ENTREES EN
POLITIQUE : VOIES PROMOTIONNELLES DE
L'APPRENTISSAGE ET DE L'INSERTION POLITIQUES "INDIGENES"
DANS L'ETAT COLONIAL AU CAMEROUN
- L'EXPERIENCE DE LA JEUCAFRA
par Janvier ONANA
Docteur en Science politique, LASP-ESA CNRS,
Paris X, Nanterre, Chercheur Associé,
Département de Science politique, Université Laval, Québec
Les réflexions qui suivent ont pour objet desquisser une lecture sociologique de "lhistoire" dune organisation politique inédite, voire insolite (en regard des conditions et du contexte de sa naissance), mais qui, vraisemblablement, a profondément structuré le destin "politique" des acteurs sociaux qui eurent partie-liée avec sa naissance et son existence, à savoir la Jeucafra.
La Jeucafra (ou Jeunesse camerounaise française) constitue historiquement la toute première organisation à caractère proprement politique, enserrant, dune manière autorisée (à défaut dêtre légale), des acteurs sociaux de souche "indigène" dans lÉtat colonial au Cameroun. A ce titre, elle offre un site privilégié de visualisation des modalités de linsinuation (particulièrement fulgurante), dès laube de la seconde guerre mondiale, dacteurs "indigènes" dans les champs du pouvoir.
Le fait que les interprétations reçues de la gouvernabilité coloniale se soient étonnamment montrées peu enclines à accorder un réel intérêt à cette expérience "politique" inaugurale, suffirait à nourrir une légitime curiosité intellectuelle à son égard. Plus fondamentalement, cependant, il y a lieu de questionner lhypothèse selon laquelle la Jeucafra aurait été une pure création de lautorité coloniale; et que, comme telle, elle naurait obéi à dautres logiques que celles relevant de lactualisation du projet hégémonique de la même autorité.
Cette hypothèse, à première vue juste, et à laquelle est, du reste, acquise lopinion courante, me paraît quelque peu courte. Elle peut être jugée satisfaisante pour une certaine forme de curiosité intellectuelle, profondément enracinée dans un rapport aux valeurs, et de ce fait même, trop souvent obscurcie par la charge idéologique immanente à des questions (sans doute légitimes) telles que le colonialisme, lanti colonialisme, etc. Plus précisément, le point de vue courant pêche, me semble-t-il, par objectivisme, en ce que, attentif aux seules finalités assignées à la Jeucafra, il donne à penser cette organisation comme un champ rationnel intégral, et sinterdit, en cela même, de poser le problème des interactions qui ont pu se nouer en son sein, comme des usages dont elle a pu faire lobjet.
Je me suis efforcé ailleurs, de jeter les bases dune exploration des voies de lémergence dun champ politique professionnalisé au Cameroun, dans une perspective revendiquant une rupture avec la fétichisation courante des corrélations statistiques et des déterminismes structuralistes. Mattachant à rendre compte des phénomènes dont relevèrent linsinuation et linscription des pratiques et des conceptions modernes du politique dans lunivers socioculturel colonial, ainsi que lappropriation corrélative par les acteurs "indigènes" dimages du monde, de savoirs et de savoir-faire "importés" par le colonisateur, jai pu signaler ce que la réussite sociale du politique dans lÉtat colonial devait aux expériences historiques qui structurèrent les hybridations entre les éléments de la modernité occidentale et les imaginaires locaux. Dans cette direction, lhypothèse de la coproduction du politique mest apparue plus féconde que les simplifications dépendantistes et développementalistes. Elle ma donné à penser la construction sociale de lÉtat colonial comme le produit dune histoire engageant conjointement acteurs coloniaux et entrants politiques "indigènes" dans des espaces communs dinteraction et de relations, souvent sous le mode de la collision, parfois, sous celui de la collusion.
Une semblable construction théorique mamène, dans le cadre présent, à affirmer que la rationalité prescriptive officielle népuisait nullement le champ des possibles ouverts par la mise sur pied de la Jeucafra : cest précisément la coopération autour dobjectifs prescriptifs communs, entre lautorité coloniale et une catégorie émergente dacteurs "indigènes" dits "évolués", qui a offert à ces derniers la "structure dopportunités" à la faveur de laquelle ils sont parvenus à développer, en marge des attentes consensuelles (et parfois, contre celles-ci), des microstratégies de pouvoir.
Si lon peut donc analyser la Jeucafra comme une voie promotionnelle de lapprentissage et de linsertion politiques indigènes dans lÉtat colonial au Cameroun, cest parce quen plus de faire léclairage sur la complexité des logiques de cette espèce dinvestiture politique commandée, on peut rendre compte, à travers les manières de pratiquer qui furent celles des acteurs, des stratégies par lesquelles ceux-ci essayèrent (souvent, non sans succès) de se donner un langage politique propre, de "construire des phrases propres avec un vocabulaire et une syntaxe reçus".
QUALIFICATIONS ET DISQUALIFICATIONS : LES LOGIQUES DUNE INVESTITURE POLITIQUE "INDIGÈNE" COMMANDÉE
La naissance de la Jeucafra reste mal aisée à dater. Les divers auteurs la situent unanimement à 1938, ce que les données accessibles tendent, du reste, à confirmer. Le débat sur lexactitude de cette datation peut cependant être provisoirement suspendu. Car il importe de comprendre dabord ce qui, dans ce contexte de disqualification civique et politique statutaire des "indigènes", rend possible une irruption autorisée des mêmes "indigènes" dans les champs du pouvoir.
Parce que lautorité coloniale est maîtresse du jeu politique et, en théorie, seule capable de tricher avec ses propres règles, lopération de subversion politique dont il est question ici semble, à première vue, obéir à une volonté souveraine dinvention politique. Je marquerai dautant plus nettement ma distance davec ce point de vue, que jaurai clairement fait la part de "lautorisé" dans la mise en place de lentreprise Jeucafra.
UNE SUBVERSION POLITIQUE CERTAINEMENT AUTORISÉE
En imposant à lAllemagne de renoncer à tous ses droits et titres sur ses possessions coloniales, les puissances "Alliées" et "Associées" réunies à Versailles en 1919 entendent prendre en considération "lintérêt des populations indigènes". Cette préoccupation se décline en stricte conformité au cinquième des quatorze points définis par le Président américain Woodrow Wilson dans son discours du 8 janvier 1918. Sur cette base, constatant la "faillite de lAllemagne dans le domaine de la civilisation coloniale", les "Alliés" se refusent à prendre "la responsabilité dabandonner de nouveau 13 à 14 millions dindigènes à un sort dont ils ont été libérés par la guerre".
Par ailleurs, en posant le principe selon lequel "le transfert de la souveraineté emporte transfert à lÉtat concessionnaire, dans les mêmes conditions, des biens mobiliers et immobiliers de lÉtat cédant", les puissances alliées et associées écartent explicitement lhypothèse dun dédommagement de lAllemagne en regard des investissements réalisés par ladministration impériale du protectorat.
LAllemagne savoue vaincue, mais ne manque pas de dénoncer ce qui lui paraît une injustice et, surtout, une grave atteinte à son "honneur national". Le 30 janvier 1937, le Chancelier Hitler, dans un discours au Reichtag, soulève la question des "droits imprescriptibles de lAllemagne sur ses colonies". Le parti national-socialiste se charge quant à lui de rationaliser ces prétentions (objet du titre III de son programme), et de les relayer dans lopinion publique. Cette mission est confiée à "lOffice politique colonial", dont la production ne laisse nulle place à la moindre équivoque quant aux prétentions du Reich.
La question coloniale est donc pour lAllemagne, dabord une question dorgueil national, une question dhonneur. Il nen va pas différemment de la France.
Dans lentre-deux-guerres, en effet, lexpression dune indéfectible fidélité à un patrimoine colonial assimilé au patrimoine national est un trait particulièrement marquant de lunivers affectif et moral métropolitain. La menace allemande confère au concept "dEmpire" un sort dautant plus élogieux que lopinion publique métropolitaine est alors largement acquise à la fois au sentiment de la permanence, et à la conscience de la légitimité de luvre coloniale. Sagissant du Cameroun, cet enjeu prend un relief probablement sans pareil dans tout autre territoire de lEmpire. De part et dautre du Rhin, lon mobilise les ressentiments accumulés à loccasion du différend territorial sur lAlsace-Lorraine. En proie à une véritable psychose, les autorités coloniales soumettent les populations du Cameroun à une surveillance policière stricte. Lon nhésite pas à juger sommairement (conformément au code de lindigénat) et à condamner à des peines demprisonnement et à des châtiments corporels divers (dont la bastonnade publique) toutes personnes "supposées germanophiles".
A ces questions dhonneur et de prestige sajoute lintérêt stratégique dans la définition par la France de sa situation de puissance internationale.
En effet, présentant un tableau géostratégique de la "France africaine", le Général Tilho, membre de lAcadémie des Sciences, soutient que le maintient du Cameroun dans lEmpire français "est pour lEurope un de ses meilleurs gages de paix". Que perdre le Cameroun, ce serait "le meilleur moyen de précipiter la France et lEurope dans une nouvelle guerre, donner aux agresseurs éventuels [allusion faite ici à lAllemagne et à lItalie] huit chances sur dix de gagner".
Mises en rapport avec les objectifs déclinés de la Jeucafra (on y reviendra), les contraintes de la situation politique à la fin des années 1930 charrient donc suffisamment déléments pour que lon puisse valablement inférer que ladministration coloniale a très probablement ressenti le besoin de faire pièce aux prétentions allemandes, en créant au Cameroun un cadre de mise en scène dun sentiment dattachement des populations indigènes à son autorité. Les modalités pratiques de la naissance de la Jeucafra semblent confirmer ce point de vue. Mais surtout, elles laissent découvrir le caractère chaotique de la trajectoire de fabrication de cette entreprise.
COLLUSIONS ET RUPTURES DES RATIONALITÉS
La Jeucafra sinspire directement, semble-t-il, dune organisation métropolitaine dénommée Jeunesse de lEmpire français. Si lon peut observer, dans une période un peu plus tardive, une coopération diversiforme entre acteurs politiques métropolitains et entrepreneurs politiques indigènes, le mariage Jeucafra - Jeunesse de lEmpire français savère quant à lui quelque peu incestueux. Il pose en tout cas problème aux acteurs. Les contacts entre les deux organisations prennent la forme dun jeu de distanciations successives.
- Convergences symboliques et distanciations stratégiques : La Jeunesse de lEmpire français voit le jour en métropole, vraisemblablement entre 1936 et 1937(). Elle est conduite par un certain Jean Daladier. Elle est domiciliée au 6, rue de Béri, dans le VIIIè arrondissement de Paris. Sa mission est de "grouper la jeunesse française, lui créer un idéal autour de lidée dEmpire colonial français; lui montrer toute la puissance réelle et actuelle de lEmpire; diriger ses aspirations vers sa mise en valeur morale et matérielle".
Les activités de la Jeunesse de lEmpire français sont variées. Outre la propagande faite par voie daffichage et de distribution de prospectus, elle organise des séminaires et conférences publiques, ainsi que des randonnées et des croisières dans les territoires coloniaux.
La Jeucafra fait quant à elle sa première apparition publique le 15 décembre 1938. A cette occasion, elle rend publique son "programme" ainsi que la composition de son "comité directeur".
Par-delà leurs affinités idéologiques déclinées (à travers cette entreprise même), les dirigeants de la Jeucafra ont en commun leur trajectoire sociale. Issus de lÉcole Primaire Supérieure, ils sont aussi, tous, agents des "Cadres administratifs locaux" : Paul Soppo Priso, président, est dessinateur aux Travaux publics; André Fouda Ombga, vice-président, est agent des Postes et Télégraphe; Louis Marie Pouka, secrétaire, est écrivain-interprète; Paul Monthé, conseiller, est instituteur.
Le 8 janvier 1939, la Jeucafra signe sa deuxième apparition publique par une manifestation devant le bureau du Gouverneur Général Brunot, haut-commissaire de la République française au Cameroun. Daprès les estimations officielles, cette mobilisation rassemble plus de 20.000 personnes. Les manifestants scandent leur attachement à la France, dénoncent le régime du Mandat, et demandent que le "bénéfice" du statut de "colonie" soit accordé au Cameroun dans lensemble français.
Les transactions entre lorganisation indigène et son homologue métropolitaine samorcent, daprès ce qui ressort des sources officielles, le 23 juin 1939, soit, quelques sept mois après la publication du programme de la Jeucafra.
Ce contact inaugural prend la forme dune lettre que le haut-commissaire de la République, Brunot, adresse au directeur de lAgence économique des territoires sous mandat et des colonies dA.E.F. Il y est fait état de lexistence au Cameroun dun "groupement [de] jeunes gens sujets français" dont ladministrateur en charge du Cameroun sollicite laffiliation à lorganisation parisienne.
La réponse du directeur de lAgence économique, en fin juin, comporte trois points importants : premièrement, lorganisation métropolitaine souhaite connaître directement des doléances de la Jeucafra; elle rejette donc poliment lintercession du haut-commissaire; deuxièmement, il est peu sûr que la demande de la Jeucafra puisse être acceptée, puisque les statuts de la Jeunesse de lempire français réservent la qualité de membre aux "seuls Français" âgés de 15 ans au moins et de 30 ans au plus (article 5); troisièmement, la forte probabilité dune semblable issue paraît a priori évidente au directeur de lAgence économique, puisque ce dernier prétend sêtre adressé aux dirigeants des Jeunesses de lempire français, "évidemment, sous la forme la plus générale, sans désigner et sans laisser deviner aucunement la Jeucafra".
Le 12 juillet 1939, conformément aux recommandations du directeur de lAgence économique, le Gouverneur général Brunot saisit directement Jean Daladier dune nouvelle demande daffiliation de la Jeucafra.
Le 19 août, le directeur de lAgence économique et Gaston Joseph, délégué général de la Jeunesse de lEmpire français aux colonies, conviennent dune rencontre en vue dexaminer "les possibilités dadhésion de groupements de jeunes gens Français administrés sous mandat français".
Cette rencontre se tient le 22 du même mois dans les locaux de lAgence économique sis au 11, rue Tronchet, à Paris. A cette occasion, le responsable de la Jeunesse de lEmpire aux colonies réitère la fin de non recevoir opposée à la première démarche de son interlocuteur. Il argue alors que "la Jeunesse Camerounaise Française semble être davantage un mouvement quune association, crée par le personnel indigène de Douala, formé aux écoles de ladministration, constitué pour demander la suppression du mandat et le rattachement définitif du Cameroun à la France." [souligné par J. Onana]
Une absolutisation du poids causal des enjeux politiques impériaux du moment donnerait à entrevoir comme naturelle une collusion entre la Jeucafra et son homologue métropolitaine. La question des logiques qui informent ces tentatives manquées resterait alors entière. Une lecture "compréhensive" des placements et déplacements des acteurs montre que la structure de la situation est plus complexe, et plus précisément, irréductible aux données objectives du climat politique de lEmpire. Le jeu des acteurs dévoile des malentendus rationnels et des collisions stratégiques.
- Malentendus rationnels et collisions stratégiques : La création de la Jeucafra met en scène, comme on vient de le voir, trois catégories dacteurs : des acteurs métropolitains, des acteurs coloniaux - au premier rang desquels le haut-commissaire de la République française au Cameroun -, et des "indigènes évolués".
Deux pôles de concurrence se dégagent conjointement des transactions décrites ci-dessus. Le premier engage ouvertement le haut-commissaire et J. Daladier, président de la Jeunesse de lEmpire français. Le second se laisse plus entrevoir que voir à travers la démarche du haut-commissaire, et se signale sous la forme dune mise en minorité vraisemblablement calculée des "indigènes" dans le jeu.
Dans sa première initiative en direction de la métropole, le haut-commissaire prétend avoir décliné de nombreuses offres daffiliation à des "groupements coloniaux" métropolitains. Une semblable construction symbolique dune situation dinflation sur le marché des offres politiques métropolitaines est ordonnée, semble-t-il, à conférer un caractère de rareté - au sens de la théorie économique - à son produit. Brunot tente, en ce faisant, dinstaurer une structure dinteraction qui assure une efficacité maximale à son calcul. On comprend alors que cette initiative inaugurale en direction de la métropole soit conduite, non pas auprès des dirigeants de la Jeucafra, mais auprès du directeur de lAgence économique. Cette démarche sapparente à un espèce de recours hiérarchique. Car on peut penser, en droite ligne de lhypothèse dune tentative de prédétermination de la structure de linteraction à établir avec J. Daladier, que Brunot sollicite lintercession dun acteur susceptible, de par sa position (et sans doute ses ressources) dapporter une caution obligeante à sa demande. Si lon admet ainsi lidée dune stratégie de verrouillage du jeu en amont, force est de noter que le haut-commissaire perçoit clairement, dentrée de jeu, que laffiliation de la Jeucafra à la Jeunesse de lEmpire français ne va pas de soi. Le haut-commissaire y voit donc assurément un véritable enjeu de pouvoir.
Les prises de position des dirigeants de la Jeunesse de lEmpire français indiquent clairement quune semblable lecture de la situation est partagée.
On saperçoit tout dabord, sagissant de ce qui est apparu plus haut dans la démarche du haut-commissaire comme un recours hiérarchique, que J. Daladier comprend parfaitement le calcul de ladministrateur colonial. On peut penser, en effet, quen contournant lintercession du directeur de lAgence économique, en imposant donc au Gouverneur Brunot une relation directe, le président de la Jeunesse de lEmpire français déploie une stratégie de restructuration du système dinteraction dans un sens tel que soit restaurée une entière efficacité de ses instruments de calcul. Il se remet donc en situation de contrôler le jeu. Les bases sur lesquelles il tente dorganiser le départ entre son organisation et la Jeucafra sont à cet égard suggestives.
Daladier argue, en effet, que la Jeucafra "semble être davantage un mouvement quune association". Lopposition pour le moins ambiguë "mouvement" / "association" na rien dune querelle sur la validité langagière. Ce distinguo opère en fait comme un principe classificatoire, dans une logique de disqualification. Il faut entendre derrière ce curieux jeu de mots, ce que les objectifs de la Jeucafra ne rencontreraient pas vraiment ceux de la Jeunesse de lEmpire français (et donc, ceux de la France, de lEmpire). La Jeucafra ne peut alors prétendre prendre part, de manière légitime, à luvre de gestion de limage de lEmpire. Comment ne pas y voir, surtout, une volonté de sassurer la maîtrise exclusive dun site dinvestissement politique perçu comme rentable ? Au demeurant, si la paronymie des dénominations des deux organisations respectivement "indigène" et métropolitaine voile une filiation quelque peu problématique, elle signale aussi la difficulté objective quaffronte Daladier pour construire symboliquement une dissociation identitaire claire : les deux logos en scène investissent les mêmes symboliques à savoir, dune part la jeunesse, et lintégrité de lEmpire, dautre part. Sagissant de lidée dEmpire - sans doute la plus mytho-productive -, la nuance relève simplement de léchelle à laquelle cette intégrité est imagée. Or, il est probable que la réappropriation par la Jeucafra de cette symbolique apparaît dautant plus potentiellement coûteuse au président de la Jeunesse de lEmpire français, quelle est le fait dacteurs évoluant sur le terrain même où les énoncés majeurs de son discours trouvent de la manière la plus éloquente, à la fois leur substance, et le fondement même de leur légitimité. Compte tenu de lenjeu que représente alors le Cameroun dans la définition par la France de sa situation de puissance internationale, les mobilisations de la Jeucafra semblent susceptibles, objectivement, de comporter une charge symbolique lourde au point de faire ombrage à laction de lorganisation métropolitaine. Il sen dégage une convergence symbolique des interactants autour dune lutte pour lappropriation exclusive dun label (mais aussi dun programme) politique auquel les uns et les autres confèrent, vraisemblablement, un potentiel élevé de rentabilité politique. On peut alors dire que le contexte de la naissance de la Jeucafra se caractérise par une concurrence pour le monopole de la légitimité énonciative de lidée "dEmpire", et que, sagissant du Cameroun, les enjeux que revêt cette concurrence prennent un relief singulier.
Linvestiture politique qui sensuit au bénéfice des indigènes semble alors dautant plus commandée que ces derniers semblent plus actants quacteurs dans ce qui se joue entre le haut-commissaire et ses interlocuteurs métropolitains.
De fait, en mettant en minorité les entrants "indigènes", demblée et tout au long des interactions décrites plus haut, le haut-commissaire tente, là aussi, de sarroger le patronage - voire même la paternité exclusive - de linitiative. Brunot se positionne en intercesseur privilégié et légitime des "indigènes" (auxquels il nest fait aucune référence nominale). Il tente, en ce faisant, de se mettre en situation dexercer un contrôle maîtrisant des transferts escomptés de capitaux et ressources diverses de la métropole. On comprend alors quil indique clairement que cest sur ses conseils que lorganisation indigène naissante sest distanciée des offres métropolitaines alternatives à celle de la Jeunesse de lEmpire français. Faut-il pour autant tenir les acteurs indigènes pour quantité négligeable dans ces luttes de pouvoir ?
Par un espèce de raisonnement par labsurde, on peut tenir la stratégie de cantonnement que déploie le haut-commissaire pour indicative de sa reconnaissance de ce que les entrants politiques "indigènes" sont, en réalité, au cur de la partie enfouie des enjeux autour desquels sorganisent ces luttes symboliques. Le fait est, du reste, quen regard des propriétés sociales et des propriétés de situation des entrants politiques indigènes, lengagement de ceux-ci au sein dune entreprise du type dont il est question ici est, objectivement, irréductible aux enjeux autour desquels le haut-commissaire et ses protagonistes métropolitains saffrontent.
En effet, Soppo Priso, Monthé, Pouka, Fouda Omgba et bien dautres sont, en tant quindigènes "évolués", relativement bien dotés en capital culturel, et de ce fait même, en théorie aptes à faire une construction symbolique relativement pertinente de la situation coloniale. Doù cette observation particulièrement informée dun témoin, puis acteur de cette histoire : "ces gens là pouvaient se targuer dêtre, à lépoque, parmi ceux qui réfléchissaient et comprenaient". Peut-être bien alors que le risque de vulnérabilisation de la puissance internationale de la France na-t-il pas échappé à ces acteurs; auquel cas, il ny aurait rien de scandaleux de penser que Soppo et ses collègues aient perçu cette conjoncture comme favorable à une entrée politique sous le voile doptions idéologiques opposées aux prétentions allemandes. Mais plus encore, rien ninterdit de penser que, loin de sépuiser dans largument quelque peu simplet dune mise en scène savamment orchestrée dun sentiment dattachement à la France, les mobilisations indigènes sous le logo Jeucafra traduisent au contraire toute la profondeur de la réalité dun tel sentiment. Comment sous-estimer le fait - par ailleurs souligné par de nombreux chercheurs - quune véritable psychose collective règne effectivement au Cameroun à lidée dun rétablissement de lautorité allemande ? Le travail forcé, les châtiments corporels, les exécutions sommaires et autres cruautés sont autant dimages qui hantent les souvenirs. Le rapprochement est éloquent, des discours que lon entend dans les milieux "indigènes évolués" en 1938, avec celui dune autre organisation fondée à Paris par des ressortissants camerounais, à savoir, lUnion camerounaise. Gaston Monnerville prête les mots ci-après aux dirigeants de la Jeucafra : "la France a fait de nous des hommes. Nous avons oublié les horreurs de lesclavage, la honte et la servitude, lignominie des terribles châtiments Nous ne laisserons pas partir les Français. Nous sommes prêts à nous battre avec [la France] et pour elle, même par les armes ."Mandessi Bell saisit, pratiquement dans la même période, le Président américain, Roosevelt, et le Premier ministre anglais, Neville Chamberlain. Dans les lettres quil envoie à ces deux personnalités, le président de lUnion Camerounaise écrit : "Nous avons connu la domination allemande et nous ne voulons pas retourner à un pays qui persécute notre race. Si le Cameroun revenait à lAllemagne, les pauvres Camerounais paieraient très cher davoir demandé à être placés sous mandat britannique et français ."
La célébration du culte de la France na donc probablement rien dune rationalisation purement artificielle. Il faudrait alors rendre compte de la manière dont ce complexe de rationalités conflictuelles devient, au travers même de son existence et de son fonctionnement ordinaire, un objet dappropriations et dusages multiformes.
MANIÈRES DE PRATIQUER : DU "GOUVERNEMENT" DES CONDUITES À LAUTO-INVESTITURE ÉLITAIRE
Je fais ici lhypothèse selon laquelle cest au moyen de leur coopération ordinaire à la poursuite des objectifs qui leur sont prescrits que, tout en réifiant lillusion de rationalité intégrale objectivée au travers même de cette définition rigoureuse des finalités, les entrants politiques indigènes organisent des stratégies dappropriation personnelle ou collective des ressources dautorités que recèle cette entreprise. Comment donc, travaillant pour la Jeucafra, des "indigènes évolués" travaillent également par la Jeucafra, à organiser une cohérence durable entre leur situation existentielle et les représentations sociales générées par leur position statutaire (ce ne sont pas des "indigènes" tout court )
ÉCONOMIE SYMBOLIQUE ET MATÉRIELLE DES PRODUCTIONS POLITIQUES DE LA JEUCAFRA
Par productions politiques, jentendrai ici dune part, les énoncés majeurs autour desquels sarticule le discours de la Jeucafra; et dautre part, le travail politique ordinaire accompli au sein de la même organisation.
![]() | Esquisse danalyse des énoncés majeurs du discours de la Jeucafra |
Je convoquerai trois textes (les seuls, du reste, quil mait été donné de consulter) à mon avis significatifs : le "programme" rendu public en décembre 1938, la "motion" jointe en annexe à ce programme, et lallocution du secrétaire général L. Pouka, à loccasion dune réunion publique, elle aussi tenue en 1938. A la lumière de ces trois documents, on peut identifier trois paliers principaux dans le discours de la Jeucafra : dune part, une construction symbolique de la représentation légitime du rapport de domination coloniale; dautre part, la projection dune représentation réformatrice de la situation existentielle ordinaire de "lindigène"; et enfin, un travail de distanciation identitaire au travers dune forme de revendication du statut de porte-parole légitime des aspirations des "indigènes" tout court.
Le discours de la Jeucafra est dabord un discours de légitimation de lautorité coloniale. Le "programme" souvre sans ambiguïté : "Le but de lAssociation est, affirme-t-on, de combattre par tous les moyens la simple idée de rendre le Cameroun à lAllemagne ."Le mot final nest pas moins résolu en faveur du maintien de la France au Cameroun : "Notre but final est de devenir une colonie française, ce qui dissipera enfin cette inquiétude qui règne ici ."[allusion est faite à la menace allemande] La "motion" annexée à ce "programme" renchérit : "VOULONS QUE le Cameroun devienne définitivement français et DEMANDONS quil plaise au monde entier de reconnaître aux Camerounais leur droit à la vie française." Le secrétaire général de lorganisation a un ton encore plus exaltant : "Ainsi donc, Messieurs, lévangile à prêcher, pour me saisir dune expression biblique, lévangile à prêcher, dis-je, cest ladhésion ferme et irrévocable de tous les Camerounais à la France, car la France est lange de la liberté ."
Ce discours est remarquablement congruent avec le corpus idéologique développé autour du mythe officiel de la "mission civilisatrice". Il sappuie sur les mêmes images que celles mobilisées dans le discours officiel : sous-humanité originelle du colonisé, vision messianique de luvre de colonisation, activation dune certaine angoisse de la déréliction, etc. On y retrouve tout une série de métaphores paternalistes, dont la plus forte semble être celle "[denfants] qui, depuis 1916 ont sucé le lait de [leur] mère la France." Leffet de légitimation escompté semble recherché aussi bien au plan local quau plan international.
A lattention de la Communauté internationale, il sagit de lever toute suspicion éventuelle de rémanence colonialiste à légard de la France, en administrant la preuve que, conformément aux obligations de service public international prescrites au titre du régime du mandat, le rapport France-Cameroun déroge effectivement aux modalités du rapport colonial classique. Doù la récurrence de la notion de liberté : "la France a fait de nous des hommes libres" [programme]; "comme tout peuple libre, nous voulons manifester au monde entier notre droit à la vie française que nous avons adoptée librement" [programme], "attendu que le Cameroun est un pays libre" [motion], etc.
A lattention des "indigènes", le discours de la Jeucafra met en scène une espèce de bonne conscience du colonisé, réplique parfaite des certitudes rassurantes que le colonisateur a sur sa propre pratique. La perspective dune rupture du lien de dépendance vis-à-vis de la métropole est imagée comme une régression inéluctable des indigènes dans lasservissement et la sous-humanité. On est frappé par le recours répétitif au procédé de la dénégation symbolique. Il y a dans ce discours comme une tentative de fabrication de la réalité par la projection dune représentation statutaire nouvelle de "lindigène" comme situation constituée, en rupture radicale avec le vécu. La disqualification juridico-politique réelle de lindigène se trouve mentalement abolie par la figuration de ce dernier comme un homme "libre", un "citoyen" qui exercerait son "droit à la vie française", et qui, de sa souveraine "volonté", aurait confié son destin à sa "mère", la France. Cette construction virtuelle de lindigène-citoyen est de nature à insinuer la représentation dune discontinuité significative entre la situation dasservissement qui aurait caractérisé la colonisation allemande, et lère de la liberté qui aurait été instaurée par la France. Parce que "la France a fait [deux] des hommes libres", souligne Pouka à lattention de ses congénères, il est de "lintérêt sacré" de ceux-ci quils adhèrent au combat mené par la France.
Seulement, pour dénégatrice quelle soit, la représentation virtuelle de lindigène-citoyen nen semble pas moins une projection vers une scène à venir. Cest précisément en cela que le discours de la Jeucafra héberge un projet réformateur, voire même révolutionnaire.
On peut en effet dire que, par lidée dévolution, qui constitue lun des thèmes majeurs de ses énoncés, la Jeucafra engage, dune certaine manière, les autorités coloniales à leffectuation de cet à-venir projeté. Le "programme" parle des "indigènes" comme "[dhommes] libres, conscients de leurs devoirs mais aussi de leurs droits" La "motion" affirme quant à elle tour à tour que "le Cameroun est un pays libre poursuivant un certain degré dévolution qui lui permettra datteindre aux temps à venir sa majorité", et que "les qualités de la France sont les plus dignes pour lévolution dun peuple" [souligné par Janvier Onana]
Là encore, laffirmation de "droits" et "devoirs" au bénéfice et à la charge des indigènes apparaît comme une mise entre parenthèses fictive du statut prescriptif officiel (et du vécu) des "indigènes". Il y a dans cette subversion symbolique de la situation existentielle ordinaire de lindigène comme une tentative de constitution du donné par lénonciation.
Par leur théâtralité comme par leur contenu, ces investissements discursifs fonctionnent en pratique comme autant de rites dinvestiture des acteurs, des moments de consécration cérémonielle au cours desquels est en jeu la construction de la distance sociale du statut "dindigène évolué" davec celui "dindigène" tout court.
En effet, la compétence discursive dont le monopole est concédé, de fait, aux leaders de la Jeucafra sur lénonciation du destin légitime des indigènes nest pas seulement une compétence technique. Elle est aussi et fondamentalement une compétence statutaire. Lefficacité symbolique de leur discours sassoit sur les représentations que leurs interlocuteurs, dans leur majorité "indigènes" tout court, se font deux comme "évolués". Cest principalement sur la distance sociale quinduit le décrochage symbolique des "indigènes évolués" vis-à-vis de la condition prescriptive ordinaire que sorganise le rapport au discours de la Jeucafra. Le discours prend alors toute sa dimension dacte de pouvoir. On entend Louis Pouka mobiliser des images telles que "la patrie des Foch et des Clemenceau", parlant de la France. Ces métaphores singulièrement vives sont probablement parlantes pour ceux des indigènes qui sont bien dotés culturellement; elles le sont assurément moins pour le commun des " indigènes". On peut y voir une forme de distanciation sociale. On peut appliquer la même lecture à lallusion qui est faite aux "anciens"(entendus de tous ceux qui, acculturés dans la période allemande sont, pour cette raison même, suspectés de germanophilie par les autorités françaises) dans le "programme" de la Jeucafra. La relégation des "anciens" au rang de "membres dhonneur" sapparente à un déclassement autoritaire, à une disqualification insidieuse dune catégorie de personnes ne rentrant pas dans le profil social légitime.
En somme, on peut dire que le discours de la Jeucafra opère sur un double registre, ou encore, quil met en uvre un espèce de dédoublement dramatique des personnages : les incertitudes liées à la fluidité de la situation (tensions coloniales) y sont effectivement réappropriées en cohérence avec les attentes commandées, à savoir, lactivation dun sentiment populaire dattachement à la France. A la faveur même de cette subversion autorisée de leur distance statutaire aux champs du pouvoir, les entrants politiques indigènes souvrent des espaces dautonomie, et instaurent une structure de jeu dont les enjeux et les logiques échappent dans une certaine mesure à la rationalité institutionnelle. Lentreprise Jeucafra offre donc des structures dopportunité en terme dappropriation personnelle des capitaux quelle recèle. Elle se donne par-là même, tous les traits dun champ de force et de luttes.
![]() | Des investissements collectifs, des profits différentiels |
Je vais à présent donner à visualiser les conflits dhégémonie qui traversent la Jeucafra, et qui sinsinuent, comme je lai affirmé plus haut, dans le fonctionnement ordinaire de cette organisation. On verra que ce qui, ouvertement ou de façon calfeutrée, se joue à travers ces luttes de captation des ressources objectivées, cest encore le phénomène de distanciation identitaire. On sen apercevra tout dabord en faisant une sociologie de quelques-unes des mobilisations collectives conduites par la Jeucafra.
![]() | Mobilisations collectives et économie indicative des rétributions |
Je men tiendrai ici à deux expériences : dune part, lAssemblée générale de la section régionale dEbolowa, du 21 septembre 1939; dautre part, le Congrès national doctobre 1945 à Douala.
Un tel choix (que dictent les difficultés encore courantes daccès aux sources) aurait pu être malheureux. Il savère, à la faveur du hasard, tout à fait intéressant; en ce que la section dEbolowa est, vraisemblablement, lune des plus actives, et que ses assises de septembre 1939 se tiennent dans une conjoncture où les options idéologiques de lorganisation ont encore pleinement leur pertinence. Le Congrès national de 1945 a quant à lui un double intérêt : il survient au cur même dune grève syndicale de grande envergure; elle donne, à cet égard, à voir les modalités dinsertion politique de la Jeucafra dans une conjoncture politique qui peut être caractérisée de fluide; par ailleurs, les débats sur les incertitudes pendantes sur lavenir de lEmpire se retraduisent très explicitement dans les reconversions idéologiques que la Jeucafra opère à ce moment là.
Les assises régionales dEbolowa : LAssemblée générale extraordinaire du 21 septembre 1939 est consacrée à la réflexion sur "les mesures à prendre concernant la situation politique actuelle", entendue de la situation de guerre. Les deux premiers points inscrits à lagenda des discussions viennent tout à fait à propos, puisquil sagit dune part, de lengagement de volontaires pour leffort de guerre, et de la fixation du taux des contributions financières aux mêmes fins, dautre part. Le troisième point porte sur lélection dun nouveau président de section.
Lon dénombre autour du chef supérieur Edjoa Mvondo, quelques quatre cents membres, plus une centaine de notables. En labsence du président sortant, Moneyang, le commis dordre et de comptabilité et adjoint au chef supérieur (qui nest autre que son propre père, et lui-même membre du bureau), Nlom Edjoa, dirige les débats, sous le contrôle de ses huit collègues du bureau.
Dans leurs allocutions respectives douverture des travaux et dinvestiture au poste de président entrant de la section, le président de séance et le moniteur supérieur François Moneze réactivent, non sans un certain lyrisme, les images fortes signalées plus haut, dune France bienfaitrice, attentive à la dignité de lhomme, généreuse, etc. Un commentaire nouveau, en sus de ce que jen ai dit plus haut ne me semble pas simposer ici. Il me semble toutefois que la violence symbolique en uvre ici atteint un palier plus élevé, lorsque, par exemple, Nlom Edjoa parle de "nos frères de France", et quensuite, il affirme que "les paroles pleines de promesses du temps de paix doivent être remplacées par des actes héroïques pour mériter la patrie"; ou encore, lorsque Moneze exprime sa gratitude à ses collègues, suite à son investiture, en employant les mots ci-après : "Vous venez de choisir un Français pour diriger votre société. Oui, je suis Français et je nai ni peur, ni honte de le dire."
Le fait véritablement notable dans les propos de Nlom Edjoa et de Moneze est la forme quy prend le travail de distanciation identitaire. On note, en effet, une prise de distance des acteurs de la Jeucafra, non seulement vis-à-vis des "indigènes" ordinaires, mais aussi, les uns par rapport aux autres.
Sagissant de ce qui apparaît comme une distanciation collective, on en a la manifestation à travers le caractère remarquablement ambigu de la réappropriation que Moneze fait des schèmes officiels de catégorisation sociale des indigènes. Moneze organise en effet la définition du statut social des membres de la Jeucafra autour du départ quil tente de faire entre les indigènes qui mériteraient la patrie et ceux qui ne la mériteraient pas : "autant nous vivrons en bonne camaraderie avec tous les indigènes qui mériteront la patrie, autant notre bureau fera tout pour réprimer ceux de nos frères dont les sentiments se rendraient incompatibles avec notre idéal qui est de rester éternellement Français et de servir la patrie ."[souligné par J. Onana] Lambiguïté provient ici de ce que la distanciation par rapport aux catégories ordinaires de classement social en colonie ne sopère pas par un rejet explicite de la notion même "dindigène", mais de manière implicite, à travers le rapport dual qui est établi à travers le "nous" (entendu des membres de la Jeucafra), et le "tous les indigènes". Par ce rapport dual, Moneze revendique pour son compte et celui de ses collègues, une position de surplomb, en tant que gendarmes de la "patrie".
Limpression de cohérence interne du groupe qui sen dégage est cependant, sous un certain rapport, trompeuse. Car en réalité, la valorisation que cette convergence symbolique dévoile des intérêts de corps du groupe nabolit pas les rationalités sectorielles, voire même individuelles. Les enjeux qui alimentent lélection du nouveau président sont à cet égard révélateurs. Un clivage se dessine très nettement entre les "fonctionnaires" et les "notables", qui nest pas sans rappeler le déclassement politique autoritaire qui frappe les "anciens" au sein du bureau central de la Jeucafra.
Ce conflit "jeunes / vieux" (ou fonctionnaires / notables) met aux prises, de façon fort emblématique, le chef supérieur Edjoa Mvondo avec son fils, Nlom Edjoa. Le premier déplore à lattention du second, que "cest une erreur de bannir très souvent la présence des vieux ." Et il ajoute :
En France, paraît-il, cest les vieux qui sont les dirigeants du gouvernement à cause de leur expérience. Pourquoi cela ne se passerait-il pas ainsi parmi nous ? Je vous laisse le soin de choisir votre président, mais cette fois-ci, proposez un homme expérimenté, plus âgé que le précédent et vous verrez les résultats que cela va vous donner. Je suis dans la salle le mieux placé pour comparer ladministration française à celle de nos anciens maîtres car, je les ai servies toutes les deux.
Il est déjà fort remarquable que cette réunion soit convoquée et présidée non par le chef supérieur, mais par son fils. Au cours du seul mois de septembre, ce dernier réunit les chefs à divers échelons de la région pour leur expliquer le bien fondé de lengagement de tous aux côtés de la France. Il y a donc, pourrait-on dire, tout un travail de constitution et de fidélisation des clientèles qui précède cette mobilisation particulière. Lélection par acclamation de Moneze ne paraît pas véritablement une surprise dans ces conditions, dautant plus que les fonctionnaires sont largement majoritaires au sein du bureau sortant (7 membres - dont 6 présents - sur 10). Du reste, lon n'enregistre aucune candidature émanant des notables. Lissue de cette élection semble donc, dans une certaine mesure, le fait dune stratégie de verrouillage du jeu en amont. Labsence de candidature parmi les notables traduit bien ce que le travail dinterprétation quopère chaque acteur dans la définition qui est la sienne de la situation, ne procède pas de la seule légitimation de ses intérêts propres; mais que ce calcul est aussi structuré par les contraintes spécifiques des systèmes dinteractions dans lesquels il est engagé, cest-à-dire, finalement, par la mesure où et la manière dont il prend (ou ne prend pas) en compte la représentation qui est la sienne des intérêts et ressources de ses alliées et protagonistes. On peut y voir un phénomène de convergence symbolique situationnelle, cela signalant le fait pour des acteurs partageant les mêmes propriétés de situations, davoir, dans une configuration de jeu donnée, une même lecture de leurs chances de jouer avec succès un coup donné. Il est évident, pour le cas analysé ici, que les notables ont un rapport dauto-disqualification au trophée politique en jeu. Faudrait-il alors conclure que le jeu des inclusions et des exclusions qui préside à la sélection du personnel dirigeant de la Jeucafra obéit, dune manière intégrale à la logique dune compétition politique interne rigoureusement transparente ?
En regard dune part, de la logique prioritairement répressive de la domination coloniale, et des enjeux qui entourent la création de la Jeucafra, dautre part, il est peu vraisemblable que lautorité coloniale nait pas veillé, constamment, à une stricte cohérence des productions politiques de la Jeucafra aux finalités assignées à cette organisation. Or, dans sa lecture maximaliste, cette hypothèse conduit à dire quen ciblant principalement les fonctionnaires, et, subsidiairement les chefs, le pouvoir colonial vise probablement à réserver laccès aux ressources dautorité de lÉtat à des catégories sociales facilement contrôlables, parce que relevant directement de la sphère de déploiement de son hégémonie. Pour les fonctionnaires indigènes comme pour les chefs, le coût objectif dune conduite déviante savère suffisamment dissuasif pour garantir une allégeance minimale.
Le clivage dévoilé entre acteurs justifiant de ressources purement notabilières et acteurs relativement bien dotés en capital culturel (ici, instruction scolaire) et, possédant, de par leurs fonctions, une surface sociale administrative rend compte de ce que (comme le souligne J.-F. Bayart), la "fusion", au cours de la période coloniale tardive, des différents segments de lélite indigène au sein dentreprises politiques modernes nabolit pas les différenciations primaires; elle les reproduit. LÉtat héberge la conflictualité qui leur est inhérente en état de latence.
Comme lassemblée générale de la section dEbolowa, le congrès de 1945 est irréductible à une rationalité unique.
Le Congrès national doctobre 1945 : Le 21 septembre 1945, une grève est déclenchée à Douala par les employés des ateliers de traction, dépôt et scierie-bois des chemins de fer. Ce mouvement de débrayage ne reçoit pas lappui de la direction syndicale, et prend néanmoins rapidement une envergure insoupçonnée. Lélargissement de la mobilisation à des catégories sociales de plus en plus variées inscrit bientôt la protestation sur des registres symboliques qui débordent largement les questions proprement corporatistes qui, au départ, sont celles des cheminots. Aux conflits dintérêts (économiques ou salariaux) se mêlent les dénonciations du racisme, du colonialisme, de lexploitation du labeur indigène, etc.
Ces phénomènes de désectorisation de larène et de radicalisation du mouvement subvertissent profondément aussi bien les logiques daction initiales des cheminots, que la capacité de contrôle social qui est celle de ladministration coloniale. La répression que celle-ci engage alors se solde par de nombreux morts.
Dans la foulée de ces protestations, la direction nationale de la Jeucafra convoque un congrès à Douala, au cours duquel les événements de septembre occupent de part en part lagenda. On remarque surtout un net changement de ton dans le discours de la Jeucafra, qui, pour la première fois, formule non seulement des demandes sociales à lattention de lautorité coloniale, mais fait une évaluation explicitement critique de lactivité étatique. Dans cette audace soudaine, les mots-dordre entendus au cours de la grève sont repris avec véhémence : abolition de lindigénat, expulsion des commerçants européens des marchés locaux et ruraux, etc. Par ailleurs, la Jeucafra demande la création de conseils régionaux élus, représentatifs des populations, lafricanisation des cadres, et la création dune Assemblée territoriale dotée de pouvoirs législatifs.
Ce changement doptions idéologiques se double dune reconversion identitaire. Lorganisation change de dénomination et se baptise Unicafra ou Union camerounaise française.
Ces placements et déplacements me paraissent dénoter une incontestable capacité stratégique des entrants politiques indigènes. On peut comprendre (au sens wéberien de la notion) la rationalité qui informe les choix inédits opérés par la direction de la Jeucafra en rapportant ceux-ci aux contraintes de la situation.
Or, en octobre 1945, les fondements idéologiques de la Jeucafra sont mis à mal par trois facteurs majeurs. Dabord, un phénomène dobsolescence objective des énoncés "traditionnels" de son discours, la menace allemande (et lidée dintégrité de lEmpire) ayant cédé la vedette, comme problématique politique légitime, à la question de lorganisation de la souveraineté dans lEmpire. La conférence de Brazzaville constitue, quoiquen pensent quelques esprits courts qui ne veulent en retenir que lidée dune obsession de la souveraineté française, la première discontinuité décisive, au plan symbolique comme à celui politique, dans la philosophie et dans la pratique coloniales françaises. Brazzaville redéfinit les horizons du probable dans le destin de lEmpire, et pose les bases de toutes les reconversions institutionnelles qui seront engagées dès limmédiat-après-guerre. Cet événement instaure en tout cas une culture politique impériale nouvelle, au sens où pour la première fois, à une telle échelle, une certaine rhétorique du déshonneur de la France est développée, toutes tendances politiques métropolitaines confondues, à la charge de la mémoire pratique coloniale française. Bien entendu, les reconversions tactiques des différents acteurs ou familles politiques sont aussi (par-delà une possible croyance) les traductions diversiformes de tactiques de survie sur une scène politique complètement éclatée. Dune manière évidente, la causalité du probable informe par exemple une mobilisation telle que les fameux États généraux de la colonisation française qui se tiennent à Douala au lendemain de la conférence de Brazzaville. Cest dans cette perspective quon peut comprendre aussi bien le changement de discours que le changement de dénomination de la Jeucafra. Il y a quelque chose comme un air du temps dans le logo Union camerounaise française.
A part les assauts du temps, la Jeucafra fait face, sur la scène politique locale, à la concurrence dun mouvement syndical indigène naissant, mais remarquablement assis dans le tissu social et lopinion publique, à savoir, lUSCC (Union des syndicats confédérés du Cameroun).
En 1945, en effet, les indigènes, fûssent-ils "évolués", ne jouissent pas plus de la liberté dassociation quils nen bénéficiaient en 1938, au moment de la naissance de la Jeucafra. Ce qui veut dire que lexistence de lUnicafra constitue, comme celle de son prédécesseur, un pur état de fait, davantage établi sur la connivence de ladministration coloniale que sur le droit.
Il en va différemment du mouvement syndical, le droit syndical ayant été élargi aux indigènes après la Conférence de Brazzaville. Plus notable encore est le fait que ce syndicalisme affiche demblée des prétentions révolutionnaires, assumant ostensiblement lhéritage des Cercles détudes sociales et syndicales, et formulant donc, sans équivoque, lindépendance du Cameroun comme horizon de sa lutte. Pour ces raisons là, mieux quune Jeucafra quelque peu en porte à faux avec lhistoire, lUnion des syndicats confédérés du Cameroun porte les aspirations politiques confusément nourries de populations camerounaises brutalement ouvertes au monde par la guerre.
Qui plus est, à la différence du syndicat auquel la nette distance idéologique au système de domination coloniale dune part, et lappui logistique et matériel assuré par ses parrains métropolitains (CGT et PCF), dautre part, garantissent une relative autonomie daction, la Jeucafra est à trois égards au moins assujettie à ladministration coloniale. Politiquement, en raison même des conditions dans lesquelles elle advient à lexistence; économiquement, puisque ses activités sont financées essentiellement sur les fonds publics; sur le plan organique enfin, compte tenu de la surface sociale de ses dirigeants.
Pour toutes ces raisons, il me semble quobjectivement, un certain déclassement politique de la Jeucafra est consécutif à la montée en puissance du mouvement syndical. La double reconversion idéologique et identitaire signalée plus haut participe donc dune tactique de survie politique. Cette option nest pourtant pas sans effet sur le rapport de la Jeucafra à ladministration coloniale; ne serait-ce que parce quen sautorisant laudace dune articulation de demandes sociales minimalement critiques, les leaders indigènes se donnent de fait quelque chance de se construire une certaine marge de déviance "encadrée". Dautant plus que, non moins engagées dans le même système de contraintes, les autorités coloniales ne peuvent sassurer de la réalisation des objectifs autour desquels sorganise leur coopération avec les entrants politiques indigènes quau prix dune conformation aux attentes supposées inhérentes au statut de ces derniers, et plus précisément, aux attentes sociales cristallisées sur ce statut. Autrement dit, lentreprise Jeucafra contraint mutuellement les différentes parties-prenantes à structurer leurs rapports de manière à se conformer aux attentes des uns à légard des autres.
![]() | Privilèges de position et identité de groupe |
Abstraction faite de probables avantages sociaux - sous les formes les plus variées, allant de moyens financiers aux biens matériels - et des avantages de carrière, laccès aux champs du pouvoir et la participation aux rituels de la dramaturgie politique étatique ont une valeur symbolique toute particulière dans le contexte colonial.
Les privilèges de position tiennent fondamentalement à la proximité physique à lautorité. Les dirigeants de la Jeucafra sont fréquemment reçus par les autorités de lÉtat, y compris par le haut-commissaire en personne. Ces rencontres donnent loccasion aux uns et aux autres de débattre des actions à entreprendre dans la marche du mouvement. Elles sont aussi le lieu de la formulation de demandes plus spécifiques, souvent personnelles. Un rapide examen des questions soulevées, par exemple, à loccasion de la rencontre du 31 mai 1946 entre les responsables de lUnicafra et le haut-commissaire renseigne amplement sur la place quoccupent les intérêts de corps dans le travail politique ordinaire des acteurs indigènes. Le président Soppo Priso sattarde longuement sur le rôle de ses collègues et lui-même dans le maintient du prestige (et de lautorité) de la France au Cameroun; il souligne aussi, fort habilement, la fidélité de la Jeucafra, en dépit de la propagande pro-vichyste (Soppo rappelle en particulier lappel à larmistice du général Huet en août 1940); il réclame lattribution de distinctions honorifiques françaises (Légion dHonneur et Médaille de la Résistance) aux Camerounais et en particulier aux membres de la Jeucafra, pour "loyalisme et dévouement" témoignés pendant la guerre, etc.
A ces occasions là, les entrants politiques indigènes nhésitent pas à prendre linitiative sur certaines questions, et pas seulement celles touchant directement à leurs privilèges de position. Ainsi parviennent-il, lors de la rencontre sus-évoquée, à obtenir du haut-commissaire lengagement de répudier le déterminant "indigène" dans la dénomination officielle de certains corps dÉtat, ainsi que dans celle des distinctions honorifiques. "LOrdre pour le Mérite Indigène" devient "LOrdre pour le Mérite Camerounais"; lappellation "Garde camerounaise" est substituée à celle de "Garde indigène"
Les responsables indigènes ont même, souvent, le privilège de laccès préférentiel à certains dossiers placés sous le timbre "secret". Il en est du projet de réforme de lorganisation judiciaire, projet que leur soumet le haut-commissaire au cours de la rencontre du 31 mai. Soppo Priso et ses collègues sont priés de faire au haut-commissaire des propositions en vue du choix des auxiliaires indigènes devant épauler les magistrats de carrière dans les différentes juridictions.
Lorsquils ne sont pas reçus, comme on vient de le voir, à des fins de collaboration programmatique, les dirigeants de la Jeucafra prennent part à aux principaux rituels politiques officiels. Ils sont toujours saisis dans un strict respect des formes protocolaires dusage; cest-à-dire que le gouverneur - ou toute autre autorité ayant qualité - leur notifie linvitation, laquelle précise lobjet, le lieu, le programme de la cérémonie, ainsi que le rang conféré aux acteurs concernés dans la hiérarchie des corps constitués. Pour ne retenir, là encore, quun exemple, sans doute le plus illustre, on signalera la visite au Cameroun du général de Gaulle en octobre 1940().
Il est évident que cette immersion des acteurs indigènes dans les cadres cérémoniels des productions et de manipulation des symboles du pouvoir constitue un puissant facteur de distanciation identitaire, la théâtralité des événements produisant une espèce dinvestiture politique ad hoc. La représentation que ces acteurs ont deux-mêmes tout comme limage sous laquelle ils sont, pour ainsi dire donnés à lobjectivation sociale sen trouvent directement affectées. Léconomie des rétributions auxquelles ouvre en quelque sorte droit ce militantisme singulier découvre, tout comme la concurrence qui structure sa dynamique, le caractère éminemment utilitariste du rapport que les indigènes ont à leurs investissements. Sous ce rapport, je ne vois pas de dérogation fondamentale à la définition de la relation partisane, au sens de M. Weber, qui caractérise le parti politique comme une "sociation". Lauteur de Le savant et le politique entend par là un "engagement (formellement libre) ayant pour but de procurer à [ses chefs] le pouvoir au sein dun groupement et à [ses] militants actifs des chances -idéales ou matérielles- de poursuivre des buts objectifs, dobtenir des avantages personnels, ou de réaliser les deux ensemble". Jen déduis que lentrepreneuriat politique peut sentendre de lensemble des stratégies et des ressources mises en uvre et mobilisées par les agents politiquement actifs en vue de la conquête de positions sociales définies comme politiques, cest-à-dire ouvrant au contrôle des ressources dautorité de lÉtat. La Jeucafra me paraît éminemment lun des répertoires pratiques auxquels emprunte laction politique "indigène" orientée vers lacquisition des profits politiques que recèle la sphère du pouvoir dans lÉtat colonial. Cest, en définitive, un répertoire porteur, en regard de ce que nombre des principaux acteurs indigènes de lhistoire politique de lÉtat colonial tardif (et même de lÉtat postcolonial naissant) auront, dune manière ou dune autre, fait leurs "classes politiques" au sein de la Jeucafra. Cest le cas de Ruben Um Nyobé, Soppo Priso, Charles Assaale, Ahidjo, Onana Awana, Pouka, Claude Akono, Charles Okala, Kemadjou, etc., trop nombreux pour être tous cités ici. Quant à savoir comment les uns et les autres ont réinvesti ce capital politique (et avec quel degré de fortune) dans leurs aventures ultérieures, voilà une toute autre question.
On peut, en définitive, dire que cest de manière quasiment fortuite que les "indigènes" obtiennent pour la première fois de se donner socialement à voir, à reconnaître à travers une marque dont le caractère "politique" tient, à la vérité, moins à ce que lentreprise que cette marque recouvre se réclame explicitement comme "politique", quaux projets que les parties-prenantes à cette expérience inaugurale sassignent. Lhistoire (non simplement historisante) de la Jeucafra donne à découvrir un espace de pré-engagement politique, dont les conditions dengendrement comme les logiques structurelles et fonctionnelles rendent remarquablement compte de la complexité du procès de "fabrication du monde" des "évolués". Dans ce contexte de "ruptures instauratrices", lapprentissage de la politique et lexercice du métier en tant que tel sont, bien souvent, indissociables, parce que participant des mêmes expériences structurantes : les "indigènes" font de la politique en même temps quils apprennent à la faire.
CONCLURE ?
Cest peut-être le lieu, ici, de jeter un pavé dans la marre de ce que lon caractérise, à tort ou à raison, doccultation de notre "mémoire collective" (la notion elle-même mériterait dêtre interrogée). Jai le sentiment intime quaux gloses académiques autour de cette question (dont la gravité est unanimement soulignée) ne succède, généralement, quune certaine forme décriture de cette histoire là, dune plume parfois empressée, souvent attentive aux seuls événements qui ont fait date, parce que consignés (ou grossièrement "oubliés") dans les registres officiels, et sanctifiés (ou diffamés) comme tels. Lon semble avoir un certain mépris de lordinaire, du banal, voire de lanecdotique des bricolages dacteurs en situation, et dont les interactions constituent le moteur de lhistoire en train de se faire.
La reconstruction à peine esquissée ici, dans sa complexité, du cadre conjoncturel dont les traits spécifiques ont rendu possible lengendrement de la Jeucafra tout comme les formes que cette organisation a revêtues, éloigne des évidences simples qui, généralement ne renseignent sur rien lorsquelles ont souligné avec une force (dont elles se passeraient bien) le poids de lemprise panoptique de la raison coloniale.
Lexpérience de la Jeucafra enseigne quen dépit de la charge unifiante de la notion, la catégorie des "indigènes évolués" constitue dabord un artefact statistique. La typification formelle (fut-elle autoritaire) du groupe nen fait pas, immédiatement, une catégorie sociale spécifique, identifiable à des marqueurs de situation visibles. Le substantif nhéberge pas la substance. Les écarts distinctifs potentiellement inscrits dans les taxonomies officielles ne se réalisent dans lordre proprement social quau travers dun ensemble de médiations complexes, et en particulier, le travail de distanciation par lequel des acteurs sociaux partageant des propriétés distinctives particulières contribuent, plus ou moins consciemment, à forger les instruments de leur objectivation sociale comme constitutifs dune catégorie sociale à part et à part entière; bref, à simposer et à imposer socialement la croyance en leur existence. Lindigène-entrepreneur-politique me paraît, sous ce rapport, irréductible à un pur produit dune volonté souveraine dinvention politique.
On voit bien, pour peu que lon se montre attentif aux menus stratagèmes dont parle de Certeau, que les voies du politique en colonie furent plus chaotiques que nont tendance à le laisser croire certains regards surchargés de valeur, volontiers sentencieux. Un espace de recherche, presque vierge, souvre, sur un plan général, pour une sociologie de lentrepreneuriat politique "indigène" informée de paradigmes sans doute plus productifs que ceux couramment empruntés. Il nest pas jusquà une certaine science politique africaniste, pâlissant démotion sous lemprise des pressions du quotidien, qui ne trouve un intérêt à se montrer attentive à la manière dont se fait lhistoire, lorsque celle-ci se fait. Et si le travail dinterprétation, de recherche du sens que les acteurs investissent dans les actions qui sont les leurs nest jamais loin de limputation savante de rationalité, nest-ce pas édifiant de savoir que la recherche des connexions signifiantes quune lecture compréhensive des pratiques des acteurs mettrait à jour ne serait jamais, comme le précise Weber, quun projet visant à reconstruire le "cours probable des choses" à partir dune "suite déléments singuliers de la chaîne des motifs"? "Programme" pour le moins ambitieux, mais qui est bien loin de lutopie. Il me paraît urgent dentreprendre de questionner notre histoire sociale (celle passée comme celle qui se fait) autrement quau travers de lérection spontanée des rationalisations que les acteurs font de leurs propres pratiques au statut de fondement de laction, et donc, de toute réalité sociale, ou à linverse, de la projection subreptice par lobservateur, de sa propre vision des dynamiques sociales, indépendamment de lintelligence que les acteurs ont de leurs propres pratiques, des intentions subjectives qui semblent informer leurs choix (en regard des projets délibérés qui les anticipent, ou des rationalisations ultérieures dont ils sont lobjet). Les enjeux épistémologiques dun tel renversement de perspective sont trop importants pour quil en soit fait état ici.