaux différents. On l’initie à l’art de convaincre : ainsi pour pouvoir critiquer légitimement un auteur, il faut en premier lieu obtenir la confiance du lecteur. Puis il est nécessaire d’" introduire des sentences que le public répétera ". Il est habile, enfin, de savoir monter en généralité et de " ne plus parler de l’auteur lui-même, mais d’enjeux beaucoup plus importants ", ce qui permet, selon le cas, de le ménager et de ne pas vraiment atteindre son livre, en discutant d’autre chose, ou au contraire de le démolir complètement. Si son sujet est trop terne, on lui recommande de fabriquer des " canards " pour susciter l’intérêt et on lui expose " l’art d’envenimer les questions ". La maîtrise parfaite de ces diverses techniques permet d’être, sans peine, spirituel ou moqueur, aimable ou sanglant. Elles simplifient considérablement le travail du journaliste qui peut sans effort, de façon presque routinière, obtenir l’effet qu’il souhaite. Ainsi, finit-il même par apprécier son métier en goûtant, " l’un des plaisirs secrets les plus vifs des journalistes, celui d’aiguiser l’épigramme, d’en polir la lame froide qui trouve sa gaine dans le coeur de la victime, et de sculpter le manche pour les lecteurs " (p.381). Admis sur le marché de la production des articles, le journaliste jouit, en exploitant son savoir-faire, des avantages du métier.

2- Les avantages d’un métier intermédiaire

Balzac répertorie les importantes rétributions dont bénéficient les journalistes professionnels. Aux nombreux avantages matériels - revenus des articles, fixe pour certains rédacteurs, billets de théâtres gratuits offerts par les directeurs et livres donnés par les libraires pouvant être revendus, rédactions d’articles publicitaires, invitations diverses - s’ajoutent naturellement de multiples avantages symboliques - sentiment de puissance, " plaisir d’amour propre de lire son article imprimé " (p.372), reconnaissance du public, rencontres avec des personnalités et des actrices, entrée au spectacle sans payer, accès aux coulisses, possibilités d’entrer dans le grand monde et d’y nouer des relations. Des indications précises sont fournies sur l’aspect financier de la profession. Lousteau évalue ainsi le revenu potentiel d’un journaliste de talent à cent écus par mois. Comparativement, il estime qu’il faut dix ans à un écrivain pauvre, mais d’avenir, pour parvenir à gagner cette somme. Et alors que le journaliste peut tirer quatre mille francs par an de sa plume, un sous-préfet n’a qu’un traitement de mille écus. La condition du journaliste est à première vue enviable, et le distingue nettement de l’écrivain pauvre, durablement installé dans la bohème littéraire. Le journalisme est un métier grâce auquel on peut bien vivre, s’enrichir même (p.300) et par conséquent s’élever dans la société. Le journaliste de renom peut ainsi utiliser la notoriété qu’il acquiert par ses articles et ses relations - son crédit journalistique - pour se reconvertir et entrer en politique. La réussite journalistique ouvre l'accès de la carrière politique : Lousteau imagine même devenir un jour ministre. Mais si le journaliste côtoie le personnel politique, rencontre de riches industriels et des banquiers, fréquente la haute société, s’il y est invité, s’il participe aux mêmes plaisirs, s’il y a éventuellement des amis, il n’en est pas membre reconnu. Sa position sociale demeure nettement subalterneet reste assez précaire. En effet, il n’est pas à l’abri d’une rechute dans la pauvreté, car son mode de vie est souvent ennemi de son enrichissement. En effet, la production journalistique est éphémère : il est donc condamné pour vivre à rédiger le lot quotidien d’articles et de prospectus dont dépend son revenu. Mais comme, lorsqu’il a de l’argent, il se dissipe, travaille moins, s’adonne à la passion du jeu, fréquente la riche société ou le monde des " viveurs ", où ses écus sont vite dépensés, il est ramené, après avoir connu l’exaltation et la douceur d’une vie agréable, à la pauvreté. Il se réfugie alors dans une misérable chambre d’étudiant, véritable " bivouac littéraire ", dans lequel son existence se donne à lire pour qui veut la décrypter (p.259), et prend ses repas chez Flicoteaux (p.212). Toutefois, il lui suffit généralement de reprendre la plume pour s’extraire de nouveau de la misère. Là encore, Balzac montre le journaliste tiraillé entre deux mondes, dans lesquels il vit alternativementau jour le jour. Un certain ascétisme et un comportement stratégique de tous les instants ouvrent une petite porte du grand monde au journaliste de talent. Pour demeurer dans la place, il lui faudra avoir " la froideur de tête ", la " lucidité d’esprit ", " nécessaires pour déployer le tact exquis que les parvenus doivent employer à tout instant " (p.412).

Malgré ces hauts et ces bas, les bénéfices du métier sont tels que les journalistes ont collectivement intérêt à les préserver, et surtout, à en empêcher la dilution, en en contrôlant très étroitement l’accès. C’est ainsi qu’ils " défendent l’approche des journaux à tous les nouveaux venus " et qu’il faut "non seulement un immense talent, mais encore bien du bonheur pour y pénétrer " (p.300).

3- Dispersion des pratiques et variété des trajectoires

Balzac rattache les différentes pratiques journalistiques qu’il répertorie à certains paramètres sociaux. Elles varient avec les trajectoires qui conduisent les rédacteurs à ce métier et avec les intérêts qu’ investissent les journalistes dans leur profession. Elles différent aussi selon leurs capacités individuelles à endosser le rôle et leurs prédispositions à comprendre les règles du jeu journalistique et à parfaitement le jouer . Elles se différencient encore selon la position du journaliste dans la hiérarchie journalistique : entrant, obligé de faire ses preuves ; installé dans le métier, dont le savoir-faire est reconnu par ses pairs, dont les services sont biens rémunérés, et qui peut placer des articles dans différents journaux, ce qui lui donne une plus grande sécurité ; enfin occupant des situations supérieures du journalisme : rédacteur en chef d’un journal ou de plusieurs, dont la multipositionnalité est la marque de l’importance et surtout propriétaires.

Elles se distinguent aussi en fonction de la manière dont les journalistes inscrivent cette activité dans l’itinéraire social qu’ils anticipent. Pour certains, elle n’est qu’un moyen provisoire de survivre et échapper à la misère, en attendant que vienne la réussite littéraire ; si celle-ci tarde, elle devient un gagne-pain définitif qu’il faut exercer faute de mieux. Elle peut alors constituer une véritable profession dans laquelle le journaliste s’investit entièrement, les meilleurs espérant s’élever jusqu’aux places les plus élevées qu’elle propose. Les stratégies d’ascension journalistique dépeintes par Balzac, passent souvent par des pratiques particulièrement ternes du métier, une certaine servilité et une grande hypocrisie. Il brosse le portrait acide du journaliste sans foi ni loi, qu’aucun scrupule n’effleure, prêt à tout pour parvenir à ses fins. Servilité et médiocrité peuvent accélérer une carrière. Le plus médiocre est pour lui celui qui réussira le plus facilement, car il peut " avaler des crapauds vivants, se résigner à tout, flatter les petites passions basses des sultans littéraires " (p.262). Le journaliste courtisan n’offusquant personne a aussi toutes ses chances, car il " passera entre les ambitions rivales pendant qu’elles se battront ". Cela n’exclut pas, cependant, l’ascension rapide par l’audace et le coup d’éclat, dont Lucien de Rubempré est une illustration partielle : esprit mobile, il prend les risques les plus grands, tente les coups les plus dangereux. Mais ne comprenant jamais complètement les règles du jeu, progressant trop rapidement pour consolider ses positions, il ne parvient pas à pérenniser ses succès ni à contrôler ses ennemis dont il provoque, par ses retournements, la multiplication et la coalition, détruisant de la sorte, lui-même sa situation. Quant aux journalistes dont les ambitions ont été contrariées, ils se réfugient dans des pratiques journalistiques routinières et sans éclat qui leur assurent le quotidien : ils ont à craindre d’être évincés par la direction de leur journal qui n’a aucune reconnaissance pour ceux qu’elle exploite.

Pour d’autres, le journalisme est conçu comme le tremplin d’une carrière littéraire ou politique, qu’elle permet d’accélérer. Prêts à tout, portés par l’ambition, ils sont à la poursuite de la gloire littéraire, de la réussite mondaine ou politique qui les pousse aux comportements les plus audacieux, les plus novateurs, mais aussi les plus risqués. Ils instrumentalisent l’activité journalistique au service de leur réussite dans un autre domaine.

Enfin la forme d’exercice du journalisme est directement conditionnée par les exigences commerciales qui pèsent sur l’entreprise de presse. A cet égard, Balzac oppose les entreprises de presse proprement dites, dominées par la logique commerciale, qui s’attachent un certain type de journalistes professionnels, animés avant tout par l’appât du gain et la volonté de faire rapidement fortune, prêts, pour cela à sacrifier leurs idées, cyniques et opportunistes, et produisant d’abondance de la copie, des revues littéraires, dépourvues de préoccupations lucratives et dominées par les seules logiques intellectuelles, dans lesquelles écrivent des journalistes amateurs et pauvres, dont la critique n’a que la vérité et l’équité pour principe.

C. Les représentations du journalisme : toute puissance de la presse et morale journalistique

La communauté des journalistes partage une idéologie commune qu’elle transmet rapidement aux néophytes. E. Lousteau initie ainsi Lucien de Rubempré aux rudiments idéologiques du métier en lui brossant un tableau saisissant de la puissance du journalisme et de sa centralité dans la société à venir.

La croyance primordiale qui domine l’idéologie journalistique, et sur laquelle s’accordent tous les journalistes, concerne l’affirmation d’un véritable pouvoir de la presse, exercé par les journalistes. Que ce soit pour en déplorer les usages malencontreux ou pour le célébrer, les personnages du roman en reconnaissent tous l’existence. Etienne Lousteau promet ainsi un bel avenir à Lucien de Rubempré, à la veille de devenir " une des cents personnes privilégiées qui imposent des opinions à la France " (p.300). Le journaliste est particulièrement redoutable : il peut " avec trente bons mots imprimés, à raison de trois par jour, faire maudire la vie à un homme ", ou encore " faire tomber une bonne pièce et faire courir tout Paris à une mauvaise ". Il a " droit de vie et de mort sur les oeuvres de la pensée " (p.242).

Au-delà de ces représentations communes, la confrontation de personnages occupant des positions différentes dans les journaux et vis-à-vis du champ journalistique permet à Balzac d’isoler les lignes de partage qui séparent diverses conceptions du métier et de la déontologie qu’il faut respecter.

Si tous soulignent l’importance du pouvoir de la presse qu’ils sont directement intéressés à faire advenir, trois morales s’opposent sur l’usage qui doit en être fait et sur le comportement du journaliste.

La première, exigeante, définit une pratique idéale du journalisme. Les membres du Cénacle en partagent les principes et expriment les idées de Balzac lui-même. D’Arthez, son chef de file, les résume ainsi : " je n’ai pas jugé les oeuvres d’autrui, je n’ai causé d’affliction à personne ; mon esprit, comme un poignard, n’a fouillé l’âme d’aucun innocent ; ma plaisanterie n’a immolé aucun bonheur, elle n’a même pas troublé la sottise heureuse, elle n’a pas injustement fatigué le génie ; j’ai dédaigné les faciles triomphes de l’épigramme ; enfin, je n’ai jamais menti à mes convictions " (p.338). Dans le journal qu’ils décident de créer ils " répandront des doctrines utiles à l’humanité " et " jamais ni la vérité ni la justice ne seront outragés ". Cette morale journalistique est axée sur des valeurs intellectuelles et humaines. Le journaliste est avant tout un éducateur et un serviteur bienveillant de la vérité et du génie. Dans cette conception du journalisme prévaut le souci de vérité, de justice, d’exactitude. Les pratiques doivent être pures, la critique doit être franche et honnête et ne doit en aucune manière être instrumentalisée à un quelconque intérêt économique ou à un désir de vengeance. Le journaliste est un résistant ascétique et impartial, refusant de céder aux pressions, au mensonge et à la passion. Lucien de Rubempré, déjà décidé à entrer dans la profession, souligne à quel point cette morale journalistique constitue une entrave au développement économique d’un journal, qui, dans ces conditions, n’aura pas " un abonné " (p.338), ou sera condamné à un élitisme stérile. Reste que cette conception enchantée du métier de journaliste est dominée, en tant qu’idéologie intéressée dissimulant la réalité sordide des pratiques aux yeux du public et accréditant la valeur et le sérieux du travail journalistique, l’ensemble de la profession, qui tente de s’arranger avec ses exigences.

La seconde, intègre pleinement les exigences économiques et admet que la production journalistique soit soumise à la nécessité d’avoir un vaste lectorat. Cette préoccupation se légitime facilement par l’exigence " démocratique " : le journaliste a pour tâche moins d’éclairer les masses et de tout soumettre à la publicité, que de donner au peuple ce qu’il attend, en en étant le fidèle reflet. C’est le plébiscite des lecteurs, la démocratie du marché, qui l’emporte sur toute autre considération. On comprend que cette morale soit avant tout celle des propriétaires de journaux, qui, l’oeil rivé sur le nombre des abonnements, le chiffre des ventes et des bénéfices accessoires, sont prêts à tout pour augmenter leur profit. Promoteurs d’une presse de masse, perçus par les rédacteurs comme des " exploiteurs ", ils placent le journalisme sous le signe d’une logique démagogique, excusant le cynisme du journaliste flattant les plus bas instincts du peuple, au nom d’une légitimité populaire consacrée par l’achat. La dérive démagogique qui se profile alors est dénoncée par certains. Ils y voient la " plaie " majeur du journalisme sorti de l’enfance, et des journaux qui, demain, tomberont entre les mains d’hommes médiocres ou " d’épiciers qui auront de l’argent pour acheter des plumes " (p.324). Les ravages de la démagogie seront d’autant plus rapides et plus graves que les entrepreneurs de presse seront plus proches du commerce et de l’industrie. Ces effets dévastateurs de la logique démagogique ne sont que la traduction pratique de la logique commerciale : " tout journal est (...) une boutique où l’on vend au public des paroles de la couleur dont il veut ". De la sorte " un journal n’est plus fait pour éclairer, mais pour flatter les opinions ". Cela a deux types de conséquences. Le premier concerne le traitement des sujets : " les journaux seront dans un temps donné lâches, hypocrites, infâmes, menteurs, assassins ; ils tueront les idées, les systèmes, les hommes et fleuriront par cela même" (p.322). Le second porte sur la nature des questions abordées : " pour gagner des abonnés ", " pour intéresser ou amuser le public ", le journal "  inventera les fables les plus émouvantes, il fera la parade comme Bobèche " ; " Ce sera l’acteur mettant les cendres de son fils dans l’urne pour pleurer véritablement, la maîtresse sacrifiant tout à son ami " (p.323).

Si l’on écarte le cas des journalistes animés par leur haine personnelle et par un désir de vengeance sans fin qui les pousse à étriller leurs adversaires en ayant toujours le sentiment qu’ils défendent une cause juste, la leur, tous les autres ont besoin de se représenter les actes de leur métier comme légitime et de se doter d’une morale professionnelle. La troisième morale qui est apparemment celle de la plupart des journalistes du roman, est une morale du déchirement, tentant de concilier, de façon opportuniste, les impératifs économiques et les exigences intellectuelles, en dissimulant les premiers. Idéologie de " marchands de phrases vivant de leur commerce " (p.377), mais venus du monde littéraire ou artistique dont ils partagent certaines valeurs et dont ils contribuent à la réalisation de certains enjeux et au dénouement de certaines luttes, elle traduit parfaitement l’originalité de leur position dans la société, à l’intersection de plusieurs mondes dans lesquels ils poursuivent leurs activités. Leur morale a dès lors l’élasticité d’un contorsionniste, car " un journaliste est un acrobate ", qu’il faut très rapidement " habituer aux inconvénients de l’état " (p.361). Elle intègre fort logiquement une bonne part de cynisme, admet bien des entorses à la vérité, tolère l’ approximation dans l’information, faisant du journal un florissant commerce. Ainsi, le journal peut-il aller jusqu’à tenir " pour vrai tout ce qui est probable ", dès lors qu’il accorde aux personnes mises en cause le droit de rétablir la vérité ou de demander raison d’une attaque par un duel. Les croyances du journaliste sur son activité et sur le monde, à la base de cette morale, lui permettent d’exercer son métier sans état d’âme, ni véritables scrupules. Blondet expose une conception de la réalité qui ouvre considérablement le champ de la critique : le journaliste " peut considérer toute chose dans sa double forme. En littérature, chaque idée a son envers et son endroit ; personne ne peut prendre sur lui d’affirmer quel est l’envers. Tout est bilatéral dans la pensée. Les idées sont binaires. Janus est le mythe de la critique et le symbole du génie" (p.376). Comme " la critique doit contempler les oeuvres sous tous leurs aspects " (p.377) tout est possible et affaire de point de vue : dans ce perspectivisme exacerbé, on peut légitimement célébrer une oeuvre laide, à partir des médiocres qualités qu’elle possède, et démolir un beau livre en ne retenant que les défauts mineurs qu’il contient. Avec une telle vision de la réalité, le journaliste peut écrire plusieurs articles sur un même sujet : étriller un auteur, sous un pseudonyme, puis le complimenter sous sa signature.

La conception du journalisme comme une activité intellectuelle inférieure, dans laquelle on tombe, faute d’avoir pu réussir dans la haute culture, facilite le travail du rédacteur, en faisant taire les dernières réticences de sa conscience. Cette infériorité a deux dimensions principales qui donnent bien des libertés aux journalistes pour écrire leurs brûlots : non seulement l’article est éphémère, ce qui affaiblit ce qui y est dit, mais encore ses conséquences sont réversibles. Un article n’a rien à voir avec une oeuvre, dans laquelle " on se met soi-même " ; il appartient à l’univers de l’éphémère et de l’anodin. Il est aussi vite écrit qu’oublié et a une importance toute relative. Par conséquent, le journaliste ne doit surtout pas accorder à ses articles trop de valeur : " si vous mettez de l’importance à de pareilles stupidités, vous ferez donc le signe de croix et vous invoquerez l’Esprit saint pour écrire un prospectus " (p.377), explique son collègue à Lucien. L’article n’est donc pas véritablement sérieux aux yeux du journaliste : rédigé dans l’urgence, il est rarement travaillé, et ne repose pas sur une vraie recherche. Ses défauts mêmes le rendent réversible et donc beaucoup moins dangereux qu’il peut sembler à première vue : non seulement la victime peut demander réparation, au besoin par un duel, mais encore le journal peut rectifier ses erreurs et présenter ses excuses. Mieux, dans l’univers de l’éphémère et de la mobilité des opinions, ce qu’un article fait, un autre le contrera : le journaliste peut ainsi se réfuter lui-même dans une autre publication. Si bien que, jouant sur tous les tableaux, il pourra tour à tour " jouir de la fureur de celui qu’il échine, puis des remerciements pour l’éloge qu’il fera et pour la polémique qui va faire enlever le livre en huit jours ". Quoi qu’il en soit, ceux qui sont jetés dans le journalisme alors qu’ils avaient soif de gloire, de grandeur, d’honnêteté et de pureté, vont vite déchanter. Le monde rêvé du journalisme n’a rien à voir avec sa réalité. Et même les principes particulièrement élastiques de la morale journalistique ne sauraient laisser imaginer la corruption qui gouverne l’ensemble des pratiques. Le néophyte averti qu’il entre dans un milieu redoutable où il faut se " mêler à d’horribles luttes d’oeuvres à oeuvres, d’homme à homme, de parti à parti, où il faut se battre systématiquement pour ne pas être abandonné par les siens ", où il faut être capable de faire des choses abominables et désespérantes, même de se " déshonorer pour vivre " (p.258), va rapidement découvrir l’envers du métier et perdre toutes ses illusions.

II. Le journalisme à l’envers : les lois d’un " métier infâme "

Balzac s’attache dans toute son oeuvre à découvrir "l’envers des consciences, le jeu des rouages de la vie (...), le mécanisme de toute chose" (p.302). Il se propose ainsi dans Illusions perdues de mettre à jour " les ressorts secrets de la presse " (p.436). L’intrigue pour progresser suppose donc la description de la vie quotidienne des journalistes, dans laquelle se donnent à voir les lois qui régissent leur métier. Les diverses scènes du livre révèlent les intérêts variés qui structurent les productions journalistiques. Elles montrent aussi pour quelles raisons le journalisme exerce une certaine emprise sur les autres activités, comment celle-ci se fait sentir et quelles en sont les limites. En mesure d’imposer une certaine représentation de la réalité et d’affecter le crédit des individus pris pour cible, le journaliste et le journal peuvent employer ce redoutable pouvoir pour servir leurs propres intérêts. Critiques assassines, louanges et silences ne sont évidemment pas, pour Balzac, le fruit d’une appréciation " objective ", ou l’expression d’une quelconque recherche de la " vérité " ou de la " justice ". On ne peut les expliquer qu’en partant, d’une part des objectifs occultes et inavouables poursuivis par les journalistes et par les entrepreneurs de journaux (A), et d’autre part de la manière dont s’exerce l’emprise du journalisme sur les divers champs sociaux (B). Cela permet alors de saisir la logique des stratégies déployées dans l’élaboration des articles et le développement des campagnes de presse (C).

A. Les ressorts du journalisme : intérêts économiques et intérêts personnels

Pour Balzac, on ne peut rien comprendre au journalisme si l’on ne part pas de l’idée qu’il s’agit d’une activité professionnelle exercée dans des entreprises commerciales, dont les journalistes tirent leurs moyens d’existence. A cet égard, s’il distingue deux formes d’exercice du journalisme, dominées l’une par une logique intellectuelle, l’autre par une logique économique et commerciale, il est clair pour lui, que la logique intellectuelle n’anime qu’une infime partie des journalistes. Ceux d’abord qui, comme les membres du Cénacle, préfèrent rester dans la misère, plutôt que de vendre leur âme aux propriétaires de journaux et adoptent la voie longue, mais pure, de la " vraie " gloire littéraire. Immunisés contre les succès faciles, rapides, mais corrupteurs du journalisme, ils demeurent des " amateurs " ; ceux, ensuite, qui dotés d’une fortune personnelle, ou d’autres sources de revenus, n’ont pas besoin du journalisme pour vivre, et peuvent être, de la sorte, plus libres dans leurs jugements. Ceux, enfin, qui, nouveaux venus dans la profession, en ont la vision enchantée diffusée par l’ensemble de ses membres dans la société : pleins d’illusions, qu’ils vont vite perdre, ils supportent plus ou moins difficilement la découverte de l’envers du métier qui brise leur idéal..

C’est donc la logique commerciale qui l’emporte chez les journalistes vivant du journalisme. Ici " l’argent est le mot de toute l’énigme " (p.282). Les articles n’ont alors rien à voir avec " la critique, la sainte critique " (p.271). Ils sont avant tout des moyens de subsistance et des instruments destinés à faire avancer les intérêts financiers du journal et du journaliste. Le journalisme est un métier qui consiste à " battre monnaie avec son encrier " (p.257). Payé plus ou moins cher, selon sa valeur, à la ligne et à la colonne, mais globalement mal, le journaliste professionnel doit, pour avoir un revenu décent, dans un monde où le mode de vie est très coûteux, produire le plus de copie possible. Cependant, cette production rencontre des limites dans celle des autres journalistes du journal, qui revendiquent leur part du marché. Le journal est ainsi un espace de lutte économique entre le propriétaire du journal et ses rédacteurs et entre les rédacteurs qui y travaillent. Mais la copie peut aussi trouver à se placer dans d’autres publications, auxquelles le journaliste peut secrètement collaborer en signant ses textes d’un pseudonyme. Toutefois pour améliorer leur situation matérielle, les journalistes toujours à court d’argent, même ceux que le journal rémunère bien pour s’attacher leur talent, sont tentés de mettre leur plume au service du plus offrant. Ils se lancent alors dans la fabrication d’articles de commande et de prospectus bien payés par les libraires (p.278), qui favorisent ainsi leurs " spéculations en littérature ", par les directeurs de théâtre ou les industriels. Ils acceptent de suspendre leur jugement aux intérêts de ceux qui les corrompent. Il faut qu’ils soient " prêts à mordre ou à vanter un talent naissant sur l’ordre d’un pacha du Constitutionnel, de La Quotidienne, des Débats, au signal des libraires, à la prière d’un camarade jaloux, souvent pour un dîner " (p.261). Le besoin d’argent des uns et des autres place directement la rédaction sous l’influence d’un maquis inextricable d’intérêts extérieurs. Celui de réussir impose au journaliste de rendre des services et de se rendre utile, donc de mettre sa plume au service de son ambition (p.341), c’est-à-dire de qui accepte de l’aider dans son entreprise.

Différentes catégories d’intérêts structurent donc la composition des articles et le contenu du journal dont Balzac repère l’influence. Ceux, d’abord de son propriétaire, qui veut mettre la publication à son service. La rédaction est soumise aux logiques économiques et politiques qui l’animent et surdéterminent les prises de positions des journalistes dans leurs articles, lorsqu’ils abordent ces questions sensibles. Au-delà, dans la mesure où ils ne contrarient pas la politique de l’entrepreneur de presse, rédacteur en chef et journalistes peuvent " satisfaire les haines et les amitiés ", mais aussi les intérêts de toutes sortes qui sont les leurs : économiques, naturellement, mais aussi, littéraires, politiques, corporatifs, amicaux ou amoureux. Pour le journaliste qui nourrit encore des espoirs de gloire littéraire ou dramaturgique, articles et campagnes de presse seront les moyens de faire publier ses oeuvres ou jouer sa pièce. Pour celui qui nourrit une vengeance, les instruments pour l’assouvir. Le désir de vengeance est d’ailleurs pour Balzac un ressort essentiel du journalisme, qui est " une grande catapulte mise en mouvement par de petites haines " (p.345) : il inspire le rédacteur et donne à ses articles la virulence requise pour intéresser le public, en lui " tenant  lieu de conscience " (P.364). La solidarité et l’amitié entre rédacteurs, prenant fait et cause pour aider l’un d’entre eux, peut ainsi se traduire par une violente campagne contre l’ennemi de l’un, devenu adversaire de tous. Bref, les facteurs explicatifs centraux de l’acharnement de la presse contre les gens puissants sont " des escomptes refusés, des services qu’on n’a pas voulu rendre " (p.424). Et on comprend alors que la réussite, dans la jungle du journalisme, sourit à un type d’homme particulier, spécialement dangereux et machiavélique : le " mercenaire de la pensée ", capable de trafiquer sans scrupule son influence auprès du public. Mais cette poursuite d’intérêts, par ce qu’on pourrait nommer des journalistes d’affaires, les enserre dans un contraignant réseau de connivences et de dépendances, qui relativise fortement le pouvoir de la presse et restreint son autonomie.

B. L’emprise du journalisme : connivence et dépendance

Lorsque Lucien accompagne pour la première fois son ami journaliste au théâtre, il est stupéfait par " l’exercice du pouvoir de la presse " (p.289). Le contrôle s’incline, le directeur leur cède sa loge : à ces quelques signes, il mesure combien le journaliste a d’importance aux yeux de ceux dont il peut favoriser ou compromettre les intérêts. Si le journaliste a tant de puissance, c’est parce qu’il dispose du moyen de révéler ou au contraire d’occulter certaines dimensions de la réalité qui affectent considérablement les activités et les intérêts de toutes sortes d’acteurs. Il est en quelque sorte, arbitre du secret et de la publicité. Le champ journalistique exerce ainsi globalement une contrainte importante sur les autres activités, en se montrant capable d’orienter le comportement de ses lecteurs. C’est en premier lieu la production littéraire qui est directement tributaire des journaux : ce sont eux qui, à l’époque, font connaître les livres et leurs auteurs. Les libraires-éditeurs rechignent à prendre le risque de publier le livre d’un inconnu, qui, en l’absence de la publicité que la critique littéraire leur procure, ira grossir le stock des " rossignols ". Comme il s’agit pour eux, de faire vendre l’ouvrage, en y intéressant le public, la controverse entre journalistes à son propos, est plus recherchée encore que les célébrations unanimes de la critique, car " la polémique est le piédestal des célébrités " (p.259). Le monde du spectacle est tout aussi dépendant de la critique : directeurs de théâtre et acteurs pensent que le succès d’une pièce, l’avenir d’une actrice dépendent largement du jugement porté par les journalistes. L’importance des enjeux et les incertitudes sur les raisons d’un succès ou d’un échec les prédisposent donc à mettre toutes les chances de leur côté en donnant satisfaction aux exigences de ces précieux et redoutables intermédiaires. L’industrie est, de la même manière, soumise à ces contraintes de publicité. La conquête de marchés toujours plus vastes, suppose de faire connaître les produits, et ce sont les journalistes qui contrôlent l’information de l’acheteur. Dans une scène fugace de l’ouvrage, une marchande de mode achète un abonnement sous condition que le journal change d’avis sur sa concurrente (p.248).

Enfin le pouvoir politique peut aussi être affecté par la presse. En effet, elle le tient essentiellement par la connaissance qu’ont les journalistes des emprunts secrets ou des concessions accordées sans concurrence ni publicité. Toutefois, le gouvernement dispose toujours du moyen d’ interdire la presse, comme l’Empire l’avait fait, ce qui tempère l’ardeur des propriétaires de journaux.

L’emprise des entreprises de presse et des journalistes est d’autant plus grande, qu'à l’époque, les journaux sont plus rares et de petite taille : alors que l’accès au public est primordial pour le développement de nombreuses activités, c’est un " véritable privilège que d’en posséder un " (p.281). L’absence de moyens publicitaires autonomes soumet les libraires et les directeurs de théâtres à la " tyrannie des journalistes ". La demande de publicité excède largement celle que les journaux peuvent satisfaire. Cela induit une concurrence exacerbée entre libraires et directeurs de théâtre pour obtenir qu’on parle de leurs pièces ou de leurs livres. Cette lutte pour la publicité profite aux journalistes et aux directeurs de journaux qui peuvent faire payer " quelques lignes aux Faits-Paris horriblement cher " (p.368). Cette rareté accroît donc le pouvoir des journaux et de leurs journalistes qui ont le monopole d’accès au public. Elle accentue les usages stratégiques qu’entrepreneurs de presse et journalistes peuvent en faire. Pour échapper à cet esclavage, ses victimes inventeront les affiches (p.369), puis utiliseront d’abondance la réclame, avec la création de la page d’annonces " accessible à tous moyennant finance ", rendue nécessaire pour financer les journaux en raison de l’aggravation des lois sur la presse. Des journalistes se spécialisent alors dans la production de ce genre d’article dans lesquels " il fallait faire entrer beaucoup d’idées en peu de mots ". Mais quoi qu’il en soit, la publication d’un livre, ses chances de succès, c’est-à-dire les profits du libraire et de l’auteur, dépendaient largement de la possibilité d’obtenir des recensions favorables dans les journaux : "un article pour ou contre décidait souvent ces questions financières "(p.370). La publication d’un livre est donc largement conditionnée par l’anticipation, par l’éditeur, de sa réception journalistique : les chances d’être publié dépendent donc non seulement de la notoriété de l’auteur et de la qualité du livre, mais encore et surtout de l’existence de relations intéressées entre l’auteur, le libraire, le directeur du journal et certains journalistes. Les relations occultes et les accords secrets entre tous ces acteurs scellent le destin d’une oeuvre. Du même coup, la production journalistique est réciproquement dépendante des accords et des nombreux arrangements secrets qui ont été conclus avec les directeurs de théâtre, les libraires, les acteurs les auteurs ou encore les industriels. Ainsi Lucien qui veut " essayer le pouvoir " qu’on lui a fait miroiter est vite ramené à la réalité lorsque, de son propre mouvement, il se lance dans la rédaction de violentes diatribes contre une pièce et un livre. Le rédacteur en chef arrête ses articles et lui fait la leçon. Il l’informe des " affaires " qui lient le journal aux directeurs de théâtre, aux auteurs et aux éditeurs. En conséquence, les rédacteurs sont " tenus à beaucoup d’indulgence " et le héros découvre qu’il n’est pas " libre d’écrire ce qu’il pense " (p.386) et qu’ " on ne peut pas échiner pour échiner " sans perdre son influence. Si le journaliste est un manipulateur d’opinion, il est aussi un manipulateur manipulé.

Les opérations de crédit sur la renommée, sur le talent et la réputation des personnes ou sur la valeur des idées, des oeuvres et des choses auxquelles procèdent les journalistes sont soumises à des contraintes spécifiques. Tout d’abord, le champ journalistique se structure en camps rivaux. Chaque journal est caractérisé par des opinions littéraires et des positions politiques qui le distinguent des autres et qu’il se bat pour faire partager à un nombre toujours plus grand de lecteurs. Il en résulte " une guerre à toutes armes, encre à torrent, bons mots à fer aiguisé, calomnies pointues, sobriquets à outrance entre des gloires naissantes et des gloires déchues " (p.249). Cette concurrence impose aux journalistes une fidélité affichée aux idées politiques et littéraires de l’entreprise dont ils font partie, auxquelles les lecteurs sont attachés. Tout écart trop sensible à la ligne éditoriale risquerait de mettre en cause l’équilibre économique de l’entreprise et d’atteindre le crédit du journaliste qui est appelé à se discipliner. Le contrôle de l’acceptabilité des articles peut être réalisé collectivement lors d’une lecture des textes devant l’ensemble de la rédaction. Mais il revient au rédacteur en chef de s’assurer de la cohérence idéologique du journal et du respect de ses orientations stratégiques par les rédacteurs, au besoin en coupant ou en réécrivant les articles inadaptés. Passer d’un journal libéral à un journal monarchiste, comme le fera Lucien en entrant au Réveil, est particulièrement périlleux : non seulement l’image du journaliste se brouille dans l’opinion, mais ses anciens collègues, déçus par ce lâchage, le prennent pour adversaire, tandis que les nouveaux se méfient de l’arrivant en qui ils voient un concurrent susceptible de les priver d’une partie importante de leur rémunération, et inventent contre lui " les machines les plus perfides " (p.442). Le rédacteur doit donc s’il veut vivre tranquillement s’inscrire toujours dans la ligne du journal, au point de " dire du mal d’un livre (qu’il) trouve beau " (p.260).

La seconde contrainte, recoupant pour partie la précédente, est "économique " : il ne faut pas " effaroucher l’abonné " (p.259). Le journaliste doit servir les intérêts financiers du journal, c’est-à-dire de ses propriétaires. Les directeurs de journaux sont avant tout " des marchands de poison " aux " féroces qualités " exploitant le journaliste au profit de leurs actionnaires (p.325). Et il est naturellement interdit au rédacteur de dire du mal de ceux qui financent directement ou indirectement la publication, sous peine de rejet systématique de ses articles.

La troisième résulte de ce que l’entreprise de presse est un espace de concurrence, de " lutte des places " entre journalistes. Cette lutte leur impose de se surveiller mutuellement et d’élaborer des produits journalistiques supportant bien la concurrence. En effet, ils s’efforcent tous d’obtenir les meilleurs postes, et voient dans leurs collègues, des rivaux. Pour conserver leur place ou l’améliorer, ils doivent garder la faveur du public, et pour cela produire des articles conformes aux normes qui dans la compétition se sont imposées comme la loi du genre, ou être capable d’en imposer de nouvelles, démodant les formes antérieures de la production journalistique. C’est ainsi que Lucien fait une entrée fracassante sur le marché des biens journalistiques en révolutionnant la forme de l’article. Ses pairs reconnaissent immédiatement en lui un journaliste de première force qui menace leur position, en proposant des produits particulièrement bien ajustés aux attentes du public, et adoptent progressivement sa manière.

Enfin, l’ultime contrainte pesant sur le journaliste, est la nécessité de travailler le plus souvent au dernier moment. Ainsi le journal dans la rédaction duquel le romancier introduit son lecteur est-il à quelques heures de paraître " sans copie ". Le monde de la presse est un univers de l’éphémère, menacé d’une pénurie permanente de matière première, et le rêve irréalisable de tout rédacteur en chef est " d’avoir quelques numéros d’avance " (p.307). Cette situation structurelle a de très importantes conséquences. La première que, pour boucler le journal, tous les sujets deviennent bons. L'insuffisance de texte augmente leurs chances d'être pris pour objet et d’accéder à la publication : dans ces moments là, on peut même s’en prendre à ses amis. La connivence semble dans ces circonstances pouvoir céder le pas devant l’urgence, qui ouvre, en quelque sorte, le champ du dicible en suscitant l’audace. La seconde, est une certaine standardisation des articles. En effet, pour produire rapidement, dans une sorte de routine, le volume de copie indispensable à leur revenu quotidien, les journalistes élaborent des articles types, dont la trame générale peut être reprise pour traiter des sujets du même genre. La troisième, d’inciter les journalistes à la facilité et à prendre les plus grandes libertés avec la vérité. Ils n’ont pas le temps de vérifier leurs sources, et ils n’hésitent donc pas à fabriquer, purement et simplement des canards pour retenir l’attention du public. Dans ces conditions, il n’est guère surprenant que le journal " tienne pour vrai tout ce qui est probable " (p.355). Tout cela distingue clairement la production journalistique de la production littéraire : l’urgence, la rapidité de la pensée, la nécessité d’être spirituel et bref, de rédiger de petits articles sur divers sujets s’oppose à l’idée même d’oeuvre. Fruit de ces diverses contraintes, l’article prend souvent place dans une stratégie savamment élaborée dont il n’est qu’un élément parmi d’autres.

C. Les stratégies journalistiques : l’art du chantage et de la célébration

Selon Balzac, le journalisme s’inscrit ainsi dans la continuité du XVIII è siècle " où le journalisme étant en maillot, le chantage se faisait au moyen de pamphlets dont la destruction était achetée par les favorites et les grands seigneurs " (p.422). Déjà à l’époque, il portait sur la vie privée, surtout en Angleterre, où il était " redouté par les plus riches anglais ". L’essentiel du travail du journaliste consiste, en menaçant de porter atteinte aux intérêts de celui qu’il vise, ou en commençant à l’attaquer, à l’amener à composer et à satisfaire ses revendications. Il exerce donc un véritable chantage, en menaçant de révéler, ou d’inventer des scandales, ou de dire simplement quelque chose de défavorable sur une personne. Finot se propose ainsi de faire et " signer d’un F un article foudroyant contre deux danseuses qui ont des généraux pour amis " et d’attaquer " raide l’opéra " parce qu’on lésine avec lui, en lui retirant des loges et en refusant de lui prendre suffisamment d’abonnements " (p.297). La simple annonce de la publication du texte assassin peut suffire à décider sa victime à rendre les armes. Pour plus de sûreté, il peut être utile de lui faire lire l’article à paraître, et, après qu’ horrifiée, elle ait cédé au chantage, de ne pas le publier, ou de l’édulcorer complètement. Pour parvenir à leurs fins, les journalistes orchestrent souvent de véritables campagnes de presse. L’opération est soigneusement organisée par les rédacteurs qui se partagent la tâche et anticipent les réactions de leurs cibles. Les attaques contre du Châtelet s’insèrent dans un plan de bataille. Les rôles sont répartis entre le directeur du journal et ses rédacteurs : " Mordez-le ferme ", recommande Finot, " il viendra me trouver. J’aurai l’air de lui rendre service en vous apaisant ; il tient au ministère, et nous accrocherons là quelque chose, une place de professeur ou quelque bureau de tabac " (p.353). Même style d’action pour placer l’ouvrage Les Marguerites de Lucien de Rubempré. La rédaction se mobilise et lance, dans tous les journaux auxquels ses membres ont accès, une campagne de dénigrement du livre d’un de ses amis, Nathan, dont elle parvient à réduire les ventes. Si elle blesse l’orgueil de l’écrivain, elle ne l’atteint pas financièrement, car le libraire l’a déjà payé. C’est donc ce dernier qui supporte toutes les pertes et qui vient finalement " capituler avec Lucien ", lui prendre son recueil de poèmes en échange de l’engagement, qu’à l’avenir il l’avertirait des attaques " afin qu’il puisse les prévenir " (p.371). L’efficacité d’une campagne dépend tout spécialement de la connaissance par ses promoteurs des points faibles et des intérêts de sa cible : le journaliste est un maître-chanteur dont le succès dépend de la qualité de ses informations.

Le cynisme des journalistes a cependant ses limites, même si l’impunité pour les attaques les plus odieuses et les trahisons les plus viles parait être la règle. La condition de la réussite de ces manoeuvres alternant chantage et célébration est la conservation du secret sur la duplicité et la corruption du journaliste, et une parfaite maîtrise du jeu social d’échange de services dans lequel le journaliste se place. Si les services qu’il doit rendre sont contradictoires, il ne peut plus répondre à toutes les exigences et finit par être lâché par tout le monde : comme Lucien de Rubempré, il est mis au " ban du journalisme " (p.455). L’acrobate doit toujours rester lucide et ne pas franchir le point de non-retour, au-delà duquel l’équilibre ne peut plus être retrouvé par une simple pirouette.