par Blaise-Jacques NKENE
GRAPS / Université de Yaoundé II
Lintensification des flux migratoires observée dans le monde depuis deux siècles na pas épargné lAfrique. Et comme un peu partout, les principaux pôles dattirance des étrangers dans ce continent sont les villes, cest-à-dire les lieux où les investissements et le développement sont les plus manifestes. Ici plus quailleurs, ces flux démographiques transnationaux "ignorent les frontières" entraînent des changements (Apter et Goodman 1976), influencent ou transforment les économies (Weiner 1990: 140-164), engendrent des nouvelles formes de sociabilité dans les villes daccueil (Bretton 1981). Cette brutale intrusion des flux démographiques transnationaux en milieux urbains provoque donc des décompositions et recompositions de tout genre, créant ainsi un champ dinvestigation original, susceptible doffrir des pistes de recherches novatrices dans les études internationalistes, notamment en sociologie des relations internationales.
Seulement, en ce qui est du continent noir, la surmédiatisation de la question touareg à Bamako et à Niamey, celle des banayamulengue à Kinshasa mise sous les feux de rampe de lactualité il y a quelques temps, et, plus récemment, la question des immigrés burkinabé à Abidjan, a largement occulté lexistence des phénomènes analogues à lintérieur du continent africain, réduisant ainsi de manière considérable le champ des savoirs sur la question. Il en est ainsi des immigrés nigérians à Douala. On voudrait initier ici la réflexion sur une situation aux apparences anodines, mais dont un regard quelque peu attentif révèle une conjoncture paradoxale et potentiellement explosive dun point de vue social, dun curieux type de clientélisme dun point de vue économique. Il sagira dessayer de rendre compte en gros des "stratégies de séjour" (Engbersen, 1999) déployées par ces agents sociaux allochtones, et de montrer in fine, les mécanismes et stratégies dinsertion par lesquelles ces derniers ont réussi un tel degré dintégration, lequel contraste étonnement avec la situation précaire des autres étrangers. Tout lintérêt de cet essai de compréhension réside dans ce paradoxe. On se propose de mener cette exploration muni de la boussole "actionnaliste", afin de mettre en exergue à travers le "paradigme de lacteur" (Touraine 1984, Rocher 1968), les rapports qui existent entre les immigrés nigérians et les populations locales. Cette perspective vise à faire ressortir les modalités et stratégies dinsertion des étrangers en milieu urbain, en mettant laccent sur les perceptions que développent les différents acteurs, sur les constructions identitaires et de laltérité (Green 1997:57) issues des interactions sociales (Beiser 1980).
Contrairement à lAfrique de lOuest, et depuis quelques temps lAfrique du Sud (Bouillon 1999) où le binôme immigration-urbanisation a régulièrement retenu lattention de chercheurs ( Dureau 1988, Ricca 1988: 46-49, Grégory 1988: 376), la question de la présence des étrangers à Douala na pas encore fait à notre connaissance lobjet dune recherche approfondie, dans le sens ci-dessus indiqué. Ceux des travaux qui abordent cette problématique ne le font que de façon allusive ou accessoire.
Située dans le littoral camerounais, Douala est une importante métropole dAfrique centrale. Elle couvre aujourdhui une superficie urbaine de près de 6.000 hectares et fait lobjet, (comme bien des villes dAfrique noire) dune croissance démographique galopante qui dépasserait daprès les estimations 2.000.000 dhabitants. Encerclée par le fleuve Wouri, Douala sétend sur des reliefs bas, aplatis , coupés de falaises sablonneuses de faible commandement et aisément franchissables. Cette configuration particulière caractérisée par une extrême perméabilité des frontières a favorisé limmigration dune forte colonie étrangère et a fait de Douala une aire de longue tradition migratoire. Par exemple, sur près de 3.000.000 de nigérians vivants au Cameroun, on estime jusquà 300.000 présents uniquement à Douala. Incontestablement la population étrangère la plus importante en nombre à Douala, ils y arrivent par voie terrestre et par voie maritime. Il en a résulté dans la mosaïque de population dorigine et de nationalité diverses de cette ville cosmopolite, une forte odeur de "nigérianité".
Par ailleurs, un coup dil synoptique sur la géographie urbaine de Douala montre clairement que sa morphologie résidentielle est en étroite congruence avec les appartenances ethniques et autres formes de replis identitaires. Les quartiers apparaissent alors comme des lieux de regroupements sociaux et didentification des ethnies, qui se rejettent quand elles ne saffrontent pas. Ensuite, les problèmes liés au chômage et à une insécurité grandissants font de Douala une ville dangereuse et dune sociabilité plutôt difficile. Dans le même ordre didées, la construction par les populations locales de lethnonyme "biafrais", lourdement chargé dune symbolique péjorative est suffisamment expressive dun sentiment de méfiance et dhostilité à légard des nigérians, ce qui est illogique avec tout le déploiement, laccroissement en nombre et la prospérité de cette population étrangère. Limplantation des immigrés nigérians à Douala est donc en tout point énigmatique.
En effet, comment expliquer linsertion massive des nigérians dans un tissu urbain réputé aussi répulsif que celui de Douala dont on connaît la tendance xénophobe grandissante ? Comment comprendre la propension à laccroissement de ces émigrés nigérians malgré un sentiment de suspicion affiché en général par les populations locales vis-à-vis des étrangers ? Bien plus, comment expliquer que la communauté nigériane puisse vivre en toute tranquillité à Douala alors quà seulement 300 km de là les armées nigérianes et camerounaises saffrontent sans merci (Weiss 1996: 39-51)? Sagirait-il dune assimilation induite de lhistoire commune de ces peuples ?
Cest que, dans ce contexte urbain "turbulent" et répulsif, les immigrés nigérians (majoritairement représentés par les ethnies Ibo, Yoruba et Haoussa-Fulani), ont déployé avec une réussite somme toute remarquable, des stratégies dinsertion indirecte qui se singularisent des modalités classiques dintégration sociale (socialisation, acculturation etc.). Dans le cas despèce, cest lhypothèse de linsertion contournée qui est envisagée. Celle-ci met en uvre des ingénieries qui, procédant par des logiques dévitement et de méthodes raffinées, permettent à un acteur de sinfiltrer avec subtilité dans le tissu social malgré les obstacles. Ici, le succès de limplantation ne ressortit pas dune volonté délibérée des sociétés daccueil. Il résulte dans un premier temps de procédés basés sur la ruse, avant de prendre ensuite les contours dun "fait accompli" ou dun pis-aller pour les populations hôtes. Sous cet angle de vue, la présence et laccroissement de ces "biafrais" à Douala traduit inversement laveu dimpuissance des populations locales face à leur étonnante impétuosité. Ceux-là apparaissent en fin de compte non seulement comme des "ennemis commodes" (Christie 1986), mais davantage comme un mal nécessaire pour ceux-ci.
Lhypothèse denquête quant à elle était basée sur le principe selon lequel le processus dinsertion de tout groupe humain dans un environnement social différent pose de multiples problèmes qui sinscrivent très souvent dans le cadre de la conflictualité. Pour le vérifier, certaines investigations (des enquêtes notamment) ont paru nécessaires et, lusage de la méthode dobservation-participante (Pinto 1990:7-52) comme moyen approprié.
Lanalyse projetée sera ainsi ponctuée par deux grands moments: On évoquera dans un premier temps les problèmes dinsertion des immigrés nigérians dans la ville de Douala, avant de montrer, dans un deuxième temps, les stratégies par lesquelles ils ont réussit à sy maintenir.
I - LES BARRIERES SOCIALES A LINSERTION DES IMMIGRES NIGERIANS DANS LESPACE URBAIN DE DOUALA
Le paradigme de "lhospitalité africaine" longtemps réquisitionné pour la lecture des rapports et interactions entre populations étrangères en Afrique (notamment en milieu urbain) montre aujourdhui une telle invalidité (Weiss 1998; Morris 1999; Bouillon 1999; Kadima 1999), quil devient impérieux de le "re-visiter", afin de lui conférer un nouveau crédit dans la perspective de son opérationnalisation. Lexemple des immigrés nigérians à Douala vient aussi le confirmer. Si lessentiel des justifications de cette répulsion envers les étrangers en Afrique tournent aujourdhui autour de la crise économique (tarissement de lemploi pour les nationaux) (Morris 1999:93-94) qui frappe la plupart de ces pays et parfois de la taille des immigrants (Blalock 1967), il y a lieu de prendre également en compte les conflits résultants de léchec de la communication ou même des représentations construites par les uns et les autres. Ainsi, par rapport à la situation des autres étrangers vivants à Douala (Béninois, Togolais, Sénégalais) qui ont en commun le français avec les populations locales, les immigrés nigérians (anglophones) font face aux dobstacles respectivement liés à la difficulté de la communication et à la perception que se font les populations locales deux.
A LES PROBLÈMES DE COMMUNICATION COMME CONTRAINTE À LINSERTION: LOBSTACLE LINGUISTIQUE
Les premiers contacts sociaux entre personnes étrangères seffectuent en général par le biais de la langue. Celle-ci est le tout premier objet de linteraction entre les acteurs, et constitue un enjeu déterminant pour la nature et la forme des rapports dans la société. Il sensuit que de la fluidité ou de léchec de la communication, se construisent des schèmes de pensée spécifiques, qui peuvent se traduire chez les interlocuteurs soit par une insertion facilitée ( intégration ou assimilation (Lebon et Falchi 1980)), soit par des formes de replis (introversion ou "fermeture"(Bouillon 1999:137)), soit par des sentiments répulsif (xénophobie ( Morris 1999: 75-123, Wieviorka 1997: 291-317).
Lobservation de la situation des immigrés nigérians à Douala montre que le handicap de la langue est un frein important à leur insertion dans le tissu urbain. Ainsi, contrairement à ce qui a été très souvent pensé, le pidgin-english, sorte danglais créolisé que lon utilise à Douala et dans certaines aires du Nigeria nest pas forcément un vecteur de leur insertion. De plus, lusage massif du français par les populations locales et dont les nigérians ne comprennent très souvent pas un traître mot à leur arrivée, en constitue également un obstacle sérieux.
1 Les contraintes dexpression socio-linguistiques de la distinction du "pidgin-english" parlé à Douala
Le cosmopolitisme de la ville de Douala a imposé le "pidin-english" comme langue de transaction (Sindjoun 1994: 175). Mais, on devrait signaler ici quil est, malgré quelques similarités, différent en beaucoup de point de celui utilisé par les immigrés nigérians. En effet, la créolisation de langlais dans des aires culturelles différentes a entraîné des spécificités qui lont nuancé de manière significative. Ainsi a-t-il été de langlais parlé au nigéria et celui parlé au Cameroun. Si à lobservation quelques mots anglais peuvent se recouper ici et là, on doit dire que pour lessentiel, le "pidging-english" utilisé par les populations locales est par laccent et le vocabulaire largement différent de celui utilisé par les nigérians à Douala. Il devient même à cet effet un facteur discriminant. Par exemple pour dire "mon frère" en signe dinterpellation, les populations locales utilisent les termes"Ma mbrala". Pour les nigérians, ce sera plutôt "Hoga". Pour dire "comment ça va", les populations locales diront "how noo"; alors que les nigérians diront "how naa". Des idiomes différenciés de cette nature sont très nombreux dans les pidgin-english quutilisent les deux parties. Le mélange de chacune des langues locales à langlais a donc eu pour conséquence leur spécification, tant et si bien quun apprentissage est encore nécessaire pour ne pas se faire démasquer dans un échange interlocutoire. Il en est résulté par conséquent un étiquetage, lidentification immédiate de limmigrant nigérian dans une conversation. Le "pidjin-english" qualifié de "langue commune" entre les deux peuples a ainsi des effets ambivalents. Sil permet à quelque stade la communication entre les immigrés et les locaux, il y a quinversement, il contribue, du fait des différenciations idiomatiques observées, à démasquer le "biafrais" dont le premier réflexe est souvent de fondre dans le corps social. Cette situation constitue le tout premier obstacle des immigrés nigérians dans le processus dinsertion dans le corps urbain, pour autant quils sont a priori suspect, de par leurs origines ou nationalité, aux yeux des populations locales.
2 Les contraintes socio-linguistiques liées à la prévalence de la langue française à Douala
Langue officielle au Cameroun, le français est, à tout égard, linstrument de communication le plus usité dans la ville de Douala. Or à leur arrivée, les immigrés nigérians ne lont presque jamais utilisée. Ce qui fait que le processus dadaptation et dinsertion dans le tissu urbain pour les immigrés passe par son apprentissage. Cela nest guère un exercice facile. Nous avons observé que cela pouvait prendre entre deux à trois années, pour les immigrés les plus enthousiastes et les plus motivés. En général, les Ibo sen tirent très souvent mieux que les autres. Mais il faut dire que pendant cet apprentissage la majorité des immigrés nigérians sont, pour une bonne période, mis en marge des relations sociales; puisquils répugnent dailleurs eux-mêmes à se faire identifier comme tel dans une conversation, soit à cause de la "mauvaise qualité"(Bouillon 1999:132) de leur français quils auraient honte dextérioriser, soit à cause de son ignorance totale. Dans ce dernier cas de figure, Yoruba et Ibo notamment, ont inversement tendance à sexprimer de manière bruyante dans leur langue dorigine, dans leur "sabon gari". Sans doute nont-il plus rien à perdre dans cette situation, dès lors que lobstacle communicationnel découvre leur identité détranger. La visite du quartier Camp-Yabassi, où les Ibo (vendeurs de pièces détachées) sont devenus les maîtres des lieux, donne des allures dune véritable foire aux empoignes doù sourdent à longueur de journées et dans un vacarme étourdissant, des onomatopées étrangères, véritables "amakwerekwere" (Bouillon 1999:134) incompréhensibles pour les populations locales: langage ou attitude réactionnaire des immigrés nouvellement venus, qui ne résout cependant pas fondamentalement ce "malentendu structurel". Jusquen septembre 1999, moment où nous avons achevé nos enquêtes, pratiquement toutes les personnes sondées, (Ibo,Yoruba et Haoussa-Fulani) considéraient que leur français approximatif était un facteur limitant leur insertion dans la ville de Douala.(Vigouroux, 1999 :181) Lénorme suspicion qui pèse sur eux commence en effet dès ce premier contact et conduit très souvent à un blocage interlocutoire. Mais lobstacle le plus important à linsertion des immigrés nigérians dans la ville Douala est lié à la perception que se font les populations locales deux.
B LES PROBLÈMES DE PERCEPTION COMME CONTRAINTE À LINSERTION : LOBSTACLE PSYCHOLOGIQUE
Lanalyse des représentations que nous envisageons considérera les modes de désignation ou de nomination des étrangers, le discours public sur les immigrés qui structurent lorganisation symbolique de lespace urbain à Douala. Un accent particulier sera alors mis sur la perception des populations locales des immigrés nigérians qui semble à tout égard sui-generis.
Contrairement à ce que pense Thomas Weiss (1998 :163,244), la perception que se font les camerounais du sud des nigérians est en général négative, même si on pourrait déceler ici et là quelques îlots de "sympathie". En fait, ce que lauteur désigne par"témoignages de sympathie" des Bamiléké à légard des nigérians est déduit dune vue superficielle de la réalité, qui repose sur une "illusion de la transparence". En effet, l"objectivation" des interactions entre ces acteurs montre que les autorités publiques et commerçants Bamiléké ont sans doute la même perception des immigrés nigérians que les "civils". Cette "sympathie" quévoque Weiss est feinte et masque des relents de xénophobes empreints dune forte dose hypocrisie, comme le prouvent les tracasseries administratives et policières quotidiennes envers les nigérians et les backhishs qui sensuivent, comme latteste les mises à sac des biens nigérians par certains commerçants Bamilékés à la moindre occasion, comme le montre le relais de cette image négative fournie par la presse locale parfois encore plus acerbe. La seule différence réside uniquement à notre avis de ce que cette xénophobie est ouverte et manifeste avec les populations locales, alors quelle est larvée, latente et plutôt insidieuse avec les autorités locales. Tout au plus sagit-il dune différence de degré quune différence de nature...
1 la perception empreinte daversion et de méfiance des populations locales vis-à-vis des immigrés nigérians
"Je les ai vu le 1er (janvier) se comporter comme sil étaient chez eux, faisant exploser bruyamment et joyeusement de gros baudruches. Je nai pas manqué de leur demander si un Camerounais pouvait se comporter ainsi au Nigeria. Il nont pas hésité à me rétorquer avec insolence". Cet extrait dun journal de la presse locale illustre remarquablement limage et la perception que se font les populations locales des immigrés nigérians. Caricaturés comme personnages irrévérencieux et iconoclastes, les immigrés nigérians notamment Ibo qui constituent sans doute à cause de leur proximité la majorité du contingent nigérian à Douala, seraient à la base de cette image. Perçus comme individualistes et issus des "démocratie villageoises" (Ejiofor 1981; Boutet 1992:26, Weiss 1998: 136) cest-à-dire des sociétés sans hiérarchie, ils ont tendance à transposer ce modèle de rapports sociétaux lâches dans la ville daccueil composée il est vrai dune population hétéroclite, mais dont les appartenances ethniques montrent bien quelles sont issues des sociétés hautement hiérarchisées, tels que les autochtones Sawa, les Bamilékés ou Bassa etc... Cela a entraîné un choc culturel, matérialisé par une sorte de méfiance et daversion des populations locales envers les immigrés nigérians. La méfiance et laversion se traduisent concrètement dans ce contexte non par un évitement (dailleurs impossible) des nigérians plutôt expansifs, mais plutôt par une propension quasi-obsessionnelle des populations locales à les attraire en justice ou à quelque lynchage lorsque cela est possible. La fréquence des plaintes déposées dans les commissariats à leur encontre est significatif à cet égard. Ce sont principalement les commissariats du 6ème, du 4ème et du 2ème arrondissement qui sont le plus concernés par les plaintes contre les nigérians. Lentretien avec le chef de bureau de la section judiciaire du 2ème arrondissement de Douala permet de savoir quil y a au moins une fois tous les trois jours, une plainte contre les nigérians dans ses services, et cela depuis bien 5 années quil est en fonction. Soit environ 121 plaintes par an ! Les motivations sont diverses et vont de linjure au meurtre, en passant par lescroquerie et le vol. Nous avons retrouvé les même tendances aux commissariats du 4ème et du 6ème arrondissement. Lanalyse attentive de plaintes montre certaines régularités : le nombre élevé de motifs liés à linjure et à labus de confiance (50%) dune part et dautre part le nombre important des Ibo dans ces affaires (80%). Cela amène à dire que la mauvaise image projetée sur limmigré nigérian semble, toute proportion gardée, dabord le fait des Ibo que des Yoruba ou Haoussa-Fulani rencontrés en infime pourcentage dans ce type de litiges.
Par ailleurs, la fréquence de la présence des Ibo dans des gangs de voleurs ou des meurtres macabres tend à crédibiliser cette hypothèse. Certains faits sociaux, pour le moins abjects sont ainsi leurs uvres, comme en témoigne la scène de la nuit du 11 au 12 Novembre 1996 où un enfant de 12 ans, le nommé Nyobe (Bassa de la population autochtone) fut assassiné et la tête empochée par 2 nigérians dorigine Ibo (Augustine Ihezie et Jerry Obassi) au fin du trafic de corps humains. Selon le Messager, ces deux meurtriers nétaient pas à leur premier forfait et ne constituent en réalité quune infime partie des immigrés nigérians qui se livrent à ce genre de pratiques. Par contre, les affaires liées à larnaque recoupent toutes les composantes de la communauté nigériane à Douala. Le commissariat du 2ème arrondissement est, à cause de sa proximité avec le marché central de Douala le plus concerné par ce type de plainte où se trouvent concentrés Yoruba et Haoussa-Fulani essentiellement commerçants dans le textile. Mais il faut faire observer que tous les commissariats de la ville abondent, peut-être seulement à un degré moindre, en ce type de griefs, attestant de laversion envers les nigérians du fait de leur caractère "peu honnête", "roublards" et "fourbes".Telle est limage que se font les populations locales de leurs voisins nigérians. À ceci, ces derniers (90%) rétorquent quil ne faut pas confondre business et familiarité. "Business is Business". Traduction, les affaires ne saccommodent pas de scrupules. Pour les populations locales, les nigérians confondent "affaires et fourberie", "affaires et tricherie". Cette image empreinte daversion et lourdement chargée dune symbolique péjorative se matérialise également par une xénophobie que lon peut déceler à différents moments.
2 La logique de "bouc émissaire" induite de la perception déviante des populations locales vis-à-vis des immigrés nigérians et ses déterminants xénophobes
La xénophobie des populations locales à Douala envers les immigrés nigérians sexprime souvent avec violence et heurts à travers certaines occasions, et est suffisamment perceptible au-delà de la "civilisation africaine des moeurs diplomatiques" ( Sindjoun 1997: 8) qui très régulièrement invoque des slogans de "frères et amis" entre les deux pays dans les discours officiels. En effet, le dynamisme, lardeur et la persévérance au travail des immigrés nigérians, leur ethos daccumulation (forte épargne + sous-consommation) (Geschiere et Konings 1993: 9-19) se solde régulièrement par un succès en terme de pouvoir financier. Cela ne semble guère plaire aux populations autochtones qui les trouvent "orgueilleux" et "vantards"(80%). La réalité serait, comme laffirme le commissaire spécial du 2ème arrondissement, que "ces gens arrivent en haillons sans le moindre argent, supplient pour avoir de quoi survivre et au bout de 5 ans, ils deviennent vos patrons, vous emploient parfois dans le même quartier ou dans la même boîte". A lévidence, cela fait des jaloux, notamment dans les populations locales qui supportent assez mal ce retournement. Ainsi, le moindre prétexte est vite trouvé pour "régler les comptes" aux immigrés nigérians, comme latteste linvasion des quartiers Ngodi et Camp Yabassi par les populations locales le lendemain du meurtre du jeune Nyobe : plusieurs maisons de commerce appartenant aux nigérians furent en effet éventrée et vidées de leur contenu, dans la perspective latente de réappropriation de bien spoliés par l "envahisseur" et "tricheur" nigérian. La scène de pillage contre leurs commerces en avril 1992 par les populations locales, incitées par les commerçants autochtones durant "les villes mortes" retourne également de cette tendance xénophobe. La manifestation la plus flagrante de cette xénophobie est laccusation faite contre les nigérians à propos des disparitions de sexes. Matériellement non prouvé, ce "vol de sexes" apparaît comme un autre prétexte trouvé pour jeter l"envahisseur" nigérian aux gémonies. Ainsi de cette affaire qui sest déroulée au quartier Bessengue-Deido, où deux nigérians furent molestés par la foule, pour avoir "volé le sexe" dun jeune adolescent camerounais. Les examens effectués quelques temps après sur la victime par le médécin-chef de lhôpital de Deido attestaient de létat de santé normal de lintéressé et, la prétendue disparition du sexe relevait davantage dun phénomène hallucinatoire liée à une sorte de psychose que les population font à lendroit des nigérians, dont il faut sen méfier par principe. Sans quil soit besoin de multiplier à linfini des exemples de ce genre, il y a à remarquer que leur fréquence et leur récurrence traduisent très exactement la tension permanente qui alterne de manière cyclique entre une xénophobie rampante ou ouverte envers les "biafrais". Cette xénophobie trouve une autre de ses manifestations dans la construction de lethnonyme "Biafrais".
3 Létape supérieure de la méfiance et de la suspicion: La construction de l'ethnonyme "Biafrais"
A l'origine du terme "Biafrais", l'ex-Etat du Biafra proclamé le 30 Mai 1967 par le Lieutenant Colonel Ojukuwu et composé en grande partie de l'ethnie Ibo. Cependant cette appréhension objective d'une réalité historique ne correspond pas avec la construction subjective de la réalité sociale faite par les populations locales pour désigner les immigrés nigérians. Dans le contexte de la ville de Douala, l'appellation "Biafrais" est une catégorie sociale que l'on peut appréhender sur un double plan physique et psychologique. La variable physique regroupe tout les ressortissants nigérians, cest -à- dire Ibo, Yoruba et Haoussa-Fulani confondus. Les clivages historiques connus entre ces principales ethnies nigérianes (Suberu 1998) sestompent devant l'"ethnonyme unifiant" (Sindjoun 1994:170) "Biafrais". On peut à ce sujet parler de la fonction performative (Sindjoun 1994:381) de l'ethnonyme "Biafrais". L'autre variable explicative de l'ethnonyme "Biafrais" est psychologique et s'analyse en la charge symbolique péjorative qu'il contient. L'appellation "Biafrais" prend ici les allures dun "stéréotype envahissant" ( Morris 1999: 85) et renvoie alors à toute personne réputée "fourbe", "malhonnête", "tricheuse", "trafiquant", "faussaire" "peu scrupuleuse" etc. Cest une construction sociale basée sur la représentation de l'autre comme sujet pathologique. La symbolique quelle véhicule exerce dès lors "un rôle structurant dans lorganisation de la perception sociale"(Bouillon 1999 : 134).
A Douala, il s'agit en fait d'une réaction des populations locales empreinte soit de jalousie face à l'impétuosité des immigrés nigérians, soit d'hostilité contre le caractère "tricheur" et "peu scrupuleux" du nigérian. La composition de ce portrait procède par structuration d'éléments négatifs ou anormaux, immoraux comme la méchanceté, la tricherie; puis par un processus dancrage de schèmes qui se cristallisent dans l'inconscient collectif et déterminent en définitive les attitudes envers les immigrés nigérians. Mais le processus ne sest pas arrêté à ce stade. Il y a eu ensuite extrapolation de ce signifiant tant et si bien que dans limagerie populaire, l'appellation "Biafrais" renvoie tour à tour au ressortissant nigérian, à toute personne "fourbe", "tricheuse","peu scrupuleuse", mais aussi de manière générale à toute chose négative. Une conserve est frelatée à lachat ? pas de doute : cest du "biafrais". Un médicament ne soigne pas ? ce doit être du "biafrais". Un gosse est mal élevé ? alors il est "biafrais". Le glissement du qualitatif "biafrais" des personnes aux choses exprime la gradation de la xénophobie quil a eu dans lattitude des populations locales envers les immigrés nigérians. Lexpression tirée du "pidgin-english" local "biafra na tchop die" et qui signifie littéralement "celui qui peut mourir pour son mensonge" est suffisamment illustratif du degré de répulsion quont développé les populations locales vis-à-vis des nigérians. Tout ce soubassement de relations empreintes daversion na pourtant pas stoppé les ardeurs des immigrés nigérians qui ont, dans la perspective de leur insertion, mis en uvre des stratégies remarquables, les unes aussi subtiles que les autres.
II - LES STRATÉGIES DE CONTOURNEMENT DES BARRIERES A LINSERTION SOCIALE DES IMMIGRES NIGERIANS DANS LESPACE URBAIN DE DOUALA
Dérivée dun effet de composition daction individuelle, limmigration nigériane a, devant la répulsion affichée par le tissu urbain de Douala, déployé des stratégies dinsertion très singulières. Ces stratégies sur un plan pratique sinscrivent dans des logiques de contournement, dévitement, de subtiles infiltrations dans le corps social. Ce sont ces pratiques mises en uvre avec finesse et raffinement que nous désignerons par le terme d"ingénieries" (Sindjoun 1994). Lobservation permet den distinguer deux types : les ingénieries mises en uvre dans un cadre collectif et les ingénieries mises en uvre individuellement. On ne manquera cependant pas de faire observer ici que toutes ces ingénieries procèdent chaque fois par une "mobilisation du capital social ou économique" (Portes 1995:1-45; Bourdieu 1983:241-258).
A - LES INGÉNIERIES COLLECTIVES DUNE INSERTION CONTOURNÉE
Très nombreuses, nous nen évoquerons ici que celles qui apparaissent comme les plus utilisées. Il sagit du déploiement des stratégies résidentielles, de la mise sur pied des associations ethniques ou corporatives et la construction de monopoles professionnels.
1 Les stratégies résidentielles et spatiales dimplantation des nigérians
Les immigrés nigérians ont développé des stratégies dinsertion qui consistent en linvestissement des zones inhabitées ou alors, des zones habitées mais insalubres pour y installer leur commerce. Le choix des zones insalubres dénote leur tendance forte à la clandestinité, à loccultation et à linstinct de hors-la loi. Les exemples types doccupation de zones insalubres sont Monaka et Youpwè. Ces deux arrondissements de la ville de Douala sont en réalité des îles perdues dans les marais et la mangrove. Lhostilité des lieux y a chassé la majeur partie de la population autochtone et les nigérians sy sont engouffrés et représentent aujourdhui 85 à 90 % de la population. Leur installation ici sapparente à une migration définitive, tant ils y sont sereins. La meilleure illustration de cette sérénité sanalyse dabord par leur supériorité numérique, ensuite par leur maîtrise de lessentiel des activités économiques développées dans ces archipels, enfin surtout par lutilisation du naira (monnaie nigériane), à côté du franc cfa comme monnaie et instrument légitime de transaction.
Par ailleurs rarement propriétaires de maisons, les immigrés nigérians sont en général des locataires à Douala. Il ne faut pourtant pas penser ici en terme dune absence chez eux dun ethos de la "munificence" (Bayart 1993: 335-344). Cet ethos existe bien. Il est simplement déployé dans "lespace investi" et non dans "lespace vécu", sans doute pour des raisons de xénophobie évoquées plus haut. Les locations de maison sont donc souvent négociées pour de courtes périodes, allant généralement entre 3 à 5 ans. La stratégie consiste à refaire des maisons originellement en "carabotte", dans le sens de leur sécurisation et à amputer les dépenses occasionnées par cette réfection sur le loyer à venir. Lautre chose à faire remarquer dans ces ingénieries cest la logique de regroupement de lhabitat. En règle générale, les maisons de commerce des immigrés nigérians sont groupées en bordures des routes. Il y a concentration dans le même endroit, pour des besoins de solidarité et de sécurité, des personnes appartenant à la même ethnie ou exerçant la même activité. Il s'ensuit qu'"aucun prix nest souvent assez fort pour eux pour occuper ces espaces". Des "Sabon gari" ont ainsi surgi dans certaines zones de la ville de Douala et linvestissement des lieux est tel que lon ne peut faire un pas sans un nigérian; comme cest le cas au Camp -Yabassi, à Manoka ou encore à Youpwé, où ils prolifèrent et "donnent limpression dêtre chez eux". Linvestissement de lespace apparaît donc stratégiquement comme la première phase de limplantation des nigérians à Douala. Cette ingénierie axée sur des tactiques dappropriation spatiale et résidentielle vise à apprêter à ce stade, lespace à partir duquel seffectuera leur insertion sociale et le déploiement de leurs activités. Le regroupement des immigrés nigérians est un autre moment important dans leurs stratégies dinsertion sociale.
2 Les stratégies associatives et corporatives dinsertion dans le tissu urbain
La création des associations de solidarité entre immigrés nigérians est, eu égard à leur efficacité, une phase importante de la mise en place dinstruments de leur insertion dans la ville de Douala. A côté des associations que nous qualifierons de "communautaires", il en existe une autre catégorie que nous désignerons de "sociétaires" (Leif 1944).
Les associations "communautaires" regroupent les immigrés nigérians suivant le critère ethnique. Elles sont dans un premier temps un cadre denserrement des immigrants dans le groupe, et dans un second temps un vecteur de leur insertion dans le tissu urbain. Selon "lHonourable" Joseph A. Ogunbadejo représentant de Ogun state, son association a une fonction éducative et permet à leurs jeunes convillageois de sintégrer plus facilement dans le corps social. Lappartenance définitive à lassociation est subordonnée à lobtention dune carte de membre et à des cotisations obligatoires. En retour, lassociation est garante, jusquà concurrence de certains actes, des comportements de ses ressortissants. Par exemple lorsquil est question de plaider pour eux en cas de litige dans les commissariats ou devant les tribunaux. Il sagit en fait dune "solidarité restreinte" qui se manifeste dans le cadre ethnique, et qui est fondée sur des "motivations altruistes" ou d"introjection de valeurs" (Portes, 1995). Lobservation des attitudes des immigrés nigérians montre également quaux logiques émotionnelles qui président à ces types de regroupements se combinent parfois des critères comme celui de la spécialisation de lactivité menée (Antoine et Coulibaly 1987: 11). A ce titre, la concentration de certaines activités dans certains quartiers correspond de façon générale à limplantation dune ethnie particulière. Ainsi a-t-on des associations des vendeurs de planches (Timber Dealer of Camp-Yabassi) majoritairement originaires de lethnie Ibo résidant à Camp Yabassi, des associations de vendeurs de pagne composés pour lessentiel de Yoruba résidant au quartier Congo, lassociation des pêcheurs composée principalement dIbo à Youpwè etc...
Les associations "sociétaires" sont celles qui regroupent les immigrés suivant les intérêts personnels et des rationalités individuelles. La Nigeria Union en est un exemple. Cette association à léchelle urbaine regroupe tous les nigérians sans distinction de leur appartenance régionale ou ethnique. Selon Mr Patrick N. NDJOKU Président de la Nigeria Union à Douala, lassociation quil préside a pour vocation fondamentale de regrouper les ressortissants nigérians vivant à Douala et de "faciliter leur insertion dans la vie active". Les associations des immigrés formées comme la Nigeria Union sur la base des intérêts et des calculs sont nombreuses. Nous avons observé de lintérieur la NASPDA ( New-auto Spare Part Dealers) : il sagit du regroupement des nigérians de tout horizon exerçant dans le secteur de vente des pièces détachées dautomobiles. Elle est composée de près de 100 membres qui se réunissent tous les dimanches chez "Chief" Uzoma Ibokwe (30 ans à Douala) , représentant de son association devant la Nigeria Union et devant les autorités administratives locales. Cest "Chief" Uzoma qui agrège les doléances des membres de son association et les articule auprès des autorités locales. Lappartenance à cette association est une garantie sécuritaire importante pour limmigré qui, exerçant dans le secteur délicat des pièces automobiles, doit quotidiennement faire face à une population locale fort susceptible et xénophobe. La NASPDA procure ainsi par la "crédibilité" de son chef protection et légitimation de ses membres auprès de ladministration locale. Ce type de regroupement est basé sur le principe de "réciprocité" (Portes, 1995) dans la mesure où les individus nadhèrent ici que par "intérêt". Ces associations bâties suivant des logiques émotionnelles (regroupement ethnique) et fonctionnelles (regroupement rationnels) apparaissent stratégiquement comme une phase décisive du processus de leur insertion sociale, et, tendent à sillustrer comme des structures indispensables pour les ressortissants nigérians installés et exerçant une activité légale.
3 Les stratégies de construction des monopoles professionnels comme démarche dinsertion dans le tissu urbain
Se rendre indispensable et incontournable. Tel semble la technique mise sur pied par les nigérians à Douala, pour faire face à lhostilité ambiante. Le procédé consiste en la constitution des monopoles non pas seulement pour maintenir lexclusivité de la commercialisation dun produit, mais pour créer au-delà, la dépendance des populations locales. Lobservation des commerçants Ibo et Haoussa-Fulani du marché Mboppi de Douala permet de mieux cerner le processus. Cest que, contrairement à leurs homologues camerounais qui exercent en rang dispersés, les nigérians se regroupent en des organisations marchandes pour adopter des stratégies communes. Ils peuvent alors réduire de manière significative les frais dachat, de transport, de douanes et donc les coûts finaux. Cela leur permet de pratiquer des prix bas, dévacuer parallèlement toute concurrence et de créer un monopole dans la filière. Il en est ainsi de certains produits de première nécessité comme les sandales ("minayou"), les cosmétiques ("karibu"), les écrevisses ("mandjanga"). La seule possibilité de survie pour les concurrents camerounais dans cette hypothèse réside dans une alliance avec eux. Voilà comment se créent des relations de subordination entre "Biafrais" et commerçants locaux. Et, de mal aimés, ils deviennent si indispensables quon imagine assez difficilement la vie à Douala sans eux. Autre fait justifiant la position incontournable des "biafrais" dans la ville de Douala : la fermeture des maisons de commerce de pièces détachées dautomobile le lendemain du meurtre du jeune Nyobe le 11 novembre 1996 par deux nigérians et la terrible pénurie qui en advint. Ainsi dès le 16 novembre 1996, soit 4 jours après la fermeture de leurs commerces, il était devenu impossible pour les automobilistes locaux, du fait dun pouvoir dachat extrêmement faible, de se procurer un filtre à huile, un carburateur, une batterie... à cause des prix parfois 5 fois plus forts chez les autochtones ou chez les concessionnaires japonais (Cami-Toyota ) ou français (Renault). La réouverture de ces comptoirs quelques jours après apparut comme la levée dun embargo dans lequel les populations locales semblaient véritablement sasphyxier. Le monopole de certains secteurs dactivités de la vie économique justifie donc amplement leur présence dans cette ville, présence qui est liée à lutilité quils ont auprès des populations locales. Devenus incontournables par le subtil jeu de monopole de certaines filières, les immigrés nigérians à Douala , dans leurs stratégies dinsertion, développent également des ingénieries que lon peut caractériser dindividuelles.
B - LES INGÉNIERIES INDIVIDUELLES DUNE INSERTION CONTOURNÉE
Lincorporation des immigrés nigérians dans le tissu urbain prend aussi les voies des ingénieries individuelles. Au rang de celles-ci la contrefaçon, la corruption, la conversion, mais aussi la religion.
1 La collusion des stratégies occultes déchange social comme procédures dinsertion: contrefaçon, corruption , conversion
Arrivés pour la plupart clandestinement à Douala, c'est-à-dire sans visa d'entrée ni permis de séjour, les immigrés nigérians doivent faire face aux problèmes de papiers avec la cohorte de conséquences que cela entraîne pour tout migrant (Lebaron 1999: 4;). Malgré la souplesse de ladministration locale et de la législation camerounaise en la matière en vigueur, les immigrés nigérians semblent préférer les voies frauduleuses. Ils optent dans ce cas pour des solutions diverses. Soit ils se font délivrer des fausses carte d'identité camerounaises moyennant argent, soit ils s'arment de l'argent nécessaire pour corrompre de manière ponctuelle les autorités en cas de contrôle. Largement corrompues, ces dernières n'initient que très rarement des procédures dexpulsion et, en général jamais l'immigrant qui n'est pas en règle nest reconduit à la frontière. L'inculpé paye séance tenante le prix de son infraction, sous forme de prébende. Cette pratique de "manipulation didentités" (Engbersen 1999: 32) a finit par se normaliser au point où le danger pour l'immigré est moins l'absence de la possession des papiers que le manque d'argent pour corrompre. Un "Tchoko" à lautorité, c'est-à-dire son pourboire, résout ipso facto le problème de l"undocumented immigrant" ( Chavez 1992:169-171). L'histoire de Hello, grand homme d'affaire nigérian résident à Douala peut permettre de mieux comprendre le mécanisme de ces ingénieries nigérianes d'insertion dans le corps social. Interpellé le 1er juillet 1999 par une patrouille de police, celui-ci fut arrêté au motif qu'il détenait deux cartes d'identité, une de nationalité nigériane et l'autre camerounaise. "Je me suis débrouillé comme çà à me faire établir une carte nationale d'identité camerounaise pour éviter les tracasseries policières". Le procédé consiste à produire un faux acte de naissance où lintéressé est né au Cameroun et, sur cette base, se faire délivrer (en offrant le "Tchoko") par les autorités compétentes une carte nationale didentité authentique. Ces documents leurs permettent, au gré des circonstances, de safficher tantôt comme des nigérians tantôt des camerounais. Toujours est-il que sagissant de M. Hello, celui-ci fut libéré seulement quelques temps après son interpellation. Les informations que nous avons recueillies à son sujet convergeaient pour lessentiel à lidée selon laquelle linculpé était une personne particulièrement "généreuse"(comprendre corruptrice) et jouissait de lestime de certains patrons de la sécurité. En réalité, le cas de M. Hello nest qu"un arbre qui cache la forêt" : sétant convaincus que les autorités locales ne résistent pas beaucoup à de l'argent, la corruption est devenue pour les immigrés nigérians un véritable outil de sécurisation et dinsertion sociale. Si à lévidence ce procédé est totalement empreint dillégalité, il y a quil leur assure inversement certaines commodités liées à la possession de la nationalité. La plupart des immigrés nigérians font de la corruption après leur installation à Douala, leur premier "cheval de bataille". Les gains obtenus par les immigrés avec ces procédés semblent bien indiquer quil sagit là dune formule infaillible dans le contexte de la ville de Douala.
Cette allocation de ressources aux autorités administratives locales aux fins dinsertion sociale s'inscrit aussi dans la logique de la conversion. (Warnier 1993). Cette pratique garantit aux immigrés nigérians protection, voire impunité face aux autres acteurs sociaux au pouvoir dachat particulièrement faible. Ainsi devient-il souvent imprudent pour les populations locales de conduire les immigrés nigérians devant les commissariats ou les tribunaux. Lobservation montre quils s'en tirent plutôt bien. Les autorités locales sont leurs "amis". Ils ont des "relations". Il y a dans cette situation, conversion du capital financier ou économique en capital relationnel ou social. L'affaire qui s'est déroulée le 25/06/99 au commissariat du 2e Arrondissement entre M. Takam Jules de nationalité Camerounaise et M. Awal Salissou (nigérian) est assez significative de cet état de chose. M. Takam avait porté plainte contre le sieur Awal Salissou pour abus de confiance. Or Awal (riche commerçant), avait des "relations" au niveau du commissariat : linspecteur chargé des enquêtes était son "ami". Il en résultat que M. Awal fut relâché et, cest plutôt le requérant qui dû passer quelques jours supplémentaires dans les geôles de la cellule. Des affaires comme celle de Takam sont nombreuses et attestent de lefficience des ingénieries dinsertion des immigrés nigérians dans la ville de Douala. Cette autre technique consiste à corrompre où à "donner la chèvre du patron" (Warnier 1994:184) ou de lautorité dès son installation, en prévision de quelques interventions futures de sa part. Cette pratique sinscrit dans la logique de la "convertibilité" (Pierre Bourdieu 1983) et permet aux "biafrais" davoir leur mot à dire dans le fonctionnement de la société daccueil.
2 Les stratégies culturelles et rituelles comme procédures dinsertion urbaine: la construction des attaches religieuses
Le processus de sécularisation entamé dans les villes avec lavancée des technologies se traduit par un pluralisme religieux. Douala présente également cette image de cosmopolitisme religieux. Les congrégations religieuses offrent ici un cadre serein pour les immigrés nigérians en quête d'insertion dans le corps social (Sindjoun 1997:10; Weiss 1998:161). Les Haoussa-Fulani musulmans habitant le quartier Congo utilisent subtilement l'islam comme un moyen d'insertion sociale: lastuce consiste à saffirmer comme un grand pourvoyeur de fonds de la congrégation et ensuite à semployer à être un modèle devant ses pairs. Orock, immigré Ibo et résidant au "Camp Yabassi" a procédé de cette manière pour se faire une place de choix dans son quartier . Il se rend tous les dimanches à la messe avec ses voisins. Il noublie jamais dinformer son bailleur de ce quil se rend à lEglise. Il fait beaucoup de dons à l'église et aide les gens du quartier. Ainsi Orock donne - t- il l'image d'un bon croyant, ce qui lui vaut d'être admiré, intégré et consulté sur les questions du développement du quartier. Lobservation montre que linstrumentation des institutions religieuses en vue dune insertion dans le tissu social procède d'abord par une adhésion en leur sein et ensuite par le déploiement d'un activisme qui les place en une position d'influence. Les nombreuses congrégations religieuses qui prolifèrent à Douala leur offre donc un cadre denserrement puis de leur insertion dans la société par le biais de la solidarité agissante considérée ici comme un principe cardinal. Les principales structures de recrutement sont les églises pentecôtistes pour les immigrés chrétiens et les mosquées pour les immigrés musulmans, où ils se ruent dés leur arrivée dans la ville.
3 Les stratégies matrimoniales et quasi-matrimoniales comme techniques d'insertion sociale
Les nigérians dans leur quête d'insertion sociale débordent de ruse. La pénétration de quelques ménages des immigrés nigérians (notamment Ibo et Yoruba) fait observer une forte tendance de la pratique des fiançailles . Les filles du quartier ou même parfois de leurs bailleurs deviennent dans cette optique leur "fiancées". Sans doute peut-on parler ici de logique pratique. Mais ce qui est surtout important à noter cest qu'à aucun moment, ou très exceptionnellement ces fiançailles ne se concrétisent par un mariage (Weiss 1998: 71) même pas dans lhypothèse des "mariages à but résidentiel" comme on le voit dans certains pays (Engbersen 1999), aux fins dobtenir une naturalisation. Nous n'avons en effet pas rencontré au cours de nos investigations au quartier Ngodi plus de 3 mariages entre nigérians et populations locales. En réalité, cest que les Ibo sont chrétiens dans lensemble et déjà mariés pour la plupart au Nigeria. Ils n'entendent donc pas se greffer ou sencombrer d'une relation similaire qui pourrait éventuellement leur causer plus dennuis à limage des contraintes juridiques, sociales, culturelles ou économiques. L'option pour le concubinage et les fiançailles leur offre donc une relation lâche, moins contraignante (et du reste interminable puisquelle peut durer jusquà 10 ans) et doit s'analyser comme un procédé d'insertion dans les familles et dans les quartiers durant le séjour. Le statut prématrimonial induit de la situation de "fiancé" leur confère une certaine audience et surtout atteste de leur bonne foi par rapport à l'image de personnes souvent considérées comme "malhonnêtes". Au total, 10 années de concubinage ou de fiançailles sont largement suffisantes pour se constituer en "fils" de la maison ou encore devenir "un enfant" du quartier et faire "oublier" sont identité dorigine du reste pourfendue.
Les immigrés nigérians musulmans (Haoussa-Fulani du quartier Congo) contractent par contre régulièrement des mariages avec les populations locales de religion identique. Sans doute lislam dans ses préceptes favorise-t-il ce type dunions. Lobservation montre que dans la majeure partie de cas, les épouses camerounaises soccupent de la gestion de maisons de commerce (textile, bijouterie), ce qui permet à leurs époux de voyager (Kumba et Nigéria en général) aux fins du ravitaillement des boutiques. Leur intégration dans le tissu urbain semble plus réussie, notamment du fait de lélargissement de la base familiale, qui intègre en fin de compte les enfants et toute la famille des épouses, comparativement aux Ibos et Yoruba qui doivent mobiliser dautres formes de capitaux(corruption, conversion etc...) en vue de leur insertion sociale.
La mobilisation de toutes ces ressources collectives ou individuelles, permettent aux immigrés nigérians, malgré un climat empreint dhostilité, de sinfiltrer dans le tissu urbain de Douala. Au demeurant, cela leur permet de safficher à des moments comme des agents sociaux indispensables pour la cohésion du tissu social et économique.
CONCLUSION
Il ressort de ce qui précède que linsertion des immigrés nigérians dans le tissu urbain de Douala na pas été chose aisée et que, ce que lon qualifie de "relative réussite" de limplantation des nigérians à Douala serait moins le fait dune traditionnelle "hospitalité africaine" que de leur capacité de "fabrication" dinstruments efficaces dinsertion sociale et de lappropriation dun capital dutilité économique dans certains secteurs dactivité ou filières. Tolérés du fait de leur importance économique, et honnis pour leur caractère "fourbe" et "roublard" , les immigrés nigérians à Douala se trouvent dans l"entre-deux"; entre le rejet et lacceptation. Lobservation des interactions entre nigérians et populations locales révèle lexistence, au niveau des formes de sociabilité, de deux tensions antagoniques. Lune centrifuge et désintégratrice, sinscrit dans la tendance xénophobe et répulsive des populations locales; lautre, centripète et intégrative sinscrit dans le cadre de leur capacité dinsertion et son corollaire la sensation de besoin exprimée par les populations locales. Il en résulte un équilibre instable matérialisé, dans le jeu et les enjeux de linsertion des nigérians dans le tissu urbain de Douala, par une "quasi-assimilation" ou un "quasi-rejet". Si leur assimilation (Lebon et Falchi 1980: 39-579) semble donc aujourdhui impossible, il reste que leur départ paraît également improbable.