L'INSTITUTION D'UNE TRIBUNE POLITIQUE

GENESE ET USAGES DU MAGAZINE POLITIQUE DE TELEVISION

 

par Eric DARRAS

Docteur d'Université en Science Politique
CURAPP-CNRS

 

Le magazine de télevision intéresse la sociologie politique en tant que phénomène politique, produit et vecteur des transformations de l’économie des relations politiques : lieu de rencontre physique de l’homme politique et du journaliste mais aussi celui d’autres acteurs et institutions moins visibles à savoir les conseillers en communication, les sondeurs, les présidents de chaînes, les annonceurs, les responsables de la programmation, les critiques de la presse écrite... il permet une objectivation partielle de la division du travail politique. Enjeu disciplinaire dont il s’agissait, avec et après d’autres, de rendre compte. L’étude de ce site privilégié d’interaction entre différents individus amène logiquement à poser la question des rapports entre les secteurs, les espaces ou les champs dans lesquels ces individus travaillent, évoluent et luttent.

Problématique et insatisfactions

Comme souvent, le point de départ de ce travail trouve, pour une part, son origine dans une série d’insatisfactions voire d’irritations nées de la lecture des travaux de "communication politique" trop étroitement descriptifs ou (plus souvent) trop prétentieusement métaphysiques, trop "cliniques" ou trop "médiologiques", trop "pour" ou trop "contre", trop "internes" ou trop "externes" mais finalement toujours trop peu réalistes. Seul point commun, la plupart des études se fédèrent in fine pour conforter les prénotions professionnelles relatives à une toute puissance politique mythique des journalistes : les autocélébrations "médiacratiques" sont d’ailleurs engrammées, depuis l’origine, au sein même du paradigme interactionniste et constructiviste dominant. Pour prendre au sérieux le rapport (de force) qui à la fois unit et sépare les professionnels de la politique et les journalistes, le plus subtil et le plus efficace des obstacles épistémologiques demeure cette prégnance du paradigme médiacratique qui s’impose au travers de l’exportation dans l’univers scientifique du style, des mots mais surtout des catégories de perceptions du journalisme. À l’extrême, cette sorte de mimétisme de l’objet peut conduire à enfler considérablement les conclusions de la recherche ; le transfert vers l’Université de cette immodestie, consubstantielle à l’exercice du métier de journaliste pouvant aller jusqu’à prétendre redéfinir les sciences sociales.

Quelques difficultés...

Plus prosaïquement, il faut citer, parmi les nombreuses difficultés pratiques de la recherche sur la télévision, le caractère "chronophage" de la visualisation des enregistrements qui commande au chercheur de s’investir pleinement dans le travail préalable de délimitation de l’objet mais aussi de détection et de sélection des archives informatisées, afin d’optimiser le temps consacré à la consultation des bandes audiovisuelles. C'est d’autant plus vrai que des impératifs techniques dictent le choix d’une approche en quelque sorte "archéologique" : malgré la jeunesse du média et l’effort des professionnels de l'INA, les possibilités de visionnage sont limitées et certains produits télévisuels, notamment dans les premières décennies, restent inaccessibles pour des raisons tant techniques (certaines émissions sont définitivement perdues) que financières. L’ouverture officielle depuis le 1er janvier 1995 du dépôt légal de l’INA offre aux chercheurs un accès irremplaçable aux fichiers des notices détaillant les émissions et aux archives audiovisuelles. Il faut se féliciter de ce que l’essayisme ne puisse plus escompter prospérer sans contradicteurs capables de lui opposer des corpus plus conséquents et cohérents ; les études françaises sur la télévision pourraient ainsi rapidement soutenir la comparaison internationale. Il convient néanmoins de prévenir les effets pervers que la consultation de Station de Lecture Audio-Visuelle (SLAV) ne devrait pas manquer de générer. Deux postures semblent particulièrement propices à la production d’artefacts. D’une part, l’absence d’interrogation préalable sur les modes de production des catégorisations (elles-mêmes changeantes selon les époques) effectuées par les documentalistes (prises pour argent comptant ou superficiellement et rétrospectivement critiquées par des chercheurs prompts à universaliser leurs points de vue). Si, "par essence, l’histoire est connaissance par documents", celui qui fait profession d’interpréter des traces ne saurait occulter leurs conditions d’apparition. Pour toute archive repérée, il faut garder à l’esprit que les fichiers de l’INA sont d’abord constitués dans une optique commerciale : il s’agit de vendre à des professionnels de télévision des images d’archives de télévision. La prospérité économique de l’INA dépend vraisemblablement de l’adéquation entre les représentations professionnelles des documentalistes et celles des clients de l'Institut. Autrement dit, les professionnels de l’INA ont d’autant plus de chances d’être économiquement productifs (donc promus, récompensés...) que leurs critères de sélection et d’identification des archives sont proches de ceux utilisés (routinisés) par les journalistes de télévision pour sélectionner et interpréter l’information. Ces points de vues peuvent être très éloignés de ceux de la recherche. En outre, après une phase "ingrate" d’apprentissage des logiciels spécifiques de consultation et d'analyse, la volonté de rentabilisation, la soumission à la facilité et à l’"effet d’évidence" (et de modernité) générées par la station de lecture multimédia peuvent conduire à occulter l’importance des conditions de productions et de réceptions du produit fini que constitue l’émission visualisée. Sur ce sujet, les meilleures intentions introductives dissimulent souvent mal la réalité d’une systématisation de l’exégèse dans les travaux universitaires sur la télévision que l’on peut sans doute pour partie corréler à la mise à disposition par l’INA de cet outil (fascinant) qu’est la SLAV ; celle-ci rencontre ainsi l’horizon d’attentes scientifiques de nombre d’étudiants et de chercheurs...

Pour ce qui concerne ce travail, plutôt qu’une analyse des discours, l'accent est mis sur l'énonciation. Contre les fausses oppositions académiques entre sémiologie et sociologie politiques (E. Neveu), le décryptage exclusif des enregistrements ne sont en réalité pas séparables de la perspective comparative (notamment avec Meet The Press, le plus ancien magazine politique du monde), des recherches complémentaires sur les archives papier (par exemple aux archives nationales contemporaines à Fontainebleau), de la construction statistique de l’historique des invitations, de la mise en perspective historique, de l’observation régulière des plateaux de télévision ou enfin des entretiens réalisés auprès des journalistes, des techniciens ou des responsables.

Quelques résultats...

Pour une histoire sociale de la télévision

La diffusion nationale de la télévision, qui transcende à partir du milieu des années soixante, les clivages sociaux, générationnels et géographiques fait clairement entrevoir la télévision comme un instrument irremplaçable de nationalisation et de politisation des consciences. La réception télévisuelle devient domestique, ce qui ne peut manquer de favoriser la mutation de l'opinion politique, qui comme le vote évoqué par Alain Lancelot, de "communautaire, prépolitisée et locale" doit devenir "individuelle, politiquement significative et nationale", conformément aux impératifs doxiques d’une démocratie libérale. Le simple fait de regarder l’émission va immédiatement et paradoxalement être célébré comme une modalité de la participation des citoyens au jeu politique.

Comme le soulignent en creux les tentatives infructueuses de la quatrième République, la pérennisation à partir de 1966 du modèle américain du magazine politique de télévision apparaît simultanément comme le produit et le vecteur d’une nouvelle division du travail politique qui favorise, au sommet du champ politique central, la personnification des rapports de forces politiques, l'apparition de nouveaux auxiliaires, la consolidation des partis dominants, l’unification des marchés politiques ou l’intensification de la compétition politique (D. Gaxie). Les émissions politiques de télévision ont par exemple joué un rôle déterminant dans ce processus d’imposition des sondeurs dans le "nouveau jeu politique" (P. Champagne), non seulement parce qu’ils apportent une réponse à l’impératif de justification de la parole politique des journalistes audiovisuels, mais aussi parce la télévision leur a offert, sur le modèle du cheval de Troie, l’occasion d’une double accréditation par la presse écrite et par les professionnels de la politique.

Les registres de justification de l’autorité journalistique

Parce que les élus de la République sont dotés de ressources éminemment supérieures (ne serait-ce qu’en vertu de l’onction du suffrage universel), l’autorité des journalistes repose sur un travail continu et fragile de légitimation de la parole journalistique. Cette relation de pouvoir problématique entre le journaliste et l’homme politique, imprime sa marque à l’ensemble des éléments constitutifs du magazine politique de télévision : sa "matérialité" comme ses dispositifs scéniques, narratifs et filmiques. Pour faire autorité, le journaliste invoque au moins cinq registres relativement distincts de justifications. Comme tout discours, cette auto-justification emprunte elle-même les catégories du récit (la diégèse) et se prête en cela à une analyse structurale (D. Memmi) : le journaliste reçoit au titre de représentant de la chaîne ou du média (le destinateur) la compétence pour rechercher une "vérité" (l’objet de valeur) et la rendre à "l’opinion publique" (destinataire). Dans cette quête et face à l’homme politique (l’anti-sujet), le journaliste peut encore être aidé par ses propres connaissances et instruments ou ceux d’autres locuteurs (adjuvants). Schématiquement, pour se pourvoir d’une autorité suffisante, le journaliste peut épouser le rôle du destinateur autrement dit du média (organisateur), mais aussi successivement (et parfois simultanément) les rôles des autres actants du récit : celui de l’anti-sujet (l’adversaire politique), du destinataire ("l’opinion publique"), de l’objet de valeur (la "vérité publique") ou de l’adjuvant (le "savoir").

La subordination structurale du champ journalistique vis-à-vis du champ politique

La socio-genèse du magazine politique, révèle certaines réalités déniées de l’institution politique, au moment où journalistes et hommes politiques, concurremment et de concert, fixent les règles informelles de ce nouveau jeu politique. L’étude de la genèse fait apparaître l’infériorité structurale du journaliste au sein de ce rapport de force. Ainsi, la cristallisation progressive d’une nouvelle forme d’échange politique apparaît marquée d’une part, par l’abaissement des prétentions des professionnels de télévision et, d’autre part, par l’impératif du grandissement des journalistes. Formellement, la compétition politique est ouverte. Pourtant, l’accès à la télévision apparaît étroitement réservé : les magazines politiques confortent à la télévision un double effet de clôture et d’habilitation des participants au débat politique national. La structuration de l’ordre politique s’impose aux magazines politiques. L’approche comparative révèle que les spécificités des différents systèmes politiques (rôles politiques déterminants des agences administratives fédérales, des États fédérés, des parlementaires... aux États-Unis au contraire de la prééminence télévisuelle de l’exécutif en France) s’exportent à la télévision. La reconstruction statistique de l’historique des invitations des principaux magazines politiques dévoile les conditions d’accès à la télévision et confirme la thèse de la persistance d’une subordination structurale du champ journalistique : le magazine politique de référence peut ainsi être rapproché du "centre" construit historiquement (C. Geertz), du sceptre homérique ou du rite d’institution tel que définit par P. Bourdieu. Les principaux leaders politiques du pays créditent un plateau politique de télévision qui en retour les accréditent. Ils peuvent y parler politique avec autorité et ainsi notamment se démarquer de ceux qui n’y accéderont jamais. Contre les spéculations alarmistes autour de "l’État spectacle", on montre que l’espace politique télévisuel le plus "pur" semble au contraire préservé de ce qu’il est convenu d’appeler "le mélange des genres", ce qu’une approche superficielle des programmes télévisuels, niant précisément leur degré d’institutionnalisation (leur longévité, leur hiérarchisation, leur spécialisation et leur reconnaissance par le champ politique), peut occulter.

Pour ne citer que quelques illustrations, les invitations d’ambassadeurs des États-Unis et de personnalités étrangères dans les magazines américains, selon une logique éthnocentrique connue des journalistes eux-mêmes, coïncident (comme pour la France) avec les intérêts militaires, politiques et économiques successivement assumés par le gouvernement des États-Unis. Autres résultats : seize hommes politiques (dont une seule femme) monopolisent 53% des 290 invitations de toute l’histoire de L’heure de vérité, six invités se partagent plus du quart des émissions. Cette discrimination politique se retrouvent aux États-Unis où six invités bénéficient sur trente deux années (1947-1979) de 10% des invitations de Meet The Press...

Comment expliquer cette loi d’airain de l’oligarchie politique télévisuelle ? Les explications sont nombreuses. La diffusion nationale de la télévision suppose l’invitation prioritaire d’hommes et de partis d’envergure nationale qui doivent en quelque sorte être "morphologiquement" semblables au média télévisuel ; les célébrités politiques sont en quelque sorte "des produits prévendus" (J. Rosen) et minimisent ainsi le risque de l’échec en terme d’audience ou d’absence de retombées presse écrite ; les talk shows politiques demeurent des espaces de libre expression, au contraire par exemple des JT où le discours politique est rapporté et transfiguré : du coup, le risque, assumé par le journaliste invitant, semble grand de laisser s’exprimer des discours politiques irrespectueux du système politique représentatif... Mais il ne faut pas dénier aux journalistes l’explication qu’ils avancent eux-mêmes : ils invitent prioritairement "ceux qui comptent" parce qu’ils ont le devoir (démocratique) de les soumettre à la question. Cette priorité accordée aux présidentiables et aux principaux ministres soit aux "décideurs" (décision makers) — ou plutôt à ceux qui se voient attribuer la responsabilité des décisions politiques — peut être comprise comme un gage d’efficacité politique de l’émission qui semble alors associer symboliquement les journalistes et les téléspectateurs à la décision politique. D’autres explications sont devenues classiques après E. Epstein : la proximité géographique entre élites journalistiques et politiques permet la minimisation du coût de l’information, voire leur collusion favorisant les "Washington movers and shakers"... De telles explications demeurent insuffisantes, il faut analyser les cadres de l’entendement journalistique et noter que les professionnels de télévision dominés intériorisent les représentations par lesquelles ceux et surtout ce qui les dominent — les acteurs et institutions de l’ordre politique — les pensent. La surdétermination structurale du champ politique est rendue possible par l’autocensure journalistique assurée au travers de l’intériorisation des institutions politiques : l’agenda, les hiérarchies, les "grands hommes", les partis politiques qui font autorité s’imposent prioritairement aux journalistes et non l’inverse (S. Hall, G. Tuchman, D. Gaxie). On montre par exemple, au travers du calcul d’un indice de représentation télévisuelle des États américains, et contre les explications classiques du "géographic bias", que la visibilité des gouverneurs, sénateurs et des représentants à la Chambre d’un Etat est directement proportionnée à la puissance relative de cet État.

Cette subordination structurale n’implique nullement que les professionnels de télévision, pas plus que les responsables politiques vivent ainsi cette réalité. Ainsi, la restitution du sens vécu par l’élu rappelle que les hommes politiques les plus éminents peuvent eux-mêmes vivre un passage à la télévision sous le registre de l’épreuve biographique.

Quelques pistes

Les prolongements de la thèse sont entrepris dans deux directions liées : d’une part, au niveau de la compétition interne aux partis pour l’accès aux plateaux de télévision pour ainsi mieux comprendre l’anticipation des exigences télévisuelles par les professionnels de la politique et d’autre part au niveau des perceptions qu’ont d’eux mêmes et des autres ces associés-rivaux. Il s’agit, en d’autres termes d’approfondir davantage la relation des journalistes à leurs sources pour repousser plus loin les vestiges de la pensée "médiacentrique" et ceux de l’approche "positiviste".

Bibliographie

- "Un paysan à la télé — Nouvelles mises en scène du politique", Réseaux, n°63, CNET, janvier/février 1994, pp. 75-100. Extraits sélectionnés par Les dossiers de l'audiovisuel, n°59, La Documentation Française, janvier/février 1995, pp. 26-28.

- "Espaces privés à usages politiques. La psychologisation de la scène politique", in CURAPP, Le for intérieur, Paris, PUF, 1995, pp. 378-397.

- "Le "pouvoir médiacratique ?" — Les logiques du recrutement des invités politiques à la télévision", Politix, n° 31, Presses de Sciences Po, juillet 1995, pp. 183-198.

- "Le talk-show et le citoyen. La télévision forum en France et aux États-Unis", Actes du Vème Congrès de l’AFSP, Aix-en-Provence, 23-26 avril 1996.

- "Les bienséances de l’échange politique. Naissance du magazine politique de télévision", Politix, n° 37, L’Harmattan, 1997, pp. 9-24.

- "Rire du pouvoir et pouvoir du rire. Remarques sur un objet politique, médiatique et mondain : Les guignols de l’info" in CURAPP, La politique ailleurs. Les formes non conventionnelles de l’action politique, Paris, PUF, à paraître en 1998.