LES ELECTIONS EN AFRIQUE :
par
Patrick QUANTINCEAN-IEP de Bordeaux
La différence entre les scrutins africains,
organisés dans des sociétés en développement aux systèmes politiques instables, et
ceux des démocraties occidentales peut paraître relever de lévidence. Pourtant,
cette distinction appelle un retour sur les conditions scientifiques qui ont présidé à
la coupure entre systèmes politiques occidentaux et africains[1]. En effet, si
elle a souvent rendu compte des événements électoraux, la recherche africaniste sur le
politique ne sest pas intéressée à lélaboration dune problématique
générale visant à expliquer ce que voter veut dire ou encore ce quest une
consultation électorale dans les sociétés africaines contemporaines[2].
Les ouvertures
démocratiques et les expériences électorales occupent une place
honorable dans les annales africaines[3]. La régulation de la circulation des élites et la
dévolution du pouvoir par les urnes y demeurent par contre des procédés aléatoires. Les exemples
probants dalternance au sommet à la suite dune élection libre et honnête
demeurent rares et leur destin savère fragile. Après la vague dessais
démocratiques du début des années 1990, le déblocage des situations tendues au sommet
des Etats continue dans de nombreux cas de seffectuer sur le mode de la violence[5]. Dans ces
conditions, le rôle des élections dans les systèmes politiques africains peut sembler
mineur à la différence de celui quil joue en Occident.
Il convient néanmoins dattirer
lattention sur la faiblesse des présupposés qui fondent cette séparation entre
élections occidentales et élections africaines. Des critères de
compétitivité définissent une discrimination non négligeable en ce qui concerne les
grandes tendances, mais tous les systèmes européens ne sont pas concurrentiels (ou pour
le moins ne lont pas toujours été)[6] tandis que lAfrique a quelques expériences
délections libres à son actif[7]. Lessentiel nest pas dans cette coupure. Comme
ailleurs dans le monde, pour comprendre les électeurs africains (et lacte de vote),
il faut comprendre les élections (comme cadre variable de laction) ; et pour
comprendre les élections compétitives, il faut auparavant sinterroger et expliquer
les mécanismes des élections classées non-compétitives qui sont des situations dans
lesquelles la lutte pour le pouvoir se joue ailleurs que dans les urnes. Sans quon
doive exclure définitivement la possibilité de scénarios de rupture dans lesquels un
régime démocratique multipartite surgirait du néant, les thèses inspirées de
linsititutionnalisme historique (Steinmo, 1992) sont mieux adaptées à
lexplication des situations africaines. Les strates successives dexpériences
de participation et de compétition politiques, depuis les pratiques
précoloniales jusquaux situations actuelles en passant par
les expérience de démocratie coloniale et de partis uniques plus
ou moins ouverts à lexpression populaire, ont tracé une voie qui délimite les
trajectoires potentielles de la démocratie électorale[8]. Contrairement à lidée dune
importation de la démocratie et de ses procédures, hypothèsequi ne voit quun
mimétisme maladroit dans les élections africaines, la dimension historique a ici son
importance. Dès lors, le problème de comparaison qui est posé intéresse non seulement
les sociétés au sud du Sahara mais aussi la problématique générale de la démocratie.
LE VOTE
EN AFRIQUE A AUSSI UNE HISTOIRE.
Lidée de légitimité populaire, voire
démocratique, nest pas étrangère à certains systèmes politiques africains
anciens. Avant limportation des procédures occidentales de participation, et plus
particulièrement du vote, il nétait pas exceptionnel de rencontrer des formules de
contrôle du pouvoir ou de prise de décision collective. Des collèges électoraux
pouvaient procéder à la nomination dun chef ou dun roi. Ces collèges
étaient souvent, mais pas toujours, restreints à une fraction de la société, les
anciens par exemple. Au Ghana, les Akan considéraient que le pouvoir dun dirigeant
découlait du peuple et était seulement délégué par celui-ci (Gluckman, 1966).
Lexistence de telles pratiques contredit
la thèse dune incompatibilité totale entre les cultures africaines dune part
et des pratiques de participation et de compétition qui se retrouvent, dautre part,
dans le modèle singulier de la démocratie électorale. Dans le large éventail du corpus
fourni par lethnologie, la variété des situations a permis de puiser des arguments
de réinvention des traditions[9]. Certaines visions simplifiées et idéologiques, chez les
tenants de la démocratie à lafricaine, par exemple, ont
fait de la démocratie une propriété consubstantielle des sociétés africaines.
Dautres, à lopposé et non moins réductrices, ont préféré insister sur le
poids des imaginaires religieux et des structures lignagières pour nier la possibilité
de lagrégation de choix individuels dans la formation des décisions collectives[10]. Variant
selon les milieux et les époques, instrumentalisées au gré des enjeux du moment, ces
théories sont trop schématiques pour rendre compte de la complexité des processus. Le
vote en Afrique a une histoire. Restituer celle-ci, même sommairement, rend compte
dune richesse qui éloigne des lieux communs.
Les sociétés sans Etat de lAfrique
précoloniale, dépourvues dun système politique différencié, telles que celles
des Pygmées, des Lobi ou des Nuer, sont souvent perçues comme égalitaires et par là
démocratiques. Par opposition, les grands Etats monarchiques,
disposant de souverains autoritaires et de fonctionnaires comme dans lancien Bénin
ou chez les Zoulou au temps de Chaka, ont figuré laboutissement du développement
de formes sociales complexes. Cette dichotomie donne limpression que lAfrique
aurait dérivé depuis une démocratie primitive vers des formes
despotiques qui seraient la marque de son historicité, empêchant linstallation de
formes modernes de démocratie. Or lobservation plus fine montre que ce schéma est
erroné. Des pratiques de participation existent indépendamment de ce clivage. La
participation peut exister dans des systèmes par ailleurs très autoritaires. Quant aux
sociétés sans Etat, elles sont empruntes dune forte normativité et dune
négation de lindividu qui léloignent au moins autant dune démocratie,
même primitive. Le choix des chefs, incluant des procédures de
discussion et de consultation, est présent dans de nombreux systèmes politiques
précoloniaux, associé le plus souvent avec des logiques claniques et des considérations
religieuses. Le degré douverture du droit de participer est variable. Il touche
parfois lensemble des adultes, mais il est souvent limité à certains clans ou à
certaines classes dâge (Eboussi-Boulaga, 1993).
On a aussi souvent insister sur le caractère
consensuel de ces consultations collectives pour les distinguer des mécanismes
majoritaires liés à la démocratie occidentale. Cette discussion trouve son origine dans
la confusion entre des pratiques ressemblantes mais éloignées dans leur signification.
Généralement, des possibilités de prise de parole pouvaient être attribuées aux
membres dune communauté sur un mode plus judiciaire que politique. Cette
palabre fonctionnait et fonctionne encore parfois
dans une logique différente de celle de la décision de majorité. Il sagit plutôt
dune technique daction collective visant à produire un accord complet du
groupe après lexposition des différents points de vue et négociation. Ceux qui
refuseraient dadhérer au consensus nont de choix, au terme du processus,
quentre se soumettre ou quitter le groupe. Ceci rend lidée dopposition
légale inconcevable et nie la notion dopinion individuelle. Lextrapolation de
ce modèle dans les sociétés africaines modernes, sous couvert dun rituel
électoral, a été utilisée pour légitimer des régimes autoritaires à parti unique.
Cependant, il se trouve aussi des institutions
précoloniales, rarement évoquées et pourtant moins éloignées du modèle polyarchique
(Dahl, 1971). Ainsi chez les Luo du Kenya, la coutume institutionnalise la compétition
politique en intégrant le principe dopposition interne entre différentes factions
qui peuvent se succéder au pouvoir et préfigure une sorte de polyarchie (Fedders, 1979).
Par ailleurs, le choix est aussi introduit dans les mécanismes politiques de nombreuses
sociétés par des procédures insitutionnalisées permettant de destituer les dirigeants,
à travers des discussions et des consultations qui correspondent à lengagement de
la responsabilité dans la tradition parlementaire occidentale.
Dans des contextes aussi variés, les
possibilités ''dhybridation entre des formes politiques locales et des
procédures importées sont depuis longtemps banalisées. Lintroduction du scrutin
nest pas un fait récent. Des élections ont été organisées à Freetown dès 1787
(Goerg, 1996). En 1848, le suffrage universel a été accordé dans quatre communes du
Sénégal qui lont conservé jusquà lindépendance. Ces collectivités,
non seulement désignaient leurs édiles, mais envoyaient aussi un député à Paris
(Mercier, 1959, Diouf, 1999). Ces innovations ne touchaient quun public très
limité d assimilés. Cependant, elles faisaient
pénétrer parmi les élites locales les mécanismes de la politique électorale, selon
une chronologie et un mode dexpansion moins éloigné de la trajectoire européenne
quon le pense généralement.
Sans parler des institutions réservées aux
Blancs dans les colonies de peuplement comme lAfrique du Sud ou la Rhodésie,
lélargissement du suffrage aux Africains commence dès les années 1920 avec
lélection de conseils législatifs dans des colonies britanniques comme le Kenya et
le Nigeria. A partir de 1945, le droit de vote est accordé aux ressortissants de
lUnion Française qui votent dans des collèges séparés de ceux des titulaires de
la citoyenneté. En 1956, linstauration du collège unique
donne une majorité écrasante aux électeurs africains. Ceci entraîne, en même temps
que dans des colonies britanniques telles que le Ghana ou le Nigeria, lémergence de
classes politiques locales qui fournissent quelques années plus tard les dirigeants des
nouveaux Etats indépendants (Schachter-Morgenthau, 1998, Bernault, 1997).
Rétrospectivement, cette période constitue un âge dor des
élections en Afrique car le développement du processus est alors encadré par une
administration coloniale qui contrôle les débordements, assure le respect des formes,
même sil convient aussi de rappeler quelle ne se prive pas, ici et là, de
recourir à la fraude pour faire élire ses candidats. Les partis politiques mobilisent
largement et sont alors moins influencés quils ne le seront dans les décennies
suivantes par les clivages ethno-régionaux car les revendications sont dabord
orientées contre le colonialisme et en faveur de lindépendance. Ce mouvement
touche la plus grande partie du continent ; cependant, des colonies comme les
territoires portugais ou le Congo belge demeurent à lécart.
Ces élections africaines des années 1950
illustrent un passage à la démocratie électorale dans lequel la structuration partisane
et lapprentissage des mécanismes électoraux semblent se dérouler selon un rythme
rapide en comparaison des expériences occidentales du XIXe siècle[11]. Dans la
plupart des territoires, la participation est forte comme est intense lintérêt
pour les débats politiques. Des identités partisanes sont acquises alors et marquent
durablement une génération qui en gardera la mémoire à travers les périodes
autoritaires ultérieures. La référence, et souvent laffiliation émotionnelle,
aux grands partis politiques nationalistes de cette époque, avec le souvenir de leurs
leaders charismatiques, trouve parfois des échos un demi-siècle plus tard. Le Ghana, par
exemple, a encore des partisans de Nkhruma et au Togo lhéritage du parti de
Sylvanus Olympio est encore vivant dans lélectorat âgé bien que son chef ait
été assassiné en 1963 et ses militants persécutés sans cesse par la suite[12].
Contrairement aux présupposés de la thèse de la greffe impossible, les
caractéristiques du vote en Afrique ne sont donc pas foncièrement singulières durant
cette période initiatique, cest à dire aussi longtemps que les élections se
déroulent dans un cadre institutionnel stable garantissant en particulier le
multipartisme.
VOTER
POUR PROTESTER OU VOTER POUR SE SOUMETTRE ?
Cette stabilité est remise en question au
lendemain des indépendances proclamées entre 1960 et 1964 dans presque tous de pays au
Sud du Sahara. Durant les années 1960, à la suite de coups dEtat ou de
transformations internes, la plupart des nouveaux régimes interdisent ou paralysent la
compétition partisane. Quand il ne disparaît pas purement et simplement, le vote
nest plus pratiqué que dans des élections sans choix. La fragilité des régimes
mis en place lors de ces indépendances a souvent été attribuée à linadaptation
des structures gouvernementales et au comportement non rationnel
des politiciens et des électeurs africains. Cependant, largument de
linadaptation des modèles institutionnels pluralistes a perdu beaucoup de sa force
au fur et à mesure que les différentes formules de gouvernement autoritaire étaient
minées à leur tour par la corruption et seffondraient à la fin des années 1980
sous le poids des échecs économiques et sociaux. La vague de transitions démocratiques
du début des années en 1990 a marqué le retour du multipartisme et du principe des
élections libres et honnêtes. Elle a replacé la question du vote au centre de la
politique africaine. Pourtant ce retour ne doit pas occulter la trace des expériences
politiques non-compétitives vécues pendant vingt ou trente ans par les électeurs
africains. Ignorer ce passé de dénégation et de détournement du sens du vote empêche
de saisir les difficultés liées aux (re)démocratisations.
Le droit de vote a été une des principales
revendications des luttes nationales, mais le suffrage universel avait été presque
partout acquis avant les indépendances[13]. Il y a ici une différence notable avec les trajectoires
occidentales dans lesquelles lextension du suffrage est un mouvement de longue
durée structurant les luttes politiques et le système partisan. La montée en puissance
fulgurante des jeunes élites politiques africaines aux alentours de 1960 rend caduque la
participation politique des masses qui avaient été mobilisées contre les pouvoirs
coloniaux. Les nouveaux champs politiques ont tendance à se refermer sur les luttes
internes, réglées en dehors de la légalité et du débat public, de ces élites. Leurs
enjeux et leur cadre ne peuvent pas donner lieu à un débat démocratique. Les idées de
compétition et de responsabilité politiques ont été vite évacuées et remplacées par
des rituels de légitimation dune très grande variété mais aboutissant tous à
forcer le consensus et à interdire lopposition.
Ce schéma rend compte évidemment dun
scénario moyen. En réalité, parmi les quelque cinquante Etats subsahariens, la place
des élections varie beaucoup entre la fin des années cinquante et les dernières années
du XXe siècle. Si certains, comme le Congo Kinshasa, nont jamais connu
ne serait-ce quune seule élection multipartite, aucun na vu fonctionner le
système multipartisan sans interruption entre 1960 et 1999. Avant 1990, aucun, non plus,
na connu dalternance à la suite dune élection libre. Toutes les
expériences des électorats africains sont donc profondément marquées par la
précarité et la faiblesse de lacte de vote et des régimes qui en sont issus.
Beaucoup, par contre, ont connu des épisodes démocratiques, entre la fin des années
1960 et 1990. Parfois, il sest agi de véritables restaurations du multipartisme
(Nigeria, Burkina-Faso, Ghana, etc.). Ils ont pu aussi expérimenter des formules
délections semi-démocratiques. Ce fut le cas lorsque le
nombre des partis autorisés est limité par la loi (comme au Sénégal à la fin des
années 1970) ou encore lorsque les candidatures multiples sont autorisées au sein
dun parti unique (formule en vogue à partir de 1980 : Côte dIvoire,
Kenya, Tanzanie). De telles pratiques ont entretenu des formes élémentaires de
compétition au sein des élites locales et ont mis en valeur le choix des électeurs qui
ont souvent sorti les sortants et négocié collectivement leur
soutien.
A côté de ces ouvertures, il y a eu de
nombreuses situations denfermement dans lesquelles le vote a été un moyen de
contrôle des gouvernants sur les gouvernés sans aucune réciprocité. Les élections ont
été un lieu privilégié de la soumission. Par exemple, dans certains pays, la police
contrôlait les cartes délecteur des voyageurs pour vérifier quils avaient
participé au scrutin obligatoire organisant la désignation des candidats officiels du
parti unique. La plupart des partis uniques africains entendaient fonctionner comme les
lointains modèles - stalinien ou fasciste - qui les avaient indirectement inspirés, sans
que personne ne soffusquât dailleurs de lhétérogénéité culturelle
de ces importations
Ils tentèrent de simposer, avec peu de succès, comme des
agences dinculcation des normes politiques ; les campagnes électorales donnant
lieu à des cérémonies liées au culte de la personnalité du président. Dans ces
conditions, les électeurs étaient tentés déchapper au rituel imposé et
nacquéraient du vote quune idée très dépréciée, voire méprisable.
L escapisme , néologisme forger pour traduire cette
exit option, devint dailleurs dans les années 1980 une des
clés utilisées par les africanistes pour expliquer les comportements politiques des
masses face aux dictatures (Hyden, 1980, Bayart, 1989 : 308-ss.).
Les (re)démocratisations des années 1990
senchaînent sur ces trajectoires variables : des expériences antérieures à
la fois communes quant au passé déprécié du parlementarisme des indépendances et
contrastées quant à lusage politique du vote durant les décennies suivantes. Des
analyses récentes (Bratton et Van de Walle, 1997, en particulier) montrent des
corrélations entre linstitutionnalisation des élections sous des formes
semi démocratiques avant 1990 et la consolidation de ces
transitions ; toutefois lexistence dune relation de causalité demeure
une hypothèse. Ce retour simultané et presque généralisé au multipartisme en Afrique
a posé des problèmes complexes. Dabord, parce que des élections concurrentielles
sont difficiles à organisées dans des sociétés dirigées par des Etats ruinés, voire
des Etats-fantômes. Ensuite, parce que le mouvement général
sest essoufflé à partir de 1993 et a été suivi dune vague de restaurations
autoritaires à partir de 1996.
Le passage à la démocratie électorale a
été beaucoup plus difficile dans les années 1990 quil ne lavait été dans
les années 1950. Les causes de cette différence sont multiples. A la méfiance à
légard de la politique générée par des décennies dautoritarisme, il
convient dajouter les effets déstabilisants de la désagrégation des structures
administratives et de lautorité des Etats. Dautre part, la constitution de
classes politiques nationales, fermées, vieillies et enrichies a oblitéré les
perspectives de changement de personnel gouvernant. Quant à voter sur des enjeux, les
électeurs africains des années 1990 nont plus les perspectives qui
souvraient devant eux quarante ans plus tôt quand lavenir du développement
était une certitude mondiale. De toute façon, dans des marges de manuvres infimes,
les programmes économiques et sociaux de tous les gouvernements africains sont désormais
dictés par le FMI et la Banque mondiale.
Faute de choisir des personnes ou des
programmes, les électeurs africains ont souvent été capturés par des entreprises de
mobilisations ethno-régionales. Celles-ci sappuient au départ sur des mécanismes
clientélistes et se renforcent grâce à linstrumentalisation, par les politiciens,
des identités locales et claniques. La tension des campagnes électorales et la
contestation du verdict des urnes ont débouché dans de nombreux cas sur des violences,
voire des guerres civiles comme au Congo-Brazzaville à partir de 1993. Echouant à
apaiser des conflits dont les causes sont bien antérieures à la restauration du
multipartisme, le passage à la démocratie électorale a été accusé de déstabiliser
des Etats faibles et de raviver des conflits ethniques. Cette interprétation sommaire
ignore pourtant que la contestation des élections et la manipulation des clivages sociaux
dont ceux découlant des identités locales et ethniques - ont été
essentiellement des stratégies jouées par des groupes au pouvoir menacés dans leur
hégémonie par une installation durable de la règle de majorité.
Plus grave encore, parmi ces désillusions de
la liberté, est le sentiment dimpuissance ou dincompétence quont
éprouvé les électeurs de certaines transitions démocratiques inachevées[14]. Après
lenthousiasme des libéralisations de 1990-1991 et le regain dintérêt pour
la politique qui sensuivit, la médiocrité des changements de la vie quotidienne et
le cynisme de certains nouveaux élus a renforcé le scepticisme dans plusieurs pays et
amorcé une nouvelle vague descapisme.
Cependant, cette dérive ne sest pas
produite dans toutes les transitions démocratiques. La pacification de certains pays,
comme le Mozambique, est passée par la transformation de mouvements de guérilla en
partis politiques acceptant le débat électoral et le choix des électeurs. Dans de
nombreux cas, le retour au multipartisme a permis des sorties négociées de
lautoritarisme, en permettant, il est vrai, à lancienne classe dirigeante de
conserver ses positions et ses habitudes. Cette régulation de la concurrence politique a
même généré des situations paradoxales dans deux pays : le Bénin et Madagascar.
Les dictateurs battus lors des élections de la transition (M. Kerekou et D. Ratsiraka)
ont remporté celles du premier renouvellement, généralement considérées comme un test
de consolidation de la transition
PROBLEMES
DE COMPARAISON.
On a donc tendance à nécrire
aujourdhui sur les élections en Afrique que pour en démasquer les imperfections et
dénoncer les inadaptations. Pourtant, il ne suffit pas de déplorer que la voie
électorale nest pas une pente naturelle des systèmes politiques africains et il
est extrêmement aisé de trouver des arguments pour montrer quelle engendre autant
de problèmes immédiats quelle peut en résoudre.
Pour disposer dune série
dobservations suffisamment variées, effectuées dans la durée, il convient de se
référer à lhistoire des expériences électorales de ces cinquante dernières
années en Afrique et non pas seulement aux seuls scrutins des années 1990. Cette
perspective met en évidence des décalages et des dysfonctionnements par rapport aux
résultats attendus. Ces apparentes anomalies peuvent être
regroupées en trois grandes catégories. Dabord, celles qui décèlent
labsence de discipline ou dintériorisation des normes de bonne
conduite et qui posent le problème en termes de non-institutionnalisation de
la loyauté politique. Ensuite, celles qui touchent aux difficultés de
lorganisation de la mobilisation partisane et qui déplorent labsence
dune scène politique autonome. Enfin, il est nécessaire de distinguer les
caractéristiques touchant plus précisément la production des représentations et des
choix. Cest loccasion de souligner combien le vote est lié à
lindividualisation des préférences, ce qui nexclue pas nécessairement des
dimensions communautaires dans la construction des préférences ; cest la base
de la théorie de lidentification partisane.
A sen tenir à cette liste, la
conclusion dune inadéquation de lélection aux contextes politiques africains
peut sembler démontrée. Il sagirait délections structurellement et
définitivement pas comme les autres. Cependant, cette conclusion
mérite un réexamen qui porte la critique à deux niveaux bien différents.
Dabord, en rappelant que les systèmes
politiques qui - hors dAfrique - recourent aujourdhui avec succès à la
démocratie électorale présentaient un tableau tout aussi incertain durant la phase
dinstitutionnalisation de ce modèle. Avant de parvenir à réguler à la fois la
circulation des élites politiques et la communication entre ces élites et le reste de la
population, ils ont traversé de longues périodes durant lesquelles ni les structures, ni
les acteurs nétaient adaptés au fonctionnement délections pluralistes,
libres et honnêtes organisées régulièrement[15].
Ensuite, il convient de dépasser ce
nécessaire rappel pour se dégager dune approche développementaliste. En effet, ce
nest pas seulement limperfection des pratiques électorales dans la genèse
des régimes démocratiques pluralistes quil convient de mettre en avant pour saisir
lincertitude des trajectoires africaines contemporaines. Il est aussi très
important de montrer, ou de rappeler, que ces imperfections sont des éléments
constitutifs permanents du fonctionnement des démocraties électorales occidentales et
des régimes apparentés. Aucune de ces expériences, en commençant par les plus souvent
citées en exemple - anglaise, américaine ou française - ne fonctionne aujourdhui
sans équivoque, sans atteintes aux normes de la loyauté politique, sans flottement dans
la mobilisation partisane et sans interférence identitaire remettant en cause
lindividualisation du vote[16]. En un mot, linstitutionnalisation incertaine de la
démocratie électorale en Afrique doit être lue à la lumière des ratés et des
hésitations des expériences confirmées dans les sociétés porteuses du modèle afin de
relativiser les diagnostics. Cette lecture peut sorganiser autour de la discussion
dhypothèses qui remettent en question la particularité structurelle du vote dans
les sociétés africaines sans pour autant négliger la singularité des trajectoires
politiques de chacune.
Face à la tournure nouvelle de la
problématique de la (re)démocratisation en Afrique, la recherche universitaire semble
avoir été prise au dépourvu par les plans élaborés dans les circuits de la politique
internationale. La Banque Mondiale a lancé le mot dordre de la good
governance dans son rapport annuel de 1989, la France a renchéri par le
discours de La Baule de 1990 liant laide à la réforme politique et les Etats-Unis
comme la Communauté Européenne ont rivalisé de sévérité dans lapplication de
critères de conditionnalité démocratique des systèmes
politiques africains. Même si par la suite, la pression a quelque peu diminué, laissant
de nouveau le pragmatisme sexprimer, il est encore difficile daborder
dun point de vue non normatif le problème des élections en Afrique. Or,
lenjeu scientifique actuel est dinterpréter les processus mis en jeu dans le
passage à la démocratie électorale, autant ceux qui facilitent ce passage que ceux qui
le contrarient car ils fournissent des indications sur les capacités de changement des
systèmes politiques. Et par là, ils informent sur les caractéristique de la
gouvernabilité des sociétés. Ceci suppose la mise en place dun dispositif -
théorique et pratique - adapté à lobservation du vote et à lensemble des
mécanismes sociaux qui le déterminent. Cette carence est patente comparée aux moyens
affectés à cette tâche dans des sociétés où la démocratie est stabilisée et où
les études électorales disposent dun luxe de raffinements. La différence entre le
vote en Afrique et en Occident est autant dans le regard qui est porté par les chercheurs
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[1] Une analyse des conditions de production de cette division du
savoir a été développée dans un autre article (Quantin, 1998).
[2] Des travaux
significatifs ont été produits sur ce thème (CEAN-CERI, 1978 ; Hayward,
1987 ; Chazan, 1979) opérant parallèlement à des recherches comparatives plus
larges (Hermet, 1978). Cependant, le passage au multipartisme de nombreux régimes au
début des années 1990 na pas été accompagné dun développement
conséquent de la réflexion et des recherches empiriques dans le domaine du vote et de la
place des élections dans les systèmes politiques. Pour un bilan récent, voir (Cowen,
1997).
[3] Le compte
rendu des élections africaines comme événement est un genre très répandu ; y
compris dans des revues pour lesquelles ce thème est en principe aussi déconsidéré que
put lêtre lhistoire des batailles pour lEcole des Annales. Par contre
les revues généralistes danalyse électorale telle que Electoral Studies se sont
longtemps désintéressées des élections non (ou peu) compétitives et ny ont
consacré que des articles courts et le plus souvent superficiels après 1990.
[4] Un bilan
détaillé de la littérature sur ces transitions se trouve dans (Buijtenhuijs, 1995).
Pour les analyses publiées ultérieurement : Bratton, 1997, Quantin, 2000.
[5] Les coups
dEtat ont été le mode de dévolution le plus courant entre 1963 et 1989 en
Afrique. Par la suite, ils ont diminué mais nont pas disparu : Burundi (1993),
Niger (1996), Congo-B (1997), Côte dIvoire (1999), etc.
[6] Avant la
chute des régimes communistes dEurope centrale et orientale, lEurope du Sud
avait fourni durant les années 1970 trois exemples de
redémocratisation : Portugal, Espagne et Grèce. Le passage
à la démocratie, nest donc pas un thème spécifiquement africain (ODonnel,
1986).
[7] Sur la
période nationaliste , une bonne synthèse est disponible pour
lAfrique de lOuest (Schachter-Morgenthau, 1964). Ailleurs, et pour les
expériences opérées après les indépendances, il nexiste guère que des
monographies.
[8] Par
démocratie électorale on entend ici un régime politique dans
lequel la dévolution du pouvoir dans lEtat est soumise au vote dans des conditions
de concurrence et de participation ne subissant que des réserves mineures. Il sagit
dune définition minimum qui ne prend pas en compte le
qualité de la démocratie, cest à dire lenracinement
de la compétition et de la participation dans la société. A la limite, peuvent être
qualifiés de démocratie électorale des régimes qui offrent de
mauvaises performances en terme de qualité de la démocratie, en particulier en portant
atteintes aux droits politiques, mais qui parviennent à gérer les conflits liés à la
lutte pour le pouvoir par le moyen des élections. Voir la notion
d illiberal democracys proposées par (Zakaria, 1997, Van de
Walle, 2000).
[9] Selon des
mécanismes décrits, entre autres, par (Hobsbawm, 1983).
[10] Sur les
pratiques démocratiques précoloniales (Oyugi, 1988, Ayittey, 1990).
[11] Il est
possible dapprécier les difficultés de linstitutionnalisation du vote en se
référant aux travaux historiques effectués sur cette période pour lAngletere
(OGorman, 1992) ou la France (Huard, 1991, Garrigou, 1992). Pour la mise en
perspective de la comparaison Afrique - Europe, voir (Quantin, 1998).
[12] Des
comportements de fidélité partisane confirment, à cette époque au moins,
lexistence dattitudes analysables en termes d identification
partisane , au sens classique de la sociologie politique (Campbell, 1960). Ces
faits sont à comparer avec le nomadisme électorale (appellation
locale de la volatilité) ou le vote acheté souvent observés dans les années 1990.
[13]
Lexception notable des années 1990 est celle de lAfrique du Sud où
linstauration du suffrage universel constitue une rupture par rapport au passé.
[14] Encore une
fois, il suffit de comparer la désillusion qui suivit les transitions de la même époque
dans les pays communistes dEurope pour constater la similitude des processus
(Hermet, 1993).
[15] Sur la
pacification de lélection, voir (Deloye, 1993) ; sur lhistoire de la
contestation des résultats électoraux en France : (Charnay, 1962).
[16]
Limitations auxquelles il convient également dajouter que le modèle occidental de
la démocratie libérale est un système de participation et de compétition fortement
restreintes ainsi que le met en lumière lanalyse de son caractère
polyarchique (Dahl, 1971).