LA CONSTRUCTION JOURNALISTIQUE D'UNE CATEGORIE DU DEBAT PUBLIC

SPECIALISATION JOURNALISTIQUE ET MISE EN FORME DU SOCIAL

 

par Sandrine LEVEQUE

Docteur d'Université en Science Politique
Université d'Evry

 

Le travail entrepris depuis 1990/91 sur la construction d'une spécialité journalistique -le journalisme social - est partie d'une interrogation initiale sur les conditions de production des catégories du politique dans la presse. Le plus souvent utilisés par le politiste comme simple matériel, les articles de presse n'avaient fait l'objet que de questionnements limités quant à leur statut de produit socialement constitués. Il semble ainsi utile de revenir sur les liens existant entre les productions intellectuelles des catégories ordinaires du politique et les producteurs de ces catégories que sont les journalistes, eux-mêmes situés "à la marge" de de l'espace politique.

De fait, le parti-pris méthodologique de ma thèse est de faire tenir ensemble, et dans une perspective socio-historique, une analyse de la construction de deux catégories du réel : celle de social et celle de journaliste professionnel spécialiste des questions relevant de ce domaine d’information. Pour se faire, deux grands terrains de recherche sont investis : l’un sur les journalistes, leur professionnalisation et leur place dans l’espace politique et l’autre sur la construction médiatique du social comme catégorie du débat public.

D'une analyse des produits journalistiques à celle des producteurs

Davantage familiarisée avec une approche sociologique des acteurs que de leur production, mon travail est d'abord orienté sur l'analyse du processus de professionnalisation journalistique. En effet, si les journalistes sociaux luttent pour une définition du social, ils doivent dans le même temps chercher à se faire reconnaître comme journalistes à part entière et leur degré d’insertion dans l’espace professionnel doit être pris en compte pour saisir les logiques de mise en forme de la réalité sociale. Il convient dès lors de souligner l’apport d’une étude d’un groupe de journalistes spécialisés –les journalistes sociaux– à l’analyse plus large du processus de professionnalisation journalistique. Ce travail permet de préciser et de spécifier la position des journalistes dans l’espace politique et de participer à la compréhension des mécanismes de constitution de l’actuel univers politico-médiatique.

L’idée que sous-tend l’intérêt pour l’analyse d’un groupe professionnel situé à la marge du champ politique s’explique justement par les liens que ces membres entretiennent avec l’espace politique. Si aujourd’hui, l’élite journalistique, et notamment celle des journalistes politiques, est étudiée, ceux qui composent la partie la plus importante des "bataillons" de la profession étaient largement négligés alors qu’ils représentent une force "numérique" importante et qu’ils produisent le travail journalistique "quotidien" et routinier. C’est donc aux journalistes communément situés au bas de la hiérarchie journalistique que nous nous intéressons. Dans ce cadre une histoire et une sociologie des journalistes et de la profession journalistique restent à faire, même si dans ce domaine certains travaux ont déjà souligné l’importance d’une approche "par le bas" de la professionnalisation journalistique. Parmi d’autres, l’ouvrage de Christian Delporte sur les dessinateurs de presse ainsi que celui de Dominique Kalifa, sur les "fait-diversiers" soulignent l’intérêt d’une telle perspective pour comprendre les mécanismes d’autonomisation de l’espace journalistique et pour penser ces mécanismes dans le cadre de la différenciation des espaces politique et journalistique. L’étude du processus de professionnalisation journalistique permet en effet de revenir sur l’autonomisation croissante de ces deux espaces et d’expliquer l’ambivalence de la posture journalistique vis-à-vis du politique. D’un point de vue historique, il ne s’agit pas de dire ici que l’on passe d’un journaliste engagé à un journaliste "objectif" mais plutôt de réintroduire une analyse sociologique et historique de l’autonomisation "conjointe" de ces deux espaces.

Aborder l’analyse de ces processus par le biais d’une population journalistique marginalisée souléve nombre de difficultés méthodologiques tenant principalement et classiquement aux recueils des matériaux mais non specifique à l'objet en question (rareté des sources). Cette perspective permet néanmoins de saisir les logiques générales de l'autonomisation du groupe des journalistes professionnels. En effet, c’est parce que les journalistes sociaux ont une place marginale ou "dominée" dans l’espace journalistique qu’ils soulignent dans leurs prises de position, positives ou négatives, sur l’excellence professionnelle, les principes dominants de la légitimité journalistique. Au travers du cas particulier des journalistes sociaux on comprend les logiques générales de transformation de la légitimité journalistique. Pour aller vite, on montre comment on passe sur une longue période, de l’idéal-type du journaliste militant de la fin du XIXè siècle et du début du XXè à celui du journaliste technicien et expert des questions qu’ils traitent. Cette évolution repérable dans la constitution d’une spécialité journalistique est celle que connait le groupe des journalistes professionnels dans son ensemble. Elle est à rapporter aux positions des journalistes et contraint leur travail quotidien de mise en forme de la réalité et dans le cas présent de la mise en forme même de la question sociale.

Le sens du "social" découle des relations privilégiées entre les journalistes et leurs sources et nait de cette relation. La condition ouvrière, question sociale par excellence au début du XXè siècle, est ainsi le produit de la rencontre entre des journalistes de la bourse du travail et des dirigeants syndicalistes. De la même manière, les relations de travail sont à la fin des années 60, des objets sociaux formés eux aussi de la rencontre largement instituée entre des journalistes techniciens et des agents du ministère ou des syndicalistes qui eux-aussi ont "subi" sur le plan de leur recrutement par exemple, des évolutions que traduisent notamment l'apparition de la communication comme registre possible de l'action politique ou syndicale.

Une méthodologie spécifique ?

Reprise ainsi la logique théorique d'une telle perspective pourrait aller de soi. Elle emprunte ses schèmes problématiques moins au travaux sur l'espace journalistique lui même qu'au travaux de sociologie politique et de sociologie sur la production des catégories du monde réel. De ce fait, le travail empirique réalisé à l'occasion de cette thèse pose les mêmes questions que celles qui se poseraient s'il s'agissait de comprendre à la lumière des propriétés sociales des acteurs et de leur positionnement dans un champ spécifique leurs pratiques et leur vision du monde.

S’intéresser à la formation des intérêts n'a de sens que dans la mesure où des agents socialement situés les incarnent. Ainsi l’ensemble des instruments méthodologiques visant à rendre compte des propriétés et des parcours sociaux des agents à été mobilisé : la prosopographie pour étudier des parcours des premiers journalistes sociaux au début du siècle, les questionnaires ou les entretiens/récits de vie pour les journalistes actuellement en activité.

Mais une analyse des propriétés sociales des agents est insuffisante pour comprendre leur vision du monde. Il convenait aussi d’analyser le contenu et le sens que ces agents donnent à des catégories dont ils cherchent à délimiter les contours. L’usage des archives s’est avéré ici nécessaire pour comprendre comment se forgeaient les représentations de l’activité journalistique lorsqu’elles sont prises en charge et défendues par une entreprise collective, comme les organisations professionnelles. Largement délaissée par la sociologie politique, une analyse des contenus des produits journalistiques (les articles de presse) a été réalisée afin d’appréhender quelles étaient les représentations journalistique des événements. Cette analyse conjointe des producteurs et de ce qu’ils produit montre l’intérêt de s’engager dans une sociologie de la littérature (au sens large) qui dépasse les approches trop strictement "déterministes" d’un côté, lexicographique ou sémiologique de l’autre pour s’intéresser davantage aux modes d’écriture propre à chaque milieu professionnel.

Cependant, ces deux directions d’analyse n’épuisent en rien la compréhension des mécanismes qui permettent à un groupe d’exister et à l’intérêt qu’il défend d’être reconnu. Si la reconnaissance d’un groupe passe par la capacité de ses agents à mobiliser des ressources admises comme légitimes à un moment donné, il faut aussi, pour que ce groupe existe que cette existence soit prise en compte, de manière positive ou négative dans d’autres espaces. L’analyse de cette reconnaissance implique alors de s’intéresser aux relations que les agents de ce groupe entretiennent avec les membres d’autres espaces sociaux. Ces relations doivent être socialement situées mais peuvent aussi être appréhendées dans le cadre plus précis des interactions quotidiennes qui participent de l’objectivation des catégories. Seule l’observation des pratiques permet de mesurer le caractère contraignant de ces interactions ainsi que leur poids dans la définition des situation et au delà des faits sociaux. C’est ce que nous avons montré dans notre analyse de la conférence de presse ou dans celle des relations qui se nouent dans un service de communication entre les attaché(e)s de presse et les journalistes. La répartition spatiale des journalistes dans une salle de conférence de presse et la façon dont ils sont traités par les "communicateurs" d’un service de presse, renseignent de la même manière sur la hiérarchisation implicite de l’espace journalistique.

Pour une analyse des spécialisation journalistiques

Mon travail de thèse fournit les instruments et les connaissances qui permettent d’envisager la construction médiatique d’autres catégories du débat politique. Dans ce cadre, et à partir des résultats déjà obtenus, il s’agirait de tester sur un terrain plus contemporain, les hypothèses développées jusqu’alors. Aujourd’hui la question européenne apparait, par exemple,comme une question centrale dans l’espace politique. De la même manière, dans les journaux un espace de plus en plus important -une rubrique- est réservé à cette question. Dans les rédactions, des journalistes particuliers y consacrent l’exclusivité de leur activité professionnelle. Ces journalistes ayant la charge d’une rubrique "Europe", connaissent sur une période récente un processus de spécialisation professionnelle similaire à celui que connut le groupe des journalistes sociaux. Militant de la cause européenne jusque dans les années quatre vingt, ces journalistes cherchent à s’imposer aujourd’hui comme des experts du sujet qu’ils traitent. Contraints par des principes d’excellence journalistique relativement solidifiés, ils se font de en plus didactiques et pédagogues, vulgarisateurs de la question européenne. Si ces journalistes connaissent comme les journalistes sociaux la concurrence d’autres acteurs intervenant dans l’espace médiatique (éditorialistes, "intellectuels" etc.), ils reçoivent cependant le soutien de certains agents intervenant dans la sphère européenne et qui ont eux-même intérêts à ce que ces questions soient constituées comme un enjeu politique d’importance. Les journalistes sont donc comme enrôlés dans des dispositifs institutionnels européens, dans le cadre de rapports extrêmement ritualisés (voir par exemple la question des accréditations auprès des différents organes européens) qui créent l’interdépendance que nous évoquions plus haut. L’intérêt que constitue aujourd’hui la question européenne et la manière dont elle est prise en charge par les médias peut donc être abordée à partir du modèle mis en place à partir du cas des journalistes sociaux. Il convient certes de s'intéresser à la formulation médiatique des enjeux européens mais en la rapportant à la constitution, au sein des rédactions de d’un groupe de journalistes spécialistes de cette question.

Cette approche, on l'aura compris peut s'étendre à d'autres spécialités journalistiques dans l'optique de mieux rendre compte de l'hétérogénéité de cet espace et de saisir les mécanismes de construction médiatique de la réalité sociale et particulièrement du politique par des agents qui se situent à sa marge.

 

Bibliographie

- "La conférence de presse. Les transactions entre syndicalistes et journalistes sociaux", Politix, n° 19, 1992

• "L’invention de la communication : La mise en place d’un SICOM, au ministère de la Solidarité, de la Santé et de la protection sociale en 1990", Revue Française des Affaires Sociales, n°3, Juillet/Septembre 1993, 47è, Année.

- "Crise sociale et crise dans le journalisme. Traitement médiatique du mouvement social de décembre 1995 et transformation du travail journalistique" in E. Kouvélakis, C. Leneuveu, M Vakaloulis (dir.), Faire mouvement : matérieaux pour une analyse des luttes sociales de novembre décembre 1995 , Paris, Puf (à paraître avril 1998)

- "Du militant au professionnel", Informations sociales , n°53, Juin 1996 (Ce court article qui fait le point de manière simplié sur les principaux résultats touchant au transformation du journalisme social).