LA COMMUNICATION POLITIQUE :

UN CHANTIER FORT DE LA RECHERCHE FRANCAISE

 

par Erik NEVEU

Professeur de Science Politique
à l'Institut d'Etudes Politiques de Rennes

 

L'objet de cette mise au point est d'offrir à un lecteur imparfaitement familier des travaux de science politique français un aperçu des recherches menées dans le domaine de la "communication politique".  Le thème est resté longtemps assez marginal en France. Ainsi ne trouve-t-on que quatre articles sur ces questions dans la Revue française de Science Politique des années 80. La "communication" n'a pris une place significative dans les travaux de science politique que depuis une dizaine d'années. Si ce phénomène reflète la place croissante des interactions avec les médias dans la vie politique, il traduit aussi un intérêt croissant de la jeune génération des politistes français pour ces problèmes. Il est significatif que Politix, revue lancée à la fin des années quatre vingt par de jeunes chercheurs de Paris 1, soit le premier vecteur de publication de ces recherches, avec près d'une vingtaine d'articles publies depuis dix ans (Voir Politix, 36, 1996). Le changement d'orientation de la revue Mots, fondée par des linguistes, mais élargie à d'autres spécialistes de sciences sociales depuis 1989, a aussi été l'occasion d'un flux de publications équivalent, en particulier à travers divers numéros thématiques (Mots, 20, 1989 ; 37, 1993). En intégrant les articles que publient assez régulièrement les revues Pouvoirs (spécialement nos 63, 199) et Hermès (1991, 1995), mais aussi la Revue Française de Science Politique et diverses revues de sociologie ou de sciences de la communication, on peut situer à près de soixante-dix le nombre d'articles parus sur ce thème depuis 1990 dans les principales revues de sciences sociales. La production de thèses et de livres a suivi une évolution identique. Il est désormais possible de parler sans emphase d'une communauté de chercheurs français sur ce terrain.

Relier les travaux français aux recherches étrangères ne va pas sans difficultés. Des convergences évidentes existent dans les interrogations. Elles concernent la nature des rapports entre journalistes et hommes politiques, les effets des messages politiques, le poids des campagnes électorales dans les comportements de vote. Mais des différences frappent aussi. Un grand nombre de travaux anglo-saxons développent ces réflexions à partir d'un matériau constitue par les campagnes électorales (Blumler & Gurevitch, 1995). Les recherches françaises prennent plus souvent appui sur d'autres terrains : émissions de télévision politiques hors des contextes électoraux, livres d'hommes politiques (car un homme politique français ne saurait prétendre à de hautes responsabilités sans avoir écrit un ou plusieurs livres...). Si certains travaux britanniques (Glasgow Media Group) ou américains (W. Gamson) mettent l'accent sur les dimensions formelles des messages, l'ancrage dominant des recherches internationales demeure sociologique tandis que les références disciplinaires des recherches françaises sont plus diverses, en particulier du fait d'un legs sémiologique. Le survol proposé ici cherchera donc dans un premier temps à situer les particularités de l'environnement intellectuel de la recherche française. Il présentera ensuite les recherches récentes en les regroupant autour de quelques grandes problématiques. Cette présentation cherchera à concilier deux objectifs contradictoires : donner au lecteur étranger une vision aussi panoptique que possible des chantiers, des auteurs, des revues, tout en cherchant des regroupements. Le risque d'un tel choix est de mettre dans le monde académique plus d'ordre qu'il n'en existe. On tentera de le faire sans simplifications excessives. Une dernière partie cherchera à identifier, au delà des divergences, des lignes de convergence tant au sein des recherches menées en France que dans l'articulation à la communauté internationale des chercheurs.

LES CADRES INTELLECTUELS ET HISTORIQUES

Genèse des recherches

Un premier repère peut prendre la forme d'un paradoxe. Bien que les rapports entre médias et politique aient suscité tôt en France des réflexions pionnières, l'institutionnalisation d'une recherche en sciences sociales sur ces terrains s'est réalisée très tardivement au regard de nombreux pays étrangers. Des 1901, Gabriel Tarde souligne l'influence possible de la presse populaire sur l'opinion, sur les discussions politiques. C'est en France que Tchakotine (1992) publiera en 1939 Le viol des foules par la propagande politique, ouvrage pionnier sur la propagande des régimes totalitaires. Les analyses de Jacques Ellul (1962) confirmeront après guerre cet intérêt. Malgré cela, l'analyse des liens entre médias et politique demeure le fait de chercheurs isolés. Essentiellement basée sur les travaux de langue anglaise, la bibliographie du manuel de Francis Balle sur "Médias est sociétés" (1972) – qui sera longtemps le seul disponible pour les étudiants – illustre cet isolement des rares chercheurs français.

Trois raisons au moins peuvent expliquer cette situation. La première concerne l’état du champ scientifique marqué par la faiblesse de la science politique française jusqu'aux années soixante et la crise simultanée de la sociologie française. La seconde réside dans la professionnalisation très tardive des pratiques de communication politique en France. Vincent Auriol, premier président de la IVe République, raconte dans son "Journal" que son propre fils assurait la fonction de répondre aux appels téléphoniques adressés à l'Élysée. Un ouvrage d'initiation au métier d'homme politique publie par le député Robert Buron (1960) donne de nombreux détails sur les façons de rencontrer les paysans sur les marchés, mais parle à peine des journalistes. On est loin de la prolifération précoce des professionnels des "public relations" dans les institutions britanniques (Tulloch, 1993). Mais ce retard scientifique tient largement au statut d'objet sale, impensable (Georgakakis, 1996) de ce qui est alors désigné par le terme négatif de "propagande". Instrument de manipulation, celle-ci est pensée comme antidémocratique par nature et suscite un réflexe de dénonciation. Le simple mot de "communication politique", plus neutre, plus lie à l’idée d'un rouage de la participation politique devra attendre les années soixante-dix pour être accepté .

La fin des années soixante va marquer une rupture dans le statut scientifique des problèmes de communication politique. L’élection présidentielle de 1965 joue un rôle décisif. Elle est la première à intervenir au suffrage universel. Elle est marqué par la première apparition des sondages préélectoraux et la révolution symbolique que représente la campagne "à l’américaine" du candidat centriste Lecanuet, aidé par le publicitaire Bongrand. A partir de cette date chaque présidentielle verra une sophistication et une professionnalisation croissante des techniques de communication. Ce processus s'accompagne cependant de limitations qui tiennent à l'interdiction des publicités politiques payantes à la télévision, à une réglementation croissante des dépenses de campagne qui a aboutit en 1995 à un recul considérable de l'affichage publicitaire payant. La dynamique des élections présidentielles va susciter un décollage de la recherche. Celle-ci peine parfois à se libérer d'un a priori normatif : Un livre à succès sur "L'État spectacle" (Schwartzenberg, 1977) porte encore le sous-titre "Sur et contre l'Etat-Spectacle". Mais des recherches empiriques se développent sous l'impulsion de Monica Charlot, René Rémond (Rémond & Neuschwander, 1965), puis de Jean-Marie Cotteret (1973) et Roland Cayrol (Blumler, Cayrol, Thoveron, 1978).

Une carte disciplinaire complexe

Une autre série de singularités françaises tient au caractère très varié des apports disciplinaires qui structurent la recherche. On ne soulignera jamais assez le poids d'une tradition culturelle littéraire, liée à l’étude des textes dans la culture académique française . Celle-ci va favoriser un investissement exceptionnel sur une approche rhétorique et linguistique des messages politiques des médias. Avec la période du structuralisme, cette approche va s'enrichir et se sophistiquer dans les analyses sémiologiques. Les mythologies de Barthes (1956) traitent des photographies d'hommes politiques, du langage de la presse sur la guerre d’Algérie, du discours de Poujade. Ces recherches hérétiques, que fédère la revue "Communications" vont influencer une partie des politistes français (et des "Cultural Studies" britanniques de Birmingham) qui travaillent sur les médias, dans le choix de leurs méthodes et de leurs objets. Si les politistes français sont aujourd'hui au centre des recherches sur les relations entre médias et politiques, le paysage disciplinaire reste complexe. Linguistes et sémiologues demeurent très présents. L’énorme développement des départements d'information et de communication se traduit aussi par l'apport des spécialistes de cette discipline (Mouchon, in Hermès, 1995). La singulière et durable tradition française de contrôle étatique sur les médias audiovisuels donne aussi une place importante aux analyses des juristes (Chevalier). Enfin la communication politique a aussi suscité en France les analyses de philosophes (Sfez, 1994) et d'historiens spécialisés dans l'histoire des médias (Bourdon, 1994).

Il faut ajouter, pour donner définitivement l'image d'une mêlée confuse, que la communauté des politistes français qui travaillent sur le domaine de la communication politique est marquée par de fortes oppositions scientifiques. La façon de problématiser la question de l'opinion publique joue à la fois le rôle de point de désaccord et de casus belli. Une partie importante des chercheurs, spécialement dans les jeunes générations, a intégré à ses références une approche sociologique critique de l'opinion publique et de sa construction sociale, fondée sur l'article fameux de Bourdieu "L'opinion publique n'existe pas" (1981). Développée par Champagne (1990), Gaxie (1990), Lacroix (in Sfez, 1993b) cette grille théorique structure de nombreuses analyses sur les relations élus-journalistes, la perception sociale des enjeux électoraux, le rôle des chercheurs sollicités par les médias. Elle conduit à des interrogations sur les mécanismes de domination sociale et de violence symbolique qui peuvent être parmi les enjeux de processus de communication politique. Cette approche suscite, dans une partie, elle aussi significative, de la communauté scientifique des réactions très critiques qui alimentent un débat régulier sur la nature et le degré de la compétence politique des électeurs et citoyens exposés aux messages politiques, sur les rapports de force et de sens entre profanes et professionnels de la politique. Le ton des échanges ouverts par la publication du livre de Patrick Champagne (1990) pourra donner une idée de l’âpreté d'une polémique qui divise profondément beaucoup des chercheurs français. On peut regretter – mais peut-être ce regret ne fait-il que démasquer notre appartenance au camp des chercheurs pour qui l'opinion publique est un objet à analyser et non une vache sacrée ? – que les critiques des thèses inspirées de Bourdieu déplacent en plus d'un cas le débat sur un terrain politique et non scientifique... la critique des usages sociaux du concept d'opinion publique devenant alors à leurs yeux suspecte de trahir un manque de convictions démocratiques (Baudouin, 1994 ; Grunberg, 1991 pour une contre-argumentation Bourdieu, et Gaxie, 1994).

Des théories "indigènes"

Un dernier repère caractérise le paysage éditorial français dans le domaine des études sur les rapports médias/politique. Il tient à l'importance d'une production, ayant souvent de fortes revendications théoriques, de la part des professionnels de la politique et du journalisme. Ce phénomène doit beaucoup au prestige symbolique du livre dans la culture des élites françaises, aux usages instrumentaux de la publication de livres mémoires et d'essais comme autant de coups médiatiques destinés à capter l'attention des médias au profit de responsables politiques. Dans le flux considérable des livres écrits par le personnel politique (Neveu in Mots, 1992) il est facile de trouver de nombreuses réflexions sur les rapports avec les médias et les journalistes. Le savoir-faire des hommes politiques, l'apport des chercheurs avec qui ils peuvent coopérer aboutissent parfois à ce que ces livres contiennent une véritable théorie indigène de la communication politique, dont les réflexions ne sont pas toujours sans pertinence (par exemple : Rocard, 1987). A travers de multiples témoignages, essais et manuels, les publicitaires et conseillers en communication qui ont investi le marche de la communication participent aussi à un processus d'inflation éditoriale (Bongrand, 1986 ; Saussez, 1990). Ce travail d’écriture souligne, chez le publicitaire de Mitterrand par exemple (Séguéla, 1989) l’efficacité et la légitimité de l'apport des consultants. Il s'inscrit dans un processus de construction du marché du conseil en communication. La contribution des journalistes politiques est aussi très importante. La publication de livres et d'essais sur des sujets nobles comme la politique constitue pour l’élite des journalistes un instrument fort de légitimation (Rieffel, 1984). Participants de l’intérieur au jeu politique et aux processus de communication, des journalistes de l’écrit et de l'audiovisuel s'en font plus que les témoins : les analystes et parfois les théoriciens (de Virieu, 1989). Compte tenu de la densité des réflexions développées dans certains de ces essais (Schneidermann, 1989) – et de l'existence de travaux académiques dont le contenu n’excède pas celui d'un manuel pour candidat ou d'une discussion de salle de rédaction – l'intervention des professionnels aboutit à une incertitude des frontières. Travaux savants et interventions d'acteurs fonctionnent davantage comme un continuum que comme deux blocs bien distincts.

LA POLYPHONIE DES ANALYSES

Dessiner la carte des contributions et des écoles constitue une tache périlleuse dans une communauté scientifique à la fois dynamique et divisée. En soulignant d’entrée les simplifications excessives qu'implique une présentation pédagogique, on peut suggérer l'existence de trois courants principaux de recherche, qu'on évoquera ici dans leur ordre d'apparition.

La tradition d'analyse sémio-linguistique

Le premier colloque de lexicologie politique s'est tenu en France des 1968. Cette tradition pionnière d’étude du vocabulaire et du langage des hommes politiques dans les médias doit à l’héritage culturel et académique des études littéraires. Elle a su très tôt tirer profit des techniques informatiques et il existe aujourd'hui toute une série de logiciels extrêmement sophistiqués d'analyse des textes politiques. Ce pôle d'analyse lexicologique et lexicométrique s'exprime en particulier dans la revue Mots. Six numéros par an analysent "Les langages du politique" et accordent une attention régulière au discours politique dans les médias, au cadrage des dossiers politiques par la presse (pour illustrations : Mots, 1990 a,b ; 1992 ; 1993). La nature des objets abordés est très diverse : évolutions du langage socialiste, caricatures politiques, langue de bois, rhétorique du journalisme politique. Deux terrains ont permis des acquis particulièrement intéressants. Il s'agit d'abord de l’étude du langage des candidats et des partis qui permet d'identifier pour les diverses familles politiques des champs lexicaux, de saisir des infléchissements des orientations politiques à travers le vocabulaire. L'analyse des discours des leaders socialistes français manifeste par exemple au milieu des années quatre-vingt une inflation du lexique du moderne et de la "modernisation". Ce vocabulaire, jusque là lié au lexique de l’économie va devenir (provisoirement) un marqueur caractéristique du nouveau discours de gauche (Brauns, Labbé in Mots 1990b). Malgré leurs apports ces recherches ont longtemps souffert de deux faiblesses. La première réside dans le caractère souvent éclate des résultats, les analyses souvent très élaborées sur le langage d'un parti ou d'un politicien ne débouchant pas toujours sur un savoir cumulatif. L'autre tenait au statut même des discours analysés, pensés dans une logique "textuelle" sans interrogations suffisantes sur la nature des interactions qui les faisait émerger, sur leurs effets. Les évolutions récentes de la recherche ont permis d’élargir le domaine des analyses. Une première extension s'observe dans l'important développement des recherches sur l'argumentation (Hermès, 1995) dans le discours politique au sein des médias. Les succès de Jean Marie Le Pen et du Front National ont en particulier suscité une abondante réflexion sur les ressorts de l’efficacité symbolique des discours "populistes" et racistes (Taguieff, 1989 ; Wahnich, 1997). Une seconde démarche, souvent proche des problématiques du "framing" a permis d'expliciter la manière dont le discours politique des médias diffusait chez les électeurs des représentations, des définitions des problèmes publics capables d'influencer leurs comportements politiques. Les recherches de Simone Bonnafous (1991) relatives aux discours médiatiques sur l'immigration ont par exemple mis en évidence le glissement graduel des médias au cours des années quatre-vingts d'une représentation de l’étranger sous la figure du "travailleur immigré" à une problématique des relations entre immigration et délinquance qui marque dans l'ensemble du discours politique et journalistique une avance des schèmes développés par l'extrême-droite. Enfin des travaux associant problématiques sociologiques et sémiologiques ont cherché à comprendre comment les messages politiques sont conditionnés par la nature même des mises en scène qui structurent les relations entre journalistes et hommes politiques (Nel, 1988). Un des meilleurs exemples en est donné par l’étude de Darras (1994) sur l’émission "Les absents ont toujours tort". Dans cette émission, plus show que débat, le studio reproduit une chambre des communes de parodie dont l'espace binaire clive les invités en deux camps, tandis que la présence massive d'un public actif et l'utilisation de techniques de provocation à l'encontre des invites politiques produisent des prises de paroles exceptionnellement marquée par un registre émotionnel et polémique. L'ensemble de ces innovations a débouché sur une analyse des discours télévisés moins "textuelle", plus attentive aux effets des interactions entre acteurs politiques et des conflits d'agenda dans la construction des discours politiques à la télévision (Brugidou, 1995 ; Groupe Saint Cloud, 1995 ; Le Bart, 1998).

L'analyse de la communication de campagne

Le travail comparatif sur les campagnes télévisés réalisé en 1978 par Roland Cayrol, avec Jay. G Blumer et Michel Thoveron marque une date dans l'histoire des études sur les médias et la politique en France. Il constitue d'abord le premier ouvrage systématique sur l'influence de la télévision. Il marque également l'introduction dans la science politique française de problématiques comme celles des uses and gratifications, de l'agenda-setting. Les recherches qui vont se développer à partir de ce livre référence sont assez variées pour qu'il soit impossible de les enfermer dans une "école". Deux traits fédérateurs peuvent cependant être soulignés. D'une part, ces recherches sur l'impact des médias sur les comportements politiques vont procéder par emprunts systématiques à des traditions de recherche nord-américaines (phénomène logique si l'on songe que jusqu'aux années soixante-dix parler de recherche américaine en communication politique est presque un pléonasme) et contribuer par là à faire reculer ce qu'il faut bien appeler le provincialisme scientifique de la recherche française. Mais d'autre part, en se fixant sur les campagnes électorales, ces travaux s’intègrent à la très riche tradition française des études électorales, comme le montre le rôle important joue par l’équipe du CEVIPOF, premier centre de recherches français sur l'analyse électorale, dans le développement de ces recherches. Les analyses de Roland Cayrol vont montrer comment, malgré un développement du média plus tardif que dans beaucoup de pays étrangers, la télévision conquiert dans les années quatre-vingt une place centrale dans les dispositifs de campagne et contraint le personnel politique à l'apprentissage de nouveaux savoir-faire. Ces travaux permettent aussi de mettre en évidence combien les effets de la médiatisation des campagnes électorales ne sont pas toujours ceux que leur associe des analyses simplistes. L’élection présidentielle de 1981 permet en particulier à Cayrol de démontrer qu'au delà du poids des images, des critères traditionnels d'identification partisane gardent une importance centrale dans les moments finaux de campagne ou se fixent les électeurs hésitants (in Gaxie, 1985). A l'inverse, Cayrol invite dans ses travaux récents (in Perrineau, 1994) à réévaluer l'impact possible de la télévision sur l’érosion des engagements militants. Parce qu'elle tend à restreindre pour des raisons de recherche d'audience la place du débat politique, parce qu'elle valorise une représentation ironique ou dépréciative du personnel politique, parce qu'enfin elle permet de faire entrer directement la campagne dans les foyers, la télévision contribue à une érosion du militantisme, à une dévaluation de l'engagement dans des campagnes de terrain. Les recherches françaises ont également mobilisé le modèle de l'agenda-setting. Une étude menée par Missika et Bregman à l'occasion des élections législatives de 1986 mettait en évidence l'importance des décalages entre agenda médiatique, agenda politique et agenda de l'opinion. Contre certaines ides reçues, cette analyse, basée sur un énorme corpus de data, souligne la relative adéquation de l'agenda politique aux attentes de l'opinion (sur le chômage, la crise, le welfare). Elle manifeste par contre le décalage fort de ces deux agendas à l’égard de l'agenda médiatique ou le premier sujet couvert lors de la campagne est celui de la "cohabitation"   tandis que le chômage ne figure pas parmi les premiers sujets traités. L'explication proposée repose sur la distinction entre des "thèmes de controverses" et des "thèmes de préoccupation". Les seconds mobilisent l'attention des électeurs mais ne donnent pas forcément lieu à des oppositions politiques tranchées. Les premiers peuvent préoccuper fort peu l'opinion (cas de la cohabitation), mais permettre une couverture dramatisée, valorisant les oppositions entre partis. Une des leçons de cette étude est de suggérer une forme de contribution spécifique des médias aux processus de prise de distance des profanes face à la politique. Les impératifs médiatiques de cadrage de l’actualité poussent en effet à traiter des sujets décalés des préoccupations des électeurs. Ils incitent les hommes politiques à produire des "petites phrases" sur ces sujets pour accéder aux médias et confortent par la le sentiment d'une offre politique inadaptée aux préoccupations des citoyens. La problématique de l'agenda est encore au centre d'une étude récente de Dorine Bregman (1996) sur la gestion médiatique d'une reforme importante du financement de l'Etat-Providence par le gouvernement Rocard. La encore, l'analyse montre comment les journalistes, en recadrant les enjeux de cette reforme en termes de luttes partisanes ou de rivalités au sein du gouvernement socialiste, vont contribuer à occulter les enjeux sociaux de redistribution lies au contenu même de la reforme. Cette recherche rejoint aussi les analyses critiques conduites en Grande-Bretagne par Philip Schlesinger (in Ferguson, 1990) contre la vison de "primary definers" tout puissants. Les stratégies les plus habiles des spécialistes gouvernementaux pour contrôler la communication sur cette reforme vont largement échouer du fait des résistances du Ministère des finances qui distille une contre-information défavorable au projet et de l'irruption d’événements imprévus (Guerre du Golfe) qui modifient l'agenda médiatique.

L’intérêt de ces travaux ne peut cependant masquer la faiblesse quantitative des recherches françaises sur les campagnes électorales dans la période récente. Il est significatif que les livres les plus récents soient surtout la synthèse de travaux plus anciens (Cotteret, 1991) ou des manuels visant à proposer aux étudiants une synthèse des recherches internationales (Gerstlé, 1992 ; Maarek, 1992 ; Albouy, 1994). Trois raisons peuvent expliquer cette "panne" de la dynamique de recherche. Jacques Gerstlé (in Politix, 1996) en souligne une première lorsqu'il observe que malgré les travaux de Cayrol, règne en France "la domination sans partage d'un modèle explicatif du vote ou les variables à long terme, sociologiques ou idéologiques, excluent toute autre considération à court terme comme l'impact des différentes dimensions de la campagne électorale et donc l'information". Malgré l’intérêt des travaux de Missika et Bregman le cadre théorique de l'agenda-setting peut aussi apparaître comme limite, conceptuellement mou là ou la dynamique des campagnes électorales demanderait de passer à une problématique que le chercheur canadien Jean Charron qualifie d'agenda-building (Hermès, 1995) dans la logique des travaux de Gusfield. Enfin, le durcissement des règles de droit concernant le financement des campagnes électorales a contribué lors de la présidentielle de 1995 à un spectaculaire recul de la publicité politique. En revalorisant des campagnes de terrain plus traditionnelles ce phénomène a atténué la saillance des campagnes médiatiques pour les chercheurs.

Il serait cependant téméraire de conclure à une crise des recherches françaises sur le poids des médias sur les comportements politiques et électoraux. Le déplacement récent des problématiques de la sociologie électorale française vers la prise en compte de l’électeur "volatil" ou "rationnel" contribue en effet à lever l'obstacle épistémologique repéré par Gerstlé. Dès lors que le comportement électoral est analysé comme moins lourdement tributaire de variables sociologiques ou d'affiliations partisanes rigides, la question du pouvoir d'influence des campagnes et des cadrages médiatiques remonte à l'agenda scientifique (Gerstlé, 1989). Jacques Gerstlé est probablement le chercheur français qui a le plus nettement traduit en recherches empiriques ce déplacement des problématiques qu'il synthétise dans un article important (Politix, 1996). Gerstlé critique, non sans raisons, la recherche française pour être tombée dans le piège de "l'Erreur métonymique". Celle-ci consiste à réduire la politique dans les médias (et d'abord à la télévision) à la seule étude des émissions labelisées comme politiques, ou à des interrogations sur un aspect partiel de la production de l'information (sociologie du travail journalistique, sémiologie des journaux télévisés). Malgré leur richesse, elles négligent la façon dont le flux de l'information diffuse définit des thèmes, les cadres. "Tout se passe au fond comme si le journal n’évoquait que la pluie et le beau temps, l'essentiel dans ces perspectives étant de savoir comment s’opère la production de l’actualité et qui la fabrique". En mobilisant les problématiques du "framing" et du "priming" développées par Iyengar et Kinder (1987), Gerstlé propose d’élargir l'analyse à toute l'information télévisée, de prêter plus d'attention à ses contenus. Ses recherches récentes suggèrent l’intérêt d'une pareille approche, à travers la mise en évidence des effets de priming des thématiques de la loi et de l'ordre sur le vote Le Pen, ou à travers les effets dévastateurs des thèmes de l'agenda médiatique sur la légitimité présidentielle d'Édouard Balladur et le surprenant come-back de Jacques Chirac au printemps 1995 (Gerstlé in Perrineau & Ysmal, 1995).

L’élargissement récent des problématiques

L’élaboration d'une problématique de la "communication politique", qui analyse les rapports entre médias et politique au delà des campagnes électorales à trouvé en France une première formulation dans les analyses de Jean-Louis Missika et Dominique Wolton (1983). En réaction à une humeur académique longtemps marquée par les influences de l’école de Francfort, ces deux auteurs développaient une critique salubre de la tonalité pleureuse de nombreux textes – souvent dépourvus de base empirique – sur le pouvoir de la télévision. Ils suggéraient de façon provocatrice que, loin de s'y opposer, la télévision ouvrait la possibilité de faire vivre l'espace public démocratique rêvé par Habermas. A travers la création de la revue Hermès, Wolton a aussi fortement contribué à la diffusion en France de travaux étrangers et à l'essor des recherches sur l'argumentation et la communication politique (Hermès 1991, 1994). Qu'il soit cependant permis d'exprimer un désaccord intellectuel profond avec l'essentiel de ses textes sur la communication politique, qui nous semblent marqués par deux travers rédhibitoires : une mobilisation très relâchée du matériel empirique, une réflexivité critique qui ne va jamais au delà de ce que permet une posture d’idéologue organique des journalistes de l'audiovisuel.

On comprendra donc que la période récente ait vu l'essentiel de l'innovation scientifique sur la communication politique venir d'outsiders, appartenant souvent aux jeunes générations – "thésards" de Paris 1 dans les années 90 – ou à des centres de recherches de création relativement récente (CURAPP d'Amiens, CRAP de Rennes). Sans exagérer la cohérence de ce courant, il est possible de le définir par quatre séries de repères. Le premier concerne l'ancrage dans des problématiques sociologiques. La prise de distance avec la tradition sémiologique est nette, parfois explicitement revendiquée. Le trait fédérateur des recherches évoquées ici est de chercher à problématiser sociologiquement le fonctionnement de structures d’interdépendances ou interviennent d'autres acteurs que journalistes et hommes politiques. C'est ici l’idée même de pouvoir isoler analytiquement un rapport presse-politique qui est contestée. L’unité d'analyse pertinente s’élargit vers des configurations ou intervient l'opinion publique (électeurs, sondés), mais aussi des professionnels introduisant dans le jeu politique des apports des sciences sociales, qu'ils soient consultants ou universitaires se livrant à un travail de commentaire et d'analyses. Les références sociologiques empruntent souvent à la théorie des champs de Bourdieu, aux modelés de configuration de Norbert Elias, plus rarement à l'espace public d'Habermas. Elles valorisent une sociologie attentive à saisir à la fois le réseau des interdépendances entre acteurs et les conditions sociales de sa structuration. Mais les emprunts théoriques de cette nouvelle génération de travaux sont en fait plus variés. Ils reflètent bien les récents mouvements d'importation théorique: constructivisme, interactionisme symbolique, analyse des "politiques symboliques" développée par Edelmann, sociologie des médias anglo-saxonne (Schudson, Schlesinger). Si le cadre théorique de ces recherches cherche à articuler des problématiques continentales et les apports théoriques du monde anglophone, leurs terrains d'analyse demeurent par contre fortement marques par des particularités françaises. Les campagnes électorales font l'objet de peu d'analyses, au point qu'on puisse y voir une sérieuse lacune. L'essentiel de la production scientifique se concentre sur le flux permanent des émissions politiques de télévision (Darras, 1994 ; Le Roux in Mots, 1993; Neveu in Mots 1989 & Hermès, 1995) tandis que la radio est profondément négligée. De nouveaux objets sont également apparus dans la période récente. Il s'agit en particulier des émissions satiriques mettant en scène les hommes politiques sous la forme de marionnettes réunies dans un café (Derville, 1995 sur le "Bébête-show") ou interrogés par des journalistes dans un faux-journal télévisé (Collovald, 1996). L'expansion des terrains d'analyse se lit aussi dans l’intérêt récent accordé à des objets comme les nécrologies des dirigeants politiques (Dulong, 1994) ou les dimensions rituelles  de la vie politique (Abélès, in Mots, 1990b), ou la longue "Lettre à tous les français" publiée en 1988 par le candidat Mitterrand dans la presse française (Lehingue & Pudal, in CURAPP, 1991). Un troisième trait de ces recherches concerne à la réhabilitation d'une dimension historique. On ne sera pas surpris de trouver ici des travaux qui se revendiquent du courant de la "socio-histoire" pour s'interroger sur les difficultés d’émergence d'une "science" de la propagande et de la rationalisation des messages politiques (Georgakakis, 1996). Toute une série de thèses et de travaux récents se développent ainsi autour d'une problématique associant sociologie des professions et communication politique pour analyser les processus d'institutionnalisation de divers métiers liés à la communication, la construction d'un marché de la communication politique (Poirmeur in CURAPP, 1991). Ces recherches concernent par exemple la professionnalisation du conseil politique (Legavre, 1998), celle de spécialistes de communication locale (Dubois, 1993). Il faut souligner enfin que ces recherches accordent aussi une attention inédite à la dimension locale des interactions entre hommes politiques et médias. En rupture avec une vision jacobine de la relation médias-élus, les recherches se déplacent alors vers l'analyse de campagnes municipales (Vin, 1996), des relations entre élus locaux et journalistes de petites villes (Le Bohec, 1997). Elles interrogent les changements produits dans la vie politique et institutionnelle locale – comme l'essor d'une presse produite par les collectivités locales – par les mécanismes de décentralisation nés dans les années quatre vingt (Le Bart, 1992 ; Fourdin, 1998). Elles permettent aussi de constater combien la construction d'images publiques des hommes politiques, souvent hâtivement associée aux technologies modernes de la communication politique, doit à des savoir-faire classiques dans la construction d'une relation émotionnelle et personnalisée avec journalistes et électeurs (GEMEP, 1990). On retrouve ici une des leçons des analyses de Schudson (1995) sur le mythe de la popularité de Reagan.

Il est impossible de chercher à résumer en quelques lignes les apports de ces recherches, tant en raison de leur nombre que du fait qu'elles recouvrent aussi des variations de problématiques assez sensibles. Trois repères peuvent cependant donner une idée de quelques-uns de leurs apports.

Un premier apport de ces travaux est d'interroger le statut des sciences sociales dans le fonctionnement des relations entre personnel politique et journalistes, dans les dynamiques du champ politique. Si elles constituent des outils d'analyse, les sciences sociales sont aussi largement incorporées aux processus de la communication politique à travers le savoir-faire des consultants, les processus de rationalisation du travail journalistique vers la maximisation des audiences, les effets des sondages d'opinion utilises de façon inflationniste en France. Les travaux récents permettent d'illustrer sur le cas des relations journalistes-hommes politiques (Legavre, 1998), le principe de réflexivité des agents sociaux formalise par Giddens. La rationalisation croissante des messages politiques, formatés "scientifiquement" en fonction des attentes des médias suscite en retour une forme inédite de compétence journalistique, elle aussi débitrice des sciences sociales, qui consiste à anticiper sur les coups médiatiques, à commenter moins les actions des hommes politiques que leurs visées stratégiques, leurs significations communicationnelles (Neveu, 1994). La place centrale désormais conquise par la référence à une opinion publique mesurée par les sondages permet aussi de mesurer les effets politiques de technologies issues des sciences sociales. Bernard Lacroix (in Sfez, 1993b) a souligné le paradoxe de cette publication continue de sondages qui place le personnel politique dans une situation de double-bind. Les dirigeants politiques doivent faire preuve d'une forme d'activisme qui à coup de "soundbites" et de gestes symboliques (on verra un ministre français filme en Somalie, déchargeant sur son dos les lourds sacs de riz de l'aide humanitaire) leur garantisse une couverture médiatique favorable et continue. Dans le même temps, la crainte du faux pas qui heurterait l'opinion et produirait une brusque chute dans les sondages double cet activisme médiatique d'une forme d'immobilisme politique qui rend improbable la formulation de propositions novatrices, entretient ce que John Geer (1996) nomme "followership". Ces réflexions sur les enjeux des sciences sociales contribuent aussi à déplacer la problématique des effets des sondages. Il ne s'agit plus simplement de peser leur incidence sur les votes. Il faut désormais interroger leur impact sur le travail des journalistes poussés à une posture d'hermeneutes de la vox populi statistique, penser aussi aux incidences possibles de la transparence permanente qu'ils produisent sur une perte de solennité et d'incertitude des moments électoraux, sur une érosion des dimensions sacrées (pour emprunter à Bagehot) du vote.

Un second trait commun aux recherches évoquées ici est de solliciter un jeu d'interrogations sur la professionnalisation de la vie politique. Il s'agit, on vient de le voir, de l'apparition de nouvelles catégories d'auxiliaires professionnels du jeu politique (sondeurs, consultants). Ils fournissent aux hommes politiques de nouvelles ressources médiatiques dans les luttes du champ politique. Mais ces consultants se trouvent eux-mêmes pris dans des jeux périlleux de gestion de leurs ressources. S'ils conseillent indifféremment des hommes politiques opposés (comme Pilhan, devenu le conseiller du Président Chirac après avoir été celui de Mitterrand) ils endossent une image de mercenaire. S'ils cumulent ressources politiques et compétences techniques , ils sont condamnés à un périlleux jeu d’équilibriste entre le personnage du technicien et celui du militant (Legavre, 1989). Dans une contribution très stimulante Dominique Memmi (CURAPP, 1991) a proposé un modèle d'analyse "gendered" de la relation entre consultant et homme politique. Le consultant y est décrit comme investi d'une mission de "réassurance symbolique". Son travail vise à sécuriser l'homme politique, à valoriser chez lui derrière les artifices de la communication le sentiment d'une authenticité personnelle. La relation consultant-homme politique peut alors se lire sur le modèle de celle qui lie épouse et mari dans une représentation traditionaliste du couple.

La question de la professionnalisation vaut aussi pour le personnel politique lui-même. Les savoir-faire du politicien doivent intégrer de plus en plus explicitement une capacité réflexive de gestion des médias et des relations avec les journalistes. Ce point ne peut lui-même être séparé du renouvellement profond dans le recrutement du personnel politique qui a caractérisé la Ve République, avec le rôle central pris par les anciens élevés de l'ENA dans les rangs des dirigeants de partis et des ministres. Ces changements ont contribué à un recrutement plus élitiste, mais aussi à un glissement dans les savoir-faire du personnel politique, dont la compétence est désormais plus liée à des savoirs économiques, à la maîtrise technique de dossiers qu'à un apprentissage du terrain issu des campagnes électorales. De ce point de vue, le changement graduel des émissions politiques télévisées depuis vingt ans peut s'analyser comme une prime donnée à ce nouveau personnel politique. Parce qu'elles reposent moins sur un affrontement frontal entre hommes politiques opposés, mais jouent plus de dialogues sur des dossiers, dans des conditions parfois proches des rituels d'examen des écoles de pouvoir , ces émissions ont souvent donné un avantage structurel aux invités socialisés dans ces formations. La tendance, plus tardive, à solliciter une mise en scène des aspects privés de la personnalité des invités politiques a pareillement contribué à valoriser un art de l'expression des affects et des goûts personnels, au détriment des invités (communistes par exemple) dont l’identité politique était inséparable de l'expression d'une identité collective en termes de classe ou de références idéologiques (Le Grignou & Neveu, 1993). Ces évolutions sont à leur tour inséparables d'un troisième processus de professionnalisation : celui des journalistes. Le journalisme français a subi en vingt ans des changements morphologiques considérables : doublement des effectifs, rajeunissement, féminisation, montée des diplômes. Ces changements ont directement marqué le journalisme politique dont le recrutement tend de plus en plus à se réaliser par un circuit qui part des instituts d’études politiques pour aboutir aux rédactions des médias les plus prestigieux via trois grandes écoles de journalisme. L'analyse de ces changements de la profession journalistique suggère des effets contradictoires. D'un coté, une socialisation partagée au sein des "écoles de pouvoir" a créé une proximité culturelle très visible entre l’élite des journalistes et celle des hommes politiques. Elle a aussi suscité l’émergence d'un "journalisme savant", nourri des savoirs et des logiques pédagogiques de ces institutions qui se traduit par la place prise par le commentaire des sondages, la sollicitation souvent relâchée des apports de la science politique. Mais dans un autre sens, les privatisations dans l'audiovisuel, la concurrence accrue entre des médias dont la situation économique est souvent difficile (presse écrite), ont aussi engendré des mouvements inverses. La fin du contrôle politique direct de la télévision par l'Etat a engendré chez les journalistes de l'audiovisuel un désir de marquer leur autonomie. De nouvelles émissions politiques sont ainsi apparues qui brisent la tradition de déférence à l’égard du personnel politique (Darras, 1998). La presse écrite a vu se développer , sur l'affaire Greenpeace, sur des affaires de corruption un journalisme d'investigation tout à fait étranger aux habitudes des quotidiens français. L'analyse de l'affaire dite "du sang contaminé" offre un exemple idéal-typique (Marchetti, 1997). Une nouvelle génération de journalistes médicaux va délaisser la posture du vulgarisateur dévoué aux autorités médicales et développer un mode de traitement des dossiers médicaux qui joue à la fois de l'expertise critique tout en intégrant des impératifs de recherche d'audience. La mobilisation de ce journalisme d'investigation aboutira à mettre en cause la responsabilité des autorités politiques et sanitaires dans la contamination des hémophiles par le virus du SIDA à l'occasion de transfusions sanguines. Rapidement promu au rang de "scandale" et devenu l'objet d'une surenchère de dénonciations entre média, ce mode de traitement inédit d'un dossier technique va bientôt le promouvoir à l'agenda politique et susciter des poursuites contre plusieurs ministres dont l'ancien premier ministre Fabius.

Les recherches françaises récentes s'organisent aussi autour d'une réflexion sur les changements en profondeur du système politique que provoque la communication politique. Le clivage observé à propos de l'opinion publique se retrouve ici partiellement. Une partie des chercheurs développe une problématique de la "démocratie d'opinion" ou "démocratie continue".  Le jeu combiné des médias et des sondages permettrait une expression permanente et directe de l'opinion publique, un contrôle en temps réel des orientations politiques. Cette idée est également exprimée par des journalistes (de Virieu, 1989) ou, de façon critique, des hommes politiques comme l'ancien premier ministre Michel Rocard qui estime que "Les médias empêchent de gouverner". Les travaux de la nouvelle génération évoquée dans ce développement insistent davantage sur une problématique de la crise, sur la vision d'une recomposition inachevée. Une première crise frappe le journalisme politique, lui aussi soumis à une logique de double bind (Darras, 1998 ; Neveu in Politix 1996). L'exercice traditionnel du journalisme politique à la française, conçu comme un dialogue d'insiders de la politique sur des enjeux ésotériques ou une vision de la politique comme "course de petits chevaux" se heurte d'un côté à des contraintes d'audience. A la télévision, les émissions politiques traditionnelles ne parviennent plus à capter l'attention du public. Les logiques commerciales aboutissent alors, en dehors des campagnes, à une complète marginalisation de ce type de programmation et des journalistes qui en sont responsables. Pour retrouver une audience, plusieurs chaînes ont choisi de faire glisser les émissions politiques vers un modèle de talk-show, avec participation du public et élargissement des sujets débattus vers des problèmes plus quotidiens (Mehl, 1995). Si elle a rencontré un relatif succès, cette stratégie aussi abouti à une autre marginalisation des journalistes politiques, remplacés par d'autres professionnels des médias ou des journalistes généralistes. L'enjeu de la crise est ici l'invention d'un nouveau journalisme politique, capable de mobiliser les audiences à partir d’une approche plus concrète des enjeux politiques, d'un style de débat associant public, acteurs sociaux, experts. Parce qu’elle implique une redéfinition substantielle de la compétence du journaliste politique cette mutation se heurte à de vives résistances. Journalistes, hommes politiques et chercheurs français ont aussi beaucoup débattu d'une "Crise de la représentation", marquée par la défiance à l’égard du personnel politique, la montée du vote "Front National" . Le flou de la notion de crise est ici évident. Elle désigne à la fois les incidences des comportements post-matérialistes analyses par Inglehart, l'existence d'un décalage structurel entre représentant et représentés, les désillusions des années Mitterrand. La "crise" est aussi un slogan mobilise par les outsiders du jeu politique (Tapie) pour se présenter comme les porte-parole de la société civile contre les "politiciens professionnels". Mais cette "crise" doit aussi être analysée comme une forme d'effet de self-fulfilling prophecy produite par les médias (Neveu, 1993). Le discours sur l'existence d'une crise de la représentation a fait partie d'un sens commun journalistique à la fin des années quatre-vingts. S'il pouvait reposer sur des répondants empiriques, ce discours avait aussi l'avantage d'instituer les journalistes dans une position de surplomb, juges et médecins d'une politique malade. L'essor d'un journalisme d'investigation qui a contribué à dévoiler et à construire de nombreuses affaires de corruption a joué dans le même sens. Ce sont enfin les conditions même des interactions entre journalistes et hommes politiques qui ont contribué à engendrer une forme de prise de distance au politique. La combinaison des impératifs médiatiques et de leur analyse critique par les journalistes de la presse écrite ont contribué à rendre visible à un large public le caractère artificiel d'une vie politique colonisée par les petites phrases et les consultants. L'argument n'est pas ici d'accuser les journalistes d'avoir provoqué une "crise du politique", mais plus sociologiquement de constater qu'ils ont objectivement contribué à la coproduction d'une vision désenchantée de la politique... dont ils sont aussi les victimes, leur position d'insiders les associant dans les sondages au discrédit qui frappe la classe politique.

Un chantier prometteur ?

Au terme de ce survol trop simplificateur le domaine des relations entre médias et politique apparaît comme l'un des chantiers les plus dynamiques et les plus prometteurs de la science politique française. Ce dynamisme doit au relatif rapprochement entre les traditions d’études évoquées ici. Des oppositions scientifiques et disciplinaires fortes demeurent. Elles ne doivent pas masquer des processus d’échange et de convergence. Contraints par la balkanisation des recherches entre spécialités académiques à des exercices de traduction et d'importation conceptuelle, les chercheurs français ont souvent su transformer en atout ce qui était un handicap. Un processus d'ouverture internationale, de dépassement des clivages entre sociologie et sciences de la communication a ainsi limité les méfaits du provincialisme disciplinaire. Un second motif d'optimisme tient à la capacité des recherches françaises à ne pas construire autour de la "communication politique" une micro-spécialité autarcique. Il est au contraire frappant d'observer le souci partage par les chercheurs les plus divers d'établir des liens entre des domaines de recherches trop souvent cloisonnés dans d'autres structurations du monde académique. Le rapport des médias à la politique intègre la façon dont ils traitent des mouvements sociaux (Champagne, 1990). Il s'articule à une sociologie générale du journalisme et de ses rapports avec les sources (Haegel, 1992 ; Marchetti, 1997). Il élargit les problèmes de l'agenda à une problématique plus globale du priming, de la construction des problèmes et des politiques publiques. Il ne dissocie pas étude des discours et des formes du langage politique de celles de leurs contenus et effets. Les années quatre-vingt dix ont aussi vu les problématiques du rapport des médias à la politique s’élargir à l'analyse de l'ensemble de l'information, de la production des événements (Réseaux). Une étude de Derville (1997) sur la lutte entre Greenpeace et les services de presse des autorités françaises pour le contrôle de la couverture médiatique des essais nucléaires décidés par le Président Chirac en donne un bon exemple. Initialement malmenés par les écologistes, le service de presse de l’arme gagnera largement la seconde mi-temps médiatique. De façon plus novatrice encore ce sont aussi les enjeux politiques de programmes de talk-shows, de "reality-show" qui retiennent l'attention des chercheurs (Chambat). La recherche en communication politique s'inscrit donc en France dans un dense réseau de connexions qui la relient à d'autres grands chantiers de la science politique (politiques publiques, mouvements sociaux). Elle est aussi analysée dans une problématique qui intègre les enjeux politiques des nouveaux réseaux de communication (Vedel, 1996), cherche dans la notion de communication un grand mythe contemporain (Neveu, 1994). Last but not least, l'optimisme vient aussi de la forte ouverture internationale des recherches françaises. Les travaux de langue anglaise sont désormais lus et mobilisés rapidement, même si la rareté des traductions demeure un fléau de l’édition scientifique française. Mais cette ouverture internationale vaut aussi pour d'autres apports, ceux de la recherche italienne sur la télévision en particulier.

Ce bilan positif ne va pas sans ombres. Certaines doivent à des faiblesses déjà signalées. Malgré des études récentes (Mercier, 1996), le traitement quotidien de l'information reste peu analysé, tout comme les campagnes électorales. Mais avouons-le, la plus grande frustration intellectuelle vient de la très faible diffusion internationale des recherches françaises. Peu traduites, venant d'une communauté qui reste encore timide et provinciale au sein des réseaux de recherche internationaux, les recherches françaises n'ont pas encore trouve dans les forums internationaux la place qu'elles méritent. Ou plutôt , la circulation des recherches françaises semble illustrer dans le domaine académique la loi de Gresham, si l'on songe que les amphigouris post-modernes d'un Baudrillard sur les médias obtiennent sur les campus américains plus qu'un succès d'estime. J'y verrai une raison de plus de remercier Polis de son hospitalité, en espérant faire ainsi connaître des travaux qui, sans jamais attendre l'approbation acritique, invitent au débat scientifique.

 

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