par Antoine TINE
IEP/Paris
La question de lallégeance politique est cruciale pour repérer dans une société donnée les modes d'identification et les usages de lautorité. Nous sommes là au cur de la théorie ou de la philosophie politique, dont la préoccupation principale est danalyser comment se combinent au sein dune collectivité le commandement et lobéissance ou la capacité du pouvoir à créer du consentement et/ou de lobligation politique. Pour quil y ait politique en effet, il faut que saffirme un pouvoir qui réalise lordre ou lunité et impose sa domination, que celle-ci soit acceptée ou subie. Cest ce que pensait Hobbes, dans le Léviathan . Selon lui le contrat social implique que le souverain, en vertu de son autorité, puisse exiger lobéissance. Mais, ajoute t - il, ce nest pas toujours le souverain qui possède lautorité. Le souverain qui ne peut protéger, qui menace la vie des citoyens quil représente, ne peut et ne doit imposer lobéissance. Lallégeance politique requiert la légitimité du pouvoir : " Obligo ergo protego " et vice versa. Lallégeance ne définit pas un statut. Cest une attitude, un sentiment ou un lien de loyauté par rapport une autorité ou un pouvoir politique. La relation quelle tisse ainsi est fondamentale ; elle donne de la légitimité au pouvoir politique en produisant du consentement. Un pouvoir politique ne peut être accepté que sil suscite la crainte et la confiance, mobilisent les soutiens favorables à lexercice de lautorité publique et se révèle capable de répondre aux attentes des gouvernés ou du moins de gérer les désirs, les angoisses et frustrations qui traversent la vie sociale. Aussi, Philippe BRAUD peut-il écrire :
" Un régime politique ne survit que par la crainte quil suscite et ladhésion quil sait mobiliser. Son action quotidienne se heurte à lapathie, au mécontentement, voire à la colère. Pour se renforcer, il lui faut donner à croire et à rêver ; et sil échoue, cest dans lindifférence, le tumulte ou la violence quil disparaîtra " .
Mais, le politique ne se consomme pas uniquement dans cette dimension verticale, quon peut appeler principe de souveraineté ou comme Olivier BEAUD " puissance de l'Etat " . Il y a aussi la relation horizontale du vivre ensemble, dont lallégeance, quelle soit de "convenance " ou de "conviction " , est précisément la condition de possibilité et la charpente. Ladhésion qui vient du sentiment dallégeance ne requiert pas la ressemblance entre le citoyen et lEtat. En effet, elle nimplique pas une appartenance à une "communauté ethnique " : dans un Etat, les citoyens ne sont pas rassemblés dans un territoire, sous un pouvoir souverain, parce quils se ressemblent et se choisissent.
Comment préserver alors un ordre politique si des volontés ne consentent pas à se soumettre à des obligations ou alors ne se trouvent pas prises dans des règles du jeu quelles ont elles- mêmes contribué à produire par le biais de leurs interactions ? Le problème du politique ne consisterait-il pas à chercher à savoir comment composer le hiérarchique et le consensuel de manière à fabriquer de lunité dans la pluralité des opinions, des convictions et des perspectives de vie ? Difficile tache... En tout cas, pour que des individus dune société puissent vivre ensemble, il importe quils sidentifient à des répertoires de valeurs, à des codes, à des procédures, à des significations, fussent-elles imaginaires. Comme lécrit Cornélius Castoriadis : " ce qui tient une société ensemble cest le tenir ensemble de son monde de significations "
Cependant, tout être ensemble est fragile, fragmentaire, lacunaire et problématique. Ainsi donc lallégeance nest pas une identité figée. Il y a sans cesse des compositions et recompositions dallégeances, de multiples stratégies didentification politique, au gré de ce qui est vécu comme (é) preuve de légitimation ou perçu comme telle. Dans un régime de démocratie pluraliste, les partis politiques peuvent être considérés comme des instruments de cette formation des identités politiques et dexpression des positions conflictuelles qui traversent la société. Cette fonction contraint les partis à engager vis-à-vis de leurs électeurs réels et putatifs un véritable travail de légitimation. Il y va de leur crédibilité, cest-à-dire de leur capacité à représenter des groupes de citoyens et de désigner des individus aptes à entrer en compétition pour " la conquête de trophées politiques " .
Comment se présente au Sénégal cette dialectique dynamique allégeance / légitimité dans le contexte dune histoire de démocratisation et d'un déficit de crédit du politique ? Quelles conceptions de lidentité et de la différence transparaissent à travers les pratiques de " ralliement " et les tactiques d " encadrement " ? Que signifie au fond être terrritorialisé au Sénégal ? En vertu de quoi les allégations et pratiques des partis politiques sont-elles capables dentraîner lobéissance ?
Une précision méthodologique : il nest pas question ici de répondre à la question métaphysique et normative : " quels sont les principes premiers qui fondent la légitimité politique et justifient lallégeance citoyenne ? ". Suivant une approche sinspirant de Max Weber, nous voulons considérer les activités des partis politiques comme des types de domination soulevant des prétentions à différents types de légitimité selon les modalités concrètes dallégeances partisanes et de relations au pouvoir que les partis politiques eux-mêmes génèrent . Tout en se gardant de lillusion métaphysique du normativisme, nous espérons contribuer à formuler des éléments socio-politiques propres à constituer une " matrice morale du pouvoir légitime " .
Il nous sera loisible dexaminer ici la problématique des allégeances partisanes en lien avec celle de la légitimité démocratique. Nous verrons que la formation des identités politiques obéit au principe du pluralisme, quelle se réalise à travers de multiples clivages et réseaux nationaux ou transnationaux, se situant ainsi dans une sorte dentre-deux : elle est à la fois reconnaissance de la territorialisation (la souveraineté étatique) et dé- territorialisation ou contestation dune conscience nationale. En dautres termes, le processus didentification politique, censé soumettre lindividu à un pouvoir impérial , est bien complexe. En tout cas, il nest pas réductible à une simple homogénéisation des identités, car il y a toujours dans lindividu-citoyen un je-ne-sais-quoi de besoin de déborder les frontières rigides dun " Etat absolutiste " et nationaliste.
En démocratie, lindividu, même quand il accorde sa loyauté à une autorité politique, demeure toujours libre de la retirer au profit dune autre. De toute façon, ladhésion à un parti politique néchappe point à lambiguïté et à la fragilité de ce qui se construit dans le temps et lespace, en dautres termes de ce qui a une dimension territoriale : bien prétentieux qui peut prédire que ce qui est valable ici et aujourdhui le sera demain dans dautres circonstances ! Youssou Ndour, un musicien sénégalais, a raison de répéter que "ces temps-ci et ces temps-là (de nos ancêtres) sont différents ". Et dailleurs, les loyautés politiques ne sont-elles pas variées, éclatées à limage de lindividu lui-même ? Lallégeance partisane, celle qui est une fabrique sociale de la légitimité démocratique, ne saurait être un consensus forcé ou du ressort dune "théologie politique " de la soumission absolue à une souveraineté absolue . Il ne faut pas comprendre le mouvement de formation des identités partisanes dans une vision par trop dogmatique et passive de lobéissance.
I - PLURALISME POLITIQUE ET IDENTITES PARTISANES.
Lanalyse des partis politiques considère laction politique, non pas du point de vue singulier de lindividu, mais du point de vue de linteraction des groupes en concurrence politique, cest-à-dire en "lutte pour le principe légitime de légitimation et, inséparablement, pour le mode de reproduction légitime des fondements de la domination". Il sagit donc dobserver et danalyser les dynamiques et les contraintes du "champ politique " au sens que Bourdieu donne à cette expression, cest-à-dire lespace-temps de la compétition politique, électorale en particulier et dénonciation des règles du jeu politique. Pourtant, nous ne saurions nous limiter à une analyse systémique du politique, au point de reléguer aux oubliettes la place de laction des acteurs individuels dans la formation des problématiques politiques. Embrassant lindividuel (ou la multiplicité des acteurs politiques) et le collectif (ou lunité que représente le système des partis), nous cherchons à examiner le processus pluriel de formation des identités partisanes, cest-à-dire comment se façonnent les allégeances partisanes.
Cest que les partis politiques sont, dans une société traversée par des clivages multiples, des lieux de réactivation des appartenances plurielles des individus - religieuse, familiale, tribale, parentale, professionnelle, sexuelle- et dinstrumentalisation de ressources diverses pour conquérir ou renouveler la légitimité sociale. Les partis- chaque parti- revendiquent le droit de représenter les citoyens dun Etat et celui de sélectionner les dirigeants, aptes à briguer des postes politiques. Pour ce faire, ils utilisent différentes "stratégies de légitimation ", qui sappuient sur des relations clientélaires et de multiples mobilisations concrètes de symboles adaptés à leurs militants. Selon Jacques LAGROYE, les légitimités sont variées. Il distingue deux modalités de légitimation :
1) - la légitimation du droit à représenter les citoyens et
2) - la légitimation à sélectionner les dirigeants politiques.
Dun côté, les partis revendiquent, chacun pour sa part, le monopole de la représentation politique légitime et se placent sous le jugement des électeurs, seuls en mesure de leur reconnaître, par la voix des urnes, la qualité de représentants. Dun autre côté, il sagit de prétentions des élites partisanes, qui se présentent elles-mêmes comme aptes à gouverner en vertus de leurs qualités politiques ou morales, de leurs compétences professionnelles, de leurs propriétés sociales et de leurs ressources. Les partis politiques se disent des "partis de modernisation " ou des "partis exprimant et réalisant la volonté délites modernistes".
Il serait sans doute intéressant de souligner ce que signifie, du point de vue de la portée de la représentation politique, laffrontement de ces deux modèles contradictoires (et non contraires) de légitimation. Deux propositions peuvent être avancées : dune part, la prétention doccuper des mandats politiques ne saurait en lui-même tenir lieu de critère suffisant de légitimité démocratique. Il peut, tout au plus, être considéré comme principe et motif qui fonde une allégeance partisane, cest-à-dire ce qui pousse des citoyens à se réclamer de tel ou tel parti. Dautre part, la légitimation la plus déterminante est celle qui est donnée par le travail des urnes, celle qui reconnaît à un parti le droit de représenter des citoyens. Cest cette légitimité des représentants qui établit la "vérité " des prétentions dont se prévalent les partis, quand ils sont engagés dans des stratégies de compétition électorale. Laccès à des fonctions de représentation politique constitue pour chaque organisation politique un gage de légitimité démocratique, une reconnaissance de sa valeur.
En définitive, les deux modalités de légitimation sont certes contradictoires : la première est dordre "objectif" et a pour auteurs les citoyens ; la seconde est dordre "subjectif" et a pour auteurs les partis eux-mêmes. Toutefois, elles se complètent, car il est difficile de concevoir le succès aux élections sans la prégnance des prétentions des candidats (leur éligibilité) et la qualité des ressources que mobilisent les membres dune organisation politique. Par ailleurs, le poids de la représentativité politique donne un supplément de légitimation aux hommes et femmes qui appartiennent à un parti politique :
" (...) les élus peuvent se prévaloir de leur propre légitimité de "représentants du peuple ", légitimité dont ils font bénéficier leur organisation sils tirent inversement parti de la légitimité de celle-ci : la légitimation des partis nest pas dissociable de celle des représentants qui se réclament deux ; et pas davantage de celle de leurs dirigeants."
Prenons garde cependant de fétichiser la légitimation électorale des représentants. Lélection ne suffit pas à garantir la légitimité démocratique dun pouvoir politique. Elle en est le principe et la promesse. Certes, dans les démocraties modernes, linstrument de légitimation par excellence est lélection . Toutefois, il reste à vérifier que lexercice du pouvoir corrobore ce qui le fonde, en loccurrence quil est porteur defficacité, de stabilité politiques et quil emporte le consentement des citoyens dans leur grande majorité. Dans un régime multipartisan, il est capital que la représentation parlementaire soit le signe dune légitimité des partis, car "linjustice dans la représentation menace la stabilité du système politique".
Pour utiliser la terminologie dIsaiah Berlin, nous pouvons penser que la sanction électorale donne une "légitimité de principe ". Cest ladoption de règles et la mise en uvre de procédures favorisant le pluralisme et la participation effective des citoyens qui confère aux représentants une "légitimité dexercice ". Le vote nest donc pas un sceau définitif et indélébile de légitimité démocratique. Du reste, quand les gens votent, ils ne le font pas nécessairement parce quils croient que le programme quon leur présente est le meilleur ou que les candidats qui demandent leurs suffrages les convainquent par leurs idées. De plus en plus aujourdhui, le vote - manifestation routinière du suffrage universel- est lexpression dune mélancolie et dun dégoût face à la situation actuelle. Doù labstentionnisme massif qui entoure cet acte. Dannée en année, le vote mobilise très peu la population, parce quil nest pas transparent et quil ne traduit pas laspiration au changement social. Quand le vote ne répond pas aux appels de pluralisme de la société et quil trahit les espérances du vécu des citoyens, il y a lieu de se poser des questions. Certes, lissue des urnes nest pas la traduction automatique des aspirations citoyennes - encore quil est difficile de les mesurer ou de les quantifier- ni le reflet du vécu social. Cependant, quand les élections sont régulièrement sujettes à caution, comme au Sénégal, on ne peut pas manquer de sinterroger sur sa sincérité et de douter de sa puissance légitimatrice : et si lélection était le signe dun vide de légitimité ? Tout au plus, le vote ne donne quune " légitimité formelle " ou la légalité. Il convient de distinguer légitimité et légalité :
"la légitimité dun régime ne se réduit jamais à la légalité, ou si lon préfère à la "légitimité formelle" des dirigeants et de leurs actes. On peut concevoir que légitimité et légalité sopposent parfois ; dans tout régime de droit, elles tendent cependant à coïncider ; mais en tous les cas la légitimité apparaît comme plus complexe et plus fondamentale que la régularité formelle. Plus complexe dabord, car la légitimité nest pas sans rapport avec la durée du régime. (...). Si la légitimité tient pour partie à la durée dun régime, elle a également besoin de laccord des sujets, des élites notamment, et plus largement des populations. (...). La légitimité est aussi plus fondamentale que la légalité : elle sert de justification à des contestations du droit positif, au nom dun droit supérieur fondé sur la justice, léquité et les prescriptions irréfutables de la conscience " .
Dailleurs, ne faut-il pas renoncer à concevoir la légitimité dune façon homogène et en dehors de la multiplicité des allégeances partisanes ? On peut faire lhypothèse quil y a des légitimités plurielles et que la légitimité dune organisation politique est fonction des effets de positions des individus dans le champ politique, de lefficacité des relations clientélaires que ceux-ci entretiennent, de leur degré de représentativité sociale, cest-à-dire de leur capacité de mobiliser les forces sociales. Lallégeance partisane est fonction de la présomption de compétence sociale et politique dont bénéficient les élites dun parti, cest-à-dire de la relation de confiance ("trust ") qui existe entre les dirigeants et les militants, voire tous les électeurs potentiels.
La légitimité démocratique des représentants dun parti est variable. Elle est soumise au changement, à la contingence de la compétition politique et des allégeances partisanes. Cest que, en régime démocratique, la conquête du crédit politique ne repose pas ni sur une uniformisation des pratiques, des croyances ni sur des arguments dautorité, du type de ceux qui ont cours dans le monopartisme : de gré ou de force, tout le monde est tenu dappartenir au parti unique ! Dans la perspective de la variété des processus didentification partisane, il est illusoire de penser lallégeance partisane dune façon homogène et intemporelle. En fait, il faut tenir compte de deux facteurs :
A - LALCHIMIE DES CIRCONSTANCES DE TEMPS, DE LIEU ET DE PERSONNE
La légitimité accordée à une organisation politique est circonstancielle, contingente et mobile, car elle est tributaire des choix, des préférences du moment et des conjectures historiques. En effet, elle suit, selon une conception de Machiavel, les vents de la " fortuna " et de la " virtù " . Voilà pourquoi les allégeances politiques sont réversibles. Les mutations dans le champ politique sénégalais le montrent à suffisance : ce qui est désigné sous le nom de "transhumance politique " nest-il pas lindice que le politique est polymorphe et que lallégeance accordée à un groupe politique obéit à une "morale du provisoire"; elle est propice aux variations de lhistoire, au jeu complexe des opportunités et se transforme sous "laiguillon de la nécessité " du moment favorable. Cest que lallégeance politique est une ruse, une tactique de positionnement. Aussi, convient-il dêtre souple dans lanalyse de la formation des identités politiques.
En outre, la légitimité est corrélative à lallégeance partisane dun individu, cest-à-dire à lensemble des liens ou relations - clientélaire, idéologique, familiale, sexuelle, primordiale - qui lidentifient au sein de la scène politique. Le choix de soutenir un groupe politique dépend de la capacité de ce dernier à répondre, dune façon efficace, aux besoins "oiko-nomiques " de ses adhérents (selon lordre de la maison ou du privé). Souvent, ces besoins sont articulés sur la famille, sur les exigences de la vie privée et de léconomique. Les Grecs appelaient cette dimension l"oikos ", "maison ". Cet espace vital propre à une communauté dindividus, la famille, le lieu de la domesticité sociale et politique, nest pas à négliger pour comprendre le caractère opportuniste et dynamique des allégeances partisanes. La formation des allégeances partisanes nest-elle pas lespace et le temps dun certain "marchandage " politique suivant des critères "économiques " (au sens étymologique), de la compétition des partis politiques sur le "marché des biens électifs " ? De ce point de vue, l " économique ", comme sphère du privé, de la "maison " et pas seulement des échanges et de la production des richesses, est de toute importance, car il permet denraciner la légitimité politique dans les préoccupations quotidiennes. Lévocation de la dimension de loikos renvoie aux nombreuses intrusions de la sexualité dans le champ politique : la femme, qui joue un rôle non négligeable dans la gestion des logiques domestiques, demeure un enjeu de pouvoir politique. Des historiens ont bien montré que la légitimité politique résulte bien souvent de la valorisation de qualités "économiques " bien spécifiques, se rapportant à des formes de clientélisme, relatives à la gestion de problèmes domestiques concernant la subsistance matérielle, la sexualité, la santé, la maladie et générant des gains économiques au profit de "clients ". Paul VEYNE soutient ainsi que lobligation du don ou lévergétisme à Rome comme en Grèce tend à fonder la légitimité dune race de notables et à "exclure ceux qui ne peuvent pas exhiber en toute occasion les mêmes qualités queux " .
B - LE PLURALISME DES IDENTITES POLITIQUES
La légitimité nest ni homogène ni irréversible. Elle suppose un consensus sur le pluralisme et lexistence de multiples processus concrets, où sont valorisés le débat démocratique et la compétition ouverte entre les prétendants aux postes politiques. Nest-ce pas ce que les Grecs désignaient sous le concept d " agora ", lespace public où les individus peuvent se rencontrer pour échanger, discuter et former des entreprises et des associations ? Cest cette exigence de pluralisme politique qui fonde ce quon appelle depuis le XVIII è siècle dun terme qui prête souvent à confusion, " la société civile ". Le pluralisme démocratique ne saurait être réduit à lapparition du multipartisme ni à la pratique délections compétitives ni à linstallation dinstitutions représentatives comme lAssemblée Nationale, le Sénat.
"Le passage à la démocratie implique beaucoup plus que ladoption et lutilisation effective dinstitutions démocratiques. La démocratisation des institutions constitue certes un préalable, mais aucune institution nest intrinsèquement démocratique. La démocratisation suppose également une transformation profonde des rapports de domination. "
Le pluralisme partisan est certes un indice nécessaire dune volonté de pluralisme démocratique, mais il doit être relayé par des espaces-temps dapprentissage de savoir-faire citoyens (lacte de voter, léducation aux devoirs et droits du citoyen) et la croyance que la démocratie doit être lunique règle du jeu politique. Les partis politiques comme les autres types dagences politiques (associations, groupes dintérêt, organisation de défense des droits de lhomme...) ont tous pour fonction de contribuer à former, chacun à sa manière, le citoyen. Il convient donc de se départir de la dichotomie simpliste entre parti politique et société civile. De même que les organisations dites de " société civile " nont pas lapanage de lindépendance, de même le parti politique ne saurait prétendre occuper tout le champ de construction des identités politiques, de la représentation démocratique et de participation au pouvoir.
En démocratie, une organisation totalitaire, qui réclamerait, pour elle seule, le monopole de la représentation, ne saurait être légitime. Il faut reconnaître que bien souvent les partis politiques, quels quils soient, sont peu portés vers la défense radicale de cette exigence pluraliste. Si les partis nont pas gagné la légitimité dont se pare le pluralisme démocratique, cest quils apparaissent comme des organisations "disciplinaires", soucieuses de garantir lordre ou lunité de la collectivité politique. On peut encore évoquer la fameuse thèse de Roberto Michels, connue sous le nom " la loi dairain de loligarchie". Malgré les objections quon peut adresser contre la théorie de Michels, il est difficile de nier le caractère oligarchique et conservateur des partis politiques. En effet, ceux-ci, à mesure quils croissent, se transforment très vite en "appareils idéologiques" (Louis Althusser), en structures bureaucratiques. Ils se caractérisent alors par la volonté de réguler la compétition politique et de discipliner lexpression du pluralisme. Aussi paradoxal que cela puisse paraître, le pluralisme démocratique représente une difficulté face à la tentation hégémonique des partis politiques. Pourtant, cest le pluralisme qui fonde lêtre partisan. Mais, linstitutionnalisation partisane du pluralisme tend à figer les opinions et à réduire la portée du "fait du pluralisme". Le pluralisme démocratique dépasse la configuration partisane et nest pas équivalent à la simple arithmétique des partis politiques :
" (...) tantôt analysé comme instrument de division dun politique unifié, tantôt compris comme négation de la pluralité du politique, le parti est dans tous les cas placé aux origines dune question qui pourtant le dépasse. Il est limpensé de la démocratie parce que le pluralisme lui-même est limpensé du politique " .
Contradictoire larticulation entre pluralisme et identités partisanes ? Si lon voit la formation des allégeances partisanes comme un processus de rassemblement et dintégration politique lon comprend comment cette modalité contribue à réduire les frontières et les poussées dun pluralisme agonistique. Il faut prendre garde dexagérer cette contradiction ou de sen offusquer, en faisant du système des partis un lieu de dénégation du pluralisme. Nest-il pas plus juste de considérer que cette contradiction, plutôt que dêtre négation absolue du pluralisme, est constitutive du politique ? La contradiction réside en ce que le politique demeure tendu entre deux exigences, lunité et la pluralité, lidentité et la différence, le plein et le vide. De là le paradoxe du politique. Le pluralisme suppose lexercice de la libre concurrence des idées et des représentations, pouvant mener au "polythéisme des valeurs " , des choix, et des identités partisanes. Lidée du pluralisme se présente comme un fondement de la démocratie. Pourtant, au même moment elle affirme que rien nest fondamental ; elle se pose en sopposant à elle-même. Largument du pluralisme, labsence du fondement, peut-il être appliqué à lidée même du pluralisme ? Le pluralisme ne serait-il pas, en son principe, auto-contradictoire ou en tout cas ambigu ? Nabsolutisons pas cette question de logique philosophique : le pluralisme accepte le principe de contradiction. Il est vrai que le pluralisme est non seulement en butte à toutes sortes de fondamentalismes, mais peut lui-même devenir un fondamentalisme. Le pluralisme et la recherche du fondement de laction appartiennent à la même matrice. Ce qui est rejeté à travers lexigence de la pluralité, ce nest pas lidée du fondement en soi, mais une certaine dogmatisation du fondement, qui consisterait à dire quil y a un seul principe du croire et du savoir, comme dans "lEtat théologien" que dénonce à juste titre Achille MBEMBE .
Pour une vue plus modérée, nous proposons darticuler la recherche du pluralisme à lexistence de pôles de consensus politique, signes de réussite de procédures de légitimation et dadoption de règles publiques daction. Une société politique ne peut se réaliser dans la confusion chaotique des identités partisanes. La reconnaissance de la pluralité des allégeances partisanes nest pas une absolutisation outrancière des différences politiques. Un pluralisme non régulé peut exposer la société au syndrome de Babel ou à un individualisme atomistique.
Voici quelques repères théoriques pour penser la dialectique allégeance-légitimité démocratique. Cette esquisse conceptuelle a permis de montrer que les identifications partisanes, loin dêtre figées et homogènes, sont plurielles et sont au cur du "travail de légitimation". Il nous sera loisible dapprofondir létude de cette problématique en examinant de plus près ce que lon appelle le primordialisme et le clientélisme, que nous pouvons considérer comme deux modalités de formation et dentretien des allégeances politiques. Du reste, lallégeance, quelle soit ou non primordiale, ne relève-t-elle pas plus dune stratégie didentification que dune appartenance naturelle ?
C - STRATEGIQUE ALLEGEANCE...
1 - Cest quoi le primordial ?
Le terme primordial est dEdward SHILLS qui, dès 1957, lutilise pour poser sa thèse sur limportance des groupes primaires dans lintégration et la reproduction de la société globale. Pour Shills, ce qui guide lhomme ordinaire dans ses conduites quotidiennes ce nest ni une idéologie abstraite ni une vision cohérente du monde, mais son implication dans des liens personnels dits primordiaux. Ces attachements sont caractérisés par lintensité de la solidarité quils suscitent de par leur force coercitive, de par les émotions et le sentiment du sacré qui leur sont associés.
Si la paternité du lexique revient à Shills, cest néanmoins à KALLEN quil faut se référer pour la théorisation du phénomène primordial. Celui-ci, dans un essai sur le pluralisme culturel en 1915, faisait de la ressemblance intrinsèque entre individus partageant un héritage culturel commun (même sils ne lont pas choisi), la source dattachements primaires et fondamentaux. Ces attachements tissent des relations dappartenance et/ou de solidarité fondées sur des critères comme la race, lethnicité, la religion, la nationalité, la parenté, la langue, la région, le gender, la sexualité... Le primordialisme postule une spécificité de ces modes identitaires, notamment le caractère ineffable, évident, irrationnel et profondément ressenti des sentiments quils inspirent.
Aujourdhui, lun des auteurs les plus pertinents de cette théorie primordialiste, cest Clifford GEERTZ. Il postule lexistence des liens primordiaux comme des identités culturelles dérivant de sentiments daffinité naturelle plus que de l'interaction sociale. Ces relations font appel à des modes de loyauté concurrentiels à la loyauté civique, qui est une construction historique.
Notons que DURKHEIM voyait dans la solidarité des liens primordiaux la base de la formation du lien social. Ce qui crée selon lui la solidarité, ce nest pas la coopération, mais " des forces impulsives comme laffinité du sang, lattachement à un même sol, le culte des ancêtres, la communauté des habitudes " . Ce disant, Durkheim fondait le lien politique à partir de la société et non à partir de lindividu.
De nos jours, le primordialisme est considéré comme une théorie anthropologique controversée. La critique de ses thèses apparaît nécessaire pour une reconceptualisation des notions dethnicité , didentité, de nationalisme et donc pour une nouvelle problématisation de la question de lallégeance politique. Plusieurs objections peuvent être formulées contre la théorie primordialiste :
1)- Le primordialisme néglige le politique. Il fait comme si les identités primaires et les solidarités ethniques étaient homogènes et étaient des variables explicatives indépendantes ou autosuffisantes. Or, celles-ci sont mixtes. Elles ne sont pas, non plus, des propriétés essentielles transmises dans et par un groupe, en dehors des dynamiques internes et externes du jeu politiques, cest-à-dire par exemple les luttes de pouvoir, dinfluence et les relations avec les autres - amis ou ennemis - les " out-groups ". Peut-on véritablement établir que les attachements primordiaux sont des substances spécifiques et innées ? Ne sont-ils pas des construits sociaux, produits de lenvironnement historique, économique et politique dans lequel évoluent les individus et les groupes ?
2) Le postulat primordialiste définit lethnicité en termes de traits primordiaux qui, à leur tour, sont utilisés pour expliquer lethnicité comme lien primordial. Ce disant, la spécificité postulée nest pas clarifiée, puisque le même est expliqué par le même. Il y a donc tautologie. Dans leur ensemble, les théories primordialistes ne rendent pas compte de la "complexité sociale", enfermant lindividu et le groupe qui sen inspirent dans une sorte duniversalisme autarcique et figé du particulier culturel, ethnique, religieux, linguistique ou sexuel. Or, les identités individuelles et communautaires, lors même quelles sont culturelles, ne sont ni a priori ni ineffables. Elles sont constamment en mutation, en situation de composition et de recomposition. Elles se font et se défont, évoluent, se transforment. Elles peuvent être, selon la théorie de Bourdieu, des "habitus", cest-à-dire des dispositions engendrées par la socialisation et lexpérience commune.
Cela étant, il est difficile de nier lexistence de tout lien primordial. Lethnicité par exemple nest ni une fiction idéologique ni une pathologie culturaliste. Cependant, il est illusoire de la figer dans des caractères intrinsèques ou de la substantialiser par un discours ontologique, cherchant à en donner lessence intemporelle ou le " quid proprium " permanent. Il me semble que les liens primordiaux sont des lieux de la "construction sociale de la réalité" et traduisent des manières didentifications, relevant non de contraintes allant de soi, mais de choix stratégiques. Lallégeance nest jamais acquise demblée "ne varietur". Elle est le résultat dune conduite rationnellement orientée par des acteurs, individuels ou communautaires, bien situés sur léchiquier social, politique et économique dun pays, occupant des territoires et des positions de pouvoir bien définis. Elle est moins lexpression dune identité primordiale quune stratégie de mobilisation en vue de la conquête du pouvoir.
A titre dexemple, on peut observer que le vote au Sénégal se fait en partie selon le répertoire des allégeances primordiales de type ethnique, religieux, régional. Sans doute, convient-il déviter de privatiser ou de primordialiser à outrance le politique en le réduisant aux frontières dune subjectivité identitaire. Néanmoins, comme le montre Christophe JAFFRELOT pour ce qui est de lInde, le ressort communautaire du vote nest pas absence de rationalité politique ni déviance démocratique . Dailleurs, lethnicité nest pas en soi un dysfonctionnement social. Il est pertinent, dans des sociétés où la donne ethnique est déterminante, dinstitutionnaliser politiquement cette " distinction " sociale. Cest là un moyen de reconnaître la vérité des clivages sociaux comme condition de possibilité des modes didentifications politiques. Cependant, il ny a pas forcément stricte adéquation entre réalités sociales et stratégies politiques. Celles-ci ne sont pas la simple répétition de celles-là. En tout cas, le primordial ethnique nest pas un mal politique. Quil sexprime, il ny a là rien de suspect ni de diabolique. Là où le bât blesse, cest quand lethnicité devient un critère unique et tyrannique de discrimination, dallégeance et dexclusion. Elle devient alors " espace de racisme " et de xénophobie. Et alors, en ce moment là la tyrannie vient se substituer à la démocratie. Les génocides au Rwanda et en ex-Yougoslavie sont là pour illustrer le drame dune telle ethnicisation de la politique.
Tel nest pas le cas au Sénégal, parce que lidentification ethnique ny est pas une variable déterminante des choix politiques . Il y a une relative harmonie ethnique, résultat dun grand travail dintégration nationale, didentification nationale. Ce travail est un projet politique de fabrication dune unité collective, de " bricolage symbolique " dune identité culturelle. La négritude senghorienne a été pendant longtemps la matrice idéologique de cette uvre de création dune mémoire collective grâce à laquelle a émerge la fiction fondatrice dun "homo senegalensis " appelé à dépasser les contingences ethniques, religieuses, linguistique et des micro-espaces pour adhérer à un universel sénégalais transcendantal, postulé comme " communauté de destin". Par-là, le discours nationaliste en tant que rhétorique identitaire est un instrument de légitimation socio-politique et un mythe fondateur :
"La nation est mythe, histoire quon se raconte, mémoire quon se fabrique : elle est avant tout catégorie discursive qui ne dit pas le réel mais le crée, linvente, limagine " .
Cependant, une observation attentive du champ politique sénégalais montre quil y a régulièrement des revendications identitaires de type ethnique et/ ou religieux. La rébellion casamançaise en est un exemple. Le compromis national sénégalais nest pas définitif. Il nest pas irréversible. Lidentité politique sénégalaise se dit de plusieurs manières, car il ny a pas de référent unique. Du reste, nassiste - on pas aujourdhui à une crise du nationalisme sénégalais et du rapport au pouvoir politique ? Cest dans ce contexte critique quil convient de poser le problème de lallégeance politique au Sénégal, dans un Sénégal en quête de plus de démocratie. Le rapport du Sénégalais au politique est ambigu. et se joue dans une sorte de " dialectique du oui et du non " ("Sic et non" : Abélard), sur fond dune crise des repères, des valeurs et des terroirs qui portent les allégeances politiques et sociales.
2 - Lallégeance ambiguë : entre territorialisation et dé-territorialisation
Aujourdhui, devant la dégradation dramatique de leurs conditions de vie et les fréquentes supercheries du jeu électoral, beaucoup de Sénégalais en viennent à penser que leur pays est en régression démocratique. Les fabrications idéologiques qui ont accompagné le processus de légitimation de la démocratie sénégalaise se révèlent de moins en efficaces. Il y a aujourdhui un sentiment de frustration politique et dune démocratisation confisquée. De plus en plus, lon assiste aujourdhui à une remise en cause de la fiabilité des institutions et de la porosité du système politique : le " contrat social sénégalais" est brisé. Il apparaît aujourdhui que la démocratie sénégalaise participe en partie à une logique daffabulation et de simulacre , car elle ne donne lieu ni à des élections régulières ni, encore moins, à la possibilité dune alternance démocratique. En conséquence, la politique manque de crédit, souffre dun déficit symbolique, balançant sans cesse entre le flou et linstable, lordre et le désordre, laléatoire et le contradictoire.
En ces temps de "désenchantement de la liberté " et de scepticisme généralisé, que signifie faire allégeance au pouvoir politique ? Quel rapport au politique, à la territorialité politique, que matérialise et / ou représente lobéissance à lautorité souveraine dun Etat ? Il est question de ruse dans la construction et la mobilisation des allégeances politiques. En ces temps de déception, lengagement politique revêt des formes plus subtiles et les allégeances qui sexpriment sont parfois plus de convenance que de conviction. Doù son ambiguïté : ici, le ralliement à une cause partisane nest pas nécessairement une preuve de légitimation ni un chèque en blanc accordé aux hommes politiques leur permettant dagir à leur guise. Désormais, la coexistence sociale demeure incertaine, poreuse et marquée par un polythéisme de postures et de stratégies identitaires. Sil y a encore allégeance, celle-ci est plus le signe dune fonction hégémonique de l'Etat que léconomie dun devoir de loyauté envers les classes dirigeantes. On peut penser que la production de lallégeance politique conjugue deux effets contradictoires (et non contraires) : 1)- la territorialisation ; 2)- la dé-territorialisation.
Quest-ce au juste territorialiser? Cest à la fois occuper une terre nourricière ("terra") et exercer une violence ("terrere"), celle par exemple de lEtat, dont Max Weber dit quil a le "monopole de la violence physique légitime". Faire donc allégeance politique, cest être conduit - de gré ou de force - à appartenir à un territoire, cest-à-dire à tisser à travers des frontières des liens de domination, se sentir solidaire dune population soumise à lautorité dun pouvoir qui détient le principe de souveraineté. Cest, selon Rousseau, le rapport convenable entre la population et létendue du territoire donne la véritable grandeur dun Etat :
"Ce sont, écrit-il, les hommes qui font lEtat, et cest le terrain qui nourrit les hommes ; ce rapport est donc que la terre suffise à lentretien des hommes, et quil y ait autant dhabitants que la terre en peut nourrir. (...) sil y en a pas assez, lEtat se trouve pour le supplément à la discrétion de ses voisins ; cest la cause prochaine des guerres offensives".
Faire allégeance à un pouvoir politique implique de recevoir de lui la subsistance matérielle, la sécurité physique et lobligation politique (devoirs civiques)... Cest dans cette mesure quun pouvoir politique peut avoir ladhésion des individus et obtenir deux quils lui reconnaissent le maximum de force ou dautorité dont il a besoin pour exercer sa domination. En tant qu expression territoriale, lallégeance est un construit social ou le " résultat dune tentative faite par un individu ou un groupe daffecter, dinfluencer ou de régir des personnes, des phénomènes en délimitant et en contrôlant une aire géographique".
Lavantage dune telle identification - fût-elle précaire et instable - cest de rompre le cercle de lindividualisme solipsiste et de favoriser lémergence dun ordre social et politique, "la constitution de la société" , dans laquelle peut sexercer, comme le théorise Anthony GIDDENS, la "dualité du structurel ", au sens où les règles et les ressources mobilisées par les acteurs sociaux dans la production et la reproduction de leurs actions sont en même temps les moyens de construction et de consolidation du système social concerné.
Néanmoins, être territorialisé ne suffit pas à identifier dune façon définitive et totale, dans le temps et dans lespace, un individu et / ou un groupe. Les limites de mon identité et de mon monde, pour paraphraser Wittgenstein, ne sont pas confinées aux frontières de mon territoire. Un individu est toujours au-delà de son masque social, de son personnage. Un groupe transcende toujours son " nous " collectif ou précisément il ne se perçoit comme telle que sil sort de lui-même, face à un " eux " ou à une altérité. Bref, lidentité se dit au pluriel et les appartenances sont multiples. La pluralité des identités indique quil existe divers lieux et manières de territorialisation, allant des relations formelles dans des institutions à celles plus informelles du genre relations de sociabilité, damitié, de voisinage... Malgré les possibles dérives identitaires et fondamentalistes, il est périlleux de réduire lallégeance politique à sa déclinaison nationaliste, au poids de valeurs pérennes et au pôle unique dune inscription définitive dans un Etat-nation. Il me semble plus judicieux dessayer de saisir le jeu complexe des "engagements situationnels" dun individu et/ou dun groupe, la diversité des terroirs quil est amené à occuper. Prendre donc acte de la pluralisation de " limaginaire national" et du fait territorial, cest analyser la politique du point de vue des temps et contretemps de ses manifestations ou en fonction de la relativité spatio-temporelle qui la caractérise. Ce faisant, on choisit de saisir la variété des trajectoires historiques corrélativement à la polysémie des allégeances politiques quimposent les différentes stratégies identitaires, ce qui donne lieu à des conflits et à des luttes dinfluence. Du reste, conçue comme une expression de la territorialité, lallégeance politique est toujours liée à une histoire, à une culture, à un contexte local-global, " entre le plus local des détails locaux et le plus global des structures globales " . Cest dire quelle est contestable, fragile, relative. Elle peut être remise en cause. Cest cela que lon appelle ici la déterritorialisation du politique.
Au Sénégal, lEtat na pratiquement jamais réussi à enrôler toute la société sous son drapeau. Même sil sest longtemps imposé comme le centre dun réseau de relations personnelles et dalliances, cet Etat est dans lensemble inachevé ou à "polarisation variable", selon lexpression de Guy Nicolas. Ce manque d"intégralisme" a rendu possibles les pratiques de dé- territorialisation, descapade et de remises en cause de lautorité de lEtat. Pour étayer ce propos, on peut se référer aux capacités sociales de se situer en dehors des obligations politiques que stipule lEtat, en loccurrence les mouvements de contestation et d" indocilité " qui travaillent de temps en temps la société sénégalaise et brisent les bases du consensus national. Ce sont les grèves des travailleurs, les émeutes urbaines post-électorales, les mobilisations des jeunes et les non moins importantes revendications paysannes ("malaise paysan", refus de limpôt...). Par ce biais, se forment dautres espaces dexpressions de la différence où certains acteurs investissent le champ politique traditionnel, le subvertissent et en modifient la territorialité, parfois de manière non pas détournée mais ouvertement agressive. Des exemples en sont fournis par la rébellion casamançaise et les actions collectives du mouvement islamique des " Moustarchidines Wa Moustarchidat". On peut citer ici aussi la résistance des espaces confrériques, du mouridisme surtout, à la domination étatique. Dans les capitales confrériques, à Touba notamment, des lois valables sur tout le territoire de la République, comme le Code de famille de 1972, peuvent être suspendues. LIslam confrérique nest pas un distributeur automatique dallégeances par le biais des "ndiggäl " maraboutiques. LIslam joue parfois une fonction de "contre-pouvoir" et donc de déterritorialisation. Il a parfois la capacité de contester les pouvoirs publics, de renégocier le rapport dallégeance du citoyen à lEtat et de forcer lEtat sénégalais à se pencher sur le malaise économique et social de la population. Cest ce que Christian Coulon appelle la " fonction tribunitienne " de lIslam confrérique. Au fond, le "ndiggäl" nest-il pas, en partie, une condition, une stratégie dans la négociation de nouveaux rapports dallégeance : " jappelle à voter pour toi, à condition... " ou " si jappelle à voter pour toi, tu es tenu dêtre bienveillant à mon égard " ? Pour parler comme Tullock, nest-ce pas un " calculus of consent ", un contrat utilitariste ?
Ajoutons à cela les contestations de la dominance du modèle islamo-wolof, qui représente sans doute un centre névralgique des logiques de politisation étatique et le " lieu imaginaire " de la réussite sociale. Les contestations prennent la forme de la revendication ethnique, quelle soit territoriale ou foncière comme au sein de la société diola ou linguistique comme dans le milieu des locuteurs du pulaar, dans les associations Haal pulaaren.
Ainsi donc, il est difficile à lEtat sénégalais d" homogénéiser lespace dune société politique nouvelle " . Il y a une crise régulière de la fonction démiurgique de lEtat, cest-à-dire de lidée selon laquelle cest lEtat qui crée la société et lorganise selon ses propres critères de territorialité. Il me semble dailleurs que bien souvent les Sénégalais, par leurs associations ethniques et religieuses, cherchent plus à se dérober à lEtat quà lui prêter allégeance. En effet ces organisations ont une autorité plus décisive que celle dun Etat issu de la tutelle coloniale, incapable de protéger les citoyens et apparaissant comme la propriété dune classe dentrepreneurs politiques.
LEtat sénégalais, si jacobin quil soit - cest là un héritage colonial- est décentralisé dans ses tentatives de soumettre les populations à son autorité. LEtat centralisé natteint dailleurs les populations que de manière indirecte par lintermédiaire dentrepreneurs politiques dont les marabouts, les "marabouts de larachide " et des " dahiras " urbains. Cette alliance de lEtat et des marabouts ne joue pas toujours dans le sens dun renforcement de lhégémonie de la classe politique. Les marabouts ne sont pas toujours des mercenaires ou des courroies de transmission du pouvoir politique. Ils sont bien des fois des forces de résistance à la domination étatique, ce qui provoque des conflits. Il y a, surtout avec lavènement du multipartisme, une réelle compétition de légitimités, signe dune crise de lEtat postcolonial et des modèles traditionnels dallégeance partisane. Si avant, grâce au modèle islamo - wolof, lEtat pouvait se prévaloir du " ndiggäl " (consigne de vote) des marabouts pour exercer son hégémonie dans les zones rurales notamment, aujourdhui, surtout dans les villes, il est difficile à lEtat dacheter les allégeances. La classe politique ne peut plus se prévaloir uniquement du soutien maraboutique pour imposer sa vision. De plus en plus, les " taalibés " (adeptes des confréries islamiques) ou dautres citoyens sont capables de contester à lEtat sa propre légitimité. Lon assiste ainsi à un affaiblissement, à une érosion de la légitimité de lEtat, qui a perdu sa capacité coercitive et son pouvoir dimposer, dune façon souveraine, lobéissance. LEtat jacobin perd du terrain : cest ce que les politologues appellent la " déterritorialisation ".
Par ailleurs, le rapport des citoyens au pouvoir politique ne se décline pas toujours selon le schéma de lallégeance légitimatrice ou de l'acquiescement contractualiste à la Hobbes, mais aussi de la liberté critique, de la remise en cause de lautorité de lEtat, de l"exit option". Il me semble dailleurs que cette faculté de distanciation nest pas nécessairement incompatible avec des résidus de positionnement identitaire et même dans cette situation, les formes dallégeance politique permettent de mieux contester de lintérieur lordre établi comme Socrate - ce doux rebelle - obéissant aux lois injustes de la Cité athénienne pour les récuser, en souhaitant quelles changent . On ne saurait donc affirmer péremptoirement que toute obéissance est acceptation des règles du jeu. On peut se trouver coincé dans lordre quon a soi-même contribué à fabriquer. Mais, en régime démocratique, il ny a pas dobéissance aveugle, aucune mystique arbitraire de lallégeance politique nest tolérable. Lallégeance est une vigilance et contrôle. Et le dé - territorialisation dont est porteuse laffirmation dune identification divergente ou dissidente est pouvoir dun oui consentant à un minimum de sociabilité - au risque dinstaller lanarchie -, mais dans la force dun non refusant larbitraire ou la domination abusive : " Sic et non "...Lallégeance politique, librement consentie (quelle difficile liberté !), assume dialectiquement un " ensemble de droits et de devoirs définis par les institutions " . Lun des droits attachés au principe de la loyauté démocratique sappelle précisément la capacité de désobéissance, de résistance à linjuste et à larbitraire. Au fond, nest-ce pas là la portée des sursauts de dé- territorialisation ?
Remarquons néanmoins que souvent les mouvements dindiscipline et de désobéissance au Sénégal se déploient de façon fluide ou chaotique et ne concrétisent pas dune manière durable une participation forte et constante à la réalité politique. Et alors, les liens qui se créent entre les partis politiques et les citoyens ne relèvent pas toujours des modèles allégeance - légitimation, obéissance - protection, mais du " linkage " clientéliste, électoraliste et primordialiste. Le clientélisme est une modalité de construction de lallégeance politique ou de politisation des rapports sociaux, par le truchement des liens de famille, dalliance, damitié et des groupes dintérêts. Vu sous ce rapport, le clientélisme nest lapanage daucune société politique. Elle peut revêtir différentes formes, mais il demeure un phénomène non seulement universel mais constituant dans la formation des identités partisanes.
4 - Notes sur la " banalité " du clientélisme
Souvent, la vie politique sénégalaise et africaine a été analysée à travers les catégories du factionnalisme et du clientélisme. Senghor parlait de la " sénégalite " pour stigmatiser les pratiques de la " politique politicienne ", celle des clans et du népotisme. Ici, le mot " clan " nest pas à prendre au sens de lanthropologie sociale et culturelle. Le clan est une faction politique, qui opère à lintérieur des institutions de lEtat et des partis. Il existe avant tout pour promouvoir les intérêts de ses membres par le biais de la compétition politique, de laccumulation des richesses et de la redistribution des prébendes. Donald Cruise OBrien élève le clientélisme au rang de paradigme ; il parle de "clan politics". LEtat clientéliste est un Etat qui possède la plupart des ressources économiques limitées du pays. La plupart des secteurs de la société ,dépendent de lui. Cette dépendance favorise lhégémonie de groupes ou de factions qui se partagent les prébendes du pouvoir.
Dautres ont tenté de montrer avec talent et parfois avec une profusion anecdotique que la nature du clientélisme des Etats africains réside dans le " néo-patrimonialisme " des élites politiques
Que dire alors de lallégeance politique dans cette " configuration " ? La réponse semble aisée : du moment que lEtat contrôle les itinéraires daccumulation des biens matériels et de la violence, le citoyen ne peut bien évoluer dans la sphère publique quen sintégrant dans les réseaux de sociabilité et de cooptation. Lallégeance que les populations prêtent alors à lEtat patrimonial nest pas la manifestation dun contrat démocratique qui lierait les gouvernants et les gouvernés par des règles et des obligations réciproques. Comme laffirme très justement Guy Hermet :
" Tous recommencent à obéir à une logique déterminée par lintérêt privé des gouvernants et non par un contrat au moins tacite dobligations réciproques entre eux et les gouvernés. Or ce contrat constitue la règle dor de lEtat moderne. La démocratisation nest que comédie si elle ne surmonte pas le handicap des comportements patrimoniaux. "
La problématique des dune patrimonialisation de lEtat a connu un raffinement épistémologique et méthodologique dès le début des années 80 autour de la revue Politique africaine et du " Groupe danalyse des modes populaires daction politique " avec lapproche de la " politique par le bas " . Lun des auteurs les plus représentatifs de cette perspective, Jean-François Leguil BAYART émit la thèse que la " manière africaine de faire la politique " se résume en la " politique du ventre " . Cette énonciation se voulait un nouveau paradigme, visant à appliquer à lespace du politique africain le concept foucaldien de " gouvernementalité ". Cette entreprise de théorisation a contribué, dans une large mesure, à renouveler les études africaines en élevant au rang de paradigme la " banalité ", " lhistoricité " des sociétés africaines et de relativiser les pratiques clientélaires en Afrique. Cela dit, nest-il pas abusif de spécifier cette " banalité " en la corrélant à une africanité politique ? A vrai dire, même si Bayart ne tombe pas dans les pièges essentialiste et normatif, il sort de la précaution de relativité et ne tire pas jusquau bout les conclusions logiques et comparatives de cette banalisation du clientélisme politique. Pourtant, Bayart dit très bien que lAfrique na pas le " monopole du ventre et de lescapade " , mais alors pourquoi particularise t - il le paradigme du ventre ? Prendre acte de la " banalité " du politique, comme nous y invite Bayart, implique de relativiser le phénomène du clientélisme, non pas pour le décontextualiser, mais pour situer les manifestations africaines dans le jeu complexe et ambigu des complicités entre les Etats africains et leurs partenaires bilatéraux et multilatéraux du monde occidental. La banalité du phénomène serait ainsi son universalisation concrète, " humain(e), trop humain(e) ", dirait Nietzsche. Il ny a pas de " manière africaine de faire la politique " ! Cest le contexte territorial et socio - historique qui diffère, mais non les principes ou présupposés de laction politique. Pourtant, il ne me semble pas quon puisse soutenir que la politique soit pareille partout. Elle varie selon les circonstances de temps, de lieu, de personne, selon ce que Machiavel appelait la " fortuna ".
Mais par dessus tout, le ressort clientéliste de la politique nest ni un sous-développement politique ni une pathologie ni une déviation démocratique. Il n'est pas un "résidu" d'un archaïsme culturel réfractaire à la modernité démocratique. Le clan politics peut être considéré comme une dimension démocratique de lEtat sénégalais, dans la mesure où il permet aux notables locaux - marabouts par exemple - et à leurs clients de tirer quelque bénéfice de la compétition politique et daffirmer leurs prérogatives face aux élites dirigeantes, qui ont tendance à tout accaparer. Le rapport de clientèle est un échange réciproque de services entre des individus de statuts sociaux inégaux (le "patron" et ses "clients"). Sous sa forme politique, il se traduit par une relation fondée sur l'échange de biens matériels ou symboliques et d'une protection contre un soutien électoral accordé à un notable par ses alliés. Tout compte fait, le clientélisme politique permet danalyser la politique du point de vue de son ancrage social et signifie quun lien dorigine privée, familiale, ethnique, régionale, primordiale, peut générer un lien dappartenance politique de nature civique et démocratique et en fournir les " cadres dexpérience " et la justification rationnelle. Cest ce que nous fait comprendre Jean-Louis BRIQUET à propos de la relation entre clientélisme et politique en Corse. Il écrit :
" Si les réseaux de sociabilité modèlent les groupements politiques locaux, cest que les solidarités quils impliquent dans lordre du domestique tendent à se reproduire dans lespace public. Si le vote répond à un service rendu, cest que lexpression dune opinion politique est perçue comme une réponse possible à lobtention dun bien matériel " .
Ainsi que nous pouvons le comprendre, le clientélisme est une modalité déterminante de socialisation politique et de fabrication d'allégeances politiques. Le rapport de clientèle peut se manifester soit dans les ruses de territorialisation étatique, soit dans les stratégies identitaires qu'expriment les liens de parenté ( respect, consanguinité, filiation, affection) ou travers l'amitié, le corporatisme professionnel ou académique, la religion. Au Sénégal, longtemps l'Etat s'est appuyé sur l'ethnie wolof et l'Islam, notamment dans le bassin arachidier, pour asseoir son hégémonie et obtenir le ralliement de la société. C'est cela que Mamadou Diouf appelle le "modèle islamo-wolof". Cependant, cette pratique d'encadrement tend à s'essouffler aujourd'hui. Elle ne réussit pas à maintenir à jamais sous tutelle définitive des marabouts et de l'Etat le monde rural, et encore moins l'espace urbain. Tout de même, l'Islam demeure un " capital social " au sens de Robert Putnam, une ressource importante de domination politique et de gestion de l'allégeance.
La question du pluralisme occupe de plus en plus les devants de la scène politique à cause de la résurgence de plusieurs facteurs liés à " lexpérience de la contingence, de la porosité, et de lincertitude dans les frontières territoriales et dans les identités nationales " .. Cette condition est accompagnée par les effets de la globalisation de la vie économique comme la mobilité transnationale, les multiples mobilisations politiques. De plus en plus, les identifications basées sur la race, le sexe, la nationalité, lidéologie éclatent. Cette situation est propice à lémergence du pluralisme, considéré comme un " ethos " de la tolérance, comme une idéal de vie démocratique.
Pour que des individus vivent ensemble en société, il importe quils sidentifient à des répertoires de valeurs, à des codes, à des symboles, à des significations et à des représentations imaginaires. Comme lécrit Cornélius Castoriadis : " ce qui tient ensemble une société cest le tenir ensemble de son monde de significations " . Il importe donc détudier le poids des représentations dans la production des pratiques politiques ou, selon la belle formulation de Bayart, comment " le buvard de limaginaire absorbe lencre de laction politique".
Au Sénégal, le jeu politique est travaillé par un imaginaire de la pluralisation, caractérisé par une théâtralisation permanente des différences. Clifford Geertz, étudiant lEtat à Bali, parlait dun "Etat-théâtre", où faire de la politique signifiait représenter à travers des cérémonies et des rituels de masse : " Le pouvoir servait lapparat, non lapparat le pouvoir". Il me semble que, toutes proportions gardées, lon peut analyser linvention du pluralisme au Sénégal, non comme la raison dêtre de lEtat, mais comme une force de représentation qui mobilise les partis, voire une exhibition dune " culture " de la contestation. En face de cette figure, il y a souvent une rhétorique de lunification qui traduit une volonté dhégémonie du parti au pouvoir et menace de phagocyter le pluralisme. Mais, il se manifeste toujours pour contrecarrer cette volonté dominatrice des résistances et des appels de pluralisme. Il apparaît alors que le jeu des partis politiques est caractérisé par une dialectique de la fragmentation (le pluriel) et de lintégration (lunité).
Il y aurait lieu de sinterroger sur la corrélation entre démocratie et pluralisme politique. Lexistence du multipartisme, avec la libre compétition des partis politiques, peut-elle être perçue comme un critère suffisant de légitimation démocratique ? . Lanalyse de la construction des allégeances politiques au Sénégal nous permet den douter.