ALLEGEANCES PARTISANES ET MULTIPARTISME :
ELEMENTS D'UNE PROBLEMATIQUE DE LA PLURALISATION DES
IDENTITES POLITIQUES ET DE LA LEGITIMATION DEMOCRATIQUE

 

par Antoine TINE

IEP/Paris

 

 

La question de l’allégeance politique est cruciale pour repérer dans une société donnée les modes d'identification et les usages de l’autorité. Nous sommes là au cœur de la théorie ou de la philosophie politique, dont la préoccupation principale est d’analyser comment se combinent au sein d’une collectivité le commandement et l’obéissance ou la capacité du pouvoir à créer du consentement et/ou de l’obligation politique. Pour qu’il y ait politique en effet, il faut que s’affirme un pouvoir qui réalise l’ordre ou l’unité et impose sa domination, que celle-ci soit acceptée ou subie. C’est ce que pensait Hobbes, dans le Léviathan . Selon lui le contrat social implique que le souverain, en vertu de son autorité, puisse exiger l’obéissance. Mais, ajoute t - il, ce n’est pas toujours le souverain qui possède l’autorité. Le souverain qui ne peut protéger, qui menace la vie des citoyens qu’il représente, ne peut et ne doit imposer l’obéissance. L’allégeance politique requiert la légitimité du pouvoir : " Obligo ergo protego " et vice versa. L’allégeance ne définit pas un statut. C’est une attitude, un sentiment ou un lien de loyauté par rapport une autorité ou un pouvoir politique. La relation qu’elle tisse ainsi est fondamentale ; elle donne de la légitimité au pouvoir politique en produisant du consentement. Un pouvoir politique ne peut être accepté que s’il suscite la crainte et la confiance, mobilisent les soutiens favorables à l’exercice de l’autorité publique et se révèle capable de répondre aux attentes des gouvernés ou du moins de gérer les désirs, les angoisses et frustrations qui traversent la vie sociale. Aussi, Philippe BRAUD peut-il écrire :

" Un régime politique ne survit que par la crainte qu’il suscite et l’adhésion qu’il sait mobiliser. Son action quotidienne se heurte à l’apathie, au mécontentement, voire à la colère. Pour se renforcer, il lui faut donner à croire et à rêver ; et s’il échoue, c’est dans l’indifférence, le tumulte ou la violence qu’il disparaîtra " .

Mais, le politique ne se consomme pas uniquement dans cette dimension verticale, qu’on peut appeler principe de souveraineté ou comme Olivier BEAUD " puissance de l'Etat " . Il y a aussi la relation horizontale du vivre ensemble, dont l’allégeance, qu’elle soit de "convenance " ou de "conviction " , est précisément la condition de possibilité et la charpente. L’adhésion qui vient du sentiment d’allégeance ne requiert pas la ressemblance entre le citoyen et l’Etat. En effet, elle n’implique pas une appartenance à une "communauté ethnique " : dans un Etat, les citoyens ne sont pas rassemblés dans un territoire, sous un pouvoir souverain, parce qu’ils se ressemblent et se choisissent.

Comment préserver alors un ordre politique si des volontés ne consentent pas à se soumettre à des obligations ou alors ne se trouvent pas prises dans des règles du jeu qu’elles ont elles- mêmes contribué à produire par le biais de leurs interactions ? Le problème du politique ne consisterait-il pas à chercher à savoir comment composer le hiérarchique et le consensuel de manière à fabriquer de l’unité dans la pluralité des opinions, des convictions et des perspectives de vie ? Difficile tache... En tout cas, pour que des individus d’une société puissent vivre ensemble, il importe qu’ils s’identifient à des répertoires de valeurs, à des codes, à des procédures, à des significations, fussent-elles imaginaires. Comme l’écrit Cornélius Castoriadis : " ce qui tient une société ensemble c’est le tenir ensemble de son monde de significations "

Cependant, tout être ensemble est fragile, fragmentaire, lacunaire et problématique. Ainsi donc l’allégeance n’est pas une identité figée. Il y a sans cesse des compositions et recompositions d’allégeances, de multiples stratégies d’identification politique, au gré de ce qui est vécu comme (é) preuve de légitimation ou perçu comme telle. Dans un régime de démocratie pluraliste, les partis politiques peuvent être considérés comme des instruments de cette formation des identités politiques et d’expression des positions conflictuelles qui traversent la société. Cette fonction contraint les partis à engager vis-à-vis de leurs électeurs réels et putatifs un véritable travail de légitimation. Il y va de leur crédibilité, c’est-à-dire de leur capacité à représenter des groupes de citoyens et de désigner des individus aptes à entrer en compétition pour " la conquête de trophées politiques " .

Comment se présente au Sénégal cette dialectique dynamique allégeance / légitimité dans le contexte d’une histoire de démocratisation et d'un déficit de crédit du politique ? Quelles conceptions de l’identité et de la différence transparaissent à travers les pratiques de " ralliement " et les tactiques d’ " encadrement " ? Que signifie au fond être terrritorialisé au Sénégal ? En vertu de quoi les allégations et pratiques des partis politiques sont-elles capables d’entraîner l’obéissance ?

Une précision méthodologique : il n’est pas question ici de répondre à la question métaphysique et normative : " quels sont les principes premiers qui fondent la légitimité politique et justifient l’allégeance citoyenne ? ". Suivant une approche s’inspirant de Max Weber, nous voulons considérer les activités des partis politiques comme des types de domination soulevant des prétentions à différents types de légitimité selon les modalités concrètes d’allégeances partisanes et de relations au pouvoir que les partis politiques eux-mêmes génèrent . Tout en se gardant de l’illusion métaphysique du normativisme, nous espérons contribuer à formuler des éléments socio-politiques propres à constituer une " matrice morale du pouvoir légitime " .

Il nous sera loisible d’examiner ici la problématique des allégeances partisanes en lien avec celle de la légitimité démocratique. Nous verrons que la formation des identités politiques obéit au principe du pluralisme, qu’elle se réalise à travers de multiples clivages et réseaux nationaux ou transnationaux, se situant ainsi dans une sorte d’entre-deux : elle est à la fois reconnaissance de la territorialisation (la souveraineté étatique) et dé- territorialisation ou contestation d’une conscience nationale. En d’autres termes, le processus d’identification politique, censé soumettre l’individu à un pouvoir impérial , est bien complexe. En tout cas, il n’est pas réductible à une simple homogénéisation des identités, car il y a toujours dans l’individu-citoyen un je-ne-sais-quoi de besoin de déborder les frontières rigides d’un " Etat absolutiste " et nationaliste.

En démocratie, l’individu, même quand il accorde sa loyauté à une autorité politique, demeure toujours libre de la retirer au profit d’une autre. De toute façon, l’adhésion à un parti politique n’échappe point à l’ambiguïté et à la fragilité de ce qui se construit dans le temps et l’espace, en d’autres termes de ce qui a une dimension territoriale : bien prétentieux qui peut prédire que ce qui est valable ici et aujourd’hui le sera demain dans d’autres circonstances ! Youssou Ndour, un musicien sénégalais, a raison de répéter que "ces temps-ci et ces temps-là (de nos ancêtres) sont différents ". Et d’ailleurs, les loyautés politiques ne sont-elles pas variées, éclatées à l’image de l’individu lui-même ? L’allégeance partisane, celle qui est une fabrique sociale de la légitimité démocratique, ne saurait être un consensus forcé ou du ressort d’une "théologie politique " de la soumission absolue à une souveraineté absolue . Il ne faut pas comprendre le mouvement de formation des identités partisanes dans une vision par trop dogmatique et passive de l’obéissance.

I - PLURALISME POLITIQUE ET IDENTITES PARTISANES.

L’analyse des partis politiques considère l’action politique, non pas du point de vue singulier de l’individu, mais du point de vue de l’interaction des groupes en concurrence politique, c’est-à-dire en "lutte pour le principe légitime de légitimation et, inséparablement, pour le mode de reproduction légitime des fondements de la domination". Il s’agit donc d’observer et d’analyser les dynamiques et les contraintes du "champ politique " au sens que Bourdieu donne à cette expression, c’est-à-dire l’espace-temps de la compétition politique, électorale en particulier et d’énonciation des règles du jeu politique. Pourtant, nous ne saurions nous limiter à une analyse systémique du politique, au point de reléguer aux oubliettes la place de l’action des acteurs individuels dans la formation des problématiques politiques. Embrassant l’individuel (ou la multiplicité des acteurs politiques) et le collectif (ou l’unité que représente le système des partis), nous cherchons à examiner le processus pluriel de formation des identités partisanes, c’est-à-dire comment se façonnent les allégeances partisanes.

C’est que les partis politiques sont, dans une société traversée par des clivages multiples, des lieux de réactivation des appartenances plurielles des individus - religieuse, familiale, tribale, parentale, professionnelle, sexuelle- et d’instrumentalisation de ressources diverses pour conquérir ou renouveler la légitimité sociale. Les partis- chaque parti- revendiquent le droit de représenter les citoyens d’un Etat et celui de sélectionner les dirigeants, aptes à briguer des postes politiques. Pour ce faire, ils utilisent différentes "stratégies de légitimation ", qui s’appuient sur des relations clientélaires et de multiples mobilisations concrètes de symboles adaptés à leurs militants. Selon Jacques LAGROYE, les légitimités sont variées. Il distingue deux modalités de légitimation :

1) - la légitimation du droit à représenter les citoyens et

2) - la légitimation à sélectionner les dirigeants politiques.

D’un côté, les partis revendiquent, chacun pour sa part, le monopole de la représentation politique légitime et se placent sous le jugement des électeurs, seuls en mesure de leur reconnaître, par la voix des urnes, la qualité de représentants. D’un autre côté, il s’agit de prétentions des élites partisanes, qui se présentent elles-mêmes comme aptes à gouverner en vertus de leurs qualités politiques ou morales, de leurs compétences professionnelles, de leurs propriétés sociales et de leurs ressources. Les partis politiques se disent des "partis de modernisation " ou des "partis exprimant et réalisant la volonté d’élites modernistes".

Il serait sans doute intéressant de souligner ce que signifie, du point de vue de la portée de la représentation politique, l’affrontement de ces deux modèles contradictoires (et non contraires) de légitimation. Deux propositions peuvent être avancées : d’une part, la prétention d’occuper des mandats politiques ne saurait en lui-même tenir lieu de critère suffisant de légitimité démocratique. Il peut, tout au plus, être considéré comme principe et motif qui fonde une allégeance partisane, c’est-à-dire ce qui pousse des citoyens à se réclamer de tel ou tel parti. D’autre part, la légitimation la plus déterminante est celle qui est donnée par le travail des urnes, celle qui reconnaît à un parti le droit de représenter des citoyens. C’est cette légitimité des représentants qui établit la "vérité " des prétentions dont se prévalent les partis, quand ils sont engagés dans des stratégies de compétition électorale. L’accès à des fonctions de représentation politique constitue pour chaque organisation politique un gage de légitimité démocratique, une reconnaissance de sa valeur.

En définitive, les deux modalités de légitimation sont certes contradictoires : la première est d’ordre "objectif" et a pour auteurs les citoyens ; la seconde est d’ordre "subjectif" et a pour auteurs les partis eux-mêmes. Toutefois, elles se complètent, car il est difficile de concevoir le succès aux élections sans la prégnance des prétentions des candidats (leur éligibilité) et la qualité des ressources que mobilisent les membres d’une organisation politique. Par ailleurs, le poids de la représentativité politique donne un supplément de légitimation aux hommes et femmes qui appartiennent à un parti politique :

" (...) les élus peuvent se prévaloir de leur propre légitimité de "représentants du peuple ", légitimité dont ils font bénéficier leur organisation s’ils tirent inversement parti de la légitimité de celle-ci : la légitimation des partis n’est pas dissociable de celle des représentants qui se réclament d’eux ; et pas davantage de celle de leurs dirigeants."

Prenons garde cependant de fétichiser la légitimation électorale des représentants. L’élection ne suffit pas à garantir la légitimité démocratique d’un pouvoir politique. Elle en est le principe et la promesse. Certes, dans les démocraties modernes, l’instrument de légitimation par excellence est l’élection . Toutefois, il reste à vérifier que l’exercice du pouvoir corrobore ce qui le fonde, en l’occurrence qu’il est porteur d’efficacité, de stabilité politiques et qu’il emporte le consentement des citoyens dans leur grande majorité. Dans un régime multipartisan, il est capital que la représentation parlementaire soit le signe d’une légitimité des partis, car "l’injustice dans la représentation menace la stabilité du système politique".

Pour utiliser la terminologie d’Isaiah Berlin, nous pouvons penser que la sanction électorale donne une "légitimité de principe ". C’est l’adoption de règles et la mise en œuvre de procédures favorisant le pluralisme et la participation effective des citoyens qui confère aux représentants une "légitimité d’exercice ". Le vote n’est donc pas un sceau définitif et indélébile de légitimité démocratique. Du reste, quand les gens votent, ils ne le font pas nécessairement parce qu’ils croient que le programme qu’on leur présente est le meilleur ou que les candidats qui demandent leurs suffrages les convainquent par leurs idées. De plus en plus aujourd’hui, le vote - manifestation routinière du suffrage universel- est l’expression d’une mélancolie et d’un dégoût face à la situation actuelle. D’où l’abstentionnisme massif qui entoure cet acte. D’année en année, le vote mobilise très peu la population, parce qu’il n’est pas transparent et qu’il ne traduit pas l’aspiration au changement social. Quand le vote ne répond pas aux appels de pluralisme de la société et qu’il trahit les espérances du vécu des citoyens, il y a lieu de se poser des questions. Certes, l’issue des urnes n’est pas la traduction automatique des aspirations citoyennes - encore qu’il est difficile de les mesurer ou de les quantifier- ni le reflet du vécu social. Cependant, quand les élections sont régulièrement sujettes à caution, comme au Sénégal, on ne peut pas manquer de s’interroger sur sa sincérité et de douter de sa puissance légitimatrice : et si l’élection était le signe d’un vide de légitimité ? Tout au plus, le vote ne donne qu’une " légitimité formelle " ou la légalité. Il convient de distinguer légitimité et légalité :

"la légitimité d’un régime ne se réduit jamais à la légalité, ou si l’on préfère à la "légitimité formelle" des dirigeants et de leurs actes. On peut concevoir que légitimité et légalité s’opposent parfois ; dans tout régime de droit, elles tendent cependant à coïncider ; mais en tous les cas la légitimité apparaît comme plus complexe et plus fondamentale que la régularité formelle. Plus complexe d’abord, car la légitimité n’est pas sans rapport avec la durée du régime. (...). Si la légitimité tient pour partie à la durée d’un régime, elle a également besoin de l’accord des sujets, des élites notamment, et plus largement des populations. (...). La légitimité est aussi plus fondamentale que la légalité : elle sert de justification à des contestations du droit positif, au nom d’un droit supérieur fondé sur la justice, l’équité et les prescriptions irréfutables de la conscience " .

D’ailleurs, ne faut-il pas renoncer à concevoir la légitimité d’une façon homogène et en dehors de la multiplicité des allégeances partisanes ? On peut faire l’hypothèse qu’il y a des légitimités plurielles et que la légitimité d’une organisation politique est fonction des effets de positions des individus dans le champ politique, de l’efficacité des relations clientélaires que ceux-ci entretiennent, de leur degré de représentativité sociale, c’est-à-dire de leur capacité de mobiliser les forces sociales. L’allégeance partisane est fonction de la présomption de compétence sociale et politique dont bénéficient les élites d’un parti, c’est-à-dire de la relation de confiance ("trust ") qui existe entre les dirigeants et les militants, voire tous les électeurs potentiels.

La légitimité démocratique des représentants d’un parti est variable. Elle est soumise au changement, à la contingence de la compétition politique et des allégeances partisanes. C’est que, en régime démocratique, la conquête du crédit politique ne repose pas ni sur une uniformisation des pratiques, des croyances ni sur des arguments d’autorité, du type de ceux qui ont cours dans le monopartisme : de gré ou de force, tout le monde est tenu d’appartenir au parti unique ! Dans la perspective de la variété des processus d’identification partisane, il est illusoire de penser l’allégeance partisane d’une façon homogène et intemporelle. En fait, il faut tenir compte de deux facteurs :

A - L’ALCHIMIE DES CIRCONSTANCES DE TEMPS, DE LIEU ET DE PERSONNE

La légitimité accordée à une organisation politique est circonstancielle, contingente et mobile, car elle est tributaire des choix, des préférences du moment et des conjectures historiques. En effet, elle suit, selon une conception de Machiavel, les vents de la " fortuna " et de la " virtù " . Voilà pourquoi les allégeances politiques sont réversibles. Les mutations dans le champ politique sénégalais le montrent à suffisance : ce qui est désigné sous le nom de "transhumance politique " n’est-il pas l’indice que le politique est polymorphe et que l’allégeance accordée à un groupe politique obéit à une "morale du provisoire"; elle est propice aux variations de l’histoire, au jeu complexe des opportunités et se transforme sous "l’aiguillon de la nécessité " du moment favorable. C’est que l’allégeance politique est une ruse, une tactique de positionnement. Aussi, convient-il d’être souple dans l’analyse de la formation des identités politiques.

En outre, la légitimité est corrélative à l’allégeance partisane d’un individu, c’est-à-dire à l’ensemble des liens ou relations - clientélaire, idéologique, familiale, sexuelle, primordiale - qui l’identifient au sein de la scène politique. Le choix de soutenir un groupe politique dépend de la capacité de ce dernier à répondre, d’une façon efficace, aux besoins "oiko-nomiques " de ses adhérents (selon l’ordre de la maison ou du privé). Souvent, ces besoins sont articulés sur la famille, sur les exigences de la vie privée et de l’économique. Les Grecs appelaient cette dimension l’"oikos ", "maison ". Cet espace vital propre à une communauté d’individus, la famille, le lieu de la domesticité sociale et politique, n’est pas à négliger pour comprendre le caractère opportuniste et dynamique des allégeances partisanes. La formation des allégeances partisanes n’est-elle pas l’espace et le temps d’un certain "marchandage " politique suivant des critères "économiques " (au sens étymologique), de la compétition des partis politiques sur le "marché des biens électifs " ? De ce point de vue, l’ " économique ", comme sphère du privé, de la "maison " et pas seulement des échanges et de la production des richesses, est de toute importance, car il permet d’enraciner la légitimité politique dans les préoccupations quotidiennes. L’évocation de la dimension de l’oikos renvoie aux nombreuses intrusions de la sexualité dans le champ politique : la femme, qui joue un rôle non négligeable dans la gestion des logiques domestiques, demeure un enjeu de pouvoir politique. Des historiens ont bien montré que la légitimité politique résulte bien souvent de la valorisation de qualités "économiques " bien spécifiques, se rapportant à des formes de clientélisme, relatives à la gestion de problèmes domestiques concernant la subsistance matérielle, la sexualité, la santé, la maladie et générant des gains économiques au profit de "clients ". Paul VEYNE soutient ainsi que l’obligation du don ou l’évergétisme à Rome comme en Grèce tend à fonder la légitimité d’une race de notables et à "exclure ceux qui ne peuvent pas exhiber en toute occasion les mêmes qualités qu’eux " .

B - LE PLURALISME DES IDENTITES POLITIQUES

La légitimité n’est ni homogène ni irréversible. Elle suppose un consensus sur le pluralisme et l’existence de multiples processus concrets, où sont valorisés le débat démocratique et la compétition ouverte entre les prétendants aux postes politiques. N’est-ce pas ce que les Grecs désignaient sous le concept d’ " agora ", l’espace public où les individus peuvent se rencontrer pour échanger, discuter et former des entreprises et des associations ? C’est cette exigence de pluralisme politique qui fonde ce qu’on appelle depuis le XVIII è siècle d’un terme qui prête souvent à confusion, " la société civile ". Le pluralisme démocratique ne saurait être réduit à l’apparition du multipartisme ni à la pratique d’élections compétitives ni à l’installation d’institutions représentatives comme l’Assemblée Nationale, le Sénat.

"Le passage à la démocratie implique beaucoup plus que l’adoption et l’utilisation effective d’institutions démocratiques. La démocratisation des institutions constitue certes un préalable, mais aucune institution n’est intrinsèquement démocratique. La démocratisation suppose également une transformation profonde des rapports de domination. "

Le pluralisme partisan est certes un indice nécessaire d’une volonté de pluralisme démocratique, mais il doit être relayé par des espaces-temps d’apprentissage de savoir-faire citoyens (l’acte de voter, l’éducation aux devoirs et droits du citoyen) et la croyance que la démocratie doit être l’unique règle du jeu politique. Les partis politiques comme les autres types d’agences politiques (associations, groupes d’intérêt, organisation de défense des droits de l’homme...) ont tous pour fonction de contribuer à former, chacun à sa manière, le citoyen. Il convient donc de se départir de la dichotomie simpliste entre parti politique et société civile. De même que les organisations dites de " société civile " n’ont pas l’apanage de l’indépendance, de même le parti politique ne saurait prétendre occuper tout le champ de construction des identités politiques, de la représentation démocratique et de participation au pouvoir.

En démocratie, une organisation totalitaire, qui réclamerait, pour elle seule, le monopole de la représentation, ne saurait être légitime. Il faut reconnaître que bien souvent les partis politiques, quels qu’ils soient, sont peu portés vers la défense radicale de cette exigence pluraliste. Si les partis n’ont pas gagné la légitimité dont se pare le pluralisme démocratique, c’est qu’ils apparaissent comme des organisations "disciplinaires", soucieuses de garantir l’ordre ou l’unité de la collectivité politique. On peut encore évoquer la fameuse thèse de Roberto Michels, connue sous le nom " la loi d’airain de l’oligarchie". Malgré les objections qu’on peut adresser contre la théorie de Michels, il est difficile de nier le caractère oligarchique et conservateur des partis politiques. En effet, ceux-ci, à mesure qu’ils croissent, se transforment très vite en "appareils idéologiques" (Louis Althusser), en structures bureaucratiques. Ils se caractérisent alors par la volonté de réguler la compétition politique et de discipliner l’expression du pluralisme. Aussi paradoxal que cela puisse paraître, le pluralisme démocratique représente une difficulté face à la tentation hégémonique des partis politiques. Pourtant, c’est le pluralisme qui fonde l’être partisan. Mais, l’institutionnalisation partisane du pluralisme tend à figer les opinions et à réduire la portée du "fait du pluralisme". Le pluralisme démocratique dépasse la configuration partisane et n’est pas équivalent à la simple arithmétique des partis politiques :

" (...) tantôt analysé comme instrument de division d’un politique unifié, tantôt compris comme négation de la pluralité du politique, le parti est dans tous les cas placé aux origines d’une question qui pourtant le dépasse. Il est l’impensé de la démocratie parce que le pluralisme lui-même est l’impensé du politique " .

Contradictoire l’articulation entre pluralisme et identités partisanes ? Si l’on voit la formation des allégeances partisanes comme un processus de rassemblement et d’intégration politique l’on comprend comment cette modalité contribue à réduire les frontières et les poussées d’un pluralisme agonistique. Il faut prendre garde d’exagérer cette contradiction ou de s’en offusquer, en faisant du système des partis un lieu de dénégation du pluralisme. N’est-il pas plus juste de considérer que cette contradiction, plutôt que d’être négation absolue du pluralisme, est constitutive du politique ? La contradiction réside en ce que le politique demeure tendu entre deux exigences, l’unité et la pluralité, l’identité et la différence, le plein et le vide. De là le paradoxe du politique. Le pluralisme suppose l’exercice de la libre concurrence des idées et des représentations, pouvant mener au "polythéisme des valeurs " , des choix, et des identités partisanes. L’idée du pluralisme se présente comme un fondement de la démocratie. Pourtant, au même moment elle affirme que rien n’est fondamental ; elle se pose en s’opposant à elle-même. L’argument du pluralisme, l’absence du fondement, peut-il être appliqué à l’idée même du pluralisme ? Le pluralisme ne serait-il pas, en son principe, auto-contradictoire ou en tout cas ambigu ? N’absolutisons pas cette question de logique philosophique : le pluralisme accepte le principe de contradiction. Il est vrai que le pluralisme est non seulement en butte à toutes sortes de fondamentalismes, mais peut lui-même devenir un fondamentalisme. Le pluralisme et la recherche du fondement de l’action appartiennent à la même matrice. Ce qui est rejeté à travers l’exigence de la pluralité, ce n’est pas l’idée du fondement en soi, mais une certaine dogmatisation du fondement, qui consisterait à dire qu’il y a un seul principe du croire et du savoir, comme dans "l’Etat théologien" que dénonce à juste titre Achille MBEMBE .

Pour une vue plus modérée, nous proposons d’articuler la recherche du pluralisme à l’existence de pôles de consensus politique, signes de réussite de procédures de légitimation et d’adoption de règles publiques d’action. Une société politique ne peut se réaliser dans la confusion chaotique des identités partisanes. La reconnaissance de la pluralité des allégeances partisanes n’est pas une absolutisation outrancière des différences politiques. Un pluralisme non régulé peut exposer la société au syndrome de Babel ou à un individualisme atomistique.

Voici quelques repères théoriques pour penser la dialectique allégeance-légitimité démocratique. Cette esquisse conceptuelle a permis de montrer que les identifications partisanes, loin d’être figées et homogènes, sont plurielles et sont au cœur du "travail de légitimation". Il nous sera loisible d’approfondir l’étude de cette problématique en examinant de plus près ce que l’on appelle le primordialisme et le clientélisme, que nous pouvons considérer comme deux modalités de formation et d’entretien des allégeances politiques. Du reste, l’allégeance, qu’elle soit ou non primordiale, ne relève-t-elle pas plus d’une stratégie d’identification que d’une appartenance naturelle ?

C - STRATEGIQUE ALLEGEANCE...

1 - C’est quoi le primordial ?

Le terme primordial est d’Edward SHILLS qui, dès 1957, l’utilise pour poser sa thèse sur l’importance des groupes primaires dans l’intégration et la reproduction de la société globale. Pour Shills, ce qui guide l’homme ordinaire dans ses conduites quotidiennes ce n’est ni une idéologie abstraite ni une vision cohérente du monde, mais son implication dans des liens personnels dits primordiaux. Ces attachements sont caractérisés par l’intensité de la solidarité qu’ils suscitent de par leur force coercitive, de par les émotions et le sentiment du sacré qui leur sont associés.

Si la paternité du lexique revient à Shills, c’est néanmoins à KALLEN qu’il faut se référer pour la théorisation du phénomène primordial. Celui-ci, dans un essai sur le pluralisme culturel en 1915, faisait de la ressemblance intrinsèque entre individus partageant un héritage culturel commun (même s’ils ne l’ont pas choisi), la source d’attachements primaires et fondamentaux. Ces attachements tissent des relations d’appartenance et/ou de solidarité fondées sur des critères comme la race, l’ethnicité, la religion, la nationalité, la parenté, la langue, la région, le gender, la sexualité... Le primordialisme postule une spécificité de ces modes identitaires, notamment le caractère ineffable, évident, irrationnel et profondément ressenti des sentiments qu’ils inspirent.

Aujourd’hui, l’un des auteurs les plus pertinents de cette théorie primordialiste, c’est Clifford GEERTZ. Il postule l’existence des liens primordiaux comme des identités culturelles dérivant de sentiments d’affinité naturelle plus que de l'interaction sociale. Ces relations font appel à des modes de loyauté concurrentiels à la loyauté civique, qui est une construction historique.

Notons que DURKHEIM voyait dans la solidarité des liens primordiaux la base de la formation du lien social. Ce qui crée selon lui la solidarité, ce n’est pas la coopération, mais " des forces impulsives comme l’affinité du sang, l’attachement à un même sol, le culte des ancêtres, la communauté des habitudes " . Ce disant, Durkheim fondait le lien politique à partir de la société et non à partir de l’individu.

De nos jours, le primordialisme est considéré comme une théorie anthropologique controversée. La critique de ses thèses apparaît nécessaire pour une reconceptualisation des notions d’ethnicité , d’identité, de nationalisme et donc pour une nouvelle problématisation de la question de l’allégeance politique. Plusieurs objections peuvent être formulées contre la théorie primordialiste :

1)- Le primordialisme néglige le politique. Il fait comme si les identités primaires et les solidarités ethniques étaient homogènes et étaient des variables explicatives indépendantes ou autosuffisantes. Or, celles-ci sont mixtes. Elles ne sont pas, non plus, des propriétés essentielles transmises dans et par un groupe, en dehors des dynamiques internes et externes du jeu politiques, c’est-à-dire par exemple les luttes de pouvoir, d’influence et les relations avec les autres - amis ou ennemis - les " out-groups ". Peut-on véritablement établir que les attachements primordiaux sont des substances spécifiques et innées ? Ne sont-ils pas des construits sociaux, produits de l’environnement historique, économique et politique dans lequel évoluent les individus et les groupes ?

2) Le postulat primordialiste définit l’ethnicité en termes de traits primordiaux qui, à leur tour, sont utilisés pour expliquer l’ethnicité comme lien primordial. Ce disant, la spécificité postulée n’est pas clarifiée, puisque le même est expliqué par le même. Il y a donc tautologie. Dans leur ensemble, les théories primordialistes ne rendent pas compte de la "complexité sociale", enfermant l’individu et le groupe qui s’en inspirent dans une sorte d’universalisme autarcique et figé du particulier culturel, ethnique, religieux, linguistique ou sexuel. Or, les identités individuelles et communautaires, lors même qu’elles sont culturelles, ne sont ni a priori ni ineffables. Elles sont constamment en mutation, en situation de composition et de recomposition. Elles se font et se défont, évoluent, se transforment. Elles peuvent être, selon la théorie de Bourdieu, des "habitus", c’est-à-dire des dispositions engendrées par la socialisation et l’expérience commune.

Cela étant, il est difficile de nier l’existence de tout lien primordial. L’ethnicité par exemple n’est ni une fiction idéologique ni une pathologie culturaliste. Cependant, il est illusoire de la figer dans des caractères intrinsèques ou de la substantialiser par un discours ontologique, cherchant à en donner l’essence intemporelle ou le " quid proprium " permanent. Il me semble que les liens primordiaux sont des lieux de la "construction sociale de la réalité" et traduisent des manières d’identifications, relevant non de contraintes allant de soi, mais de choix stratégiques. L’allégeance n’est jamais acquise d’emblée "ne varietur". Elle est le résultat d’une conduite rationnellement orientée par des acteurs, individuels ou communautaires, bien situés sur l’échiquier social, politique et économique d’un pays, occupant des territoires et des positions de pouvoir bien définis. Elle est moins l’expression d’une identité primordiale qu’une stratégie de mobilisation en vue de la conquête du pouvoir.

A titre d’exemple, on peut observer que le vote au Sénégal se fait en partie selon le répertoire des allégeances primordiales de type ethnique, religieux, régional. Sans doute, convient-il d’éviter de privatiser ou de primordialiser à outrance le politique en le réduisant aux frontières d’une subjectivité identitaire. Néanmoins, comme le montre Christophe JAFFRELOT pour ce qui est de l’Inde, le ressort communautaire du vote n’est pas absence de rationalité politique ni déviance démocratique . D’ailleurs, l’ethnicité n’est pas en soi un dysfonctionnement social. Il est pertinent, dans des sociétés où la donne ethnique est déterminante, d’institutionnaliser politiquement cette " distinction " sociale. C’est là un moyen de reconnaître la vérité des clivages sociaux comme condition de possibilité des modes d’identifications politiques. Cependant, il n’y a pas forcément stricte adéquation entre réalités sociales et stratégies politiques. Celles-ci ne sont pas la simple répétition de celles-là. En tout cas, le primordial ethnique n’est pas un mal politique. Qu’il s’exprime, il n’y a là rien de suspect ni de diabolique. Là où le bât blesse, c’est quand l’ethnicité devient un critère unique et tyrannique de discrimination, d’allégeance et d’exclusion. Elle devient alors " espace de racisme " et de xénophobie. Et alors, en ce moment là la tyrannie vient se substituer à la démocratie. Les génocides au Rwanda et en ex-Yougoslavie sont là pour illustrer le drame d’une telle ethnicisation de la politique.

Tel n’est pas le cas au Sénégal, parce que l’identification ethnique n’y est pas une variable déterminante des choix politiques . Il y a une relative harmonie ethnique, résultat d’un grand travail d’intégration nationale, d’identification nationale. Ce travail est un projet politique de fabrication d’une unité collective, de " bricolage symbolique " d’une identité culturelle. La négritude senghorienne a été pendant longtemps la matrice idéologique de cette œuvre de création d’une mémoire collective grâce à laquelle a émerge la fiction fondatrice d’un "homo senegalensis " appelé à dépasser les contingences ethniques, religieuses, linguistique et des micro-espaces pour adhérer à un universel sénégalais transcendantal, postulé comme " communauté de destin". Par-là, le discours nationaliste en tant que rhétorique identitaire est un instrument de légitimation socio-politique et un mythe fondateur :

"La nation est mythe, histoire qu’on se raconte, mémoire qu’on se fabrique : elle est avant tout catégorie discursive qui ne dit pas le réel mais le crée, l’invente, l’imagine " .

Cependant, une observation attentive du champ politique sénégalais montre qu’il y a régulièrement des revendications identitaires de type ethnique et/ ou religieux. La rébellion casamançaise en est un exemple. Le compromis national sénégalais n’est pas définitif. Il n’est pas irréversible. L’identité politique sénégalaise se dit de plusieurs manières, car il n’y a pas de référent unique. Du reste, n’assiste - on pas aujourd’hui à une crise du nationalisme sénégalais et du rapport au pouvoir politique ? C’est dans ce contexte critique qu’il convient de poser le problème de l’allégeance politique au Sénégal, dans un Sénégal en quête de plus de démocratie. Le rapport du Sénégalais au politique est ambigu. et se joue dans une sorte de " dialectique du oui et du non " ("Sic et non" : Abélard), sur fond d’une crise des repères, des valeurs et des terroirs qui portent les allégeances politiques et sociales.

2 - L’allégeance ambiguë : entre territorialisation et dé-territorialisation

Aujourd’hui, devant la dégradation dramatique de leurs conditions de vie et les fréquentes supercheries du jeu électoral, beaucoup de Sénégalais en viennent à penser que leur pays est en régression démocratique. Les fabrications idéologiques qui ont accompagné le processus de légitimation de la démocratie sénégalaise se révèlent de moins en efficaces. Il y a aujourd’hui un sentiment de frustration politique et d’une démocratisation confisquée. De plus en plus, l’on assiste aujourd’hui à une remise en cause de la fiabilité des institutions et de la porosité du système politique : le " contrat social sénégalais" est brisé. Il apparaît aujourd’hui que la démocratie sénégalaise participe en partie à une logique d’affabulation et de simulacre , car elle ne donne lieu ni à des élections régulières ni, encore moins, à la possibilité d’une alternance démocratique. En conséquence, la politique manque de crédit, souffre d’un déficit symbolique, balançant sans cesse entre le flou et l’instable, l’ordre et le désordre, l’aléatoire et le contradictoire.

En ces temps de "désenchantement de la liberté " et de scepticisme généralisé, que signifie faire allégeance au pouvoir politique ? Quel rapport au politique, à la territorialité politique, que matérialise et / ou représente l’obéissance à l’autorité souveraine d’un Etat ? Il est question de ruse dans la construction et la mobilisation des allégeances politiques. En ces temps de déception, l’engagement politique revêt des formes plus subtiles et les allégeances qui s’expriment sont parfois plus de convenance que de conviction. D’où son ambiguïté : ici, le ralliement à une cause partisane n’est pas nécessairement une preuve de légitimation ni un chèque en blanc accordé aux hommes politiques leur permettant d’agir à leur guise. Désormais, la coexistence sociale demeure incertaine, poreuse et marquée par un polythéisme de postures et de stratégies identitaires. S’il y a encore allégeance, celle-ci est plus le signe d’une fonction hégémonique de l'Etat que l’économie d’un devoir de loyauté envers les classes dirigeantes. On peut penser que la production de l’allégeance politique conjugue deux effets contradictoires (et non contraires) : 1)- la territorialisation ; 2)- la dé-territorialisation.

Qu’est-ce au juste territorialiser? C’est à la fois occuper une terre nourricière ("terra") et exercer une violence ("terrere"), celle par exemple de l’Etat, dont Max Weber dit qu’il a le "monopole de la violence physique légitime". Faire donc allégeance politique, c’est être conduit - de gré ou de force - à appartenir à un territoire, c’est-à-dire à tisser à travers des frontières des liens de domination, se sentir solidaire d’une population soumise à l’autorité d’un pouvoir qui détient le principe de souveraineté. C’est, selon Rousseau, le rapport convenable entre la population et l’étendue du territoire donne la véritable grandeur d’un Etat :

"Ce sont, écrit-il, les hommes qui font l’Etat, et c’est le terrain qui nourrit les hommes ; ce rapport est donc que la terre suffise à l’entretien des hommes, et qu’il y ait autant d’habitants que la terre en peut nourrir. (...) s’il y en a pas assez, l’Etat se trouve pour le supplément à la discrétion de ses voisins ; c’est la cause prochaine des guerres offensives".

Faire allégeance à un pouvoir politique implique de recevoir de lui la subsistance matérielle, la sécurité physique et l’obligation politique (devoirs civiques)... C’est dans cette mesure qu’un pouvoir politique peut avoir l’adhésion des individus et obtenir d’eux qu’ils lui reconnaissent le maximum de force ou d’autorité dont il a besoin pour exercer sa domination. En tant qu’ expression territoriale, l’allégeance est un construit social ou le "  résultat d’une tentative faite par un individu ou un groupe d’affecter, d’influencer ou de régir des personnes, des phénomènes en délimitant et en contrôlant une aire géographique".

L’avantage d’une telle identification - fût-elle précaire et instable - c’est de rompre le cercle de l’individualisme solipsiste et de favoriser l’émergence d’un ordre social et politique, "la constitution de la société" , dans laquelle peut s’exercer, comme le théorise Anthony GIDDENS, la "dualité du structurel ", au sens où les règles et les ressources mobilisées par les acteurs sociaux dans la production et la reproduction de leurs actions sont en même temps les moyens de construction et de consolidation du système social concerné.

Néanmoins, être territorialisé ne suffit pas à identifier d’une façon définitive et totale, dans le temps et dans l’espace, un individu et / ou un groupe. Les limites de mon identité et de mon monde, pour paraphraser Wittgenstein, ne sont pas confinées aux frontières de mon territoire. Un individu est toujours au-delà de son masque social, de son personnage. Un groupe transcende toujours son " nous " collectif ou précisément il ne se perçoit comme telle que s’il sort de lui-même, face à un " eux " ou à une altérité. Bref, l’identité se dit au pluriel et les appartenances sont multiples. La pluralité des identités indique qu’il existe divers lieux et manières de territorialisation, allant des relations formelles dans des institutions à celles plus informelles du genre relations de sociabilité, d’amitié, de voisinage... Malgré les possibles dérives identitaires et fondamentalistes, il est périlleux de réduire l’allégeance politique à sa déclinaison nationaliste, au poids de valeurs pérennes et au pôle unique d’une inscription définitive dans un Etat-nation. Il me semble plus judicieux d’essayer de saisir le jeu complexe des "engagements situationnels" d’un individu et/ou d’un groupe, la diversité des terroirs qu’il est amené à occuper. Prendre donc acte de la pluralisation de " l’imaginaire national" et du fait territorial, c’est analyser la politique du point de vue des temps et contretemps de ses manifestations ou en fonction de la relativité spatio-temporelle qui la caractérise. Ce faisant, on choisit de saisir la variété des trajectoires historiques corrélativement à la polysémie des allégeances politiques qu’imposent les différentes stratégies identitaires, ce qui donne lieu à des conflits et à des luttes d’influence. Du reste, conçue comme une expression de la territorialité, l’allégeance politique est toujours liée à une histoire, à une culture, à un contexte local-global, " entre le plus local des détails locaux et le plus global des structures globales " . C’est dire qu’elle est contestable, fragile, relative. Elle peut être remise en cause. C’est cela que l’on appelle ici la déterritorialisation du politique.

Au Sénégal, l’Etat n’a pratiquement jamais réussi à enrôler toute la société sous son drapeau. Même s’il s’est longtemps imposé comme le centre d’un réseau de relations personnelles et d’alliances, cet Etat est dans l’ensemble inachevé ou à "polarisation variable", selon l’expression de Guy Nicolas. Ce manque d’"intégralisme" a rendu possibles les pratiques de dé- territorialisation, d’escapade et de remises en cause de l’autorité de l’Etat. Pour étayer ce propos, on peut se référer aux capacités sociales de se situer en dehors des obligations politiques que stipule l’Etat, en l’occurrence les mouvements de contestation et d’" indocilité " qui travaillent de temps en temps la société sénégalaise et brisent les bases du consensus national. Ce sont les grèves des travailleurs, les émeutes urbaines post-électorales, les mobilisations des jeunes et les non moins importantes revendications paysannes ("malaise paysan", refus de l’impôt...). Par ce biais, se forment d’autres espaces d’expressions de la différence où certains acteurs investissent le champ politique traditionnel, le subvertissent et en modifient la territorialité, parfois de manière non pas détournée mais ouvertement agressive. Des exemples en sont fournis par la rébellion casamançaise et les actions collectives du mouvement islamique des " Moustarchidines Wa Moustarchidat". On peut citer ici aussi la résistance des espaces confrériques, du mouridisme surtout, à la domination étatique. Dans les capitales confrériques, à Touba notamment, des lois valables sur tout le territoire de la République, comme le Code de famille de 1972, peuvent être suspendues. L’Islam confrérique n’est pas un distributeur automatique d’allégeances par le biais des "ndiggäl " maraboutiques. L’Islam joue parfois une fonction de "contre-pouvoir" et donc de déterritorialisation. Il a parfois la capacité de contester les pouvoirs publics, de renégocier le rapport d’allégeance du citoyen à l’Etat et de forcer l’Etat sénégalais à se pencher sur le malaise économique et social de la population. C’est ce que Christian Coulon appelle la " fonction tribunitienne " de l’Islam confrérique. Au fond, le "ndiggäl" n’est-il pas, en partie, une condition, une stratégie dans la négociation de nouveaux rapports d’allégeance : " j’appelle à voter pour toi, à condition... " ou " si j’appelle à voter pour toi, tu es tenu d’être bienveillant à mon égard " ? Pour parler comme Tullock, n’est-ce pas un " calculus of consent ", un contrat utilitariste ?

Ajoutons à cela les contestations de la dominance du modèle islamo-wolof, qui représente sans doute un centre névralgique des logiques de politisation étatique et le " lieu imaginaire " de la réussite sociale. Les contestations prennent la forme de la revendication ethnique, qu’elle soit territoriale ou foncière comme au sein de la société diola ou linguistique comme dans le milieu des locuteurs du pulaar, dans les associations Haal pulaaren.

Ainsi donc, il est difficile à l’Etat sénégalais d’" homogénéiser l’espace d’une société politique nouvelle " . Il y a une crise régulière de la fonction démiurgique de l’Etat, c’est-à-dire de l’idée selon laquelle c’est l’Etat qui crée la société et l’organise selon ses propres critères de territorialité. Il me semble d’ailleurs que bien souvent les Sénégalais, par leurs associations ethniques et religieuses, cherchent plus à se dérober à l’Etat qu’à lui prêter allégeance. En effet ces organisations ont une autorité plus décisive que celle d’un Etat issu de la tutelle coloniale, incapable de protéger les citoyens et apparaissant comme la propriété d’une classe d’entrepreneurs politiques.

L’Etat sénégalais, si jacobin qu’il soit - c’est là un héritage colonial- est décentralisé dans ses tentatives de soumettre les populations à son autorité. L’Etat centralisé n’atteint d’ailleurs les populations que de manière indirecte par l’intermédiaire d’entrepreneurs politiques dont les marabouts, les "marabouts de l’arachide " et des " dahiras " urbains. Cette alliance de l’Etat et des marabouts ne joue pas toujours dans le sens d’un renforcement de l’hégémonie de la classe politique. Les marabouts ne sont pas toujours des mercenaires ou des courroies de transmission du pouvoir politique. Ils sont bien des fois des forces de résistance à la domination étatique, ce qui provoque des conflits. Il y a, surtout avec l’avènement du multipartisme, une réelle compétition de légitimités, signe d’une crise de l’Etat postcolonial et des modèles traditionnels d’allégeance partisane. Si avant, grâce au modèle islamo - wolof, l’Etat pouvait se prévaloir du " ndiggäl " (consigne de vote) des marabouts pour exercer son hégémonie dans les zones rurales notamment, aujourd’hui, surtout dans les villes, il est difficile à l’Etat d’acheter les allégeances. La classe politique ne peut plus se prévaloir uniquement du soutien maraboutique pour imposer sa vision. De plus en plus, les " taalibés " (adeptes des confréries islamiques) ou d’autres citoyens sont capables de contester à l’Etat sa propre légitimité. L’on assiste ainsi à un affaiblissement, à une érosion de la légitimité de l’Etat, qui a perdu sa capacité coercitive et son pouvoir d’imposer, d’une façon souveraine, l’obéissance. L’Etat jacobin perd du terrain : c’est ce que les politologues appellent la " déterritorialisation ".

Par ailleurs, le rapport des citoyens au pouvoir politique ne se décline pas toujours selon le schéma de l’allégeance légitimatrice ou de l'acquiescement contractualiste à la Hobbes, mais aussi de la liberté critique, de la remise en cause de l’autorité de l’Etat, de l’"exit option". Il me semble d’ailleurs que cette faculté de distanciation n’est pas nécessairement incompatible avec des résidus de positionnement identitaire et même dans cette situation, les formes d’allégeance politique permettent de mieux contester de l’intérieur l’ordre établi comme Socrate - ce doux rebelle - obéissant aux lois injustes de la Cité athénienne pour les récuser, en souhaitant qu’elles changent . On ne saurait donc affirmer péremptoirement que toute obéissance est acceptation des règles du jeu. On peut se trouver coincé dans l’ordre qu’on a soi-même contribué à fabriquer. Mais, en régime démocratique, il n’y a pas d’obéissance aveugle, aucune mystique arbitraire de l’allégeance politique n’est tolérable. L’allégeance est une vigilance et contrôle. Et le dé - territorialisation dont est porteuse l’affirmation d’une identification divergente ou dissidente est pouvoir d’un oui consentant à un minimum de sociabilité - au risque d’installer l’anarchie -, mais dans la force d’un non refusant l’arbitraire ou la domination abusive : " Sic et non "...L’allégeance politique, librement consentie (quelle difficile liberté !), assume dialectiquement un " ensemble de droits et de devoirs définis par les institutions " . L’un des droits attachés au principe de la loyauté démocratique s’appelle précisément la capacité de désobéissance, de résistance à l’injuste et à l’arbitraire. Au fond, n’est-ce pas là la portée des sursauts de dé- territorialisation ?

Remarquons néanmoins que souvent les mouvements d’indiscipline et de désobéissance au Sénégal se déploient de façon fluide ou chaotique et ne concrétisent pas d’une manière durable une participation forte et constante à la réalité politique. Et alors, les liens qui se créent entre les partis politiques et les citoyens ne relèvent pas toujours des modèles allégeance - légitimation, obéissance - protection, mais du " linkage " clientéliste, électoraliste et primordialiste. Le clientélisme est une modalité de construction de l’allégeance politique ou de politisation des rapports sociaux, par le truchement des liens de famille, d’alliance, d’amitié et des groupes d’intérêts. Vu sous ce rapport, le clientélisme n’est l’apanage d’aucune société politique. Elle peut revêtir différentes formes, mais il demeure un phénomène non seulement universel mais constituant dans la formation des identités partisanes.

4 - Notes sur la " banalité " du clientélisme

Souvent, la vie politique sénégalaise et africaine a été analysée à travers les catégories du factionnalisme et du clientélisme. Senghor parlait de la " sénégalite " pour stigmatiser les pratiques de la " politique politicienne ", celle des clans et du népotisme. Ici, le mot " clan " n’est pas à prendre au sens de l’anthropologie sociale et culturelle. Le clan est une faction politique, qui opère à l’intérieur des institutions de l’Etat et des partis. Il existe avant tout pour promouvoir les intérêts de ses membres par le biais de la compétition politique, de l’accumulation des richesses et de la redistribution des prébendes. Donald Cruise O’Brien élève le clientélisme au rang de paradigme ; il parle de "clan politics". L’Etat clientéliste est un Etat qui possède la plupart des ressources économiques limitées du pays. La plupart des secteurs de la société ,dépendent de lui. Cette dépendance favorise l’hégémonie de groupes ou de factions qui se partagent les prébendes du pouvoir.

D’autres ont tenté de montrer avec talent et parfois avec une profusion anecdotique que la nature du clientélisme des Etats africains réside dans le " néo-patrimonialisme " des élites politiques

Que dire alors de l’allégeance politique dans cette " configuration " ? La réponse semble aisée : du moment que l’Etat contrôle les itinéraires d’accumulation des biens matériels et de la violence, le citoyen ne peut bien évoluer dans la sphère publique qu’en s’intégrant dans les réseaux de sociabilité et de cooptation. L’allégeance que les populations prêtent alors à l’Etat patrimonial n’est pas la manifestation d’un contrat démocratique qui lierait les gouvernants et les gouvernés par des règles et des obligations réciproques. Comme l’affirme très justement Guy Hermet :

" Tous recommencent à obéir à une logique déterminée par l’intérêt privé des gouvernants et non par un contrat au moins tacite d’obligations réciproques entre eux et les gouvernés. Or ce contrat constitue la règle d’or de l’Etat moderne. La démocratisation n’est que comédie si elle ne surmonte pas le handicap des comportements patrimoniaux. "

La problématique des d’une patrimonialisation de l’Etat a connu un raffinement épistémologique et méthodologique dès le début des années 80 autour de la revue Politique africaine et du " Groupe d’analyse des modes populaires d’action politique " avec l’approche de la " politique par le bas " . L’un des auteurs les plus représentatifs de cette perspective, Jean-François Leguil BAYART émit la thèse que la " manière africaine de faire la politique " se résume en la " politique du ventre " . Cette énonciation se voulait un nouveau paradigme, visant à appliquer à l’espace du politique africain le concept foucaldien de " gouvernementalité ". Cette entreprise de théorisation a contribué, dans une large mesure, à renouveler les études africaines en élevant au rang de paradigme la " banalité ", " l’historicité " des sociétés africaines et de relativiser les pratiques clientélaires en Afrique. Cela dit, n’est-il pas abusif de spécifier cette " banalité " en la corrélant à une africanité politique ? A vrai dire, même si Bayart ne tombe pas dans les pièges essentialiste et normatif, il sort de la précaution de relativité et ne tire pas jusqu’au bout les conclusions logiques et comparatives de cette banalisation du clientélisme politique. Pourtant, Bayart dit très bien que l’Afrique n’a pas le " monopole du ventre et de l’escapade " , mais alors pourquoi particularise t - il le paradigme du ventre ? Prendre acte de la " banalité " du politique, comme nous y invite Bayart, implique de relativiser le phénomène du clientélisme, non pas pour le décontextualiser, mais pour situer les manifestations africaines dans le jeu complexe et ambigu des complicités entre les Etats africains et leurs partenaires bilatéraux et multilatéraux du monde occidental. La banalité du phénomène serait ainsi son universalisation concrète, " humain(e), trop humain(e) ", dirait Nietzsche. Il n’y a pas de " manière africaine de faire la politique " ! C’est le contexte territorial et socio - historique qui diffère, mais non les principes ou présupposés de l’action politique. Pourtant, il ne me semble pas qu’on puisse soutenir que la politique soit pareille partout. Elle varie selon les circonstances de temps, de lieu, de personne, selon ce que Machiavel appelait la " fortuna ".

Mais par dessus tout, le ressort clientéliste de la politique n’est ni un sous-développement politique ni une pathologie ni une déviation démocratique. Il n'est pas un "résidu" d'un archaïsme culturel réfractaire à la modernité démocratique. Le clan politics peut être considéré comme une dimension démocratique de l’Etat sénégalais, dans la mesure où il permet aux notables locaux - marabouts par exemple - et à leurs clients de tirer quelque bénéfice de la compétition politique et d’affirmer leurs prérogatives face aux élites dirigeantes, qui ont tendance à tout accaparer. Le rapport de clientèle est un échange réciproque de services entre des individus de statuts sociaux inégaux (le "patron" et ses "clients"). Sous sa forme politique, il se traduit par une relation fondée sur l'échange de biens matériels ou symboliques et d'une protection contre un soutien électoral accordé à un notable par ses alliés. Tout compte fait, le clientélisme politique permet d’analyser la politique du point de vue de son ancrage social et signifie qu’un lien d’origine privée, familiale, ethnique, régionale, primordiale, peut générer un lien d’appartenance politique de nature civique et démocratique et en fournir les " cadres d’expérience " et la justification rationnelle. C’est ce que nous fait comprendre Jean-Louis BRIQUET à propos de la relation entre clientélisme et politique en Corse. Il écrit :

" Si les réseaux de sociabilité modèlent les groupements politiques locaux, c’est que les solidarités qu’ils impliquent dans l’ordre du domestique tendent à se reproduire dans l’espace public. Si le vote répond à un service rendu, c’est que l’expression d’une opinion politique est perçue comme une réponse possible à l’obtention d’un bien matériel " .

Ainsi que nous pouvons le comprendre, le clientélisme est une modalité déterminante de socialisation politique et de fabrication d'allégeances politiques. Le rapport de clientèle peut se manifester soit dans les ruses de territorialisation étatique, soit dans les stratégies identitaires qu'expriment les liens de parenté ( respect, consanguinité, filiation, affection) ou travers l'amitié, le corporatisme professionnel ou académique, la religion. Au Sénégal, longtemps l'Etat s'est appuyé sur l'ethnie wolof et l'Islam, notamment dans le bassin arachidier, pour asseoir son hégémonie et obtenir le ralliement de la société. C'est cela que Mamadou Diouf appelle le "modèle islamo-wolof". Cependant, cette pratique d'encadrement tend à s'essouffler aujourd'hui. Elle ne réussit pas à maintenir à jamais sous tutelle définitive des marabouts et de l'Etat le monde rural, et encore moins l'espace urbain. Tout de même, l'Islam demeure un " capital social " au sens de Robert Putnam, une ressource importante de domination politique et de gestion de l'allégeance.

La question du pluralisme occupe de plus en plus les devants de la scène politique à cause de la résurgence de plusieurs facteurs liés à " l’expérience de la contingence, de la porosité, et de l’incertitude dans les frontières territoriales et dans les identités nationales " .. Cette condition est accompagnée par les effets de la globalisation de la vie économique comme la mobilité transnationale, les multiples mobilisations politiques. De plus en plus, les identifications basées sur la race, le sexe, la nationalité, l’idéologie éclatent. Cette situation est propice à l’émergence du pluralisme, considéré comme un " ethos " de la tolérance, comme une idéal de vie démocratique.

Pour que des individus vivent ensemble en société, il importe qu’ils s’identifient à des répertoires de valeurs, à des codes, à des symboles, à des significations et à des représentations imaginaires. Comme l’écrit Cornélius Castoriadis : " ce qui tient ensemble une société c’est le tenir ensemble de son monde de significations " . Il importe donc d’étudier le poids des représentations dans la production des pratiques politiques ou, selon la belle formulation de Bayart, comment " le buvard de l’imaginaire absorbe l’encre de l’action politique".

Au Sénégal, le jeu politique est travaillé par un imaginaire de la pluralisation, caractérisé par une théâtralisation permanente des différences. Clifford Geertz, étudiant l’Etat à Bali, parlait d’un "Etat-théâtre", où faire de la politique signifiait représenter à travers des cérémonies et des rituels de masse : " Le pouvoir servait l’apparat, non l’apparat le pouvoir". Il me semble que, toutes proportions gardées, l’on peut analyser l’invention du pluralisme au Sénégal, non comme la raison d’être de l’Etat, mais comme une force de représentation qui mobilise les partis, voire une exhibition d’une " culture " de la contestation. En face de cette figure, il y a souvent une rhétorique de l’unification qui traduit une volonté d’hégémonie du parti au pouvoir et menace de phagocyter le pluralisme. Mais, il se manifeste toujours pour contrecarrer cette volonté dominatrice des résistances et des appels de pluralisme. Il apparaît alors que le jeu des partis politiques est caractérisé par une dialectique de la fragmentation (le pluriel) et de l’intégration (l’unité).

Il y aurait lieu de s’interroger sur la corrélation entre démocratie et pluralisme politique. L’existence du multipartisme, avec la libre compétition des partis politiques, peut-elle être perçue comme un critère suffisant de légitimation démocratique ? . L’analyse de la construction des allégeances politiques au Sénégal nous permet d’en douter.