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L'INSTITUTION D'UNE TRIBUNE POLITIQUE GENESE ET USAGES DU MAGAZINE POLITIQUE DE TELEVISION
par Eric DARRAS Docteur d'Université en Science Politique Problématique et insatisfactions Comme souvent, le point de départ de ce travail trouve, pour une part, son origine dans une série dinsatisfactions voire dirritations nées de la lecture des travaux de "communication politique" trop étroitement descriptifs ou (plus souvent) trop prétentieusement métaphysiques, trop "cliniques" ou trop "médiologiques", trop "pour" ou trop "contre", trop "internes" ou trop "externes" mais finalement toujours trop peu réalistes. Seul point commun, la plupart des études se fédèrent in fine pour conforter les prénotions professionnelles relatives à une toute puissance politique mythique des journalistes : les autocélébrations "médiacratiques" sont dailleurs engrammées, depuis lorigine, au sein même du paradigme interactionniste et constructiviste dominant. Pour prendre au sérieux le rapport (de force) qui à la fois unit et sépare les professionnels de la politique et les journalistes, le plus subtil et le plus efficace des obstacles épistémologiques demeure cette prégnance du paradigme médiacratique qui simpose au travers de lexportation dans lunivers scientifique du style, des mots mais surtout des catégories de perceptions du journalisme. À lextrême, cette sorte de mimétisme de lobjet peut conduire à enfler considérablement les conclusions de la recherche ; le transfert vers lUniversité de cette immodestie, consubstantielle à lexercice du métier de journaliste pouvant aller jusquà prétendre redéfinir les sciences sociales. Quelques difficultés... Plus prosaïquement, il faut citer, parmi les nombreuses difficultés pratiques de la recherche sur la télévision, le caractère "chronophage" de la visualisation des enregistrements qui commande au chercheur de sinvestir pleinement dans le travail préalable de délimitation de lobjet mais aussi de détection et de sélection des archives informatisées, afin doptimiser le temps consacré à la consultation des bandes audiovisuelles. C'est dautant plus vrai que des impératifs techniques dictent le choix dune approche en quelque sorte "archéologique" : malgré la jeunesse du média et leffort des professionnels de l'INA, les possibilités de visionnage sont limitées et certains produits télévisuels, notamment dans les premières décennies, restent inaccessibles pour des raisons tant techniques (certaines émissions sont définitivement perdues) que financières. Louverture officielle depuis le 1er janvier 1995 du dépôt légal de lINA offre aux chercheurs un accès irremplaçable aux fichiers des notices détaillant les émissions et aux archives audiovisuelles. Il faut se féliciter de ce que lessayisme ne puisse plus escompter prospérer sans contradicteurs capables de lui opposer des corpus plus conséquents et cohérents ; les études françaises sur la télévision pourraient ainsi rapidement soutenir la comparaison internationale. Il convient néanmoins de prévenir les effets pervers que la consultation de Station de Lecture Audio-Visuelle (SLAV) ne devrait pas manquer de générer. Deux postures semblent particulièrement propices à la production dartefacts. Dune part, labsence dinterrogation préalable sur les modes de production des catégorisations (elles-mêmes changeantes selon les époques) effectuées par les documentalistes (prises pour argent comptant ou superficiellement et rétrospectivement critiquées par des chercheurs prompts à universaliser leurs points de vue). Si, "par essence, lhistoire est connaissance par documents", celui qui fait profession dinterpréter des traces ne saurait occulter leurs conditions dapparition. Pour toute archive repérée, il faut garder à lesprit que les fichiers de lINA sont dabord constitués dans une optique commerciale : il sagit de vendre à des professionnels de télévision des images darchives de télévision. La prospérité économique de lINA dépend vraisemblablement de ladéquation entre les représentations professionnelles des documentalistes et celles des clients de l'Institut. Autrement dit, les professionnels de lINA ont dautant plus de chances dêtre économiquement productifs (donc promus, récompensés...) que leurs critères de sélection et didentification des archives sont proches de ceux utilisés (routinisés) par les journalistes de télévision pour sélectionner et interpréter linformation. Ces points de vues peuvent être très éloignés de ceux de la recherche. En outre, après une phase "ingrate" dapprentissage des logiciels spécifiques de consultation et d'analyse, la volonté de rentabilisation, la soumission à la facilité et à l"effet dévidence" (et de modernité) générées par la station de lecture multimédia peuvent conduire à occulter limportance des conditions de productions et de réceptions du produit fini que constitue lémission visualisée. Sur ce sujet, les meilleures intentions introductives dissimulent souvent mal la réalité dune systématisation de lexégèse dans les travaux universitaires sur la télévision que lon peut sans doute pour partie corréler à la mise à disposition par lINA de cet outil (fascinant) quest la SLAV ; celle-ci rencontre ainsi lhorizon dattentes scientifiques de nombre détudiants et de chercheurs... Pour ce qui concerne ce travail, plutôt quune analyse des discours, l'accent est mis sur l'énonciation. Contre les fausses oppositions académiques entre sémiologie et sociologie politiques (E. Neveu), le décryptage exclusif des enregistrements ne sont en réalité pas séparables de la perspective comparative (notamment avec Meet The Press, le plus ancien magazine politique du monde), des recherches complémentaires sur les archives papier (par exemple aux archives nationales contemporaines à Fontainebleau), de la construction statistique de lhistorique des invitations, de la mise en perspective historique, de lobservation régulière des plateaux de télévision ou enfin des entretiens réalisés auprès des journalistes, des techniciens ou des responsables. Quelques résultats... Pour une histoire sociale de la télévision La diffusion nationale de la télévision, qui transcende à partir du milieu des années soixante, les clivages sociaux, générationnels et géographiques fait clairement entrevoir la télévision comme un instrument irremplaçable de nationalisation et de politisation des consciences. La réception télévisuelle devient domestique, ce qui ne peut manquer de favoriser la mutation de l'opinion politique, qui comme le vote évoqué par Alain Lancelot, de "communautaire, prépolitisée et locale" doit devenir "individuelle, politiquement significative et nationale", conformément aux impératifs doxiques dune démocratie libérale. Le simple fait de regarder lémission va immédiatement et paradoxalement être célébré comme une modalité de la participation des citoyens au jeu politique. Comme le soulignent en creux les tentatives infructueuses de la quatrième République, la pérennisation à partir de 1966 du modèle américain du magazine politique de télévision apparaît simultanément comme le produit et le vecteur dune nouvelle division du travail politique qui favorise, au sommet du champ politique central, la personnification des rapports de forces politiques, l'apparition de nouveaux auxiliaires, la consolidation des partis dominants, lunification des marchés politiques ou lintensification de la compétition politique (D. Gaxie). Les émissions politiques de télévision ont par exemple joué un rôle déterminant dans ce processus dimposition des sondeurs dans le "nouveau jeu politique" (P. Champagne), non seulement parce quils apportent une réponse à limpératif de justification de la parole politique des journalistes audiovisuels, mais aussi parce la télévision leur a offert, sur le modèle du cheval de Troie, loccasion dune double accréditation par la presse écrite et par les professionnels de la politique. Les registres de justification de lautorité journalistique Parce que les élus de la République sont dotés de ressources éminemment supérieures (ne serait-ce quen vertu de lonction du suffrage universel), lautorité des journalistes repose sur un travail continu et fragile de légitimation de la parole journalistique. Cette relation de pouvoir problématique entre le journaliste et lhomme politique, imprime sa marque à lensemble des éléments constitutifs du magazine politique de télévision : sa "matérialité" comme ses dispositifs scéniques, narratifs et filmiques. Pour faire autorité, le journaliste invoque au moins cinq registres relativement distincts de justifications. Comme tout discours, cette auto-justification emprunte elle-même les catégories du récit (la diégèse) et se prête en cela à une analyse structurale (D. Memmi) : le journaliste reçoit au titre de représentant de la chaîne ou du média (le destinateur) la compétence pour rechercher une "vérité" (lobjet de valeur) et la rendre à "lopinion publique" (destinataire). Dans cette quête et face à lhomme politique (lanti-sujet), le journaliste peut encore être aidé par ses propres connaissances et instruments ou ceux dautres locuteurs (adjuvants). Schématiquement, pour se pourvoir dune autorité suffisante, le journaliste peut épouser le rôle du destinateur autrement dit du média (organisateur), mais aussi successivement (et parfois simultanément) les rôles des autres actants du récit : celui de lanti-sujet (ladversaire politique), du destinataire ("lopinion publique"), de lobjet de valeur (la "vérité publique") ou de ladjuvant (le "savoir"). La subordination structurale du champ journalistique vis-à-vis du champ politique La socio-genèse du magazine politique, révèle certaines réalités déniées de linstitution politique, au moment où journalistes et hommes politiques, concurremment et de concert, fixent les règles informelles de ce nouveau jeu politique. Létude de la genèse fait apparaître linfériorité structurale du journaliste au sein de ce rapport de force. Ainsi, la cristallisation progressive dune nouvelle forme déchange politique apparaît marquée dune part, par labaissement des prétentions des professionnels de télévision et, dautre part, par limpératif du grandissement des journalistes. Formellement, la compétition politique est ouverte. Pourtant, laccès à la télévision apparaît étroitement réservé : les magazines politiques confortent à la télévision un double effet de clôture et dhabilitation des participants au débat politique national. La structuration de lordre politique simpose aux magazines politiques. Lapproche comparative révèle que les spécificités des différents systèmes politiques (rôles politiques déterminants des agences administratives fédérales, des États fédérés, des parlementaires... aux États-Unis au contraire de la prééminence télévisuelle de lexécutif en France) sexportent à la télévision. La reconstruction statistique de lhistorique des invitations des principaux magazines politiques dévoile les conditions daccès à la télévision et confirme la thèse de la persistance dune subordination structurale du champ journalistique : le magazine politique de référence peut ainsi être rapproché du "centre" construit historiquement (C. Geertz), du sceptre homérique ou du rite dinstitution tel que définit par P. Bourdieu. Les principaux leaders politiques du pays créditent un plateau politique de télévision qui en retour les accréditent. Ils peuvent y parler politique avec autorité et ainsi notamment se démarquer de ceux qui ny accéderont jamais. Contre les spéculations alarmistes autour de "lÉtat spectacle", on montre que lespace politique télévisuel le plus "pur" semble au contraire préservé de ce quil est convenu dappeler "le mélange des genres", ce quune approche superficielle des programmes télévisuels, niant précisément leur degré dinstitutionnalisation (leur longévité, leur hiérarchisation, leur spécialisation et leur reconnaissance par le champ politique), peut occulter. Pour ne citer que quelques illustrations, les invitations dambassadeurs des États-Unis et de personnalités étrangères dans les magazines américains, selon une logique éthnocentrique connue des journalistes eux-mêmes, coïncident (comme pour la France) avec les intérêts militaires, politiques et économiques successivement assumés par le gouvernement des États-Unis. Autres résultats : seize hommes politiques (dont une seule femme) monopolisent 53% des 290 invitations de toute lhistoire de Lheure de vérité, six invités se partagent plus du quart des émissions. Cette discrimination politique se retrouvent aux États-Unis où six invités bénéficient sur trente deux années (1947-1979) de 10% des invitations de Meet The Press... Comment expliquer cette loi dairain de loligarchie politique télévisuelle ? Les explications sont nombreuses. La diffusion nationale de la télévision suppose linvitation prioritaire dhommes et de partis denvergure nationale qui doivent en quelque sorte être "morphologiquement" semblables au média télévisuel ; les célébrités politiques sont en quelque sorte "des produits prévendus" (J. Rosen) et minimisent ainsi le risque de léchec en terme daudience ou dabsence de retombées presse écrite ; les talk shows politiques demeurent des espaces de libre expression, au contraire par exemple des JT où le discours politique est rapporté et transfiguré : du coup, le risque, assumé par le journaliste invitant, semble grand de laisser sexprimer des discours politiques irrespectueux du système politique représentatif... Mais il ne faut pas dénier aux journalistes lexplication quils avancent eux-mêmes : ils invitent prioritairement "ceux qui comptent" parce quils ont le devoir (démocratique) de les soumettre à la question. Cette priorité accordée aux présidentiables et aux principaux ministres soit aux "décideurs" (décision makers) ou plutôt à ceux qui se voient attribuer la responsabilité des décisions politiques peut être comprise comme un gage defficacité politique de lémission qui semble alors associer symboliquement les journalistes et les téléspectateurs à la décision politique. Dautres explications sont devenues classiques après E. Epstein : la proximité géographique entre élites journalistiques et politiques permet la minimisation du coût de linformation, voire leur collusion favorisant les "Washington movers and shakers"... De telles explications demeurent insuffisantes, il faut analyser les cadres de lentendement journalistique et noter que les professionnels de télévision dominés intériorisent les représentations par lesquelles ceux et surtout ce qui les dominent les acteurs et institutions de lordre politique les pensent. La surdétermination structurale du champ politique est rendue possible par lautocensure journalistique assurée au travers de lintériorisation des institutions politiques : lagenda, les hiérarchies, les "grands hommes", les partis politiques qui font autorité simposent prioritairement aux journalistes et non linverse (S. Hall, G. Tuchman, D. Gaxie). On montre par exemple, au travers du calcul dun indice de représentation télévisuelle des États américains, et contre les explications classiques du "géographic bias", que la visibilité des gouverneurs, sénateurs et des représentants à la Chambre dun Etat est directement proportionnée à la puissance relative de cet État. Cette subordination structurale nimplique nullement que les professionnels de télévision, pas plus que les responsables politiques vivent ainsi cette réalité. Ainsi, la restitution du sens vécu par lélu rappelle que les hommes politiques les plus éminents peuvent eux-mêmes vivre un passage à la télévision sous le registre de lépreuve biographique. Quelques pistes Les prolongements de la thèse sont entrepris dans deux directions liées : dune part, au niveau de la compétition interne aux partis pour laccès aux plateaux de télévision pour ainsi mieux comprendre lanticipation des exigences télévisuelles par les professionnels de la politique et dautre part au niveau des perceptions quont deux mêmes et des autres ces associés-rivaux. Il sagit, en dautres termes dapprofondir davantage la relation des journalistes à leurs sources pour repousser plus loin les vestiges de la pensée "médiacentrique" et ceux de lapproche "positiviste". Bibliographie - "Un paysan à la télé Nouvelles mises en scène du politique", Réseaux, n°63, CNET, janvier/février 1994, pp. 75-100. Extraits sélectionnés par Les dossiers de l'audiovisuel, n°59, La Documentation Française, janvier/février 1995, pp. 26-28. - "Espaces privés à usages politiques. La psychologisation de la scène politique", in CURAPP, Le for intérieur, Paris, PUF, 1995, pp. 378-397. - "Le "pouvoir médiacratique ?" Les logiques du recrutement des invités politiques à la télévision", Politix, n° 31, Presses de Sciences Po, juillet 1995, pp. 183-198. - "Le talk-show et le citoyen. La télévision forum en France et aux États-Unis", Actes du Vème Congrès de lAFSP, Aix-en-Provence, 23-26 avril 1996. - "Les bienséances de léchange politique. Naissance du magazine politique de télévision", Politix, n° 37, LHarmattan, 1997, pp. 9-24. - "Rire du pouvoir et pouvoir du rire. Remarques sur un objet politique, médiatique et mondain : Les guignols de linfo" in CURAPP, La politique ailleurs. Les formes non conventionnelles de laction politique, Paris, PUF, à paraître en 1998. |