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CONGO : ON ACHEVE BIEN LES TRANSITIONS
par Patrick QUANTIN Centre d'Etude d'Afrique Noire / Institut d'Etudes Politiques de
Bordeaux A la fin de 1996, le Congo se préparait - dans une anxiété non dissimulée - à affronter lépreuve des secondes élections présidentielles concurrentielles qui, faute dassurer la consolidation dune transition déjà incertaine, auraient pu prolonger la survie dun régime conçu pour succéder à trois décennies dautoritarisme néo-patrimonial. Quelques mois plus tard, lengagement total des forces partisanes dans la guerre civile et louverture de la scène politique aux jeux dinfluences régionales, commerciales et internationales ont interrompu une expérience de démocratisation déjà exténuée. Sans préjuger des analyses à venir sur les conditions dans lesquelles le régime mis en place en 1992 est définitivement tombé en octobre 1997, il convient de revenir ici sur le scénario de sortie de transition qui amène le système politique congolais à la veille de ces périlleuses " secondes élections ". Ce faisant, cette étude ne vise pas à fournir des éclairages nouveaux mais sassigne deux buts particuliers. Dabord, il sagit de situer lexpérience congolaise dans la comparaison, cest-à-dire de comprendre sa spécificité au regard de ce qui est désormais connu dautres expériences ressemblantes opérées ailleurs, notamment en Afrique. Ensuite, le choix de sarrêter à la fin 1996 évite les écueils dune rationalisation a posteriori qui, à cause de son échec final et de la mise en accusation des perdants, conduirait ici à surestimer les faiblesses - pour ne pas dire les " tares " - du régime issu de la Conférence nationale de 1991. Or, ce qui intéresse lanalyse comparée des transitions, cest dans ce cas la survie dun régime qui pendant près de cinq ans a balancé entre la restauration autoritaire et la consolidation démocratique sans trouver un équilibre. Cet équilibre aurait pu être trouvé dans une " rationalisation de lautoritarisme " en faveur du président élu en 1992 et de sa coalition majoritaire . En fait, cette option a été jouée et gagnée par un autre leader, mais sa personnalité importe peu dans loptique de lanalyse comparée. Il convient de rappeler quau delà de l"illusion héroïque " des représentations populaires qui prête des intentions lointaines et des pouvoirs exorbitants aux " grands hommes ", le scénario de la sortie de transition démocratique sinscrit au Congo dans le cadre dun jeu plus complexe dont les éléments politiques les plus saillants sont à isoler et à analyser . Entre 1990 et 1994, de nombreux Etats situés au sud du Sahara ont connu des modifications de leur régime politique. Ils ont été engagés dans des scénarios de démocratisation. Il ne sagit pas ici de revenir sur le jeu combiné des pressions internes et des contraintes externes qui ont pu être repérées comme causes ou comme facteurs de ces changements. Il nest pas question non plus dentrer dans la logique de limaginaire extrêmement riche qui a donné du sens à ces événements. Lobjet de cette communication consiste à profiter du recul historique minimum dont nous disposons aujourdhui et de laccumulation de données comparatives pour nous interroger sur les caractéristiques de lexpérience congolaise saisie comme élément dune série . Lexercice peut paraître un peu abstrait dans la mesure où la comparaison doit sappuyer sur des informations simplifiées susceptibles dêtre observées dans dautres cas. Il ne prétend donc pas se substituer à un travail en profondeur qui serait seul capable de rendre compte de linfinie complexité de situations de crise. Cependant, cette mise à plat de lexpérience congolaise est porteuse denseignements. Elle permet de situer une séquence historique précise par rapport à dautres séquences réellement advenues presque simultanément dans dautres pays aux caractéristiques socio-politiques assez proches. Elle propose une alternative à lévaluation approximative qui consiste à situer des expériences réelles par rapport à des modèles idéalisés de transition démocratique, ceux dans lesquels la " consolidation " est par avance acquise. Elle offre aussi une solution moins chargée de jugements de valeurs et de contresens culturels qui se retrouvent dans la méthode consistant à comparer les transitions africaines à des expériences historiques effectuées à dautres époques et dans des sociétés très différentes. Bref, lambition de cette communication se tient en deçà dune sociologie historique qui embrasserait des siècles et des continents. Sans nier lintérêt dune approche comparative globale, on sen tiendra à un espace de référence plus restreint : celui des transitions africaines de la période 1990 - 1994. On renoncera en particulier à définir la " démocratie " comme concept universel pour sen tenir à lune de ses formes historiques contenue dans des expériences concrètes de " démocratisation ". Ce choix vise à éliminer le parti-pris téléologique que sous-entendent les théories développementalistes et qui consiste à présupposer que le passage à la démocratie pluraliste est univoque et irréversible, quand il nest pas tout simplement présenté comme inévitable. Les expériences africaines, et celle du Congo parmi celles-ci, montrent suffisamment lincertitude des processus de démocratisation pour que leur interprétation concède plus de place au hasard quà la nécessité. Rendre plus précis le cadre de cette analyse exige lexposition préalable de quelques concepts grâce auxquels il est possible de formuler la comparaison. Par démocratisation, on entendra, selon le modèle dynamique présenté par Robert Dahl, une extension cumulée de la compétition et de la participation politique (Dahl, 1966)) ; ces deux dernières dimensions saffirmant - principalement, mais non pas uniquement - dans les contextes contemporains, par le passage au multipartisme et par lexpression du suffrage universel libre. On prendra ici la notion de transition démocratique telle quelle est usuellement employée dans la littérature de sociologie politique. La notion contient une dimension temporelle ; il sagit dune séquence limitée dans le temps, avec un début et une fin (Lintz, 1978, ODonnel, 1986, p . 6). Mais la notion introduit aussi la dimension de la crise politique en ce sens quelle se distingue des conjonctures routinières durant lesquelles le régime politique nest pas contesté par des mobilisations significatives (Dobry, 1986). La transition est donc à la fois un moment et un processus qui se déroulent entre deux situations stables dun régime politique, entre deux états dun système. Elle suppose une possibilité de changement des pratiques et des normes, en loccurrence, une démocratisation. Mis à part tout lintérêt que suscite lobservation dun système politique en crise, en particulier les effets de dévoilement des stratégies des acteurs, ce qui importe le plus réside dans les scénarios de sortie de transition. La modèle de la transition démocratique comme forme historique répétitive renvoie, non pas au passage obligé à la " démocratie ", mais à trois cas de figures possibles résumés schématiquement dans : 1°) le retour à lautoritarisme ; 2°) la survie précaire des institutions démocratiques et 3°) la consolidation " démocratique ". De ces trois figures, la première est celle qui soulève le moins de commentaires ; le coup dEtat en est lexpression classique, mais des variantes civiles ne sont pas à exclure. La seconde, moins tranchée, est plus délicate à saisir. Formellement, les institutions conservent leurs formes pluralistes et libérales : élections, parlement, etc. Toutefois, ce dispositif ne survit que pour le décorum ; lexercice du pouvoir dEtat revient à sa concentration antérieure, le débat public est tronqué, lopposition ne peut pas exercer sa fonction constructive. Enfin, la " consolidation démocratique ", considérée en termes valorisés comme la "voie royale" de sortie de régime autoritaire, suppose la transformation durable des pratiques politiques. Parmi les signes de ce changement se retrouvent la mise en place dun système judiciaire indépendant, dune administration non partisane, dun système de partis rendant crédible lalternance future et le renoncement, par les directions des partis, au recours à la violence dans la conquête du pouvoir. Ce cadre posé, il devient possible de comparer quelques traits pertinents de la transition congolaise tel que les mettent en lumière les expériences comparables qui se sont déroulées ailleurs en Afrique au début des années 1990. Cette analyse incite à réviser les diagnostics qui ont pu être émis à chaud. Plus précisément, elle conduit à une nouvelle répartition de loptimisme et du pessimisme. De loptimisme, il y en a probablement eu trop au sortir de la conférence nationale et même encore à lissue du processus électoral, en Août 1992. Alors que les observateurs extérieurs classaient un peu vite le Congo dans la colonne des " transitions achevées " parce quil y avait eu alternance au sommet (Bratton, 1994), il semble que le terme de " transition escamotée ", utilisé par un auteur congolais, résume une appréciation plus judicieuse... quels que soient les motifs qui ont pu porter cet auteur à dresser un tableau critique de cette transition (Menga, 1994). Mais, inversement, la capacité du système politique congolais à traverser lépreuve de la " guerre civile " de 1993 - 1994 sans rompre définitivement avec le projet de démocratisation doit nuancer les jugements pessimistes qui ont pu être portés aux moments les plus sombres. Ainsi, jusqu'à la fin de 1996, le Congo incarne-t-il un des exemples les plus typiques de lambiguïté des transitions africaines : ni restauration autoritaire, ni consolidation démocratique mais une situation fluide de survie dinstitutions pluralistes et libérales qui ont des difficultés à simposer et à fonctionner comme telles. I - UNE TRANSITION APPAREMMENT ACHEVEE Le Congo est lun des 16 pays africains qui ont connu une transition démocratique conclue par des élections et lalternance au pouvoir : un nouveau parti et un nouveau président. Ces seuls critères lui permettent de figurer dans la catégorie avantageuse des expériences achevées où il se retrouve en compagnie de pays tels que le Bénin et la Zambie, ou encore le Mali et le Malawi. Ces mêmes critères le distinguent dautres pays dans lesquels le processus a été contrôlé, et le plus souvent manipulé, par les dirigeants du régime autoritaire antérieur qui se sont offerts un sacre " démocratique " en recourant à des élections fabriquées et à lintimidation de lopposition. A la fin de 1994, une douzaine de pays, comme le Burkina-Faso ou le Kenya, correspondaient à ce type de transition " imparfaite ". Ailleurs, des transitions senlisaient comme au Zaïre ou étaient sèchement interrompues comme au Nigéria. Il nempêche que le critère de lalternance ne présente pas que des avantages pour lanalyse comparée. Il est utile pour fixer le moment de la fin de la transition : lélection des nouvelles autorités qui auront la charge de gérer le pays avec les institutions démocratiques. Mais il ne suffit pas à déterminer les chances de réussite de ces nouveaux dirigeants et encore moins les possibilités de " consolidation " du nouveau système. Il convient donc de relativiser les indices de réussite que sont la mise en place dinstitutions pluralistes garantissant lEtat de droit et la désignation des nouveaux titulaires du pouvoir. Lachèvement relativement précoce de la transition congolaise (août 1992) ne doit pas conduire à négliger le caractère profondément conflictuel et éclaté du champ politique. Il en découle une contrepartie structurelle qui est la difficulté des " grands hommes " à imposer durablement leur autorité sans recourir à la coercition, quils soient au pouvoir ou dans lopposition. A - LES DONNEES DE LA CONJONCTURE CRITIQUE : LES INDICES DUN "CONFLIT REALISTE" Quand on revient sur la genèse de la conjoncture de 1990, on constate que le déclenchement et même le déroulement de nombreux épisodes de la transition au Congo présentent, du point de vue de la stratégie des acteurs, les caractéristiques dune crise qui peut être résolue par la négociation. Avant de contester la légitimité du régime politique, les mobilisations, et en particulier les grèves, sappuient sur des enjeux sociaux et demandent la révision des politiques publiques mises en uvre par lEtat (Ossébi, 1996). Cette situation évoque celle du conflit réaliste dans lequel les protagonistes orientent leurs coups en vue datteindre un objectif précis ; la satisfaction de cet objectif éteignant lhostilité. Et ce nest que bien plus tard, dans les blocages du fonctionnement du nouveau régime, que simposent, même si elles étaient déjà présentes en filigrane, des formes dhostilité plus diffuses, des ressentiments sans objectifs concrets, en un mot, ce que Lewis Coser dénomme des conflits non-réalistes (Coser, 1982). Cette transition, du point de vue dune sociologie des crises politiques, présente la particularité dun glissement du réel vers limaginaire, de la gestion des intérêts à laffrontement des passions. Cette structure nest pas propre au Congo, et lon pourrait en relever la présence dans dautres expériences africaines. Mais ce trait ne devient intéressant en termes comparatifs quautant quon peut lopposer à des observations inverses ; à savoir des cas où la crise transitionnelle passe dun mode non-réaliste à un mode réaliste, où les sentiments diffus de frustration et dhostilité sont canalisés dans la négociation de changements concrets. Le meilleur exemple de trajectoire contraire est certainement celui de lAfrique du sud dans lequel lhostilité entre les communautés raciales construites par lapartheid quitte progressivement le registre de laffrontement catastrophique attendu pour se résoudre dans une négociation globale concernant une nouvelle répartition du pouvoir et de la richesse. Bien des transitions démocratiques africaines ont aussi été dun bout à lautre des conflits non-réalistes. Plus encore, dailleurs, celles qui ont été bloquées ou détournées que celles qui ont montré des signes dachèvement. Cest le cas par exemple du Togo ou encore du Cameroun où lexpression des demandes sociales et des revendications politiques sinstallent dentrée dans des registres maximalistes, ne laissant pas de place à des transactions entre des fractions conciliatrices du groupe au pouvoir ( des soft liners) et des tendances modérées de lopposition. Dans ces cas, la structure du conflit transitionnel est dominée par le jeux des tenants des lignes dures, tant du côté du pouvoir en place, derrière G. Eyadéma ou P. Biya, quà la tête de lopposition, avec G. Olympio ou J. Fru Ndi. Le Congo partage avec un seul pays du continent, la Zambie, loriginalité davoir connu une forte composante syndicale dans les mobilisations de la transition démocratique. Cette singularité contribue à expliquer loriginalité du processus et le caractère construit des stratégies des acteurs engagés au début de la période considérée ici. La transition congolaise, à bien des égards, se présente à travers une crise dont les éléments savèrent a priori plus susceptibles dune gestion négociable. Ces caractères favorables sont à trouver dans la présence dacteurs sociaux , essentiellement les syndicats de la fonction publique et larmée, qui sengagent dans des stratégies corporatistes. Il sagit dorganisations dont lexistence est directement liée à lEtat et qui ne sauraient en aucun cas être considérées comme une émanation de la " société civile ". Ce scénario, mis en place dès 1990, structure le conflit bien avant lentrée en jeu des organisations partisanes dont les contours sont encore flottants durant lannée 1991. Les acteurs en présence sont dabord des agents du parti-Etat : fonctionnaires, y compris ceux du PCT, et militaires. Ils disposent de leurs propres structures corporatistes. Et labandon du principe centraliste - la " trilogie déterminante " - comme réponse aux manifestations de 1990 libère des acteurs qui vont jouer des stratégies chacun pour leur propre compte sans plus passer par les transactions collusives du bureau politique. En devenant autonomes, larmée et son Etat-major, la confédération des syndicats (CSC) et son secrétariat général, et même le parti unique et ses " ténors ", constituent autant de pôles qui sont en mesure de négocier la paix civile avec le président affaibli. Outre les connivences évidentes entre tous ces acteurs qui se connaissent parfaitement, il faut noter quaucun na intérêt à ce que la situation dégénère au point de leur échapper. Il sagit probablement là dune partie de lexplication qui permet de comprendre pourquoi la transition congolaise a échappé à la violence physique jusqu'à lissue du cycle électoral de renouvellement des autorités, en août 1992. Tant que la négociation globale dune nouvelle répartition du pouvoir était encore ouverte, larmée na pas tiré sur les manifestants, comme au Cameroun, au Togo ou au Zaïre. Il ny a pas eu dassassinat dopposants comme au Gabon, au Kenya, au Nigeria ou au Zaïre. La libéralisation du régime ne semble pas perçue comme une atteinte définitive et irréversible aux intérêts dune partie significative de lélite au pouvoir. Cette ouverture, le Président Sassou-Nguesso ne la combat pas longtemps ouvertement ; il accepte de convoquer une conférence nationale, se plie à la proclamation de la souveraineté de celle-ci et " assume " les accusations de ses débats houleux. Cette passivité tranche par rapport aux crispations dont font preuve tant de présidents africains à la même époque ; que ce soit Kamuzu Banda, Moussa Traoré, ou encore tous ceux qui contrôlent encore suffisamment larmée et ladministration de leur Etat pour fabriquer des élections truquées. Elle indique que la crise traverse les fractions du bloc au pouvoir au Congo et que la tendance qui saffirme consiste à laisser faire plutôt que de lancer une répression coûteuse. Tout ceci confirme lhypothèse dun conflit " réaliste " dont les principaux partenaires conservent lespoir de sortir avec un bénéfice, ou du moins avec des pertes minimes. Si lon admet cette évaluation générale, le déroulement de la transition peut être considéré comme une transaction autour de la recomposition du bloc hégémonique, cest-à-dire des groupes de lélite chargés de la direction de lEtat et de la définition de ses buts. B - LES FONDEMENTS DU COMPROMIS DEMOCRATIQUE : LE PARTAGE DES POUVOIRS La publicité de la conférence nationale, sa dimension spectaculaire et la charge émotionnelle quelle a dégagée, ont conduit à des surinterprétations. Ce fut un moment très important ; pourtant tout ne sy joua pas et ce qui compta le plus ne fut pas exposé au grand jour. Il semble plutôt que sur la voie de la démocratisation, la conférence nationale nest pas le lieu de la crise, mais le lieu de la négociation dun nouveau compromis. Le surgissement des partis politiques et le porte-voix que leur donne ce forum ne doit pas faire perdre de vue les arrangements antérieurs. On sait que les premières semaines de cette conférence, qui dura trois mois, sont le seul moment où le compromis historique entre les élites politiques a failli être rompu. Cette rupture aurait tout aussi bien pu déporter le système vers une autre voie si, par exemple, les accusations contre les leaders du passé, lointain et récent, avaient été suivies de condamnations, voire dexécutions. Ici, comme dans la plupart des transitions africaines de lépoque, il ny a pas eu recours au répertoire révolutionnaire quaffectèrent tant de changements de régimes durant les décennies précédentes. A part la violence verbale, qui avait de quoi impressionner, il nen a rien été. Et toute lhistoire qui suit, avec ses alertes, ses rumeurs, son coup dEtat (avorté ou imaginé ?) de janvier 1992, depuis le retour de Pascal Lissouba jusqu'à son accord avec Denis Sassou-Nguesso entre les deux tours de la présidentielle, est celle dune reprise en main de la situation par des professionnels de la politique qui ont vingt à trente années dexpérience derrière eux. Au Congo, à la différence de ce qui se passe à peu près simultanément au Zaïre et au Togo, il y a, de la part du président en place, Denis Sassou-Nguesso, et du groupe qui continue de lentourer, une retenue dans lutilisation des moyens qui auraient pu permettre la déstabilisation de la première phase de la transition. Cette appréciation pourrait apparaître comme un jugement de valeurs ignorant la situation disolement dans lequel se trouve alors son groupe. Pourtant, et cest là lintérêt du recours à la comparaison, dautres détenteurs autoritaires du pouvoir, Mobutu ou Eyadéma, nont pas hésité, dans des situations de détresse à peu près identiques, à exercer la terreur pour contrer leurs adversaires. Ensuite, lattitude consistant à " assumer " les erreurs du passé quadopte le président en sursis confirme lhypothèse de la continuité de la vie politique congolaise. Par ce geste, le président adhère peut-être à un rite traditionnel de réconciliation, mais ce qui importe le plus cest quil se maintient comme acteur politique majeur en sautorisant toutes les alliances possibles avec les autres " grands hommes ". Cet évitement de la rupture nest possible quà travers lévolution des rapports de force au sein de la conférence nationale et des institutions qui poursuivent la transition. Cette évolution aboutit à une structure originale du système des partis ; un système tripolaire instable. De ce point de vue également, le cas congolais, présente une configuration assez originale. En effet, de nombreuses transitions se sont caractérisées par un éclatement dune opposition faiblement organisée, sans leaders professionnels, et quun groupe compact resté au commande de lex parti unique parvenait à défaire, comme en Guinée-Bissau. Ce nest pas se qui se passe à Brazzaville puisquà côté de groupes dopposition nouveaux qui tiennent le devant de la scène de la conférence nationale et se retrouvent dans les Forces du Changement, un second pôle émerge, qui est composé danciens membres du parti-Etat éloignés du pouvoir lors de crises antérieures. Ils trouveront leur leader en la personne du professeur Lissouba. Au fil des coups stratégiques qui sont échangés depuis la désignation des autorités de la transition jusqu'à lélection présidentielle de 1992, se dessine un rapprochement de tous les professionnels de la politique qui aboutit au ticket Lissouba-Sassou. Sans entrer ici dans le détail des multiples épisodes, - analyse qui montrerait probablement que ce qui semble clair aujourdhui létait beaucoup moins dans le feu de laction - il convient de souligner que lissue de la transition congolaise confirme la victoire du personnel de lancien régime. La crise a redistribué les positions, a donné lieu à de fortes mobilisations et sest déroulée sous le regard de la population, mais elle ne diffère pas profondément des crises de renouvellement interne qui se sont déroulées à lépoque du parti unique. Le paysage politique tripolaire qui sinstalle en 1992 repose sur une combinatoire par définition instable dans laquelle toutes les figures de coalition à " deux contre un " pourront être jouées. Celle qui simpose au lendemain du premier tour de lélection présidentielle de 1992 est considérée à lépoque comme la plus " naturelle ". Elle repose sur lalliance entre les groupes de Pascal Lissouba et de Denis Sassou-Nguesso. Elle unit lensemble du personnel politique qui a été attaqué pendant la conférence et qui a globalement été accusé de la mauvaise gestion antérieure du pays. Elle se constitue contre le groupe, assez diffus au départ, qui a porté cette critique aux côtés de Bernard Kolélas, figure pérenne dun changement " intégral ", confirmé après lélection dans son statut doutsider. Ceci rappelé, il y a tout lieu de sinterroger sur le caractère " achevé " dune transition démocratique qui place au pouvoir un personnel politique issu de différentes strates historiques des expériences de parti unique dans le pays. Certes, ce cas de figure nest pas le privilège du Congo ; beaucoup dautres pays ont pu en faire lexpérience. Ce qui, par contre, brouille la lecture de la trajectoire congolaise tient dans la confiance exagérée portée à lalternance au sommet comme critère de réussite dune transition. Que Denis Sassou-Nguesso ait été battu dans des élections considérées alors comme acceptables, et dailleurs acceptées par lui-même, ne suffit pas à prouver que la transition a été une réussite dans le sens où elle aurait introduit une rupture avec la passé. Au contraire, la victoire de la coalition Lissouba-Sassou montre que le système politique a peu évolué depuis 1990 et quil a produit une alternance sans alternative. Le compromis qui assure la paix civile repose sur lanticipation dun partage du pouvoir et des positions influentes. Toutes les nuances qui limitent cette évaluation restrictive ne suffisent pas à masquer lessentiel. Certes, le candidat élu en août 1992 avance un programme élaboré qui savère différent de la politique suivie auparavant par le PCT. Le nouveau cadre institutionnel pluraliste peut être aussi considéré comme lannonce du changement des pratiques politiques. Enfin lexpérience des personnalités qui retrouvent le pouvoir après en avoir été plus ou moins longtemps exclues peut être appréciée comme un gage de savoir-faire plus que comme un défaut majeur. Il nempêche que cette transition ressemble à bien des égards à celles qui nont pas connu dalternance. Les grandes difficultés du passage à la consolidation sexpliquent dautant mieux que lon admet le caractère " imparfait " de cette transition démocratique. II - CONSOLIDATION CONTRARIEE ET DEMOCRATISATION EN SURSIS Le gain de légitimité que le nouveau régime a acquis par lélection est fragile. Dabord parce que les nouvelles institutions napportent pas de réponses aux demandes exprimées dans les mobilisations sociales qui ont été à lorigine de la crise. Le sort matériel de la population en général, et des catégories contestataires en particulier, ne sest pas amélioré entre 1990 et 1992. Lélargissement des libertés individuelles acquis en 1991 na quun faible impact car il saccompagne dun fléchissement du pouvoir dachat. La situation se trouve alors sur un terrain favorable au désenchantement et à lexpression de formes dhostilité caractéristiques des conflits non-réalistes. Ensuite, il apparaît rapidement que la redistribution des postes dans lappareil dEtat nintéresse quune élite étroitement délimitée. Aussi les conflits liés à la négociation des positions qui suit laccession au pouvoir de Pascal Lissouba remettent-il en cause le fragile équilibre du compromis démocratique. La rupture du compromis détériore la crédibilité des nouvelles institutions et montrent leurs faiblesses. Pourtant - et cest la suite du paradoxe de la transition congolaise - le régime mis en place en 1992 parvient durant plusieurs années à se maintenir à travers des phases de violence aiguës tout en continuant de faire dialoguer les coalitions partisanes les plus hostiles. A travers cette survie de certaines procédures de la démocratie libérale, le Congo se situe dans la catégorie plutôt restreinte des démocratisations qui ont échappé à une restauration autoritaire rapide. La confirmation de cette tendance dépendait en partie de la réussite de lorganisation de la seconde élection présidentielle prévue en 1997. Le processus a été rompu par les " événements " qui se sont substitués au scrutin attendu, ruinant définitivement les chances de consolidation démocratique. Les cinq années (août 1992 et mai 1997) de " survie " du régime issu de la transition ne doivent pas être considérées comme une parenthèse. Elles sont riches denseignement sur les potentialités du système politique congolais. A - LA DELEGITIMATION DES INSTITUTIONS ISSUES DE LA TRANSITION La rupture de laccord de gouvernement passé entre les deux coalitions menées respectivement par lUPADS et le PCT correspond à léchec dune réconciliation du personnel politique issu de trente années qui ont forgé des réseaux complexes. Leur collusion explique le statut ambigu de la mise en place des nouvelles institutions. Leur désaccord sur le partage du pouvoir rend celles-ci totalement inopérantes. Lenchaînement de coups joués de part et dautre fait basculer le règlement de la lutte pour le pouvoir du registre légal (motion de censure, dissolution de lAssemblée, contestation des élections, contestation des décisions de justice) au registre de la violence physique (montée en puissance des milices partisanes, escalade des moyens de destruction, dépassement des tabous concernant certaines formes de violence). Dans ce dérèglement de la civilité, cest évidemment bien plus que les règles du jeu politique qui sont remises en cause. Celles-ci apparaissent aux yeux de la population non seulement inefficaces mais aussi néfastes. Il en découle un perte de légitimité, une délégitimation, qui affecte les institutions plus encore que les détenteurs du pouvoir. Le désenchantement est plus fort au Congo que dans de nombreux autres pays africains car la guerre civile sajoute aux difficultés économiques. Le renversement des alliances qui intervient à la fin de 1992 nest pas non plus propice à la légitimation du système des partis. La coalition du PCT et du MCDDI est considérée comme " contre nature " parce quelle brouille le schéma naissant des affiliations partisanes, lui-même issu de représentations plus anciennes de la politique congolaise. Enfin, après que la guerre civile ait causé des motifs dhostilité durable entre les partisans de lUPADS et du MCDDI, le rapprochement ambigu de ces deux partis, au sein dun gouvernement excluant le PCT, contribue à rendre pour longtemps incohérente la scène politique. Ce tableau de la sortie de transition démocratique nest pas difficile à interpréter. Il se caractérise par des échecs au niveau de tous les critères retenus pour qualifier une consolidation. Ladministration na pas cessé dêtre partisane ainsi que le montre le recrutement aux postes de responsabilité, y compris techniques, ainsi que les modalités de fonctionnement. La justice na pas pu développer son indépendance. La contestation systématique de ses actes de contentieux électoral a conduit au recours à un collège arbitral étranger, siégeant hors du territoire congolais. Le système des partis, loin de se stabiliser, nest pas en mesure doffrir une image nette partageant majorité et opposition. Enfin, cest un euphémisme que de constater que les leaders des partis nont pas renoncé à la violence physique dans leurs stratégies de lutte pour le pouvoir. Ce bilan est-il déviant par rapport à ceux quoffrent les scénarios post-transitionnels observés ailleurs en Afrique ? La transformation des appareils administratifs a été rendue difficile dans tous les pays à cause des restrictions financières et des plans dajustement structurel qui limitaient, sinon interdisaient, de nouveaux recrutements. Ceux qui ont connu une alternance, comme le Congo, ont vu leurs dirigeants gouverner avec une fonction publique formée à lépoque autoritaire et peu sensible aux changements des pratiques administratives. Larmée a été omniprésente dans le processus, mais la hiérarchie, épurée à partir de 1993, sest montrée incapable de maintenir la chaîne de commandement, au point de laisser les partis sorganiser en milices. Les nominations intervenues au sommet nont pas suscité les raidissements observés sous le gouvernement de transition. Comparé au scénario nigérien de janvier 1996, la situation congolaise présentait pourtant dimportantes similitudes. Toutes ces considérations basées sur lappréciation de la transformation du fonctionnement institutionnel placent le Congo en position moyenne dans une comparaison continentale. Par contre, il nen va pas de même lorsque lon sintéresse à la gestion de la paix civile. La crise politique de 1990 qui a mené à la libéralisation du régime na pas épuisé les motifs de frustration et dhostilité liés à la dégradation des conditions de vie. Il ne suffit pas daccuser le personnel politique, et particulièrement les leaders des grands partis, davoir monté des communautés les unes contre les autres après les avoir utilisées comme clientèles électorales. Il est probable que certains ne se sont pas embarrassés de scrupules en laissant se déclencher des incidents qui ont dégénéré ; de même que ce sont des effectifs relativement réduits de miliciens qui sont parvenus à produire daussi graves dégâts. Mais de telles actions nont pu se produire que dans un contexte déjà fragilisé, au sein de milieux sociaux inquiets et prêts à se refermer sur eux-mêmes et à désigner des boucs émissaires. La prégnance des discours ethno-régionaux sexplique par limpossibilité dénoncer de nouveaux buts politiques sans revenir à la prise en compte des enjeux sociaux. La transition démocratique a épuisé le registre de limaginaire politique. Ainsi que le note Henri Ossébi, il y a une " confusion sémantique quant au contenu de la " démocratisation ", celle-ci a été et est encore confusément associée à lattente populaire dune sortie de la " galère " quotidienne, en tout cas à son atténuation, globalement, par effet de redistribution sociale élargie des " outputs " de la démocratisations. " (Ossébi, 1996, p. 134). Il ny a pas non plus dalternative dans un discours révolutionnaire puisque le régime sortant a détruit le crédit des images que celui-ci a pu porter durant des époques antérieures. Quant au registre économique, qui est celui où sexpriment les premières revendications de 1990, il est forclos par la perte de la maîtrise locale des grands choix puisque la tutelle des bailleurs de fonds internationaux impose lajustement structurel. La tentation dautodestruction de la société congolaise dans la guerre civile de 1993 - 1994 a préfiguré celle de 1997. Elle a hypothéqué les chances de consolidation de la démocratisation. Pourtant, dans ce tableau densemble qui pourrait servir de toile de fond à léchec dune transition démocratique, il convient de sinterroger sur les conditions de la survie du régime pluraliste pendant cinq ans. B - LA SURVIE DU REGIME PLURALISTE Dans la marge de manoeuvre étroite qui fut la sienne, le Président Lissouba na pourtant pas opéré un coup dEtat civil. Avec une constitution qui ne prévoyait pas les pleins pouvoirs en cas détat durgence (un équivalent de larticle 16 français), il na pas tenté dimposer de force une réforme. Il na pas non plus, jusqu'en juin 1997, demandé une prorogation de son mandat, bien quil ait invoqué limpossibilité dans laquelle il a été mis daccomplir son programme durant ses deux premières années au pouvoir. Il na pas interdit les partis politiques de lopposition. Les drames et les atrocités de la guerre civile de 1993 - 1994 se sont situées dans un espace de non-droit qui échappait aux institutions. Dans ces conditions, il est compréhensible que ces mêmes institutions ne soient pas remises en cause puisque tout sest passé en dehors delles. Les difficultés des pouvoirs publics a récupérer les armes des milices et labsence de procès, au pénal pour les crimes et au civil pour les expropriations, confirment que ni larmée, ni ladministration, ni la justice nont été en mesure de jouer le rôle qui aurait dû être le leur après le retour à la paix en 1994. La " réconciliation " était peut-être à ce prix, mais elle coûta cher à la consolidation des nouvelles institutions. Le Congo disposait donc, fin 1996, dinstitutions pluralistes ; son parlement pouvait encore siéger, son président sapprêtait - du moins officiellement - à remettre son mandat en jeu dans des élections. Quelque soit le choix à venir des électeurs congolais, il semblait alors évident quà lavenir, le maintien de ce type de régime ne dépendrait pas seulement de sa capacité à satisfaire des critères minimum du libéralisme politique, mais trouverait son renforcement en faisant preuve dune habileté à satisfaire des enjeux sociaux. Le renversement du régime, en octobre 1997, a eu pour effet indirect de différer ce moment dans lequel pouvait être sérieusement pris en compte les problèmes de reconstruction de lEtat et de rupture avec le néo-patrimonialisme. En entreprenant le procès des vaincus, les nouveaux dirigeants gagnent du temps mais maintiennent le système en létat. REFERENCES BERNAULT (Florence), Démocraties ambiguës en Afrique centrale, Paris, Karthala, 1996. BRATTON (Michael), VAN DE WALLE (Nicholas), " Neopatrimonial regimes and political transitions in Africa " World Politics, (july 1994), pp. 453 - 489. 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