POLITIQUE   ET DROIT ELECTORAL AU CAMEROUN :
ANALYSE JURIDIQUE DE LA POLITIQUE ELECTORALE

 

par Alain Didier OLINGA

IRIC / GRAPS -  Université de Yaoundé II

 

"Monsieur le Président, et le Consensus ?

On ne peut évoluer sans consensus s'il vous plaît"

Depuis la mise en chantier du processus de démocratisation en 1990, le Cameroun est à la recherche d'un équilibre normatif et institutionnel reflétant la mutation socio-politique de la décennie dont la fin s'annonce, et capable de servir de facteur régulateur du système politique au troisième millénaire. De manière globale, la société camerounaise est en transition d'un système à un autre, vers un nouvel agencement dont les contours définitifs ne sont pas encore totalement fixés et objectivés. Cette situation de transition affecte aussi, naturellement, l'environnement juridique. L'on vit en effet non seulement une transition du droit, mais aussi avec un droit de transition, un droit transitoire, en tout cas inachevé. Cette transition du droit est particulièrement perceptible sur le terrain du droit constitutionnel et, plus spécifiquement encore, du droit électoral. Il paraît dès lors utile de saisir les éléments qui concourent à l'énonciation, à la concrétisation et à la mutation de cet ensemble normatif dont l'importance pour la vie politique n'est plus à démontrer. En somme, il s'agit de se pencher sur le processus de création du droit électoral. Bien qu'une étude des méthodes particulières de production d'un droit endogène doive être conduite au sujet des divers secteurs de l'ordre juridique national camerounais, le droit électoral paraît un excellent site d'observation, pour plusieurs raisons. D'une part, l'élection présidentielle du 12 octobre 1997, marquée par la non-participation hostile de trois partis de l'opposition parlementaire (UDC, UNDP, SDF), a révélé l'ampleur de la divergence des protagonistes du jeu politique sur le droit électoral existant et, plus largement encore, sur la logique législative de la transition démocratique. A cet égard, le mot d'ordre de boycott est apparu comme l'expression politique de la contestation d'une politique juridique. Ensuite, le droit électoral est le site d'une bataille âpre d'enjeux multiformes, qui influencent l'attitude des acteurs du jeu politique quant à son élaboration et à ses mutations, d'une fréquence au demeurant perceptible. Enfin, le droit électoral est un indice de passage d'un ordre politique monolithique et clos à un ordre politique pluraliste et ouvert. De toutes manières, il est temps d'introduire au processus d'élaboration (ou d'échec dans l'élaboration) du consensus socio-politique sur la règle électorale, aux usages sociaux de cette dernière. Car "si le droit objective les règles du jeu politique, il n'explique pas leurs conditions d'émergence et de fonctionnement, ne dit rien sur les usages qui, en contrepoint de la règle, façonnent le recours aux poursuites judiciaires, rien non plus sur les rapports sociaux qui se sont constitués ou modifiés à travers elle". Le droit électoral qu'il s'agira d'analyser ici est appréhendé de manière volontairement large. Y sont naturellement incorporés à titre principal les diverses lois électorales qui, depuis 1991, ont été votées par l'Assemblée Nationale. S'y ajoutent les actes de nature réglementaire édictés par le Ministre de l'Administration Territoriale, organisant les opérations matérielles de vote. S'y joignent enfin les espèces jurisprudentielles nombreuses, qui constituent autant d'applications concrètes, d'éclaircissements ou de compléments de lacunes voire d'orientations de la portée de certaines dispositions des textes législatifs. En vue d'une présentation d'ensemble cohérente et ordonnée de ce corpus en création, il paraît opportun, avant d'envisager l'anatomie et le dynamique du droit électoral créé (II), de se pencher sur le cadre et la méthodologie de sa création (I).

I - LE PROCESSUS DE CREATION DU DROIT ELECTORAL : CADRE ET METHODOLOGIE

Le droit électoral actuellement en vigueur au Cameroun est le fruit d'une multitude de foyers de production. Par ailleurs, les modes de sécrétion de ce droit méritent une attention spéciale.

A - Les foyers de production du droit électoral camerounais

Dans l'étude des sources du droit électoral camerounais, quatre pôles peuvent être retenus et étudiés, à savoir : le pouvoir législatif, le pouvoir réglementaire, le juge et, accessoirement, l'opinion publique.

1 - Le pouvoir législatif, producteur de droit électoral

Selon l'article 26 alinéa 2 de la loi constitutionnelle du 18 janvier 1996, le régime des élections au Cameroun, quelles qu'elles soient, relèvent du domaine d'intervention du législateur, à moins que celui-ci ait autorisé le Président de la République à recourir aux ordonnances (ce qui n'a jamais été le cas), ou que le Président de la République ait décidé de convoquer le peuple pour un référendum législatif (qui n'est jamais intervenu). Depuis 1991, tous les textes de nature législative relatifs aux élections ont été adoptés par l'Assemblée Nationale. Cette donnée est, en soi, digne d'intérêt. Elle signifie à notre sens que, bien qu'en ayant eu la large possibilité, notamment en 1991 à l'époque monolithique, l'exécutif n'a pas cru devoir empêcher le déroulement du débat parlementaire ou le vider de toute substance. C'est le parlement monocolore qui a adopté les lois de 1990 sur les libertés ; c'est le même parlement qui, poursuivant son oeuvre de "liquidation" de l'ordre ancien, a adopté la loi devant organiser les élections législatives de mars 1992. Pour le parlement de 1991, il s'agissait visiblement de faire la preuve de son engagement sincère en faveur de la démocratie, afin de désarmer par avance la critique adverse de la crispation autoritaire sur le pouvoir. Ce souci de la bonne conscience devant l'histoire est d'autant plus fortement exprimé qu'il est généralement entendu que "lorsqu'ils débattent du système électoral, les membres des assemblées parlementaires risquent toujours de se laisser influencer par des considérations personnelles ou partisanes, car toute modification du mode de scrutin peut avoir une incidence importante sur leurs chances de réélection ou sur la représentation des différents partis".

Le droit électoral a pour support normatif les lois ordinaires. Cela facilite son adaptation aux évolutions socio-politiques, mais cela l'expose à des mutations justement trop aisées, soit en fonction des variations de majorité, soit surtout -c'est le cas jusqu'à ce jour- en fonction des besoins changeants de la majorité en place. Les lois électorales sont des textes importants qui, pour leurs éléments fondamentaux, ont besoin de stabilité et de durée. Le procédé de la loi organique serait le bienvenu en la matière.

Le droit électoral légiféré est émis à l'occasion de sessions ordinaires ou extraordinaires, les secondes l'emportant en nombre sur les premières. En fait, seules deux des six lois électorales ayant été votées par le Parlement depuis 1991 à savoir la loi du 16 décembre 1991 relative à l'élection des députés et la loi de décembre 1995 modifiant à la baisse le montant de la caution électorale pour les élections municipales, ont été adoptées à l'occasion d'une session ordinaire. Les autres lois, pourtant importantes, ont été votées au cours de sessions extraordinaires réunies à l'initiative du gouvernement, lequel dispose ainsi d'un avantage de taille, celui de la maîtrise du temps. D'emblée, il est possible de penser qu'un tel droit manque de sérénité, d'objectivité et d'impartialité. Fruit d'une législation dramatisée; il est suspect de partialité. Fruit d'une législation sous la pression d'intérêts électoraux immédiats ou à court terme, il est suspect de ne pas prendre en compte la diversité des situations et d'en favoriser trop visiblement l'une au détriment de l'autre.

La physionomie du législateur a évolué depuis 1992, passant d'une chambre monocolore à une chambre pluraliste. Plus exactement, si le législateur est demeuré formellement le même, la réalité parlementaire a profondément évolué. Cette évolution semble avoir influencé négativement le droit électoral. L'impression qui prévaut est celle suivant laquelle les lois élaborées en 1991 et 1992, par le parlement monolithique et par le tout nouveau parlement pluraliste respectivement, étaient bien plus satisfaisantes du point de vue de l'évolution du processus démocratique que les dernières lois de l'année 1997 par exemple. En d'autres termes, et de manière fort paradoxale, le caractère restrictif des lois électorales s'est accru au fur et à mesure que la scène politique s'est diversifiée. Comment expliquer ce paradoxe ? A notre avis, le parti dominant de la vie politique est resté l'ancien parti unique, le RDPC. Après les premières heures de la démocratisation, qui l'ont fait sérieusement vaciller, ce parti retrouve sa superbe et est libéré de toute exigence de contrition quelconque. Usant à loisir de la règle majoritaire qui lui est favorable à la chambre et dont on aurait du mal à remettre en cause -du moins en principe- le caractère démocratique, ce parti peut faire adopter des règles électorales qui lui sont favorables, au besoin en revenant sur les acquis des lois de 1991 et 1992. Cela, en toute régularité formelle ; en tout cas, convaincu que l'esprit du droit est dans ses actes.

2 - Le pouvoir réglementaire et le droit électoral

En principe, la Constitution n'a pas institué le pouvoir réglementaire comme instance de production du droit électoral. Toutefois en vertu de son habilitation générale à mettre en oeuvre les lois, le pouvoir réglementaire a été amené à prendre, par voie d'arrêtés notamment, des actes relatifs à l'organisation des élections. On peut ainsi mentionner : l'arrêté n° 416/A/MINAT/DAP/SDAA du 13 décembre 1995 portant organisation et fonctionnement des bureaux de vote en prélude aux élections municipales du 21 janvier 1996 ; l'arrêté n° 0221/A/MINAT/DAJC du 27 avril 1997 fixant l'organisation des bureaux de vote en prélude aux élections législatives du 17 mai 1997 ; l'arrêté n° 037/A/MINAT/DAJC du 25 septembre 1997 fixant l'organisation matérielle des bureaux de vote à l'occasion du scrutin présidentiel du 12 octobre 1997. En soi, l'édiction de ces textes par l'autorité réglementaire ne suscite pas de problèmes particuliers. Elle a une base légale formelle, à savoir l'article 97 de loi de 1991, au moins pour ce qui est des élections des députés. Toutefois, marquant une intervention de l'autorité administrative dans l'élaboration infra-législative du droit électoral, ces textes méritent d'être analysés quant à la conformité de leur contenu aux lois régissant les diverses élections d'une part, quant à leurs relations mutuelles d'autre part.

D'une manière générale, ces actes réglementaires respectent les lois pertinentes, dont ils reprennent généralement les termes. Cependant, on peut s'interroger au sujet de l'article 24 de l'arrêté n° 0221/A/MINAT/DAJC du 27 avril 1997, qui semble constituer une violation de l'article 110 de la loi de 1991 : le président de la commission locale de vote "peut, s'il s'agit d'un scrutin municipal, afficher dans le local où se sont déroulées les opérations de vote, les résultats dudit scrutin". Cette restriction n'est nullement prescrite dans la loi électorale. L'autorité réglementaire, en ajoutant à la loi, l'a ostensiblement violée. Relevons également le cas de l'article 9 alinéa 2 de l'arrêté n° 037/A/MINAT/DAJC du 25 septembre 1997, lequel prévoit que "tout électeur non muni d'une carte électorale est autorisé à voter, lorsqu'il est régulièrement inscrit sur la liste électorale du bureau de vote correspondant, sur présentation de sa carte nationale d'identité". Si la loi relative aux élections législatives prévoit une telle éventualité à son article 100 alinéa 2, la loi relative à l'élection présidentielle est muette sur ce sujet. La légalité de l'arrêté du 25 septembre 1997 a donc été contestée sur ce point précis, suspecté de favoriser la pratique du vote multiple, devant le juge constitutionnel. Le juge constitutionnel ne s'est pas prononcé sur la question. Le représentant de l'Etat en la cause a justifié l'article 9 alinéa 2 de l'arrêté sur le terrain de l'opportunité, sous un angle pragmatique : répondre aux doléances de certains partis politiques face aux difficultés rencontrées dans la distribution des cartes électorales par certaines autorités administratives. Il s'agit donc d'un arrangement pratique pour résoudre un problème concret ; un arrangement non prévu par la loi et même, peut-on-dire, qui en est exclu. En effet l'article 81 alinéa 1 de la loi relative aux élections présidentielles est clair : à son entrée dans le bureau de vote, l'électeur présente la carte électorale, sans autre forme de procès. L'arrêté pouvait-il valablement déroger à la loi ? Cela semble douteux.

S'agissant de leurs relations mutuelles, on aurait pu penser que chaque élection suscite son texte réglementaire organisant le fonctionnement des bureaux de vote. Le contexte des arrêtés s'y prête, chacun d'eux ayant été édicté à l'occasion d'une élection imminente. Dès lors, on aurait pu imaginer que les différents arrêtés organisent matériellement les modalités de fonctionnement des bureaux de vote à l'occasion des diverses élections, étant entendu que seul un prochain scrutin similaire pourrait en amener l'éventuelle modification. Or, manifestement, tel n'est pas le cas. les différents arrêtés ont un lieu, qu'exprime clairement par exemple l'article 25 respectif des textes du 27 avril 1997 et du 25 septembre 1997 : "le présent arrêté abroge toutes dispositions contraires, les spécifiant dur este. Ainsi, l'arrêté organisant le fonctionnement des bureaux de vote pour les législatives, lequel arrêté lui-même abroge les dispositions contraires du texte pertinent pour les élections municipales. Il y aurait ainsi une dynamique d'unification par voie réglementaire des règles matérielles relatives aux diverses élections, dynamique déjà enclenchée au niveau législatif -timidement- avec les lois sur les élections des députés et des Conseillers municipaux.

3 - Le juge de l'élection et la création du droit électoral

A titre liminaire, l'on ne dissertera nullement sur la question de savoir si la jurisprudence est ou non, et dans quelle mesure, source de droit. Il suffit de constater, pour notre propos, que le contentieux électoral est, par son abondance, une réalité incontestable. Ce contentieux donne au juge compétent l'occasion de participer à la création du droit électoral. Bien qu'on n'ait pas procédé à l'étude exhaustive de la jurisprudence électorale, l'on peut dire que globalement, le juge camerounais a fait preuve de retenue, de self-restraint, retenant une interprétation restrictive des textes. Ainsi, en ce qui concerne les règles gouvernant le contentieux des élections municipales, faut-il s'interroger sur les rapports entre la Commission Communale de Supervision et la Chambre administrative. La loi du 14 août 1992 relative aux élections municipales a confié aux commissions communales de supervision et à la chambre administrative un certain nombre de compétences en matière de contentieux, en ses articles 12, 26, 27 28 et 33. Comment ces compétences s'agencent-elles ? Pour la Chambre administrative, il faut opérer une distinction générale entre le contentieux préélectoral et le contentieux post-électoral. Sauf les cas de diffamation d'un candidat dont le chambre administrative pourrait être appelée à connaître, le contentieux pré-électoral est en totalité et en toute exclusivité réservé aux Commissions communales de supervision, lesquelles doivent effectivement statuer sous peine de vicier le scrutin et d'entraîner l'annulation de celui-ci par le juge administratif. On ne peut pas saisir le juge administratif des matières qui ont été "réservées" à la Commission Communale de supervision, sous peine d'irrecevabilité, même après la proclamation des résultats qui, selon le juge administratif, marque la fin du rôle de cette dernière : "le rôle de la Commission Communale de supervision s'arrête à la proclamation des résultats du scrutin dont elle se dessaisit du procès-verbal et les réclamations éventuelles concernant les opérations électorales sont portées devant le juge administratif". Bref, la Commission Communale de supervision ne peut plus statuer au-delà de la proclamation des résultats. Malheureusement, la Chambre administrative refuse de connaître, au titre de l'article 33 de la loi du 11 août 1992 dont la portée en est singulièrement diminuée, des réclamations concernant les opérations pré-électorales : "... les contestations ou réclamations portant comme en l'espèce sur des opérations pré-électorales et sur le déroulement du scrutin relèvent de la compétence de la Commission communale de Supervision qui statue souverainement". Cette jurisprudence, inspirée d'un souci d'économie des procédures, de découragement des tentatives de vedettariat judiciaire et d'éviction d'un engorgement du prétoire, n'es pas exemple d'effets nocifs pour le respect de la loi électorale. SI l'on garde à l'esprit les considérables difficultés de preuve de la saisine de la Commission Communale de Supervision et les conclusions que le juge administratif en tire en termes d'irrecevabilité, on mesure le risque de déni de justice qui se trouve dans la doctrine du domaine de compétence exclusive des Commissions communales et dans la distinction jurisprudentielle contentieux pré-électoral/contentieux post-électoral. Une telle attitude ne peut que jeter le doute sur la fiabilité du droit électoral. Une jurisprudence faite essentiellement d'incompétence, de rejet et d'irrecevabilité, non seulement appauvrit la somme jurisprudentielle en matière électorale, mais aussi ruine la confiance en la loi.

S'agissant des élections présidentielles, la trouvaille jurisprudentielle la plus saillante, et la plus inquiétante aussi, est sans conteste la réception en droit électoral camerounais d'une vieille jurisprudence française considérant le décret de convocation du corps électoral comme un acte de gouvernement, insusceptible de recours. Une telle prise de position, qui ne s'imposait nullement, est évidemment regrettable.

S'agissant des élections législatives, il faut noter pour s'en féliciter l'invocation de la Déclaration universelle des droits de l'homme comme source du droit électoral au Cameroun. Le juge constitutionnel, statuant sur la régularité de l'élection législative dans la circonscription électorale du Mayo-Rey, a estimé que les agissements portant atteinte à l'égalité des candidats des formations politiques devant la loi électorale ainsi qu'au libre choix par les citoyens de leurs représentants constituent une violation de l'article 21 de la Déclaration Universelle. Cette référence est d'autant plus importante que le moyen tiré de la violation de cet instrument n'avait nullement été invoqué par le requérant.

4 - L'opinion publique et la création du droit électoral

Dans un contexte où l'espace public se constitue progressivement et où les techniques de mesure de l'état de l'opinion sont quasiment inexistantes, il est difficile de se faire une idée fiable de la participation de l'opinion publique à l'élaboration du droit électoral. Ce que l'on peut constater, c'est que l'opinion est largement absente du débat et des choix législatifs qui s'opèrent dans des enceintes qu'elle ne maîtrise pas et auxquelles elle n'a pas accès. L'opinion est davantage spectatrice qu'actrice, consommatrice que productrice, lorsqu'elle n'est pas carrément indifférente. La technicité et les subtilités du droit électoral notamment en ce qui concerne les modes de scrutin, sont telles que la très grande frange du corps électoral est perdue dans ce débat.. De fait, il n'est pas aisé d'appréhender les effets du scrutin majoritaire à un tour pour l'élection présidentielle, le scrutin mixte à un tour combinant système majoritaire et représentation proportionnelle, aux plus forts restes, et le scrutin de liste sans vote préférentiel ni panachage pour les législatives et municipales. L'assimilation de ces données techniques n'est pas chose instantanée et demande une période d'acclimatation. D'un autre côté, on a le sentiment que pour la plus large frange de la population, l'élection est d'abord une joute politique -avec ses coups et ses ruses qui révèlent l'habileté manoeuvrière de leur auteur- et non une concurrence arbitrée par le droit et se voulant loyale.

La création du droit électoral est une affaire d'hommes politiques, essentiellement. Seuls s'y intéressent également des spécialistes du droit qui, à ce sujet, peuvent faire des propositions législatives plus ou moins suivies ou livrer des commentaires plus ou moins objectifs sur des projets de texte ou des textes déjà adoptés. Si la compétence de ces universitaires est naturellement hors de cause, il est permis cependant de se montrer réservé sur leur indépendance d'esprit et de jugement lorsqu'ils prennent position au sujet du droit électoral. Cette réserve tient essentiellement au moment de leur expertise juridique : quelquefois pendant le débat législatif, surtout après l'adoption de la loi. Le discours scientifique vient simplement secourir, justifier et légitimer une logique politique déjà consacrée.

S'intéressent également à la création du droit électoral, compte tenu du rôle de garants de la paix sociale qu'elles se sont attribué, les autorités ecclésiastiques, lesquelles se sont montrées particulièrement soucieuses d'une transparence électorale au Cameroun, en demandant notamment l'institution d'une Commission électorale autonome ou en contestant les choix législatifs opérés.

Il ne faudrait pas négliger l'opinion publique internationale, laquelle à l'occasion de l'observation internationale des élections, peut être amenée à constater des dysfonctionnements , à proposer des amendements ou, plus rarement certes, à se féliciter de l'application des règles existantes. La prise en compte des suggestions par les instances de décision est variable et dépend, pour beaucoup, de la méthode choisie pour élaborer le droit électoral.

B - Les modalités de sécrétion du droit électoral camerounais

Pour suivre in concreto le processus de création du droit électoral, il importe de dépasser l'unité du discours législatif pour atteindre la diversité du discours parlementaire. Cette démarche amène à constater que la méthode d'élaboration du droit électoral dont se réclament les différents acteurs politiques est celle du consensus. Cette démarche dont on a pu montrer ailleurs les ambiguïtés doit être justifiée, appréhendée dans sa pratique et ses équivoques, expliquée lorsqu'elle est exclue. Trois cas de figure, suggérés par la pratique politique, seront examinés : le consensus recherché, le consensus biaisé, le consensus exclu.

1 - Le consensus recherché

Le droit électoral n'est pas un ensemble normatif comme les autres dans le domaine du droit public, du droit constitutionnel. Suivant les termes du doctrinaire Royer-Collard, "une loi électorale est une constitution. Selon que cette loi est bonne ou mauvaise, les gouvernements dont elle est le ressort sont forts ou faibles". "Moyen privilégié pour une collectivité de tendre à l'idéal démocratique", le droit électoral notamment dans les pays qui émergent à un ordre démocratique pluraliste, doit faire l'objet d'un accord minimal entre les différents protagonistes de la vie politique. C'est cette démarche qui a été retenue lors de la Rencontre Tripartite de 1991 qui avait, dans un esprit de dialogue et de consensus, proposé un avant-projet de code électoral. Tout le monde ou presque s'accorde sur la nécessité d'une telle approche. Pour le Pr. KAMTO, "une telle approche consensuelle apparaît d'autant plus nécessaire dans nos pays qui s'essaient à la démocratie, que la contestation de la loi électorale précède et conduit presque toujours à la contestation des résultats des élections". Les hommes politiques estiment également que "la définition consensuelle des principes et des modalités régissant le choix des dirigeants tient une place importante dans le contrat social". Dans la majorité comme dans l'opposition, de l'exécutif comme du législatif, l'on entonne un hymne au consensus, pour garantir l'intérêt supérieur de la nation. Naturellement, la Chambre législative est le lieu de recherche de ce consensus, en fonction des équilibres numériques qui y sont reflétés. Pour que ce consensus soit réalisé -et de fait la plupart des dispositions des lois électorales sont acceptées par l'ensemble de la classe politique, seule leur application posant probème- les protagonistes doivent afficher des attitudes de consensus qui impliquent une claire conscience du poids des autres pour les uns, une volonté de maîtriser sa force pour les autres. Lorsque cette posture de principe fait défaut, le consensus a de fortes chances de devenir un bal masqué, parce que biaisé.

2 - Le consensus biaisé

La discussion d'une loi électorale est un enjeu politique de première importance et il serait naïf de penser que le discours sur la nécessité du consensus est politiquement désintéressé. En invoquant le consensus, les divers protagonistes ont des arrière-pensées politiques. Pour la majorité parlementaire, il s'agit de dissimuler la force imposée, que l'opinion publique pourrait percevoir comme une attitude autoritaire, et de faire croire l'idée d'un droit arrêté de concert, désamorçant par avance les critiques de l'opposition. Pour cette dernière, il s'agit de ne pas être inhibée par sa situation de faiblesse numérique et, surtout, de garder en cas d'échec du consensus, la latitude de critique du système établi. Traitant du consensus biaisé, il paraît utile d'évoquer un exemple précis, pour montrer que les uns et les autres ne s'entendent ni sur le sens du consensus, ni sur le seuil de consensus indispensables sur une question de droit électoral, ni même sur l'opportunité d'une initiative législative en la matière. Considérons ainsi la manière avec laquelle, à l'occasion de la révision de la loi n° 91/020 du 16 décembre 1991, l'on a dépouillé la Commission départementale de supervision de la faculté de rendre publics les résultats acquis dans la circonscription électorale. Le projet de loi n° 614/PJ/AN avait proposé la suppression de cette prérogative, dans un souci d'adaptation de la loi de 1991 à la nouvelle donne constitutionnelle. Des membres de la commission des lois constitutionnelles s'en étant émus, surtout ceux de l'opposition, le Vice-Premier Ministre chargé de L'Administration Territoriale défendant le projet a donné la réponse suivante : "vous vous êtes émus, à juste titre, à propos de l'article relatif à la proclamation des résultats qui, selon le nouveau projet de loi, et conformément à la Constitution, laisse le soin de la proclamation des résultats au Conseil Constitutionnel auquel est dévolue désormais la charge de veiller à la régularité des opérations électorales. Il n'est pas dit que la Commission Départementale de supervision ne fera rien en attendant que les résultats soient proclamés par le Conseil Constitutionnel. Dès que les travaux de la Commission électorale sont achevés et consignés dans un procès-verbal, ces résultats seront publiés par la Commission Départementale de Supervision (C.D.S) et considérés comme provisions en attendant les résultats définitifs du Conseil Constitutionnel (...). mais proclamer et publier, cela fait deux choses. On statue sur la régularité alors qu'au niveau de la Commission départementale, on n'a pas statué". Après cette importante mise au point, la satisfaction est générale. Le député Pierre Mahbe de l'U.P.C : "je suis heureux Monsieur le Vice-Premier Ministre nous dire que la Commission aura à rendre publics ces résultats, mais ne les proclamera pas. Cela n'est pas tombé dans l'oreille des sourds !" De même, le député Bouba Bello de l'UNDP : " la loi de 1991 que nous voulons modifier faisait tout simplement la distinction que vous-mêmes reconnaissez maintenant entre la proclamation, l'opération de publication solennelle ayant pratiquement la force de la chose jugée et la publication des résultats nécessaires et inhérente aux opérations de dépouillement des votes". Jusqu'à ce moment du débat, et en attendant de la traduire dans le texte final, l'accord est parfait entre les protagonistes. Le député Djona Valamna du M.D.R l'exprime clairement à l'adresse du Vice-Premier Ministre : "vous avez parlé de la publication des résultats au niveau de la Commission Départementale. Je sais que tout le monde a applaudi, je ne sais pas si vous avez remarqué que les députés semblaient satisfaits, parce que vous avez dit là quelque chose d'essentiel". Certes des glissements sont déjà perceptibles quant aux modalités concrètes de publication. Le député Keutcha Moïse de l'UNDP : "je réitère ce que vient de dire le Vice-Premier Ministre qu'il faut afficher les résultats départementaux des élections avant de les envoyer pour confirmation à Yaoundé à la Cour Constitutionnelle". Le représentant du Gouvernement, prenant conscience qu'il est allé peut-être trop loin, sent la nécessité de faire une nouvelle mise au point. Il propose "que les partis de la C.D.S reçoivent sur leur demande les procès-verbaux, qu'ils puissent avoir la possibilité de connaître les résultats de la Commission. Donc ça nous évitera le problème de la proclamation et de la publication (...). Nous sommes d'accord là-dessus. Il y aura une diffusion restreinte, je voulais dire, entre les membres de la Commission pour ne pas créer des problèmes". Insidieusement, la divergence commence à s'installer. Lorsque le député Adamou Nganda de l'UNDP demandera que l'on remette explicitement dans le texte la compétence de la C.D.S de rendre publics les résultats départementaux, la divergence perce au grand jour. Cette demande est pourtant très importante, en tant que preuve du consensus réalisé au sein de la Commission ; elle est d'autant plus importante que certains députés estiment que par le passé les consensus restés verbaux n'ont jamais été respectés. Le député Forsac de l'UNDP est formel : "d'après tout ce qui s'est produit lors des précédentes élections, je vois que tout ce que nous adoptons ici, malgré le consensus, malgré les compromis auxquels nous arrivons, tout ceci n'est jamais respecté". Le Vice-Premier Ministre, suscitant un brouhaha dans la salle, change le cap : "je crois que ce que veut le législateur est que les travaux de la CDS soient susceptibles d'être remis en cause par le Conseil Constitutionnel". Le président de la Commission des lois, l'honorable Etove Wam Faustin du RDPC rappelle la proposition du député Adamou Nganda, mais le Vice-Premier Ministre est formel : "cela est contraire à la Constitution". Téméraire, le Président rappelle la distinction entre la publication et la proclamation, mais le Vice-Premier Ministre est soudain catégorique : "comment rend-t-on public ? Il s'agit de la proclamation des résultats. Il ne faudrait pas qu'on joue sur la sémantique ou les nuances de la langue. Laissons le soin au Conseil Constitutionnel de rendre publics les résultats. SI nous ne sommes pas d'accord, nous pouvons passer au vote". Avec cet appel au vote, au libre jeu de la logique majoritaire, la phase du consensus est en train d'aboutir à sa fin. Certains députés ont beau intervenir, le Président de la Commission des lois a beau signaler qu'il y a une incompréhension qui s'installe, rien n'y fait. Au contraire, la sérénité du débat est affectée. Le Vice-Premier Ministre n'y voit qu'un "problème de détail", estimant que "les gens cherchent la petite bête". Nullement impressionné par l'agacement ministériel, le député Marcel Goutalo de l'UNDP signale que l'article 110 de la loi permet toujours à al Commission locale de vote de rendre publics les résultats et ne comprend pas qu'on refuse cette possibilité à la C.D.S. Le Vice-Premier Ministre, et c'est la dernière prise de positon sur le sujet, dit ceci : "quand les résultats sont rendus publics, il y a nuance entre les résultats publiés et les autres parce que quand c'est publié, il faut que ce soit affiché et tel n'est pas le cas pour les résultats rendus publics. Ceux qui sont là savent que le résultat est là, cela fait deux choses différentes. J'ai quand même une formation juridique, je le dis comme cela. Il faut que chacun apprenne. Quand nous sommes là, c'est pour que nous puissions apprendre. Je vous dis que quand on dit "rendu public", ce n'est pas la même chose que lorsqu'on dit "est tenu de publier les résultats". Non seulement ils sont rendus publics, mais ils doivent être affichés : voilà la nuance". En définitive, il sera remis un procès-verbal à qui le voudra. De ce dialogue de sourds, fait de suspicion réciproque, rien de consensuel n'aura émergé. Si consensus il y a, il s'agit moins du fruit d'une négociation que de l'adhésion résignée des faibles à la position arrêtée par le fort, position qui prévaudrait en tout état de cause en cas de vote, en cas de consensus inexistant ou de consensus ouvertement rejeté.

3 - Le consensus rejeté

Lorsqu'il ne peut pas être réalisé, le consensus est purement et simplement rejeté. Traitant du rejet du consensus, on peut d'abord évoquer des situations de fait dans lesquelles une majorité et une opposition n'ont pas eu à discuter d'une manière ou d'une autre, pour aboutir à une entente sur les règles électorales. C'est le cas à propos de la loi de 1991 sur les élections des députés, qui a été discutée par un parlement monolithique. Toutefois, on peut penser que le consensus n'a pas été totalement absent. Les débats parlementaires de l'époque montrent qu'une discussion a bien eu lieu et peut permettre d'objectiver un consensus entre les forces internes au parti unique d'alors. Lorsque l'on parle de "rejet" du consensus, l'on pense surtout à la dure confrontation entre la majorité et l'opposition parlementaires au sujet du texte modifiant la loi relative à l'élection présidentielle. Le porte-parole du Gouvernement d'alors, le Ministre d'Etat à la Communication Kontchou Kouomegni Augustin a justifié l'attitude de la majorité en estimant que l'avis de l'opposition n'est pas nécessaire pour que la majorité décide : "dans aucun régime démocratique au monde d'aujourd'hui la majorité n'a l'obligation d'aller d'abord s'entendre avec la minorité pour venir ensuite gouverner. D'ailleurs, on sait bien qu'en régime véritablement démocratique, la majorité ne s'entend pas avec la minorité. Parce que généralement les deux camps ont des options opposées, normalement. Et je ne sais pas si actuellement dans l'une des grandes démocraties occidentales le gouvernement est fondé sur l'entente entre la majorité et l'opposition". Une telle prise de position nous semble être une exclusion irresponsable et fantaisiste d'une procédure qui pourrait préserver un climat serein dans le champ politique et dans l'opinion, et avoir un effet heureux sur le droit matériel en résultant, auquel il importe maintenant de s'intéresser.

II - LE DROIT ELECTORAL CREE : ANATOMIE ET DYNAMIQUE

La création du droit électoral n'est pas limitée uniquement au cadre et à la méthode de son énonciation. Encore faut-il s'intéresser au droit électoral déjà énoncé pour en saisir le contenu et l'anatomie d'une part, à sa dynamique d'autre part. En réalité, nous ne sommes pas au stade de la post-création du droit ; le processus de création du droit est une entreprise continue, étalée dans le temps.

A - LES CHOIX LEGISLATIFS OPERES : PRESENTATION ET MOTIVATION

La recherche du contenu et de la motivation des choix législatifs opérés en matière électorale est utile en ce qu'elle offre la possibilité de faire une "sociologie de l'intérêt à codifier" dans la loi électorale. Le droit électoral camerounais est un ensemble fort diversifié non seulement du point de vue de ses supports, mais aussi du point de vue de son contenu matériel. Il ne semble pas absolument opportun d'examiner l'ensemble des choix législatifs fondamentaux opérés et d'en révéler les motivations profondes. A ce rythme, tout devrait être passé en revue, ce qui est fastidieux. Il nous paraît plus pertinent de retenir quelques éléments précis de la législation en vigueur et d'en présenter la cohérence. D'emblée, il ressort de l'analyse d'ensemble effectuée une sorte d'éclectrisme explicatif des choix législatifs opérés. Tout se mêle, sans que l'on puisse toujours savoir ce qui l'emporte entre la logique contextuelle de prise en compte des réalités sociales, la logique d'adaptation normative, la logique de l'opportunisme voire, éventuellement, la logique du désordre normatif. D'une manière, avouons-le, un peu arbitraire, nous avons retenu cinq éléments pour mener notre étude : la dispersion du droit électoral, les conditions partisanes ou indépendantes, la commission électorale autonome, les circonscriptions électorales spéciales et, enfin, l'exigence de la prise en compte des composantes sociologiques de la circonscription.

1 - La dispersion du droit électoral : une politique délibérée ?

La dispersion du droit électoral est d'abord un fait objectif, avant d'être éventuellement un choix délibérément opéré et assumé. Les règles électorales de la transition démocratique ont été énoncées au gré des besoins imposés par la dynamique du jeu politique. Droit de logique situationniste, droit de gestion des situations politiques différentes, droit circonstanciel, le droit électoral n'a pas encore été conçu dans une logique d'ensemble. A cet égard, l'on peut remarquer un retard de ce corps de règles par rapport aux règles constitutionnelles proprement dites, dont la constitution du 18 janvier 1996 propose un exposé d'ensemble, "ratifiant" plus ou moins fidèlement les idées politiques et institutionnelles exprimées depuis 1990. Sans que l'on puisse en déterminer précisément le début, on peut dire néanmoins que depuis un certain temps, la demande d'un corps unifié de règles, d'un code électoral se fait toujours plus insistante. Il importe d'identifier cette demande et d'en saisir les différents enjeux.

C'est au moment de la modification des lois relatives aux législatives et aux présidentielles que cette demande normative a été clairement formulée. Lors du débat sur le projet de loi n° 614/PJL/AN relatif à la loi du 16 décembre 1991, les députés ont fait ressortir "l'urgence de l'harmonisation des textes législatifs relatifs aux élections dans notre pays". De même, lors du débat sur le projet de loi n° 622/PJL/AN relatif à la loi du 17 septembre 1997, des membres de la Commission des lois ont demandé au Gouvernement de justifier "l'absence de codification du corpus des textes pour une harmonisation des législations électorales". Une lecture attentive des procès-verbaux des travaux de la Commission des lois fait ressortir clairement que, pour l'essentiel, le besoin normatif en la matière est exprimé davantage par l'opposition que par les députés de la majorité. L'on peut du reste constater que c'est un élément des programmes des partis d'opposition que d'harmoniser en un ensemble unique les règles électorales. Cette présentation des choses clarifie considérablement les positions des acteurs politiques par rapport au code électoral. Si I'on ne peut guère affirmer de bonne foi que la majorité parlementaire, majorité décisive pour la législation, est opposée par principe à cette idée, on constate néanmoins qu'elle ne manifeste aucune hâte particulière à la faire éclore ; en revanche, l'opposition parlementaire semble en faire une arme supplémentaire dans le combat qu'elle mène en faveur d'élections honnêtes et transparentes dans le pays. A cet égard, le texte du SDF produit dans le cadre de ses négociations avec le RDPC fait figurer en tête, des règles garantissant des élections libres, transparentes et honnêtes, l'adoption d'un code électoral réglementant toutes les élections au Cameroun. A chaque retouche de l'une des lois électorales, devant la préoccupation des députés, la réponse du responsable de l'Administration territoriale est restée quasiment invariable : le texte en examen participe précisément des efforts déployés en vue de parvenir à l'harmonisation du code électoral pour plus d'efficacité, au même titre que toutes les autres lois électorales. Ainsi s'explicite une divergence de méthode de création du droit électoral. Alors que, pour l'opposition, le code peut et doit déjà être là, sans qu'il soit besoin d'attendre de nombreuses expériences électorales, pour la majorité la codification du droit électoral n'est pas une opération instantanée, immédiate : elle est le résultat d'un processus d'ensemble, instruit de l'expérience des scrutins successifs sur une certaine période. Dans l'impossibilité de prévoir le terme de cette période d'incubation normative, le risque est de verser dans la codification permanente et par-à-coups, le révisionnisme systématique qui s'apparenterait à une stratégie du caméléon. C'est précisément cette possibilité permanente -réelle- de réajustement de la loi par la majorité qui est vécue avec inquiétude et impuissance par l'opposition qui espère qu'un code électoral serait beaucoup moins exposé à de telles "manipulations", espoir qui peut se révéler illusoire. La codification progressive qui peut relever de la sagesse du législateur n'est pas, en tout état de cause, le gage le plus sûr contre "l'instrumentalisme juridique" à des fins politiques en matière électoral.

Le code électoral est, en tant que tel, un enjeu politique, un enjeu de marchandages politiques. N'ayant pas eu de précédent en droit camerounais depuis l'indépendance, le code électoral tant réclamé risque d'avoir du mal à émerger. Aux lois électorales actuelles, pourraient se joindre d'autres lois sur les sénatoriales, les régionales, dans un cafouillage et des renvois de lois de l'une à l'autre qui risquent de se révéler d'une particulière complexité, débouchant sur une inévitable confusion. Tant que les intérêts électoraux de la majorité parlementaire ne seront pas en jeu, ce n'est pas le seul intérêt de l'harmonisation du droit qui poussera à la naissance d'un code électoral.

2 - Candidatures "partisanes" ou candidatures indépendantes ?

S'il est une question qui suscite la curiosité dans le droit électoral camerounais actuel, c'est l'infortune dans laquelle se trouve confinée la candidature indépendante par rapport à la candidature soutenue par un parti politique. Curiosité en ce sens que depuis la révision constitutionnelle de 1984, une timide ouverture en faveur de la candidature indépendante pour l'élection présidentielle a été opérée. Depuis l'ouverture du processus démocratique, d'autres types d'élections se sont multipliés, mais l'admission des candidatures non parrainées par des partis politiques aux municipales et législatives s'est heurtée jusque-là à un barrage d'une rare fermeté de la part du pouvoir législatif. En dépit des demandes individuelles insistantes venant tant du RDPC (Albert Dzongang, avant la rupture) que d'autres partis (Emmanuel Bitjyeki de l'UPC), aucune fissure n'a entamé le bloc opposé à une telle évolution. Lors de la révision constitutionnelle de décembre 1995, les députés avaient clairement exprimé le danger de "constitutionnaliser la dictature des partis politiques". Sur cette question, le gouvernement avait répondu que "la solution au cas posé trouve sa place dans le code électoral qui sera examiné dans un proche avenir". Belle pirouette pour éviter de traiter du problème et de le renvoyer aux calendes grecques. De fait, lors du débat sur le projet de loi N° 614/PJL/AN modifiant et complétant le loi n° 91/020 du 16 décembre 1991 le député Bityeki rappelle les engagements pris lors de l'adoption de la Constitution. En vain. Le Vice-Premier Ministre chargé de L'administration Territoriale est formel : " à propos des candidatures indépendantes, que ce soit lors des travaux de la Tripartite ou lors des différents travaux de l'Assemblée Nationale, l'idée a été débattue, mais on n'a jamais abouti à une décision positive. Mais, nous avons estimé qu'au stade actuel du processus démocratique, nous ne pouvons admettre de candidatures indépendantes à l'élection présidentielle, le scrutin y étant uninominal". Ou encore : "(...) avec le développement du processus électoral, le jour où nous arriverons à la détermination des circonscriptions électorales telles que nous en parle le député Domgang où il y aurait des sous-circonscriptions donnant lieu à un siège, à ce moment-là le problème de candidatures indépendants pourrait se poser. Pour le moment l'opinion telle qu'elle ressort des travaux de la Tripartite et des travaux des différentes assemblées nationales qui ont eu lieu jusqu'à présent estime qu'il n'est pas encore temps d'admettre l'idée de candidature indépendante". La candidature indépendante n'est pas admise parce qu'il n'en est pas encore temps : c'est une décision d'opportunité politique, sans plus. Les explications juridiques additionnelles, ainsi que l'on peut aisément s'en rendre compte, sont manifestement légères. La candidature indépendante n'a rien à voir avec le mode de scrutin 'uninominal ou de liste) ou avec le type de circonscription (à un ou plusieurs sièges). L'humour du Président de la Commission des lois constitutionnelles, M. ETOVE Wam, au sujet de la préoccupation du député Bityeki est donc douteux. Jugez plutôt : "j'ajouterais, M. Bityeki, qu'on peut faire une liste avec un nom, c'est aussi une liste. Il comprend ça très bien, c'est un matheu, et même une liste avec zéro nom, c'est une liste". La candidature indépendante s'oppose simplement à la candidature parrainée par un parti politique. Tout le discours supplémentaire participe d'une volonté de confusion.

3 - La Commission Electorale Nationale Autonome (C.E.N.A)

S'il est une question au sujet de laquelle le droit électoral est venu au secours d'une attitude politique préalablement arrêtée, c'est bien la question de la CENA. Bien que cette institution ait été revendiquée par un spectre élargi de la société camerounaise, la demande politique a été exprimée en termes juridiques pour la première fois par l'U.N.D.P en 1995. Pendant le débat sur la révision de la Constitution, cette revendication a été réitérée. Elle sera à nouveau formulée en août 1997 lors de la session extraordinaire de l'Assemblée Nationale. L'UNDP a déposé à ce sujet une proposition de loi sur le bureau du Président de l'Assemblée nationale, lequel a tardé à en saisir la Conférence des présidents. Cela effectué en définitive, s'élèvera le doute sur la recevabilité de la proposition de loi, doute qui conduira à la saisine du Conseil Constitutionnel de la transition, lequel jugera la proposition de la loi irrecevable. Depuis le lancement du débat sur la CENA, débat qui véhicule une contestation ouverte de la place du Ministère de L'administration Territoriale -jugée partiale- dans le processus électoral, la majorité RDPC au pouvoir a adopté une position nettement hostile. A cet égard, il faut distinguer à notre avis deux périodes : la période précédant l'adoption de la loi constitutionnelle du 18 janvier 1996 et la période postérieure. Cette césure temporelle est justifiée par le fait que c'est l'argument de l'existence du Conseil Constitutionnel qui, pour le Gouvernement, sert de repoussoir à la CENA. Jusqu'à l'entrée en vigueur de la révision constitutionnelle, le refus de la CENA n'avait pas de motivation autre que politique : la majorité en place, tout simplement, n'en voulait pas. Après l'entrée en vigueur de la révision constitutionnelle, l'existence du Conseil Constitutionnel a rendu inopportune, une CENA conçue et organisée de la manière proposée par l'UNDP. Telle est la portée réelle de l'arrêt du 20 février 1997. L'existence du Conseil Constitutionnel est venue providentiellement servir de facteur dissimulant à une volonté politique négative vis-à-vis de la CENA. La session extraordinaire mort-née convoquée par l'opposition regroupant le tiers des députés à l'Assemblée Nationale est illustrative de la mauvaise disposition politique de l'actuelle majorité. En effet, l'argument formaliste tiré de la non authentification des signatures parlementaires accompagnant la demande de convocation de l'Assemblée en session extraordinaire est d'une mauvaise foi avérée, une telle authentification de signatures n'étant nullement exigée des députés au moment de leur entrée en fonction. Alors même que, compte tenu des équilibres numériques, le texte proposé avait toutes les chances d'être rejeté par la Chambre, la majorité a rejeté l'idée même d'un débat sur la Commission électorale indépendante, quelles qu'en soient les compétences et l'organisation. On en est là à ce jour. L'UNDP étant entrée au gouvernement, il semble que le combat pour une CENA soit actuellement celui du S.D.F, en pourparlers politiques avec le RDPC.

4 - Les circonscriptions spéciales

La loi relative aux élections législatives prévoit qu'à côté du territoire départemental, circonscription électorale normale, il peut être créé des circonscriptions spéciales, en fonction de la "situation particulière de la circonscription" et ce, depuis la loi du 19 mars 1997, par voie réglementaire. Pourquoi des circonscriptions spéciales ? Comment en effectuer le découpage ? La justification de l'existence des circonscriptions spéciales ne semble pas avoir suscité de problèmes particuliers en soi ; sauf à les remettre en cause, les objectifs de ces circonscriptions sont de maintenir les grands équilibres sociologiques d'un terroir et d'assurer plus efficacement la représentation des minorités. Le Vice-Premier Ministre chargé de L'administration territoriale a ainsi justifié le recours aux circonscriptions spéciales, le 06 avril 1997 pendant l'émission radiophonique "Dimanche Midi" à Radio Cameroon. Au demeurant, cette pratique n'est pas nouvelle dans l'histoire du droit électoral camerounais. L'article 2 du décret n° 66/50 du 4 mars 1960 disposait déjà en son temps ce qui suit : "Sont divisés en sections électorales pour assurer une équitable représentation des minorités ethniques les départements du Wouri et du Moungo". A l'époque, pour ces aires géographiques, se posaient donc déjà des problèmes d'équité dans la représentation de certaines composantes de la population. A l'époque également, on avait déjà choisi la voie réglementaire pour créer les circonscriptions spéciales. Or, c'est précisément cette procédure qui a été âprement discutée pendant la session extraordinaire de mars 1997, signe de la grande méfiance à l'égard de l'autorité administrative et réglementaire. Certains députés, ayant en mémoire la manière avec laquelle le gouvernement avait unilatéralement géré la question des Communautés Urbaines à régime spécial, ont souhaité "que la notion soit bien définie dans la loi, afin que nous allions aux élections en sachant ce que nous voulons". D'autres députés ont trouvé la voie réglementaire tout à fait opportune et ne suscitant pas de problèmes particuliers. Naturellement, compte tenu des positions des uns et des autres, ces arguments de technique juridique dissimulent mal des préoccupations politiques, clairement formulées par le député Djona Valamna Jean du MDR : "(...) si les uns et les autres s'expriment ici, c'est pour éviter que le Vice-Premier Ministre qui est quand même un très grand militant du RDPC ne le fasse sur la base des renseignements généraux qu'il détient sur le terrain et ne fasse des découpages juste pour lui permettre de prendre toutes les voix et les autres n'auront pas de chance d'avoir un seul député. C'est à peu près le sens des préoccupations soulevées ici. J'ai une manière à moi de dire les choses, un peu différente des autres, mais c'était là le fond de nos appréhensions, à savoir qu'on ne puisse pas, au niveau du Ministère de L'administration Territoriale, faire des découpages électoralistes, ce n'est que cela".

De fait, il importe d'interroger la pratique du découpage spécial tel qu'il y a été procédé lors des élections législatives de mai 1997, pour vérifier si les appréhensions des députés étaient fondées. Les circonscriptions qui étaient concernées par un tel découpage sont les suivantes : Wouri, Moungo, Diamaré, Mayo-Danay, Mayo-Kani, Bénoué, Fako, Mayo-Louti, Ngo-ketunjia, Mémé. Sur les 9 sièges du Wouri, le RDPC en a remporté 5 ; si le Wouri n'avait pas été segmenté, il est évident, au vu des chiffres officiels publiés, que c'est le SDF qui aurait remporté 5 sièges sur 9. Sur les 6 sièges en compétition dans le Moungo, le RDPC en a obtenu 4. Ici, il est clair que, compte tenu des équilibres entre le Moungo Nord et le Moungo Sud, si la circonscription était restée unifiée, l'opposition aurait remporté tous les six sièges. Sur les 5 sièges du Diamaré, qui auraient été remportés en totalité par ce parti dans un département non sectionné, le RDPC en remporte seulement 3. Tous les 5 sièges du Mayo-Danay sont remportés par le RDPC. Dans le Mayo-Kani, 3 sièges sur 5 sont remportés par le RDPC ; le résultat pour le RDPC n'aurait pas été différent dans un Mayo-Kani uni. Dans la Bénoué, le RDPC obtient seulement 2 sièges sur 6 ; pourtant, avec une circonscription unifiée, l'UNDP n'aurait pas obtenu plus de 3 des 6 sièges en compétition. Dans le Fako le RDPC obtient 2 sièges sur 4 ; ici, le déséquilibre démographique entre le Fako-Ouest et Buéa Centre urbain réunis où le RDPC l'emporte, et le Fako-Est où le SDF est vainqueur est tel que ce dernier parti aurait remporté tous les sièges dans une circonscription unifiée. Dans le Mayo-Louti, le RDPC remporte 3 sièges sur 4. Compte tenu de la répartition des suffrages valablement exprimés, le RDPC n'aurait recueilli que 2 des 4 sièges en compétition dans le Mayo-Louti Est et dans le Mayo-Oulo ; les autres sièges étant répartis entre les listes en compétition suivant la proportionnelle aux plus forts restes : les deux sièges seraient revenus à l'UNDP. Dans le Ngo-Ketunjia, le RDPC remporte l'un des 2 sièges, lequel n'aurait naturellement pas été glané par ce parti, mais plutôt par le SDF, si la circonscription n'avait pas été spécialement découpée. Enfin dans la Mémé, le RDPC obtient tous les 2 sièges, qu'il aurait remportés dans tous les cas.

Il ressort de cette présentation que l'analyse des données relatives aux circonscriptions spéciales telles qu'elles ont fonctionné lors des dernières législatives mérite d'être davantage affinée avant d'aboutir à des conclusions fermes. Certes, une observation d'ensemble permet d'affirmer que le découpage spécial a nettement joué en faveur du RDPC dans de nombreuses circonscriptions délicates. Le découpage spécial apparaît donc clairement comme une donnée politique de premier plan, un amortisseur de défaites électorales ou un facteur de victoires électorales pour les gouvernants en place. Néanmoins, une analyse des gains à sens unique, en faveur du RDPC, ne serait pas honnête. Soit par souci de paix politique, soit par manipulation encore peut maîtrisée du découpage spécial qui en était à son premier essai, le parti au pouvoir a dû partager là où il aurait pu l'éviter. En fait, c'est à l'avenir que l'on appréciera la portée et les différents contours du découpage spécial.

5 - La prise en compte des composantes sociologiques de la circonscription

La loi relative aux élections des députés et la loi relative à l'élection des Conseillers municipaux, à leurs articles 5 alinéa 4 et 3 alinéa 2 respectivement, prescrivent à chaque parti politique de tenir compte des composantes sociologiques de la circonscription au moment de constituer les listes de candidats. L'origine et la justification de ces dispositions doivent être exposées. Pour beaucoup, elles signifient que "charbonner est maître chez lui". Il s'agit de faire en sorte que tous, à commencer par les autochtones d'un terroir, puissent effectivement concourir à la gestion des affaires d'une localité. Le législateur a voulu, quoique suscitant les appréhensions des autres quant au droit à l'égale citoyenneté, rassurer les segments de la population inquiets des conséquences d'une application aveugle du principe majoritaire. Cependant, vu l'imprécision absolue des composantes sociologiques concernées et des modalités de leur prise en compte, le risque est grand de voir 'l'autorité administrative, qui dispose à cet égard d'une considérable marge d'appréciation, procéder à des disqualifications fantaisistes et partisanes des listes de candidats. Le risque est d'autant plus réel que, sollicité à maintes reprises pour se prononcer sur la question, la Chambre administrative de la Cour Suprême s'est jusqu'à présent habilement esquivée. L'exigence de la prise en compte des composantes sociologiques de la circonscription, cohérente en soi et susceptible de préserver une réception pacifique de la démocratisation en cours par des groupes de la population, n'est pas soustraite aux éventuelles manipulations politiciennes et aux traitements discriminatoires du fait de sa complexité, du fait de son dynamisme aussi, une dynamique qui affecte au demeurant l'ensemble du droit électoral.

B - LA DYNAMIQUE DU DROIT ELECTORAL CREE

"Je me demande d'où vient cet esprit de modifier les lois tous les jours (...). Monsieur le Vice-Premier Ministre, nous pensons qu'il y a quelque chose de louche". Ainsi s'exprimait le député Keutcha Moïse de l'UNDP, lors de l'examen par la Commission des lois constitutionnelles du projet de modification de la loi de 1991 sur l'élection des députés, en mars 1997. Ce propos, lapidaire de simplicité, rend globalement compte des préoccupations de l'analyste face aux changements qui affectent le droit électoral : fréquence et suspicion. II importe de s'intéresser successivement aux données factuelles du révisionnisme normatif en matière électorale, de la motivation des mutations effectuées et, enfin, de la portée de la dynamique normative en la matière.

1 - Les données factuelles de la dynamique normative en matière électorale

Les changements de la législation en matière électorale au Cameroun sont un fait. Il importe d'en ressortir le rythme et le moment, l'ampleur et la méthode. S'agissant du rythme du changement, il serait excessif de prendre au mot la formule du député Keutcha sus-évoquée. Car, de fait, l'on ne change pas la loi électorale "tous les jours" au Cameroun. Il existe trois lois en matière électorale : l'une sur les législative, la seconde sur les municipales, la dernière sur les présidentielles. Chacune de ces lois a déjà été modifiée une seule fois : en mars 1997 pour la première, en décembre 1995 pour la seconde et en août 1997 pour la dernière. C'est dire que, tous comptes faits, la rythmique du changement est restée raisonnable, d'un point de vue quantitatif. Malheureusement, la statistique froide ne tient pas la psychologie socio-politique en état. Ce que le citoyen et l'observateur de la vie politique retiennent, à tort ou à raison, c'est non seulement une succession à intervalles souvent réduits des changements des règles du jeu électoral, mais aussi cette réalité que ces changements se produisent généralement à des moments semblables : la veille de scrutins décisifs. En mars 1997, l'on modifie la loi qui va régir le scrutin de mai 1997 ; en août 1997, l'on modifie la loi qui va régir le scrutin présidentiel du 12 octobre 1997. En décembre 1995 on modifie -fort légèrement certes, mais quand même !- la loi qui va régir le scrutin municipal du 21 janvier 1996. Si l'on prend en compte le fait que depuis 1991, sauf pour les municipales, la loi électorale aura toujours été élaborée à la veille du scrutin (encore faut-il préciser que la loi d'août 1992 sur les municipales était adoptée dans la perspective imminente de ces élections), il est tentant de conclure qu'aucune loi électorale au Cameroun n'a été adoptée en dehors de la perspective de la gestion la plus profitable du scrutin annoncé. Ce timing de la législation électorale donne le sentiment que ceux qui en maîtrisent les données n'ont pour souci que leurs intérêts immédiats. Dès lors, chaque révision de la loi électorale est confrontée à l'objection de principe de son opportunité même, de la nécessité de modifier la loi ancienne. Le moment des changements apparaît de toute évidence louche, convainc les moins disposés à l'égard des initiateurs de la révision qu'il y a une logique de fraude dans l'entreprise. Cette conviction est plus renforcée encore lorsque l'on évalue l'ampleur des changements souvent opérés. Une lecture des lois de révision montre que ces derniers sont importants et affectent non seulement des éléments dans le déroulement et la fiabilité du jeu électoral, mais aussi des éléments du système constitutionnel en général. L'observation matérielle de l'ampleur des changements en appelle une autre, plus globale : la difficile assimilation de la règle électorale par les protagonistes de la joute électorale. Il est même à se demander si la programmation de ces modifications législatives n'a pas précisément pour objectif de gêner l'adversaire, qui doit se remettre à la maîtrise de la règle au moment où le combat électoral sur le terrain doit être engagé, à moins qu'il jette carrément l'éponge. En tout état de cause, l'honnêteté politique et la bienséance démocratique" commandent de dire que la pratique des amendements de la loi électorale à la veille de scrutins manque de fair-play politique et doit être abandonnée. Elle doit d'autant plus l'être que la méthode de changement est souvent tout sauf consensuelle. Le gouvernement, c'est-à-dire en fait le parti majoritaire qui soutient ce dernier, est seul à maîtriser la nature des changements souhaitables et le moment opportun de ces changements, seul à les formaliser en un projet qui sera avalisé par la suite par la Chambre. Sous couvert de délibération parlementaire, en réalité on assiste sur un domaine aussi sensible pour la vie politique et institutionnelle du pays à un unilatéralisme de fait déplorable. Tout aussi déplorable est la relative brusquerie -du reste calculée- avec laquelle les textes sont déposés et la cadence avec laquelle ils sont étudiés. A titre d'illustration, la discussion en commission du texte révisant la loi de 1991 sur les législatives n'a duré qu'un journée, en soustrayant les pauses-repas, suspensions de séances et autres instants protocolaires. Est-ce suffisant pour ressortir et apprécier les différentes implications d'un texte qu'il faudra appliquer à très court terme ? Qu'il soit permis d'en douter.

2 - La motivation des changements de la loi électorale

Les changements de la loi électorale sont généralement présentés comme ne procédant nullement du caprice, de la fantaisie, de l'arbitraire ou de l'égoïsme de leur auteur. Un discours rationnel les accompagne, pour les présenter comme opportuns et nécessaires. Si l'on s'en tient à l'exposé des motifs ayant accompagné les projets de loi de mars 1997 et d'août 1997, deux types de motivations apparaissent : le plus saillant est celui de la conformation de la loi électorale à la Constitution du 18 janvier 1996, qui en a frappé de caducité de nombreuses dispositions ; l'autre type de motivation est la nécessité d'"améliorer la loi de manière à tenir largement compte aux plans procédural et pratique particulièrement des enseignements tirés des scrutins antérieurs". La première motivation était explicitement commune aux deux projets de loi ; la seconde ne l'était explicitement que pour le premier projet, même si l'on peut dire qu'elle était implicitement contenue dans le second. Toutefois, pour les besoins de l'analyse, il faut reprendre distinctement ces deux motivations.

L'adaptation de la loi électorale à la Constitution a pour elle l'avantage de l'évidence de la nécessité. Nul ne pouvait de bonne foi, contester l'opportunité qu'il y avait d'aligner les anciennes lois sur la nouvelle Constitution. C'est une motivation forte, qui couvre de son aveuglante évidence toutes les autres plus ou moins avouables, mais dont il faut examiner de près la sincérité. Le critère d'un tel examen réside essentiellement dans le lien entre le motif allégué et la nature des changements effectivement opérés. A cet égard, intéressons-nous exclusivement à la loi relative aux élections présidentielles pour la révision de laquelle seul l'argument relatif à la Constitution a été invoqué. L'on constate qu'il y a effectivement des changements législatifs qui ont un lien avec la refonte de la Constitution. Il en est ainsi de la durée du mandat présidentiel qui passe de cinq à sept ans, des conditions de suppléance et d'empêchement du Président de la République ainsi que celles de la vacance à la présidence, encore que l'on puisse raisonnablement douter de ce que de telles provisions aient leur place dans une loi électorale. Il s'agit à notre sens de questions essentiellement constitutionnelles qu'il n'appartient pas au législateur de régler. Les modalités de constat de l'empêchement définitif du Président de la République ont été considérablement changées avec la loi d'août 1977 et l'on se demande s'il appartenait au seul législateur, au cours d'une session extraordinaire, d'en décider. L'adaptation de la loi à la Constitution ne l'exigeait pas absolument. Lorsque l'on s'éloigne de ces sphères, le lien avec l'argument d'adaptation constitutionnelle devient fort ténu. Si le réaménagement des compétences de la Commission Nationale de Recensement Général des votes est imposé par les compétences attribuées au Conseil Constitutionnel, l'on se demande si l'institution dudit Conseil ne devait pas aboutir purement et simplement à l'élimination de telles structures pour les législatives et présidentielles. C'aurait été juridiquement plus logique. En tout état de cause, il n' y a pas de rapport absolu entre l'institution du Conseil Constitutionnel et la disparition de la compétence de la Commission Départementale de Supervision de proclamer les résultats au niveau du département. Pas davantage de lien entre l'adoption de la Constitution et la suppression des inscriptions judiciaires, la suppression des déclarations de candidature à la Cour Suprême, la suppression du caractère suspensif du recours porté devant le Conseil Constitutionnel dans la phase pré-électorale ; l'augmentation du nombre d'exemplaires du serment du Président de la république. Visiblement, l'argument constitutionnel a servi de justification à de nombreux "cavaliers électoraux", à "ces petites modifications de-ci de-là" qui peuvent changer la logique d'ensemble d'un système électoral. Pour un peu, ou reprendrait volontiers le propos du Pr. Lagarde : "aux hérésies juridiques, les lois temporaires fournissent les passeurs les plus sûrs".

Il est vrai que, lors de la modification en mars 1997 de la loi relative aux législatives, de tels "cavaliers électoraux" pouvaient trouver leur justification dans la motivation assez vague de l'amélioration de la loi, compte tenu des enseignements tirés des scrutins antérieurs. Une telle motivation peut justifier de considérables changements n'ayant aucun rapport avec l'adaptation normative. C'est elle, à notre sens, qui peut justifier la suppression de la compétence de la Commission Départementale de Supervision de proclamer les résultats du scrutin au niveau du département ; c'est elle qui permet de décider que le découpage spécial empruntera la voie réglementaire. Mais même cette motivation vague a des limites d'exploitabilité. Peut-on raisonnablement s'appuyer sur elle pour justifier, par exemple, l'adoption de l'article 120 alinéa 4 de la loi n° 97/013 du 19 mars 1997 suivant lequel : "l'annulation partielle des opérations électorales ne fait pas obstacle à la tenue d'une quelconque session de l'Assemblée Nationale, lorsque sont réunies les conditions de quorum prévues par la législation fixant le règlement de ladite assemblée" ? Disposition importante, qui trahit l'idée que ses auteurs se font du rôle d'une assemblée : légiférer essentiellement, encore que les situations d'absence de majorité sont prévisibles du fait de l'annulation partielle des élections. Quant à la fonction de représentation, elle semble reléguée au second plan. Une assemblée qui n'est pas complètement constituée mérite-t-elle ce nom ? Cette disposition révèle par ailleurs l'élasticité de la prise en compte des "enseignements des scrutins antérieurs". Le contenu de ces enseignements et, surtout, la détermination de ceux des enseignements dignes d'être retenus dans le cadre d'une modification législative relèvent de la seule appréciation des initiateurs de la modification, c'est-à-dire de la majorité au pouvoir. Une telle situation ne peut manquer d'influer sur la perception des changements de lois électorales par l'opinion. Il importe de s'intéresser à leur portée.

3 - La portée de la dynamique législative en matière électorale

Les changements des lois électorales peuvent avoir au moins une triple portée : une portée pédagogique, une portée sur la stabilité du droit, une portée sur la perception du droit électoral par le corps social.

Sur le plan pédagogique, les modifications de la loi électorale consacrent une politique législative des petits pas, des tâtonnements, des ajustements : c'est une logique d'accommodation du droit au contexte qu'il est voué à régir.

Cette accommodation permanente éventuelle n'est cependant pas garantie d'une stabilité du droit, facteur de sécurité et de prévisibilité dans les relations entre acteurs politiques. La contextualisation récurrente prendra rapidement les allures d'un opportunisme législatif. Or toute législation opportuniste est une législation par vocation précaire. Destinée à gérer le scrutin immédiat, sur la base d'une situation politique précise appréhendée d'une façon spécifique par les acteurs politiques, la législation ne peut que varier à l'approche d'un autre scrutin pour soutenir les ambitions des acteurs dominants par rapport à une élection annoncée.

Finalement, pour le corps social, le droit électoral n'est qu'un instrument au service des dominants du jeu politique. Les retouches de la loi, y compris malgré l'hostilité d'une partie de la classe politique, hostilité manifestée sous la forme du boycott d'une élection, envoient au citoyen un message particulièrement négatif, aussi vieux que le monde fabuleux de la Fontaine : la raison du plus fort est toujours la meilleure. Vous avez le pouvoir, vous pouvez en faire à peu près tout ce qu'il vous plaît, quoiqu'en pensent les autres. Le droit électoral, nécessairement politisé, devient en plus un droit d'avance intéressé, partial. Dans un contexte d'émergence à l'état de droit, qui nécessite une profonde socialisation juridique des différents acteurs, ce n'est probablement pas le meilleur signal à expédier en direction de l'opinion.

L'élaboration du droit électoral, notamment les modalités qu'elle emprunte, est étroitement dépendante de la perception que l'on a de l'élection en tant que technique de dévolution du pouvoir. Les hoquets qui ont pu être observés depuis le début du processus démocratique ne s'expliquent que de cette manière-là. En effet, le droit électoral actuellement expérimenté est l'héritier du droit de la période monolithique. Pendant cette période, l'élection -si l'on peut dire- n'avait pas pour vocation de désigner un vainqueur et un vaincu. Lorsqu'une telle disposition des closes apparaît, les réflexes politiques, administratifs et populaires ne se défont pas pour autant spontanément après des décennies d'enracinement. Le droit électoral risque progressivement -paradoxalement- d'encourager le statu quo, voire d'appeler la réaction. Il ne peut en être ainsi que si l'on ne prend pas au sérieux la nécessité politique du consensus sur les règles électorales.

A défaut de consensus, il faut espérer que les partis de l'opposition parlementaire useront des moyens constitutionnels mis à leur disposition, notamment la saisine du Conseil Constitutionnel en cas de doute sur la constitutionnalité d'un texte adopté en matière électorale. On eût souhaité par exemple qu'avant la décision de boycott de l'élection présidentielle du 12 octobre 1997, les trois partis concernés eussent saisi le Conseil Constitutionnel pour qu'il puisse décider de la conformité à la Constitution de la loi relative aux élections présidentielles. Car si l'on est en droit d'attendre des responsables de l'Etat le souci de la paix civile et, donc, une certaine "tenue" dans l'élaboration des règles électorales, on n'a pas le droit d'oublier que la stabilité des règles électorales, ayant obtenu un consensus de la classe à un moment donné est une conquête de longue haleine. Pendant un certain temps, le bricolage normatif est quelque peu inévitable. Pourvu qu'il ne soit érigé en politique législative permanente.