HISTORICISATION
ET DEHISTORICISATION :
L'EXEMPLE DE MAI 1968 EN FRANCE
par Bernard LACROIX
Université Paris X-Nanterre
Groupe d'analyse politique
Il peut sembler paradoxal de poser la question : "comment expliquer Mai 68" dans le cadre dune cérémonie, la commémoration par lUniversité de Nanterre du trentième anniversaire des " événements " du même nom. Est-il en effet totalement anodin, voire complètement innocent, de sacrifier à cette célébration et de céder par là même au culte du souvenir ? Ne risque t-on pas de renoncer en tout ou en partie à lexercice du métier qui est notre raison dêtre, den rabattre sur les exigences, pas seulement intellectuelles, qui nous tiennent à cur, ou même qui sait, de pactiser sans le vouloir avec des intérêts hostiles au travail scientifique ? La simple honnêteté oblige de constater quune réunion comme celle daujourdhui nest pas sans parenté avec les cérémonies officielles et que celles-ci imposent souvent au chercheur de se retrancher dans une forme de neutralité. Chacun pensera, à part soi, à la difficulté de faire comprendre un argument technique qui conduit à écarter par avance tout ce qui déconcerte un public non spécialiste. Ou bien au plaisir de se faire entendre qui récompense le consentement aux exigences profanes. Ne voit-on pas dailleurs, en ce type de circonstance, proches, collègues ou scientifiques chevronnés préférer les profits dun succès mondain facile à la défense et illustration des vertus de la distance et de la rigueur ? Au vrai, lhistorien ou le sociologue ne sont pas condamnés à cesser de faire de lhistoire ou de la sociologie pour cela seul quils participent à une cérémonie commémorative. Ceci ne veut pas dire quune réflexion sur un " événement " comme celui qui nous rassemble aujourdhui ne rencontre pas de difficultés particulières. Cest pourquoi, on na pas cru complètement inutile de sattarder quelques instants sur cette réunion. Avec lespoir den tirer, sinon une explication (de Mai 68), du moins quelques indications pour une explication qui, aujourdhui encore, reste à faire.
LA COMMEMORATION COMME PROPENSION A LA DESHISTORICISATION
Lunivers scientifique existe en fait avant et en dehors de lun ou lautre de ces rassemblements qui se forment autour des entreprises de commémoration. Ces rassemblements peuvent bien constituer, sous un rapport ou sous un autre, un analyseur ou un révélateur des pratiques du monde savant. Le fonctionnement spécifique de lunivers scientifique nen conserve pas moins, par son autonomie propre, une sorte de fonction prophylactique. On sait aujourdhui de plus en plus et de mieux en mieux que la structure des relations objectives entre les acteurs scientifiques est au principe aussi bien de la routine que des transformations de ce monde particulier : celle-ci commande en effet lactivité ordinaire de tous et de chacun (ou si lon préfère les façons de travailler orientées par leffort pour accumuler ce capital particulier quest le capital scientifique) mais aussi les bouleversements des façons de faire et des façons de voir de tous sous leffet de la réussite de quelques uns (cette réussite réservée à quelques uns fait de cette univers un monde inégal où la concurrence est impitoyable). Il sensuit que la compétence scientifique, inséparable de lautorité qui manifeste dans cet univers sa reconnaissance, est le premier élément qui permet de comprendre les attitudes scientifiques très différentes dans les cérémonies officielles en général comme en dautres circonstances. De comprendre que telle ou telle personnalité scientifique reconnue puisse utiliser accidentellement ce cadre accueillant sans abandonner quoi que ce soit de ses principes et de sa rigueur pour divulguer des résultats jusqualors confinés dans la pénombre du laboratoire. Ou bien inversement que dans une conjoncture de raréfaction des postes denseignants ou de chercheurs, tel postulant croit habile de monter en épingle, sur une arène périphérique, ce quil imagine le distinguer de ses prédécesseurs sans voir quen cédant aux tentations de loccasion, il dessert lautonomie indispensable au travail de tous.
Il est vrai que les choses sont sensiblement plus complexes puisque la " compétence " (scientifique) est seulement lune de toutes les dispositions que le chercheur doit à son passé social et intellectuel, lune parmi toutes celles qui, présentes dans son rapport à son activité, commande son accommodation à la situation qui retient notre attention. On observe donc également, de ce point de vue, des attitudes strictement inverses aux précédentes : le souci du mandarin vieillissant de défendre une autorité menacée peut incliner ainsi à bien des accommodements et ceux-ci peuvent apparaître comme scandaleux, notamment aux yeux de plus jeunes portés à se voir et à se croire défenseurs des valeurs du milieu donc à lire dans ces accommodements dinadmissibles compromissions. Il ne surprendra par conséquent aucun sociologue que la relation entre les dispositions de lintervenant et le marché défini par les propriétés sociales de la réunion soit en fin de compte le ressort majeur de lhétérogénéité des attitudes observables en ce type de circonstances. On ne peut sarrêter, par réflexe réaliste mal placé, aux propriétés immédiates de larène commémorative ou bien aux propriétés de la cérémonie en elle-même, si lon cherche à comprendre les vices et les vertus des acteurs scientifiques que les cérémonies du souvenir mettent en scène. Tout donne au contraire à penser que cest dabord en jouant le jeu de la science, et plus encore parce quil joue le jeu de la science, que le chercheur est le mieux armé pour prévenir les embûches, déjouer les chausse-trappes ou esquiver les demi-mesures et les faux-semblants que requièrent les célébrations réussies.
Reste quune manifestation comme celle daujourdhui na rien dun colloque scientifique consacré à Mai 68. Bien quelle soit introduite par une table ronde dévolue à lexplication, elle est placée, dans lesprit de ses organisateurs, sous le signe de laffirmation et de la valorisation de luniversité de Nanterre ainsi que de la promotion des échanges culturels franco-allemands. Elle mêle à ce titre des acteurs dhier et des étudiants daujourdhui attirés par ce qui demeure une référence pour les mouvements étudiants. La plupart des intervenants, hommes politiques, universitaires et journalistes nont pas été conviés et ne se sont pas déplacés à raison de leurs recherches sur le sujet. Et lengagement scientifique indiscutable de la plupart des universitaires et chercheurs présents est pour lessentiel étranger à ce domaine dinvestigations spécialisé. Tous ces aspects de notre réunion, la place sous le signe du souvenir ou plus exactement de lusage actuel de façons de voir le passé informées (et peut-être enfermées) par les rétributions attachées à ces usages du passé : lentretien de linstitution ici de luniversité de Nanterre, cest-à-dire lentretien du crédit de linstitution susceptible à lavenir dutilisations très variées et de profits collectifs et individualisés.
Une réunion comme celle-ci met donc aussi en jeu ce que chacun, scientifique mais également non scientifique, vient y chercher et espère y trouver : le rappel des actions déclat de ceux qui ont incarné naguère les premiers rôles et qui restent attentifs à lentretien dun capital de notoriété convertible en dautres usages (politiques par exemple), le profit intime pour beaucoup de savoir quils en étaient et de se satisfaire de penser que rien ne se serait passé ainsi sils nen avaient été, la possibilité de côtoyer des gens réputés célèbres. Mais lattention aux rôles des acteurs ne doit pas faire disparaître la représentation. On sait pour avoir observé des célébrations du même type que sous lespèce des usages très différents quen font les participants la manifestation prend collectivement la forme grâce à lactivité symbolique qui sy développe dun exercice de mobilisation des schèmes et des catégories préconstitués qui font sens commun entre les intervenants. Ils mettent ainsi en représentation par leur coopération formelle devant le public réuni et par-delà les passes darme inévitables entre adversaires dhier (qui rejouent symboliquement les affrontements de naguère) le passé quils partagent. On peut sattendre par conséquent à voir recycler dans cette enceinte, à partir du bric-à-brac des questions hétéroclites qui ne simposent au titre de " questions qui se posent ", que pour autant que personne ne mette en question leur pertinence, tout un prêt-à-penser déjà pensé : de " lévénement " à la " crise " en passant par la distinction canonisée dun " Mai 68 universitaire " et dun " Mai 68 social " inaugurant dans leur succession un " séisme politique " sans précédent. Lexercice incline ainsi spontanément à la ratification. Mais, pour être une manifestation policée et en un sens affaiblie de ces liturgies collectives que décrivait Durkheim en dautres sociétés, elle nen contribue pas moins comme celles-ci en faisant communier collectivement les invités au banquet du souvenir, à lexaltation de tous. Cest ce quon pourrait appeler maintenant leffet dhéroïsation de ces mises en scène.
On voit comment toute analyse de Mai 68 aujourdhui doit compter avec du déjà constitué. Et on apprécie, incidemment, limportance de léclaircissement préalable des présupposés infiniment divers, quengage tout propos public sur la question, en fonction notamment de la variété des usages quil est possible de faire de " lévénement ": lenquête empirique sur tous ceux qui sont conviés à parler de Mai 68 ou bien qui sexpriment spontanément sur le sujet a sans doute en ce sens au moins autant dintérêt que lexamen circonstancié de ce quils en disent. Quoi quil en soit, il ne fait pas de doute en premier lieu que " lévénement 68 " a pour lui toute la force collective de lévidence pratique. (Il suffit de souligner pour sen convaincre que la relève des générations est une des conditions indispensables du succès des entreprises de négation qui sont à lorigine de tous les révisionnismes.) Mais il a également pour lui toute la force collective des images publiques qui vont dorénavant de soi et qui résultent du travail passé de sa construction. Son " existence " se trouve par là même attestée depuis trente ans, à travers tous les témoignages publics, tous les propos publiés devenus archives, quils soient contemporains ou quils sinscrivent dans les efforts ultérieurs pour comprendre ce qui sest passé. Et sa " réalité " est perpétuée par toutes les prises de positions auxquelles il a donné lieu, par toutes les controverses sur son " sens " et par toutes interprétations dont il sest trouvé lenjeu depuis, par exemple à loccasion de deux précédents anniversaires et des commémorations dont il a été alors lobjet. Il ne " commence " pas lorsque nous nous retournons sur ce quil fut. Il ne doit pas son épaisseur historique, en particulier, à la montagne de grimoires et de papiers quil a fini par devenir dans les dépôts darchives, comme font parfois mine de le croire quelques historiens obnubilés par les justifications professionnelles de leurs raisons dêtre. Ces papiers et ces documents ne constituent au mieux que les traces présentes de quelques uns des engagements et de quelques unes des entreprises (celles de lÉtat notamment) auxquels lévénement reste indissolublement lié. Inutile dajouter que ces traces à leur tour ne doivent leurs privilèges particuliers quau statut de lécrit dans nos sociétés.
Il suit de là quaucun prétendant à la parole sur 68, curieux ou chercheur, invité ou intervenant, ne se porte à la rencontre de " lévénement " quà lissue de toutes les batailles qui lont institué ; à lissue des confrontations qui lont fait apparaître comme " événement " dune part, à lissue des controverses qui ont défini les images sociales de sa " réalité " de lautre. " Institué " veut donc dire ici deux choses inséparables : inscrit dans les têtes (si lexpression nétait aussi mal venue pour désigner, en fait, une inscription dans les corps) et inscrit en même temps dans les choses, entre autres dans tous ces documents qui transforment Mai 68 en monument. Conséquence : même prévenu contre toute forme de célébration, lexposant ne se réduit jamais au rapport de curiosité ou dintérêt quil noue avec " ce qui sest passé " en en faisant son " objet détude ". Il est aussi irréductiblement un acteur social qui se définit par bien dautres investissements que ceux que lauditeur ou lobservateur extérieur croit immédiatement déceler ; dans le cas du scientifique, par bien dautres investissements que ceux qui sont étroitement liés à son activité ; dans le cas des étrangers à cette profession particulière, par de tout autres investissements que ceux qui semblent liés à un incurable besoin narcissique de se faire plaisir. Il doit transiger avec tous les enjeux, infiniment hétérogènes, inhérents aux usages présents de cet objet collectif, ses usages esthétiques ou politiques par exemple. Et bien des inclinations insensibles et des incitations invisibles, rarement explicites, tendent à le ramener à lordre commun ou, si lon veut, aux impératifs du sens commun : les images publiques obscures de lévénement, préalables à toute enquête auxquelles il adhère sans même le savoir ou peut-être le vouloir, ses goûts et ses dégoûts immédiats devant les usages en particulier politiciens dont lévénement reste lenjeu, ceci pour ne rien dire des fidélités invisibles attachées aux savoirs incorporés dune expérience passée, toujours susceptibles de servir pourvu quil soit enclin à les mettre en valeur.
On mesure demblée létendue du paradoxe évoqué en commençant : la célébration, comme activité collective et comme travail de recréation du groupe proscrit le propos trouble-fête auquel conduit lanalyse, mais ceci à linstant où, laffichage au calendrier de lanniversaire paraît, au point de vue du chercheur, donner une chance à un propos démonstratif. Ce paradoxe toutefois, a moins dintérêt pour lui-même que pour la façon dont il se retourne contre celui qui le formule en plaçant ce dernier au pied du mur, cest-à-dire devant ses contradictions. Le risque, en effet, nest jamais négligeable, sous lempire dune sollicitation par définition étrangère au travail de recherche, de sy laisser prendre jusquà se méprendre, en confondant, chacun à sa façon, les enjeux de lacteur quest aussi le chercheur, avec lun ou lautre des " intérêts de connaissance " engagés dans lexplication de Mai 68, comme le diraient peut-être, après Max Weber, nos amis historiens allemands formés dans la tradition de Heidelberg. Ce risque tient en fait aux conflits qui traversent immanquablement chaque chercheur entre tout ce à quoi sa socialisation, ses relations et ses enjeux professionnels le font tenir et les conceptions certifiées par les usages en vigueur dans son univers que son travail et le travail accumulé par ses devanciers lui intiment de promouvoir et de défendre. Et il se résout par les conséquences en acte que chacun en tire pour ce qui le concerne. Comment faire triompher, à chaque instant, la vigilance armée que chacun retire du travail critique de tous les autres ? Comment faire prévaloir, dans cette réunion comme en face de nimporte quelle demande intéressée dexpertise, les convictions acquises à lécole de la recherche, plutôt que de sabandonner aux sollicitations, intérieures ou extérieures, que leur opposent les intérêts coalisés pour les censurer, les affadir ou les affaiblir ? Cest essentiellement, et tout simplement, affaire dexigences professionnelles.
On pourrait imaginer avoir ainsi fait le tour du problème et en être quitte après avoir réaffirmé le point dhonneur du métier, si précisément le caractère très général des considérations somme toute assez cuméniques qui précèdent, ne laissaient subsister une insatisfaction. Sarrêter là, en rester à lobjurgation déontologique, serait ignorer le caractère décontextualisé de lanalyse dune situation qui na jusquici rien de spécifique au regard du moment présent. On ne sétonnera donc pas de voir le politiste sattarder quelques instants de plus aux schèmes qui font sens commun politique dans linstant et qui saffirment, en plus de tout ce qui précède, dans les usages politiques actuels de Mai 68. Ce nest pas, en premier lieu, tout à fait nimporte quel " événement " qui se trouve être en jeu. Mais seulement, excusez du peu, la première crise universitaire daprès-guerre de grande ampleur, quoique nous soyons désormais accoutumés aujourdhui au caractère sporadique des manifestations de linsatisfaction étudiante. Le plus important mouvement de grève depuis les années 45. Un mois, plus de trois semaines en tout cas, de paralysie complète des activités majeures du pays. Enfin, lun de ces désaveux en acte massifs, assez rares pour retenir lattention, des perspectives que les autorités dalors saffairent à promouvoir. Toute une série de travaux attirent désormais lattention sur les effets que la construction historique de lÉtat exerce sur les façons de faire et sur les façons de voir des gens socialisés dans son ressort et sous son emprise. On doit en conclure, si on les prend au sérieux, que le retour sur des circonstances qui sont aussi une crise du crédit de lÉtat, engage aussi le rapport implicite à lÉtat quil sollicite : soit quune humeur réactive, ordinairement contenue et rétive aux phrases, se laisse apercevoir dans lexaltation dun moment de défi à lautorité, soit que sexprime alors, dans les limites de la bienséance, lattachement à lordre de ceux qui ne trouvent rien à redire à la situation qui leur est faite. Mais ce nest pas non plus tout à fait dans nimporte quel contexte quun tel événement se trouve être en jeu. On pourrait se contenter ici de pointer quelques faits élémentaires, si une forme de rapport immédiat à " la politique " nempêchait en principe dapercevoir les relations qui les rendent solidaires : la victoire planétaire de la pensée monétaire, 20 ans de progression continue du chômage, les disciplines réputées exigées par linstauration dune monnaie unique... Car ce contexte nest rien dautre que celui des liens indissociables quentretiennent la conversion des élites européennes à lutopie néolibérale dune part, les mobilisations qui sont autant de réactions au travail de réorganisation justifié par cet aggiornamento de lautre. Il sensuit que les fantasmes politiques daujourdhui ne sont pas complètement étrangers aux craintes dhier, mais également que linterrogation de ce qui sest passé fonctionne comme un test révélateur des inquiétudes du moment. Sous cet angle maintenant, ce sont aussi toutes les complicités invisibles avec le point de vue dÉtat implicite des perspectives gouvernementales quengagent le plus simple bilan et la moindre tentative danalyse rétrospective informée par les enjeux du présent, que ces complicités inavouables restent inavouées ou quelles montrent le bout de loreille, dans la rhétorique dénonciatrice qui est une forme ordinaire du jugement politique.
La première vertu de lattention aux engagements présents (et en particulier aux engagements politiques présents) est en ce sens de nous aider à comprendre les " choix " invisibles qui président à la sélection des références commémorées, mais également quelques uns des aspects, parfois surprenants, des commémorations " publiquement incorrectes ". Il nest pas bien étonnant que, malgré la frénésie des commémorations dÉtat, quinduit la position de porte-parole pour attester et réattester lexistence et lexcellence du groupe national, on ne doive pas sattendre à quelque commémoration officielle que ce soit de Mai 68. Cette réticence officielle pourrait bien être du même ordre que celle qui a conduit à préférer faire se souvenir en 1998 de labolition de lesclavage plutôt que de la proclamation du droit au travail ! Mais on sexplique également, chemin faisant, que les commémorations publiques illégitimes de Mai 68 soient le fait duniversitaires a priori plus éloignés des fantasmes politiciens inspirés par le contrôle de " lopinion publique ". Comme on sexplique que celles-ci rassemblent plutôt des étrangers, moins à raison de leur nationalité quà raison de leur extériorité aux enjeux évoqués, ainsi que ces étrangers à la politique à court terme que sont les outsiders de la politique officielle.
Mais, comment nêtre pas surpris au demeurant de voir les interventions commémoratives les plus remarquées transformer sans plus dattendus trois semaines de mobilisation paralysant laction gouvernementale en quelque chose dune tout autre nature ; transformer une coalescence dactions collectives en laffirmation des droits de lindividu ; une protestation en actes en lattestation de nouvelles exigences morales ; et un conflit qui met en cause le mandat public des gouvernants en un arc de triomphe élevé à la démocratie. Comme si, par la magie dun de ces tours de passe-passe qui trouvent toujours un journaliste pour les monter en épingle, lessentiel était devenu aujourdhui de réévaluer " à la baisse " une " brèche " perçue et présentée alors comme telle, pour en faire un phénomène acceptable aux yeux de ceux qui gouvernent et aux yeux de ceux qui sassimilent en pratique et en imagination à ceux qui gouvernent. Ce type dinterprétation apparaît si brutalement réducteur et si partialement intéressé quon pourrait le croire inspiré par la tentation dannuler ce qui sest passé, quoique toute lexpérience acquise à lécole des sciences sociales prévienne de confondre lhumeur critique devant un sommaire un peu sommaire avec lobjectivation de ses raisons dêtre. Mais ici encore, lexplicitation préalable des fantasmes politiques que réveillent les mobilisations présentes apporte un commencement dexplication. Le problème nest pas très différent de celui soulevé par la réapparition et la vulgarisation de la thématique de " la crise de la représentation " : elle nous avait conduit naguère à voir en celles-ci " la crainte publiquement exprimée par ceux qui sont officiellement en charge de lexpression politique, que cette dernière leur échappe ". La disqualification des mobilisations dhier et leur transformation, entre les doigts du prestidigitateur, en vaine agitation, trahie de surcroît par lissue dune histoire dans laquelle elles ne peuvent se reconnaître, participent de ce travail de légitimation qui transforme aujourdhui plus dun intellectuel en homme dÉtat qui signore : en homme porté à voir et à faire voir lavenir, comme le travail collectif dorientation accompli par le personnel qui incarne lÉtat requiert de le voir et de le faire voir. Quen 68 se soient exprimées, fût-ce de façon désaccordée et passablement contradictoire, dautres perspectives que les perspectives gouvernementales, ny est pas pour rien : ce crime de lèse-majesté collectif ne saurait trouver grâce, lautorité bafouée doit être lavée de laffront et restaurée dans les prérogatives qui sont sa raison dêtre. On peut donc comprendre que dans une conjoncture de restauration qui appelle à la rescousse tous ceux qui se croient investis dun ministère de la parole, le trentième anniversaire de Mai 68 voit fleurir, portées par quelques uns de ceux qui " en sont revenus ", mais dissimulées sous lapparence un peu hypocrite dune nostalgie indulgente pour la dernière des rêveries romantiques, dinnombrables entreprises tendant à exorciser la grande peur des bien pensants et à rétablir, du même martial mouvement de menton symbolique, la raison gouvernante dans son magistère.
Il est ainsi très singulier de voir des chercheurs qui sautorisent du travail historien, dire ce qui adviendra à partir de ce qui est advenu ; spécifier ce quils appellent le " sens " de Mai 68 à partir des différentes manières des acteurs de lépoque de se situer actuellement relativement à ce moment de leur expérience passée ; ou même ignorer que lissue à partir de laquelle ils retiennent ce qui leur paraît important dans laffaire, nétait pas écrite dans " lévénement " en tant que tel. Comment peuvent-ils méconnaître que lun des enjeux majeurs des luttes interminables et jamais terminées relatives à la restitution adéquate des présents du passé, depuis que lhistoire sest définie comme travail spécialisé, est la critique des interprétations par les conséquences, explicites ou implicites qui sont une des figures de lanachronisme ? Il ne suffit peut-être pas, toutefois, en face de lune ou lautre de ces " réflexions " sur 1968, qui paraissent produites par et pour les commémorations du 30ème anniversaire (celles qui se placent en particulier sous le signe dune histoire culturelle supposée être le dernier cri de cette histoire en quête de respectabilité quest lhistoire du temps présent) dopposer à la vision téléologique quelles mettent en scène le réflexe intellectuel de vigilance appelé par lobservation que leurs auteurs connaissent " la fin de lhistoire ". Comme souvent, un problème peut en cacher un autre : ici que Hegel est le passager clandestin de ces rationalisations a posteriori. Car, nen déplaise à tous ceux qui trouveront inévitablement de mauvais goût un constat aussi furieusement " archaïque ", " la fin de lhistoire ", en ce cas comme en dautres, est un point de vue dÉtat qui signore. Ce nest donc, comme on laurait peut-être dit en dautres temps, quen retournant cette façon de voir et en remettant par là-même les événements de 1968 sur leurs pieds, quon peut espérer saffranchir dune philosophie de lhistoire et de laction spontanée, dont la connivence avec les philosophies spontanées de laction et de lhistoire des acteurs engagés dans le débat politique, hommes politiques, hommes publics, journalistes, fonctionnaires ou militants, signale lhétéronomie du travail denquête qui lavalise : en les posant délibérément, sans égard pour ce que chacun peut savoir de leur issue, comme le résultat des dynamiques dont ils procèdent ; en les envisageant explicitement comme une situation particulière, qui doit à la particularité des configurations dont elle sort, les possibilités tactiques quelle définit, quoiquon ne doive pas simaginer pour autant que ces possibilités tactiques deviennent étrangères aux enjeux ordinaires de ceux qui se mobilisent. On pourra comprendre, de la sorte, ce qui paraît a posteriori pour ces acteurs ou ces témoins, comme ultérieurement pour lhistorien, constituer lunité ou même la singularité de ce moment.
POUR UNE REHISTORICISATION DU PRESENT PASSE
Lusage des techniques empiriques les plus éprouvées, et en particulier de lentretien, ne suffit malheureusement pas à mettre à labri de toutes les difficultés. Conformément à la représentation publique des vertus de la preuve, le recours à ces techniques est évidemment indispensable pour asseoir des conclusions. Mais si ce recours nest pas simultanément réflexion sur linstrument, réflexion sur ce que fait linstrument aux personnes lorsquil les convie à évoquer leur passé, il peut tout aussi bien, en engageant de multiples censures, laisser dans lombre lessentiel. Il faut navoir jamais travaillé sur 68 pour ignorer la difficulté à faire témoigner les " établis " de lépoque. Sauf conditions très particulières de connivence, de complicité ou même damitié, prévenant la violence dun questionnement qui na rien dune simple formalité didentité, lenquêteur se heurte toujours au silence entêté dune dénégation désespérée : au silence et à la dénégation qui résultent dune expérience bien souvent payée dun coût exorbitant pour avoir seulement revendiqué le droit daller au bout de ses exigences, au silence et à la dénégation qui restent les seuls moyens de se refaire après une condamnation publique sans visage qui sest achevée parfois dans la destruction intérieure. Ce nest peut-être quun cas extrême, mais il dit bien ce que ne peuvent pas ne pas être les " récits de vie ", une défense de soi plus ou moins armée contre des formes plus ou moins acceptables dinquisition. Lobservation a ceci dimportant quelle permet de se convaincre à un niveau très général que les propos recueillis en ce type de circonstance relèvent inévitablement du travail de justification que loccasion offre à lenquêté et donc aussi quoique sur un mode particulier de sa participation aux enjeux du présent. Mais comment pourrait-on lui en vouloir dêtre étranger au travail de lenquêteur et de ne pas répondre aux questions que celui-ci lui pose, puisque ces questions ne sont jamais que celles que ce dernier se pose ?
Le contresens guette donc toujours peu ou prou lobservateur inexpérimenté, distant ou hâtif, qui est aussi, bien souvent, un observateur inconséquent, ignorant quil ne trouvera pas dans les reconstructions de ses interlocuteurs ce quil cherche et, par exemple, sous lespèce de " motivations " ou de " convictions politiques ", les raisons dagir quil sefforce de reconstituer. Il sexpose (sil na pas préalablement réfléchi à la conjoncture), sous leffet de cet ethnocentrisme particulier que favorisent la reconstruction rétrospective et lillusion téléologique qui habite celle-ci, à confondre des réactions aux principes pratiques opposés : exemple paradigmatique, ladoption des convictions et des croyances quencouragent laccession à la majorité sociale et lentrée dans lunivers professionnel (ces croyances qui prennent la forme de la satisfaction dêtre devenu ce quon est et de se sentir justifié dans ce que lon fait) et les conversions sous contrainte imposées à leur corps défendant aux militants dhier, condamnés à enfouir dans le silence les raisons de leurs espoirs dalors. On ne fait que redécouvrir par là cette proposition centrale issue des acquis de lhistoire et de la sociologie : les acteurs historiques concrets impliqués dans ce qui est conventionnellement considéré au début de la recherche comme un événement, sont toujours construits avant et en dehors de lévénement, ainsi que par tout autre chose que lévénement en tant que tel. Avant et en dehors : les " soixante-huitards " sont socialisés dans le contexte des années 50 et des années 60, comme les députés des États généraux, qui vont pourtant sopposer à la société de cour, ont été formés dans lunivers de lAncien Régime. Bien autre chose que lévénement : ils sont nés dans un pays particulier, ils ont été élevés dans un univers spécifique, ils appartiennent, ou non, à un univers professionnel, ils ont connu, avant, des succès et des échecs. Ils doivent, en outre, compter avec un univers politique constitué. Leur monde a donc aussi ceci de particulier que les voies de " lengagement politique " y sont déjà balisées et loffre politique déjà circonscrite. Chacune de ces affirmations ouvre un espace à linvestigation. Et toutes ont en commun de dire en quoi et pourquoi limage publique de lévénement comme désignation a priori (sous lappellation consacrée " dévénements de 68 ") est lobstacle majeur à la construction des problèmes que soulève leur enchaînement (pour parler comme Bachelard) ou une prénotion (pour parler comme Durkheim) au regard de lindispensable travail de construction de lobjet.
Dans le cas despèce, si lon prend au sérieux que 68 commence par une protestation détudiants nanterrois qui se transforme en mobilisation étudiante nationale, on gagnerait beaucoup à admettre quon se trouve dans une conjoncture scolaire et universitaire très particulière. Lhypothèse, abondamment documentée par les avancées de la sociologie de lécole dans les années 70, na jamais été invalidée depuis. Schématiquement, le nombre des "étudiants" dont les parents nont fréquenté ni le lycée ni luniversité saccroît significativement et conduit ceux-ci à attendre de lécole, au sens large, les rétributions (notamment professionnelles) quelle donnait à dautres, au temps où ils ny avaient pas accès, à un instant précisément où lélévation des attentes de tous rend impossible que chacun tire son épingle du jeu conformément à ses espoirs. Lattention aux propriétés statistiques des étudiants impliqués dans la crise universitaire conduit donc au premier résultat, qui nest pas donné demblée dans la définition de lobjet denquête. Les " événements de 68", les processus de mobilisation qui les accouchent et en particulier les mobilisations étudiantes qui en battent le rappel, procèdent dune situation collective, dont il est impossible de saisir la dynamique autrement quà partir des aspects relationnels qui en font une configuration dinterdépendance. On peut en décrire les aspects élémentaires en terme danomie, daccroissement de lintensité des compétitions pour laccès à la profession et de déclassement à court terme inévitable pour une partie des compétiteurs. Cette situation nen garde pas moins la particularité dêtre non voulue, non pensée et non prévue : initialement insoupçonnée et insoupçonnable par les acteurs, elle ne se découvre quen refermant son piège sur ses victimes. Pas étonnant que, vécus comme imprévisibles, les événements de Mai 68 en aient gardé depuis la réputation sulfureuse dexplosion incontrôlable ! Tout donne à penser, en labsence dhypothèse concurrente, que cette déception collective, avec lhumeur revendicative, protestataire et anti-institutionnelle quelle induit, se trouve à lorigine de quelques unes des mobilisations observables : de certaines des mobilisations immédiates qui précèdent et accompagnent lévénement (en sexprimant, entre autres, sous les dehors du travail militant, visant à affirmer et à affermir lexistence et la possibilité de positions " politiques " distinctes des positions politiques constituées) ou bien de quelques unes des mobilisations postérieures à la crise politique quouvre la réussite des mobilisations étudiantes et ouvrières (comme le sont ces tentatives pour fuir hors du monde quincarnent à la faveur de la lenteur du reflux de la mobilisation politique, les "protestations communautaires").
Il serait malgré tout naïf de faire de cette première hypothèse empiriquement vérifiable la clé qui ouvre toutes les serrures. La relation entre conjoncture scolaire et mobilisation étudiante nindique rien des conditions de possibilité de mobilisations en dautres univers : trente ans après Mai 68, il faut déplorer que tout ou presque reste à faire pour comprendre comment, en fonction des propriétés des hommes et des femmes recrutés, en fonction des configurations locales et en relation avec la situation nouvelle créée par les affrontements étudiants (en particulier la manifestation consécutive à " la première nuit des barricades ", le 13 mai) les Sud-aviation de Bouguenais, les Renault de Cléon, les Lookheed de Beauvais et beaucoup dautres à leur suite cessent le travail à partir du 14 mai. On peut se dire que dans la forme des répertoires daction syndicale constitués, les responsables syndicaux dusines (souvent nées de la transplantation massive douvriers de première génération venus dailleurs) ont aussi des enjeux propres : faire voir leur présence en montrant quils sont capables de faire débrayer, dans un monde où la section dentreprise est interdite dexistence légale. Ou bien, mais toutes ces hypothèses devraient être documentées, que les oppositions internes aux différentes catégories de personnel (savamment cultivées par une organisation du travail " moderne ") comme aussi tout ce qui entretient la coupure entre lusine et son univers environnant, spécifie des enjeux propres, que népuisent nullement les considérations abstraites sur " la condition des travailleurs " ou sur les perspectives (de " reclassement " ou de " salaire ") qui leur sont proposées.
Quelles que soient les raisons dagir en monde ouvrier, la coexistence de formes de mobilisation dorigine, dinspiration et dhumeur hétérogènes, leur dissémination en des lieux (géographiques) séparés et en des espaces (sociaux) différemment configurés, labsence de relations immédiates entre elles, à lexception des images quen donne un travail journalistique obéissant à ses logiques propres et qui entre aussitôt en concurrence avec les images quelles aimeraient se faire delles-mêmes par la voix de leurs porte-parole, crée une situation inédite. Si lon admet, en effet, avec Max Weber, que la vie dans les sociétés modernes sorganise autour de la possibilité pratique pour chacun de pouvoir compter sur les comportements définis et prévisibles dautrui, la situation à laquelle nous avons affaire se caractérise par une incertitude particulière. Concrètement, elle interrompt quelques unes des routines les plus apparentes, stimule laction et provoque linterprétation. Simultanément, au titre des effets symboliques des formes nouvelles dinterdépendance qui se mettent en place (et qui ne se limitent nullement à linterdépendance tactique qui nen est quun aspect) elle rassemble à grande échelle (en faisant de la question de la définition de la situation un problème collectif), elle polarise les antagonismes (en invitant à prendre parti pour ou contre ce qui paraît être en jeu) en même temps quelle unifie tendanciellement les perceptions (lissue de la situation devient un enjeu particulier pour beaucoup). Mais si lon tient compte aussi, comme on la déjà fait observer, que les acteurs impliqués ne viennent pas au monde avec lapparition de cette situation inédite, cette situation particulière doit moins sinterpréter à partir des propriétés substantielles qui paraissent à lobservateur extérieur être les siennes, quà partir des perspectives daction qui soffrent à beaucoup sous leffet de lincertitude et chaque fois sous un jour particulier. Cette situation doit sinterpréter en dautres termes à partir de ce que les gens savent faire parce quils ont appris à le faire et à partir de ce dont ils sont capables, en fonction des enjeux qui les définissent et qui sont toujours lencombrant bagage de leur vie antérieure qui sattache à leurs pas. Il serait donc bien léger de sen prendre aux acquis dune sociologie, parfois dite " de la reproduction ", sous prétexte quelle interdirait de rendre compte de " lirruption de lextraordinaire " ou bien de " linventivité " que la situation donne à voir. Cest bien au contraire parce que la construction sociale des personnes est le préalable pratique à toute construction sociale de " la réalité " (et, par conséquent, à toutes les réalisations vécues dans linstant comme inimaginables au regard de la situation qui les a précédées, comme aussi à toutes les interprétations ultérieures de ces réalisations), quon doit, en ces circonstances extraordinaires comme en dautres, partir de ce que les gens sont pour comprendre ce quils font.
Mais ne brûlons pas les étapes. Personne, isolément considéré, ne peut être à bon droit réputé linstigateur ou linitiateur dune situation qui se construit initialement sans concertation expresse, ce qui ne veut pas dire sans ajustements à vue fonctionnant comme autant de points de coordination tacites. Elle échappe, pour lessentiel, à ceux qui, en temps ordinaires, sont réputés maîtriser le cours des choses, et ceci contribue justement à lui donner, pour partie, son aspect " extraordinaire ". Cest, par exemple, en faisant naître des problèmes immédiats multiples jusque-là inconnus difficultés de circulation, interruption des communications, limitation réelle ou imaginée des approvisionnements quelle fait " entrer dans la danse " un nombre de protagonistes très supérieur au total de ceux que mobilisent des enjeux spécifiques. Cest en imposant, par là-même, des conditions de vie particulières quelle donne à beaucoup le sentiment intense dun moment dexception. Elle laisse ainsi, après coup, aux plus étrangers et aux plus hostiles au " mouvement " le sentiment horrifié de difficultés inouïes et, inversement, aux plus engagés, défenseurs ou partisans de laction, la nostalgie dune fraternité entrevue. La situation apparaît ainsi comme inédite, en ce quelle met chacun en demeure déprouver certains de ses effets, et tout le monde peut se voir confirmé dans cette impression parce que cette expérience est partagée par des proches. Ce nest pas assez de dire, toutefois, à un niveau très général, quelle ne laisse pas indifférent. Sa " réalité " et son " objectivité " se dégagent aussi de la façon dont elle paraît impliquer, malgré eux, jusque et y compris des gens très étrangers ou même très hostiles aux enjeux des mobilisations en cours. Elle prend ainsi à contre-pied et à rebrousse-poil tous ceux dont lexercice ordinaire de lactivité suppose que les gens vaquent à leurs affaires sans faire dhistoire. Elle polarise inévitablement, par le fait, les oppositions dans les interactions. Elle tire donc aussi sa nouveauté et peut-être sa radicalité, du sentiment quelle donne à beaucoup de se réapproprier des gestes et des perspectives abandonnés, en temps ordinaires, à dautres sans délégation expresse. Son développement suffit, sacrilège majeur, à faire apparaître larbitraire de ces conventions implicites.
Cest sous cet angle et dans ces termes que se pose pour le politiste la question de lactivité gouvernementale : faute de prendre acte du caractère préalable et incontrôlé des mobilisations, lanalyste politique qui sen remettrait innocemment aux schèmes implicites dans lesquels il rend compte de la vie politique routinière, sexposerait à méconnaître lurgence et les tâches particulières auxquelles se voient tout à coup confrontées les " autorités ". On sait pourtant que cette situation conduit, dans les dernières semaines de mai, à une crise morale interne au gouvernement (parfois décrite comme " lisolement " du général de Gaulle), qui pousse plusieurs hauts responsables à rédiger, à toutes fins utiles, leur lettre de démission. Cette crise de confiance réciproque fait donc apparaître, comme négativement, non seulement la contribution décisive quapporte à lentretien des images publiques de " lautorité de lÉtat " la régularité sans règle expresse des comportements ordinaires, mais également lenjeu que représente, quoique le phénomène reste habituellement insensible, le fait de pouvoir compter sur les comportements dautrui dans toutes les sphères daction définies par les gens que chacune met en relation. On en revient ainsi explicitement au sens de lavenir que chacun doit à son passé et à son activité. On ne comprendrait évidemment pas le coup de blues du président de la République devant son impuissance à renouer les fils de la situation (et révélé par sa " disparition " à Baden-Baden), on ne comprendrait pas, non plus, la propension tactique à faire le mort, pour éviter de se mouiller avec celui qui risque de perdre (on ne comprendrait pas létroite relation quentretiennent ces réactions), sans faire intervenir le sens pratique particulier de lhomme politique, le sens des risques et des conséquences auxquels il sexpose, cest-à-dire toujours en fait moins le sens dune supposée sanction du peuple que, dans limmédiat, le verdict du jugement des pairs comme tribunal ultime de limage de soi.
On se fera une idée plus nette de limportance du passé dans laction présente en observant que, même dans une situation qui, en bouleversant sensiblement les relations immédiates et les rapports de force que celles-ci consacrent, transforme significativement les perspectives daction de beaucoup, la situation disqualifie ou requalifie dabord des formes dactivité ou bien des positions définies, essentiellement en poussant sur la touche ou en remettant en selle des activités apprises et des ressources acquises bien antérieurement. Il ne suffit pas, en effet, de constater, à la manière de lhistoire des idées, que " lengagement " appartient à " lair du temps culturel " des " années 60 ", pour en finir avec les raisons qui poussent les étudiants à se sentir " solidaires " de leurs camarades, à se reconnaître dans les consignes dorganisations syndicales a priori suspectes parce que présumées politisées, à saffirmer enfin dans des positions et dans des perspectives qui simposent alors à beaucoup. Comment ignorer que ce point de vue dobservateur a posteriori engage subrepticement et une fois de plus, par-delà une théorie spontanée des " effets de mode ", le rapport de lobservateur à la situation actuelle ? Il ne fait certes pas de doute, que " lengagement " apparaît alors à de nombreux apprentis intellectuels littéraires comme la forme suprême de ladolescence bourgeoise accomplie ; cela se voit dans la révérence esthète qui entoure de grandes figures intellectuelles (Sartre) ou lhéroïsme par procuration que donne à bon compte le culte des grands anciens, mobilisés contre la guerre dAlgérie. Mais on ne peut ignorer limportance de la présence et de la " leçon " que constituent les mobilisations extérieures au milieu étudiant pour lactivisme militant dun syndicalisme étudiant moribond. Celui-ci ne survivait, par-delà les enjeux définis par le " contrôle " des " organisations étudiantes " (lUNEF et ses mutuelles), quau titre décole des cadres spécialisée dans lapprentissage des jeux politiques, pour généraux sans armées en mal daction. Les voici maintenant en position de proposer leurs mots dordre (" Libérez nos camarades ! "), de tester leur capacité de rassemblement sur des perspectives sensiblement moins prudentes, bref de mettre à lépreuve leur coup dil et leur sens tactique. Tout se passe donc comme si (et conformément à ce qui pourrait être une loi de rentabilité différentielle de linvestissement militant) le capital politique primitivement accumulé par ces chefs détat-major en herbe, à la faveur des guerres pichrocholines qui les ont opposés entre eux, trouvait son mode demploi en situation en donnant à quelques uns de ces jeunes gens convaincus de leur importance loccasion attendue de se signaler.
Autre manifestation encore plus symptômatique du même phénomène : la remise en jeu (ou plus exactement le replacement dans le jeu défini par la concurrence pour loffre dinterprétation qui naît alors dans le monde étudiant et parmi ses observateurs) de schèmes et de thèmes liés à une histoire passée, cantonnés à la circulation confidentielle entre initiés. Il ne manque pas de spécialistes aujourdhui pour admettre sans plus dexamen limportance dans la conjoncture des " idées ", volontiers jugées nouvelles, incarnées par des revues de petite diffusion, lInternationale situationniste, Arguments, Socialisme ou Barbarie, autour de noms réputés emblématiques, Debord, Lefort, Morin ou Castoriadis. Laissons de côté lignorance dont ces revues semblent alors victimes. Les conclusions de ces exégètes passent sous silence les conditions dapparition de ces entreprises intellectuelles (on en a rarement fini avec lanachronisme) et ignorent les conditions contextuelles de leur succès (est-ce leffet de la complaisance des intellectuels pour " les idées " ?). La plupart de ces revues sont pourtant nées du travail de deuil nécessaire pour rationaliser des déceptions politiques passées (1956, 1948, voire léchec de lespérance révolutionnaire des années 20) et leurs auteurs sont dabord des intellectuels déçus par la politique pour avoir trop (tout ?) attendu de la politique : contextualiser éviterait de simplifier. Autrement significatif au regard de la conjoncture paraît leur double aspect dattente dune révélation (révolution) improbable et dhumeur critique vis-à-vis des " responsables " des trahisons des espoirs placés dans le messianisme ouvrier : elles rencontrent ainsi spontanément laspiration à la hauteur et limpatience de reconnaissance, habillées en populisme ignorant de son mépris de classe, de militants esthètes et desthètes militants qui posent à lintellectuel. Il serait ainsi inconséquent de sen remettre à létude de la " cohérence intellectuelle " de ces " uvres " ou de ces " textes ", pour saisir la ferveur dont elles deviennent lobjet et bien imprudent den conclure, comme on lentend dire parfois, que ces idées sont le moteur des mobilisations et de laction observables. La nostalgie passéiste pleine dacrimonie rentrée dintellectuels toujours prêts à instruire le procès en responsabilité des autres pour les combats perdus ou les occasions manquées, ne peut apparaître pour autre chose que ce quelle est, en lespèce lanticipation prophétique des temps qui viennent, quà la faveur des circonstances. Et elle ne peut apparaître telle que dans les limites de ce que sont et de ce que se croient appelés à faire ses concélébrants : ces visions " prophétiques " doivent aussi et peut-être dabord leur écho et leur succès à ce quelles offrent pour les professeurs, demi-professeurs ou journalistes qui sen font les vulgarisateurs, comme pour les cadres issus du militantisme, qui aspirent obscurément à les remplacer, le double profit de conjuguer, conformément à la philosophie évidente et simplette apprise en classe terminale, au chapitre " action " le sens de la supériorité dun aristocratisme militant peu porté à en rabattre, et au chapitre " connaissance ", le dandysme intellectuel dun ésotérisme davant-garde.
Il faut donc prendre au sérieux les circonstances, au sens propre, extra-ordinaires, créées par la co-occucurrence et la coexistence de mobilisations hétérogènes parce que celles-ci ont des effets politiques manifestement extraordinaires, entre autres, comme toutes les situations du même ordre, des effets de politisation extraordinaires. Comment comprendre, sinon, lexplosion du travail dinterprétation auquel on assiste alors et qui se multiplie de toutes parts ? Il mobilise, autre illustration du pouvoir dimplication de la situation, tous ceux qui se croient un titre à dire ce qui se passe, hommes politiques, intellectuels, journalistes ou si lon veut porte-parole de toute espèce. Comment comprendre sinon la mise en relation (au moins sous cet aspect) de catégories et dunivers qui habituellement se côtoient en signorant, comme les univers du travail intellectuel et le monde de la production ? Comment comprendre sinon, à linstant où beaucoup, fût-ce pour des raisons aux antipodes les unes des autres saccordent à reconnaître que la mobilisation ouvrière change la donne (et redéfinit la situation), le poids stratégique quacquiert la lutte pour le monopole de la parole ouvrière, et par là même la confrontation entre organisations toutes réputées inspirées par la même version de lhistoire ouvrière, mais linterprétant en fait, au nom de principes très différents : les unes syndicats et surtout parti communiste au nom de lautorité quelles tirent dêtre traditionnellement le porte-parole du monde ouvrier, et les autres chapelles intellectuelles ou formations groupusculaires au nom du capital dautorité qui les rend dépositaires à leurs yeux du " sens de lhistoire " ? La fascination émerveillée des étudiants militants " organisés " de toutes obédiences, jusqualors absorbés par leurs querelles intestines pour une grève ouvrière, en grande partie imaginée (trotskistes, de la FER puis de la JCR, Maos de lUJCML sans oublier malgré leur distance critique et provocatrice les anarcho-situ du 22 mars), fait le reste. Le " marxisme " qui est lenjeu quotidien de leurs luttes " théoriques " et le point dhonneur du dédain quils affectent volontiers vis-à-vis des étudiants qui nont dautre angoisse que celle de lexamen, leur fait voir ce " grand refus " comme les prémisses et la promesse du " grand soir " auquel ils se préparent depuis toujours, et comme le signe qui confirme, chacun pour ce qui les concerne, la justesse de leurs analyses. Cette grève dampleur inégalée qui les encourage à laction et les renforce dans leurs convictions, provoque ainsi le télescopage de deux âges et de deux usages de lherméneutique marxiste. Et, en accréditant auprès détudiants en quête didentité la certitude que les porte-parole du monde ouvrier sont devenus traîtres à la cause de leurs mandants (comme le montre alors, à côté du succès mondain dintellectuels marxisants déçus et reconvertis, laccord pour dénoncer toutes les actions et toutes les manifestations du P." C ".F comme on lécrira bientôt) elle les convainc que ces porte-parole en général et ce dernier en particulier constituent le dernier rempart qui soppose à " une révolution en marche".
Lattention au travail militant ainsi quaux effets de démultiplication qui lui sont propres, et la reconstruction systématique de lespace particulier des activités militantes afin de prendre acte du caractère autonome de pratiques qui ont pour propriété de disparaître en saccomplissant, paraissent ainsi le dernier chaînon utile pour entrer dans la dynamique qui se développe alors : le passage dune situation dans laquelle loffre de biens de salut politique des organisations militantes en milieu étudiant nintéresse pas grand monde, à cette situation où sous leffet de la mobilisation, sous leffet de lobligation de se situer et peut-être de prendre parti, les organisations et les visions politiques du monde quelles proposent trouvent crédit et audience, les groupes recrutent de sorte que la situation en tant que telle se transforme. Sur ce point aussi, malheureusement, trente ans après, beaucoup reste encore à faire. Mais la désignation comme objet pertinent à linvestigation des effets de synchronisation qui naissent du travail militant, dans le cadre de la polarisation des antagonismes que développe la conjoncture et sous la contrainte de lexacerbation de la concurrence entre organisations militantes rivales éclaire encore deux aspects du processus en cours. 1° le devenir du mouvement étudiant : prisonnier des visions et des obsessions eschatologiques des leaders des organisations qui sen proclament les chefs de file, cest-à-dire aussi prisonnier dorganisations prisonnières de la concurrence qui les oppose entre elles, il est conduit, selon une dynamique que personne nest à même de contrôler et encore moins de stopper, à la fuite en avant dans la radicalisation de son horizon " révolutionnaire ". 2° le prolongement de laction et de " lagitation " bien au-delà de ses origines : laffirmation du militantisme politique étudiant et du militantisme lycéen qui en est corrélatif, produisent des effets majeurs bien au-delà du seul mois de Mai 68, bien après la reprise du travail dans les usines, et même bien après létouffement des mobilisations protestataires par les élections des 23 et 30 juin 68. Leffet de politisation du milieu étudiant par le mouvement de 68 se poursuit donc comme un effet dhystérésis qui dépasse les conditions initiales qui lont vu naître, ce qui définit, par-delà lannée 68 les conditions de linitiation à la politique de ceux qui " sengagent " dans sa foulée : entrer en " politique " sous le signe dun espoir exposé à se voir démenti à lépreuve de la réalité quotidienne. Il faut ainsi attendre la deuxième moitié des années 70 pour que " tout rentre dans lordre " : cest maintenant ce qui donne en France aux années 68-73 leur physionomie particulière au point daccréditer après coup le fantasme dune jeunesse étudiante uniformément politisée dont les élites nont pas, peut-être même encore aujourdhui, cessé de se défier. Mais il faut aussi comprendre quune espérance désespérée de la politique peut être au-delà de toutes les tentations répressives de ceux qui ont intérêt à lordre, outre le plus efficace des rappels à lordre, la meilleure école de tous les cynismes qui accompagnent les reconversions ultérieures inévitables.
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Revenir sur loriginalité immédiate des trois semaines qui vont retenir notre attention (linterruption des conditions de vie routinières des acteurs sociaux et les luttes sur la définition des enjeux de cette situation) convainc ainsi que lexamen des mobilisations constitue le point de départ tout à la fois réaliste et pertinent que requiert lenquête sur 68, en France et vraisemblablement ailleurs. Lenquête sur les mobilisations est une façon de rechercher les origines, ou dun autre point de vue les conditions de possibilité de " lévénement ", si lon admet que toute cette dépense dénergie, moins protestataire et moins utopique quon la dit, nest pas tombée du ciel. Mais ce pourrait être aussi un moyen pertinent de comprendre, à partir du pouvoir collectif et partagé de créer une situation inédite, les activités extraordinairement variées de tous ceux qui se sentent tenus ou obligés de parler de ce qui advient alors : les luttes symboliques dont " lévénement " est lenjeu sur le champ, sont en effet, à lorigine des images, plus ou moins partagées, dont il tire ultérieurement son sens (y compris pour celui sen veut a posteriori lobservateur impartial) ce qui explique quil subsiste dans la mémoire publique grâce au travail de mise en forme dont il demeure lenjeu. Faut-il rappeler enfin que lAllemagne ne connaît pas en 68 de crise gouvernementale comparable à celle qui bouscule le gouvernement gaulliste en France ? Le double préalable pratique quon vient dévoquer serait donc peut-être aussi, pour finir, lun des moyens les plus sûrs de distinguer les Mai 68 nationaux hétérogènes quon a par trop tendance à amalgamer sans y penser.
Cette stratégie de recherche préviendrait vraisemblablement par la même occasion les interprétations les plus grossièrement réductrices qui sont souvent un cas extrême dinterprétations par les conséquences : celles qui saccordent en particulier pour présenter Mai 68 comme lun des derniers soubresauts archaïques précédant lavènement inévitable dun ordre mondial libéral inéluctable. Mais elle ne fait pas évanouir comme par enchantement toutes les difficultés. Cest à lintérieur du monde que nous percevons le monde, disait à peu près M. Merleau-Ponty. On peut difficilement ignorer de ce point de vue que beaucoup " dinstruments " de travail de lhistorien ou du sociologue, produits par et pour lactivité passée de lÉtat et issus à ce titre de la construction de celui-ci, tendent à réactualiser en toute innocence, les gestes historiques qui donnent aujourdhui aux groupes incarnant lÉtat leur force et leur légitimité. On pourrait se souvenir entre autres quen authentifiant des conduites qui doivent à lactivité de lÉtat davoir été consacrées sous lespèce darchives, lhistorien reproduit dans les limites des points de vue sauvés de linsignifiance et de loubli, le geste inaugural de certification, inventé et routinisé par lÉtat. Ou bien encore quen totalisant des grèves le sociologue sapproprie, sous lapparence dun acte purement comptable, le pouvoir statistique ou si lon veut car le mot le dit le pouvoir dÉtat darrêter des comptes dignes de foi. Il sensuit quen sen remettant aveuglément à ces outils ou même tout simplement en faisant de 68 une " crise " le chercheur ignore le plus souvent quil prend parti sans le savoir et sans le vouloir : il méconnaît par exemple pour sen tenir au plus évident que Mai 68 nest une " crise " que pour ceux dont la situation désavoue la perspective et notamment pour tous ceux qui ont partie liée avec lÉtat. Le parti pris légitimiste paraît donc, en toute rigueur, aussi inacceptable en sociologie politique que le traitement asymétrique des connaissances rejetées et des connaissances admises est, en sociologie des sciences, irrecevable.
Il ne suffit donc pas de partir des mobilisations ; il faut aussi les construire, du point de vue de leur genèse et dans la perspective de leur dynamique, cest-à-dire dans leurs aspects relationnels préalables aux multiples face-à-face qui sobjectivent en situation. Cette perspective, qui peut sautoriser de la tradition sociologique détude des " changements détat ", engage à reconstituer comme on a tenté de le suggérer les transformations dans lesquelles sont impliqués les acteurs qui conduisent, sans solution de continuité ce qui ne veut pas dire de façon identique selon les champs dactivité considérés dun " état organique " préalable à un " état critique " émergent. Il faut toutefois se garder de croire que les " moments organiques " constituent " létat naturel " du fonctionnement social et les " moments critiques " une expression pathologique de ce dernier. On retrouve ainsi, dun autre point de vue que précédemment, lobligation déchapper à la philosophie dÉtat naturalisée, commune à beaucoup dobservateurs, de quelque discipline quils se recommandent. Comprendre ce que trop dauteurs évacuent allègrement par légitimisme sous le nom de " crise du fonctionnement démocratique " rend, on aimerait écrire scientifiquement nécessaire, de se faire une idée aussi précise que possible de la " philosophie de lordre public " qui accompagne la construction de lÉtat : aspect de cette construction et justification majeure de lexistence de lÉtat, cette philosophie est inséparable des entreprises de ce dernier même de celles qui semblent les plus éloignées de son activité immédiate de contrôle des relations entre individus comme le sont, en apparence, ses activités en faveur de lUniversité, voire de la recherche ce qui fait quelle habite ingénument linconscient scolastique. Faute de ce travail délucidation préalable, on sinterdit, il me semble, de comprendre avec lhonnêteté requise le paradoxe consubstantiel aux conjonctures comme 68 : le travail de conservation que, fortes de lavantage de la défense, elles mobilisent et lespoir, ignorant de ses limites, quelles soulèvent, en mettant en question les évidences politiques consacrées, cest-à-dire en laissant entrevoir la possibilité dautres formes dorganisation collective.
Jen termine ainsi en en revenant à mon point de départ : la présence invisible de cette philosophie dÉtat, enfouie dans le rapport à la politique de la plupart de ceux que lattrait pour la politique réunit dans une commémoration comme celle-ci, affaiblit, cest certain, ma chance dêtre écouté. Le risque qui guette un propos, inspiré pourtant par de tout autres considérations, que lhorizon de la politique au jour le jour, est dêtre entendu comme un propos essentiellement politique et de se voir réduit au statut de lune ou lautre des opinions qui partagent le débat dont 68 reste lenjeu. On le prendra, selon le cas, avec lindulgence quon doit afficher pour ce genre de fantaisie, comme le dernier effort dun ancien combattant pour " réhabiliter " 68, voire comme lutopie naïve et généreuse dun doux rêveur, ou bien avec la sévérité quinspirera vraisemblablement à tout responsable politique qui se respecte, lirresponsabilité apparente du propos, comme lultime provocation dun " gauchiste " attardé ou, pire, comme la dernière inconséquence dun " anarchiste " impénitent. Pour tous ceux qui refusent de se demander quelles forces les poussent à penser ainsi et que mon argument aura laissés de marbre, je rappellerai simplement le mot de Weber, lorsquil montrait lintérêt de voir un " anarchiste " occuper un poste de professeur de philosophie du droit. " Il ne fait aucun doute à mes yeux, disait-il, quun anarchiste peut être un bon connaisseur du droit. Et dès quil le devient, le point archimédéen où le placent ses convictions en le situant en dehors des présupposés et des conventions que nous partageons, lui donne une chance de découvrir dans les intuitions fondamentales de la théorie du droit une problématique qui échappe à ceux auxquels ces présupposés et ces conventions sont absolument évidents. Tant il est vrai que le doute le plus radical est toujours père de connaissance."