DONNER AUJOURD'HUI
- ELEMENTS POUR UNE SOCIOLOGIE DU DON CARITATIF
[1] -

 

par Ariane EPEE

CRAPS / IEP de Lille

           

Dans la société moderne, celui qui souhaite accomplir un geste de générosité envers les plus pauvres, les malades ou les victimes de catastrophes, se voit offrir une multitude de possibilités : il peut choisir de donner ponctuellement une pièce à un mendiant croisé dans la rue, il peut s'engager dans une association et y assurer une action bénévole, il peut encore opter pour l'envoi d'un chèque à une ou plusieurs associations caritatives ou humanitaires. Cette liste non-exhaustive est une preuve de l'hétérogénéité de la philanthropie, qui peut s'exercer librement et prendre la forme d'un don direct entre particuliers "de la main à la main", ou se concrétiser dans le soutien à une action organisée et animée par des associations ou des groupes d'entraide. Dans ce dernier cas, la personne désireuse d'apporter sa contribution à la réussite des œuvres caritatives pourra choisir entre plusieurs supports : le don en nature (nourriture, vêtements), le don de temps (militantisme, bénévolat), ou encore le don d’argent (chèque, espèces, virement solidaire). 

Un regard rétrospectif sur l'attention accordée au don dans la littérature scientifique confirme qu'il est un des grands thèmes de réflexion de l'anthropologie et de la sociologie contemporaines. Précisément, la première moitié du 20ème siècle est marquée par la parution des écrits canoniques[2] de M. Mauss, dont les observations sur le cycle des échanges dans certaines sociétés mélanésiennes et polynésiennes, ont contribué fondamentalement à revisiter l'analyse anthropologique du don, et  à ériger ce dernier en fait social total. Cette lecture de l'économie de la circulation des présents dans les sociétés archaïques a ouvert la voie à une appréhension sociale du don, qui s'est trouvé libéré d'une unilatéralité et d'un solipcisme désocialisateurs[3]. En France, on retrouve les traces de cette acception intégratrice du don dans les recherches du M.A.U.S.S.[4], dont les auteurs ont participé à l'énonciation d'une conception désintéressée du don, et se sont engagés dans la dénonciation d'une présentation économiste qui imprègne ce dernier d'inclinaisons calculatrices et intéressées.

En ce qui concerne les formes de l'altruisme et de la générosité, un examen de la place qui leur est réservée dans la littérature récente offre l'opportunité de relever un intérêt grandissant pour le don de temps[5] dans l'univers des sciences sociales[6]. Inscrit sur la liste des activités afférentes à l'action collective, il a notamment constitué une porte d'entrée pour les analyses relatives à l'engagement militant et/ou associatif, et a servi d'outil de compréhension de l'implication et des motivations des acteurs bénévoles. Force est cependant de constater que cet intérêt porté par les sciences sociales à l'action bénévole ne s'est pas étendue aux autres modalités de l'altruisme et notamment au don d'argent[7], dont les pratiques et l'évolution ont été essentiellement explorées par les spécialistes de l'action associative. Ces acteurs dont l'intérêt au don d'argent est cognitif mais également professionnel, ont publié quelques réflexions sur le don ou le marketing social[8], ainsi que de nombreuses enquêtes quantitatives sur les donateurs[9]. Mais si ces analyses nous renseignent sur les pratiques des donateurs et sur l'organisation de la collecte au sein des associations caritatives, elles ne nous informent pas véritablement sur les ressorts et les motifs qui sous-tendent le don d'argent, en d'autres termes sur les raisons d'agir[10] et les raisons de donner des donateurs.

Cette recherche trouve son origine dans le constat de cette absence, plus précisément sur la mise en évidence d'un décalage entre le traitement sociologique du don de temps et du don d'argent. Elle trouve son inspiration dans les réflexions théoriques sur le don, mais se fixe comme objectif d'en proposer une lecture critique, et d'effectuer un prolongement empirique de leur contenu conceptuel. Cette entreprise s'articule autour d'une double appréhension du don d'argent, qui en fait l'expression combinée des propriétés sociales des donateurs d'une part, et de mécanismes d'incitations déployés par les associations d'autre part. Elle intègre la dimension relationnelle du don en tant que ce dernier véhicule une certaine solidarité humaine, mais elle n'ignore pas les multiples facteurs qui sont à son fondement, et qui peuvent être des indices de son caractère motivé. En d'autres termes, notre dessein est de consacrer au don d'argent une analyse théorique et empirique susceptible de contribuer à l'explicitation de ses ascendants philosophiques et éthiques, de ses référents sociaux, et de ses stimulations communicationnelles.

Dans une première partie, nous nous attellerons à répertorier quelques uns des facteurs scientifiques et sociaux qui ont contribué à  la marginalisation du don d'argent, avant d'aborder dans une seconde partie la limite des analyses théoriques sur le don, à travers notamment les insuffisances des approches antiutilitaristes en ce qui concerne l'accomplissement concret du don caritatif. Enfin, une troisième partie sera consacrée aux cadres méthodologiques de l'analyse que nous entendons consacrer au don monétaire.

LE  DONATEUR : UN CONTRIBUTEUR  MARGINAL ET MARGINALISE

Un relatif désintérêt des acteurs et de la science

Selon les enquêtes quantitatives récentes consacrées au don d'argent, les sommes collectées auprès des particuliers par les associations caritatives et humanitaires françaises sont passées de 1 milliard à 9 milliards de Francs de 1989 à 1991 ; elles ont ensuite atteint le montant record de 14 milliards de Francs en 1994, soit une progression de plus de 50% en trois ans. Parallèlement, malgré l'observation d'une baisse du nombre de donateurs (-4,3%) entre 1993 et 1996, les estimations avancées par ces recherches font état de la présence de 20 millions de donateurs au sein de la population française en 1997[11].

Pourtant, entreprendre une étude sur les ressorts des dons d'argent octroyés par des personnes anonymes aux associations caritatives et humanitaires françaises, c'est s'engager dans l'analyse d'un phénomène dont le développement quantitatif et qualitatif contraste avec la relative indifférence sociologique. Une explication liminaire de ce désintérêt peut trouver son origine dans l'observation des inclinations traditionnelles d'une culture politique et scientifique qui a longtemps appréhendé l'engagement partisan, syndical ou associatif sous l'angle d'un engagement total et d'une remise de soi, et qui a participé à la construction d'une figure mythique d'un militant faisant don de sa personne à la cause pour laquelle il s'était engagé. Cela s'est traduit par la transposition dans les analyses et descriptions ordinaires et scientifiques sur l'engagement militant, de représentations et de postures empruntées à l'expérience religieuse, et notamment aux dimensions sacrificielles et sacerdotales de cette dernière  : "...le militant, concrètement, reproduit la figure du prêtre entièrement pris par son engagement. On sait que le sacrifice de la vie privée est par exemple un thème récurrent de la littérature militante"[12].

Une illustration de la primauté accordée à l'effort et à l'intensité de l'engagement individuel dans les groupes mobilisés nous est fournie dans la rhétorique militante par la différenciation statutaire qui est effectuée entre les acteurs desdits groupes : d'un côté les membres actifs (militants et bénévoles qui consacrent du temps et de l'énergie à la cause collective), de l'autre côté les membres passifs (adhérents dont l'apport est important du fait de la cotisation dont ils s'acquittent, mais qui ne donnent que de l'argent à l'organisation). Derrière ces taxinomies usuelles, se dessine une hiérarchie quantitative et qualitative de l'engagement qui a pour référentiels distinctifs le temps et l'argent. D'une part, membres actifs et membres passifs se distinguent par le temps qu'ils consacrent à l'organisation qu'ils soutiennent ; d'autre part, ils sont différenciés par la valeur accordée à la nature du don qu'ils font à l'association ou au groupe. En conséquence, parallèlement à la valorisation de l'abnégation et de la disponibilité des militants et des bénévoles, on trouve dans la littérature critique sur la générosité l'expression d'une dévalorisation du don d'argent, qui se trouve fréquemment assimilé à un degré minimal d'engagement. Ainsi, dans un ouvrage consacré aux métamorphoses de l'éthique, G. Lipovetsky fustige la philanthropie moderne qu'il définit comme un "altruisme indolore de masse", une propension intermittente à la générosité qui ne s'accompagne d'aucune implication personnelle, d'aucun engagement durable : "L'individualisme contemporain n'est pas antinomique avec le souci de bienfaisance, il l'est avec l'idéal du don de sa personne : on veut bien aider les autres mais sans trop s'engager, sans trop donner de soi-même. La générosité, oui, à condition qu'elle soit facile et distante, qu'elle ne s'accompagne d'aucun renoncement majeur"[13]. En d'autres termes, ce serait une méprise d'interpréter l'accroissement des dons d'argent comme une marque de la recrudescence de l'engagement associatif et du souci que les citoyens ont les uns pour les autres. Dans la société moderne, l'augmentation des contributions financières à l'action caritative et humanitaire est en fait un corollaire de la dépréciation du don de soi ; elle se déploie dans un environnement où prolifèrent égoïsme, repli sur soi, et indifférence. Pour appuyer ce réquisitoire, l'auteur propose une comparaison chiffrée du don de temps et du don d'argent, et trouve dans le déséquilibre quantitatif entre ces deux modalités d'implication, les arguments favorables à la banalisation de l'apathie : "Si la moitié des Français soutient de temps à autre par des dons une cause humanitaire, on ne compte en revanche que deux millions de bénévoles"[14].

A travers ces différents éléments transparaît une échelle de l'engagement sur laquelle les donateurs brillent d'emblée par leur absence, eu égard à leurs manquements aux obligations militantes et activistes des structures qu'ils soutiennent. Contrairement aux adhérents, ils n'ont pas la possibilité juridique de participer et de voter aux assemblées générales ;   par ailleurs, par la volatilité, la partialité et la distance qui les particularisent, ils cumulent les caractéristiques antinomiques de la figure paradigmatique du militant.

Les mutations de l'action caritative

Deux éléments emblématiques de l'évolution que connaît le mouvement associatif en France pendant les années 80 et 90 invitent cependant à reconsidérer cette imposition de la figure du militant comme focale d'analyse des contributeurs de la vie associative.

Il s'agit en premier de l'apparition dans l'univers associatif d'organisations à haute visibilité médiatique encore appelées "média-associations"[15] (Médecins Sans Frontières, Action Internationale Contre la Faim, Sos Racisme...), qui bousculent les formes traditionnelles de la communication associative par l'introduction de nouvelles modalités de travail dans l'action caritative et politique. Grâce à la publicisation extrême de leur action (mondialisation des appels à la générosité, médiatisation des porte-parole...), et à l'adoption de stratégies d'occupation de l'espace public,   ces structures importent les méthodes de travail du marketing dans le monde associatif, et imposent un renouvellement des relations que les associations caritatives, humanitaires et politiques entretiennent avec leur environnement : "Les groupes en lutte tentent de se procurer un maximum de ressources - argent, organisation, adhérents - pour affronter avec quelques chances de succès leurs adversaires. La mobilisation n'apparaît plus comme une réponse aveugle aux appels lancés par un leader charismatique, et le mouvement n'est plus sensé faire preuve d'autisme vis-à-vis de l'extérieur..."[16]. L'impact de cette mutation axiologique dans la philosophie associative transparaît dans les objectifs de recrutement de ces organisations, dont la finalité n'est plus seulement de multiplier les militants ou les adhérents, mais aussi de gagner la sympathie de l'opinion et notamment des donateurs. On assiste ainsi à une modification de l'importance accordée aux membres actifs et aux membres passifs, et à un élargissement quantitatif et qualitatif des formes d'engagement et de soutiens traditionnellement acquis à la vie associative.

Le second élément révélateur de cette évolution tient dans la mutation qui s'opère dans l'organisation du travail associatif dans les années 80 et 90, et qui se matérialise par la montée en puissance de l'activité de collecte de ressources dans les missions fonctionnelles des structures associatives.

Tout d'abord, on assiste à une professionnalisation qui se concrétise par la métamorphose des formes de collecte de fonds, qui connaissent un renouvellement notable suite à l'introduction des techniques modernes de marketing direct[17]. On passe ainsi d'une pratique traditionnelle et archaïque à une véritable rationalisation des activités associatives de collecte des ressources, grâce notamment à la reproduction des recettes usitées dans l'ingénierie commerciale comme les mailings et les fichiers informatisés : "L'histoire récente des techniques de collecte est celle d'un fleuve tranquille détourné de son cours par les développements de la statistique, puis de l'informatique. Des siècles durant, en effet, la collecte s'est effectuée sans changement majeur : troncs, loteries, quêtes publiques, souscriptions, legs et donations, on collectait jusque dans les années soixante-dix comme au treizième siècle"[18].

Consécutivement à cette révolution technologique, le mouvement associatif doit gérer l'explosion du don liée à la multiplication des appels à la générosité publique par des associations à vocation nationale et internationale, qui décuplent leurs ressources grâce à leur accès aux médias et à l'utilisation des moyens modernes de collecte de fonds.  Cela se traduit par la constitution d'un marché spécifique du don monétaire dont les premières caractéristiques sont appréhendées au début des années 90 : deux Français sur trois déclarent faire un ou des dons de manière occasionnelle ; 20% des donateurs déclarent donner à deux ou trois associations ; l'analyse met en exergue le caractère volatile du don ; il en ressort une hiérarchie des grandes causes (faim dans le monde, chômage, environnement...) selon la conjoncture[19].

Cette nouvelle conformation des associations se traduit inévitablement par une extension de la considération accordée aux donateurs au sein des organisations faisant appel à la générosité publique. Malgré leur absence, ils exercent une pression croissante sur le fonctionnement et les programmes des associations caritatives et humanitaires, qui  se voient dans l'obligation d'étendre et de fidéliser la masse de leurs soutiens afin d'assurer la pérennité de leur activité.  Dans un premier temps, ce processus de séduction et de fidélisation exige la mise en place d'un certain nombre de dispositifs comptables et informationnels susceptibles d'assurer la transparence des opérations de collecte[20]. Par la suite cette influence grandissante du donateur a un impact dans la teneur des projets associatifs, par le biais de l'inversion des priorités ou de l'ouverture de nouveaux terrains ou espaces d'intervention, cela en résonance avec la conjoncture sociale française et son influence sur les attentes des donateurs. Ainsi, l’une des conséquences de la montée du chômage en France pendant les années 90 a été l’imposition de l’exclusion comme cause prioritaire des Français en général et des donateurs en particulier, qui ont été naturellement interpellés par l’accroissement de la précarité et d’une certaine misère dans leur environnement. Cette conjoncture sociale difficile s’est reflétée dans l’univers philanthropique par l’institutionnalisation de certaines associations comme les Restos du cœur, mais aussi par la réorientation des activités de certaines organisations jusque-là fortement spécialisées dans l’action humanitaire internationale[21].

Enfin, la médiatisation de certains scandales comme celui de l'ARC, a définitivement contribué à sortir la masse des donateurs de l'ombre, tant par l'effet rédhibitoire de cette affaire sur la propension de l'opinion à effectuer des dons[22], que par les efforts de communication que diverses associations ont développés pour éviter l'amalgame. 

Tous ces éléments fournissent des indications sur le contraste qui existe entre l'engagement effectif des donateurs, et la sollicitude qui leur est accordée dans le cahier des charges des associations faisant appel à la générosité publique. Il apparaît ainsi que si la faible implication des donateurs est à l'origine de leur marginalisation sur la courbe représentative des échelons de l'engagement militant, cette position périphérique change quand on entreprend d'identifier les contributions, les sources de financement et d'influence de  l'action caritative. Pour les associations financées par la générosité publique, cette masse anonyme est ainsi devenue un souci constant, un interlocuteur auquel sont adressés lettres de sollicitations et d'explication des missions, organes d'information, messages de remerciements, petits cadeaux..., cela avec le souci d'arriver à une confiance et à une fidélisation susceptibles d'assurer la pérennisation du don.[23]

Le don comme modalité de la militance différenciée

Cette intrusion des donateurs dans la politique d'intervention et de communication des associations oblige à intégrer ces participants certes distants mais réels au nombre des acteurs non pas vedettes, mais figurants de l'action caritative. Concrètement, la prise en considération de ces acteurs passifs revient à inscrire l'analyse du don dans une appréhension extensive de l'engagement associatif, qui déboucherait sur l'exploration de modalités périphériques de la militance. Les donateurs fourniraient dans cette perspective l'opportunité d'étudier la diversité des formes de contribution et de participation au sein des groupes mobilisés, ainsi que les modulations de l'implication des individus qui les soutiennent. En d'autres termes, le don permettrait l'investigation d'une forme particulière de la militance différenciée, tout comme il est possible d'effectuer une analyse de l'engagement différencié[24]. Il n'est ainsi pas exclu que cette dimension ouvre la voie à une analyse du non-engagement et de la non-implication des individus. C'est la raison pour laquelle il nous semble nécessaire d'envisager trois pistes de recherche principales associant les thématiques de  l'engagement à celles du don :

- Le don comme expression de l'engagement et de l’adhésion à une cause : les enquêtes quantitatives précitées soulignent l'existence de corrélations entre le don de temps et le don d'argent (62,5% des bénévoles sont aussi donateurs d'argent). Cela suggère l'idée d'une polyvalence de certains acteurs, qui cumulent les formes de contributions à l'action collective. Dans cette optique, le don monétaire apparaît comme une forme supplémentaire de participation des individus à la perpétuation du lien social.
- Le don comme modalité émergente de l'engagement : cette perspective est inspirée par les mutations qui sont actuellement pointées dans l'analyse des mobilisations collectives, qui tendent à accréditer l'apparition d'un nouvelle figure du militant. Ce dernier ne penserait plus son engagement comme un sacerdoce, mais comme une attitude réversible ne nécessitant pas une adhésion totale : "La façon actuelle de s'engager se caractérise à la fois par la diversité possible des intérêts pris en compte et donc aussi par leur mise à distance relative. C'est donc moins d'un rôle social incorporé qu'il convient désormais de parler que d'une activité qui peut être aussi bien endossé que quittée…"[25].  Pour le donateur, le don d'argent pourrait ainsi être l'expression d'une implication distanciée, d'un non-engagement qui n'est pas synonyme de désintérêt.
- Le don comme substitut de l'engagement : dans cette dimension, le don constituerait pour des personnes absentes de tout réseau militant, le moyen d'assouvir parallèlement une inclination au non-engagement et un besoin de participation minimum. Le don d'argent serait ici la traduction d'un refus de s'engager, voire un succédané psychologiquement déculpabilisant, qui offre à l'instar de l'individu décrit par G. Lipovetsky, l'opportunité d'allier apathie et générosité. 

LE  DON : UN  ACTE  MACULE  DE  SUSPICIO

Le don entre échange, intérêt et désintéressement

La suspicion est inhérente à la problématique du don, et est colportée par l'interrogation que posent le jugement ordinaire et la réflexion scientifique sur les véritables ressorts de l'altruisme. Elle trouve ses fondements dans la pensée théologique et la philosophie, qui ont érigé le désintéressement en principe moral, et imposé au don des impératifs de pureté et de gratuité[26]. Ces exigences éthiques sont cependant remises en cause par les pratiques philanthropiques et l'ostentation de certains donateurs (publicité des donations, inscriptions des noms et portraits des donateurs sur les murs des orphelinats....), qui agissent en évergètes et voient dans le don l'opportunité de consolider leur statut social et d'assurer l'éternité de leur âme. Ainsi au 15ème siècle, la généralisation d'une comptabilité de la générosité à travers l’instauration des Indulgences[27], procure à la critique moderne du don les arguments d'une suspicion qui contribuera à jeter durablement des doutes sur la sincérité des fondements intentionnels du don des croyants.

Cette suspicion est ensuite relayée dans les sciences sociales par l'axiomatique de l'intérêt[28], qui est au fondement de la science économique et qui répand le modèle d'une nature humaine foncièrement calculatrice, uniquement tournée vers la maximisation des intérêts individuels. Cette perspective charrie une conception de l'humain dédaigneuse de l'analyse des intentions (ni bien ni mal), et est porteuse d'une apologie de l'utilité et de l'efficacité : "La science économique postule ainsi une rationalité du sujet qui, en toutes conduites, calcule son intérêt, qu'il s'agisse d'un calcul cardinal, mathématique, […], ou d'un calcul ordinal des préférences. […] l'homme est compris comme un agent rationnel qui ne cherche que son intérêt égoïste, sans considération d'autrui"[29]. L'infiltration de ce paradigme dans la réflexion sur le don se traduit par l'entérinement du caractère intéressé de la générosité, et par l'exhumation des mobiles égoïstes qui sont à son origine. Démis de ses attributs vertueux, le don est apprécié à l'aune de ses rétributions, et se trouve ancré dans la panoplie des actes destinés à satisfaire les intérêts personnels des donateurs. L'incursion des dispositions de l'homo oeconomicus dans ses référents entache sa dimension altruiste de sa crédibilité, ce qui conduit à peindre les donateurs sous les traits d'agents calculateurs et rationnels poursuivant des fins narcissiques à travers leurs marques de générosité : "... les attitudes désintéressées, les dons spontanés ou les manifestations de sympathie sont souvent reçues avec suspicion. Là où l'on tient l'égoïsme pour normal, tout mouvement altruiste paraît incongru et on lui cherche une raison cachée qui ne peut être qu'une raison égoïste"[30].

On trouve cependant dans l'ethnologie et dans la sociologie, des entreprises intellectuelles de résistance à cette acception intéressée et dévalorisante du don. Ainsi, dans l'Essai sur le don, M. Mauss pose les jalons d'une dimension anthropologique et sociale du don, qui est décrit comme un principe générateur de solidarité entre les hommes[31]. Deux questions principales structurent les observations que l'auteur entreprend sur le système d'échanges de cadeaux des sociétés mélanésiennes et polynésiennes :

- Quelle est la règle de droit et d'intérêt qui, dans les sociétés de type arriéré ou archaïque, fait que le présent reçu est obligatoirement rendu ?
- Quelle force y a-t-il dans la chose qu'on donne qui fait que le donataire la rend ?

Il en ressort que la règle de droit et d'intérêt qui fait que le présent reçu est rendu, est l'obligation de rendre, "car les échanges et les contrats se font sous la forme de cadeaux en théorie volontaires, en réalité obligatoirement faits et rendus"[32]. Le don se donne à voir dans ces sociétés non-marchandes sous les traits d'un système de circulation de dons et contre-dons qui obligent ceux ont qui reçu à rendre au bout d'une certaine période, ce qu'ils ont reçu. Par cette nécessaire réciprocité, le don est niché au cœur des relations sociales et se décline dans un triple mouvement qui scelle son caractère transactionnel : obligation de donner ; obligation de recevoir ; obligation de rendre. Grâce à cette découverte, Mauss rompt avec l'idée d'un don unilatéral et gratuit, qui s'effectue sans motif et sans espoir de retour. Il installe la réflexion sur le don au centre d'une analyse des échanges sociaux, et en fait le moteur d'une solidarité véhiculée et pérennisée par son caractère obligatoire et réciproque. Il devient difficile dans cette optique de penser le don comme un acte isolé, dont le cadre d'accomplissement se réduirait à la volonté bienfaitrice d'un être esseulé. Au contraire, il est inscrit dans une bilatéralité socialisatrice, qui fait de lui un acte nécessairement social. Comme le dit M. Douglas : "…en récusant toute possibilité de réciprocité, on sort le don de son contexte social et on le prive de toute signification relationnelle [car] un don qui ne contribue en rien à créer de la solidarité est une contradiction dans les termes"[33].

Il reste que M. Mauss pense le don dans les sociétés non-marchandes, et semble avoir du mal à replacer sa réflexion dans les sociétés modernes dans lesquelles il cantonne le don à des survivances comme les cadeaux d'anniversaire ou de Nouvel An.

C'est dans la théorie sociologique, et plus particulièrement dans le M.A.U.S.S, que l'on retrouve l'héritage de la pensée de Mauss, et surtout la transposition de l'esprit "primitif" du don dans les sociétés contemporaines. Soucieux de lutter contre l'expansion de l'utilitarisme qui associe le don au calcul, les auteurs de ce courant de pensée extirpent l'interprétation économique de la pensée du don, en soulignant que sa gratuité repose non pas sur l'inexistence d'un retour, mais d'une part sur l'inexistence d'une garantie de retour, et d'autre part sur le fait que ce dernier ne correspond pas aux règles de l'équivalence marchande. Non seulement il n'y a pas l'expression de l'exigence d'un retour par les donateurs, mais en plus, ces derniers acceptent, en donnant, d'accorder leur confiance et de supporter la charge d'incertitude inhérente à une relation sociale non-contractuelle : "Faire confiance est l'acte fondateur permanent de toute société qui s'opère à travers le geste du don. Cela signifie accepter un risque, c'est-à-dire, en termes formels, introduire l'indétermination, la poser comme condition préalable à tout lien social [...]. L'absence de contrat dans le don suppose certes la confiance, mais il la recrée aussi à chaque fois"[34]. Il résulte de ce développement que le don est un acte de liberté, qui s'effectue dans la spontanéité et sans calcul ; il est un ferment du lien social car il crée de la relation, et la conscience d'appartenance sociale. C'est en ce sens qu'il est défini par les mêmes auteurs comme "toute prestation de bien et de service effectuée, sans garantie de retour, en vue de créer, nourrir et recréer le lien social"[35].

Même si l'objectif de cette analyse n'est pas d'explorer les arcanes du don caritatif, la description qui y est faite du don aux inconnus suggère quelques caractéristiques de ce don spécifiquement moderne :

- Il a une dimension sociale, car il se pratique hors des réseaux primaires de socialisation comme la parenté ou l'amitié proche. Il inaugure ainsi des formes de sociabilités inédites, puisqu'il brise les frontières de la parenté ou de la communauté par la possibilité qu'il offre aux inconnus d'établir des relations entre eux.
- Il est un facteur d'intégration, car contrairement au don antique qui prenait les formes d'un privilège réservé à certains membres nantis de la société, il enrichit l'éventail des participants à la chaîne de solidarité, et restreint la sélection sociale des donateurs : "…le don moderne n'est pas fondé sur une obligation morale de la classe riche envers le peuple, comme l'évergétisme. Les personnes de tout milieu social participent à ce don moderne, non seulement sous forme monétaire, mais aussi sous forme de don de temps"[36].
- Il est gagné par des valeurs laïques, car aujourd’hui le don repose également sur des valeurs humanistes et solidaires et n'est pas uniquement motivé par des impératifs religieux : "...le lien actuel entre le don aux étrangers et la religion est beaucoup plus lâche, et souvent inexistant. Les religions, tout en y jouant un rôle important, ne sont pas essentielles à ce phénomène du don aux étrangers, et interviennent souvent en outre à titre privé, sous la forme d'une spiritualité personnelle qu'on préfère taire"[37].

De manière générale, le don aux inconnus est considéré par les défenseurs d'une conception désintéressée du don comme l'incarnation de la gratuité, celui dont l'anonymat et la distance entre donateurs et bénéficiaires assurent au don une universalité et une inconditionnalité extrêmes : " Le don aux étrangers est le don unilatéral, inconditionnel par excellence, sans retour. A la différence du don dans les liens primaires, c'est le don le plus ouvert sur l'humanité tout entière. (…). Car le don archaïque n'est pas inconditionnel et n'est pas ouvert. L'altruisme serait une caractéristique de la société moderne"[38].

Arguments pour une phénoménologie du don

Sur le plan strictement théorique, ces entreprises intellectuelles de réhabilitation du don partagent une lecture sociale et relationnelle de cet acte, qui contribue à son émancipation de l'a-socialité dans laquelle l'avaient cantonné les pensées antique et théologique pour lesquelles il se confondait avec l'amour pur. Cet ancrage social affranchit le don de ses déterminations transcendantes, et lui permet de ne plus être appréhendé comme l'extension terrestre et imparfaite de la bonté divine. Il n’est plus un acte supra-social posé par des êtres supérieurs, mais un acte humain ayant une signification collective parce qu'il est un vecteur du lien social. En ce sens, cette autonomisation du don par rapport à sa conception puriste peut s'apparenter à un processus de "re-socialisation", à une reconnaissance du don comme matrice de pérennisation du rapport social.

Dès lors se pose pour nous la question de la matérialité de ce lien social, de la conversion de cette théorie sociologique du don en une phénoménologie du don. En effet, si la tradition antitutilitariste délivre le don d'une bilatéralité culpabilisante et expurge du contre-don potentiel tout caractère intéressé, contractuel et obligatoire, elle ne propose aucun éclairage sur la dynamique du don, sur les conditions sociologiques et logistiques de sa réalisation.

Ainsi, la dimension gratuite du don ne fournit aucune indication sur les ingrédients du lien social qui relie les donateurs aux bénéficiaires ; elle reste également muette sur la pluralité des formes que peut revêtir l'intentionnalité des acteurs. Pourtant, si on adopte le principe d'une synonymie entre "donner" et "entrer en relation", on assimile le don à une orientation, et on le convertit en une attitude intentionnelle : "Ces états de conscience sont aussi appelés états intentionnels. Le mot intentionnalité ne signifie rien d'autre que cette particularité foncière et générale qu'a la conscience d'être conscience de quelque chose…"[39]. En d'autres termes, le don est une visée, une main tendue, et tout comme la phénoménologie s'est constituée autour de la promotion d'une conscience intentionnelle, d'une "conscience de…", il nous semble important qu'une sociologie du don ne peut se contenter d'une idée du don, d'un don en soi, mais qu'elle doit élargir ses investigations à la compréhension des logiques sous-jacentes à l'acte du don, aux déterminants du don de… et aux raisons du don à…

Cette perspective offre la double opportunité de saisir le don par la nature et par le sens de ce qui circule. Elle permet d'une part de l'étudier comme un transfert de ressources matérielles (argent, denrées...), et immatérielles (temps), et d'autre part de le saisir comme la manifestation d'une herméneutique du lien social, en d'autres termes comme un vecteur des valeurs que les individus donateurs projettent dans leur générosité, et qui sont autant de signifiants de leur rapport aux autres. Comme le dit J.T. Godbout : "On est donc conduit dès le départ à considérer le tout, et donc à ne pas séparer des liens sociaux de ce qui y circule, car étudier la circulation des biens et services dans la perspective du don, c'est d'abord chercher à en comprendre le sens pour les acteurs"[40].   En ce qui concerne le don d'argent, la combinaison de ces deux éléments conduit à opérer un approfondissement des pratiques afférentes à cette générosité monétisée, tout en proposant un éclairage sur les significations que lui confèrent les donateurs.

Un acte triséquentiel

Par ailleurs, une appréhension phénoménologique du don ne peut ignorer l'évolution de la philanthropique moderne, qui institue les associations en organismes collecteurs et distributeurs de la générosité collective. Cette mission érige les associations caritatives et humanitaires en médiateurs de la relation qui se construit entre le donateur et le bénéficiaire, et se formalise par l'établissement de relations autonomes entre les structures associatives et l'opinion publique. Il s'ensuit que le rapport qui s'établit entre le donateur et le donataire est un lien indirect et relayé, assisté par les supports informatifs de la communication associative. Seule l'association garde ainsi un accès direct aux destinataires, et préside à la conversion des produits de la collecte en ressources matérielles et immatérielles en direction des bénéficiaires.

Cette double dimension est révélatrice d'une spécificité du don organisé, qui repose sur la coopération de trois familles de protagonistes, à savoir les donateurs d'une part, les donataires d'autre part, reliés les uns aux autres par les professionnels de l'action caritative que sont les structures associatives. L'autonomie des relations que cet acteur-pivot entretient avec chacun des deux autres transforme ainsi ce don en un acte triséquentiel :

- en premier lieu, la relation épistolaire entre les donateurs et les associations, ponctuée de lettres de sollicitation, d’envois de documents d’information de la part des organisations ; de chèques et quelquefois de courriers et d'appels téléphoniques de la part des donateurs ;
- en second lieu, la relation entre les associations et les bénéficiaires des dons, qui est portée par les professionnels salariés des organisations et par les bénévoles, qui pensent, montent et soutiennent les projets en direction des donataires ;
- en troisième lieu, la relation entre le donateur et le bénéficiaire, qui se caractérise par sa virtualité du fait de la distance entre les deux protagonistes.

Ainsi, si on entreprend d'isoler les donateurs et d'en faire la focale d'analyse de cette relation triangulaire, ils se retrouvent au centre d'un échange bipolaire dont chacune des formules repose sur une philosophie et des logiques différentes :  d'un côté, ils sont à travers leurs élans de générosité et leur souci pour les bénéficiaires, les acteurs de cette dynamique du lien social revendiquée et promue par la théorie antiutilitariste ; d'un autre côté, par les relations qu'ils entretiennent avec les associations, qui prennent la forme d'opérations de séduction de la part des premières, et de procédés de sélection des structures et des causes de la part des seconds, ils sont transformés en enjeux du marché du don, et accomplissent un acte résultant de sollicitations et de manœuvres incitatives : "...l'expérience prouve qu'il ne donne pas si on ne lui demande pas. Sa propension à donner est un fait, mais un fait passif, un potentiel. [...]. Sans stimulation externe, sans travail de représentation de la souffrance, elle reste un fruit sec"[41].

Cette configuration de la philanthropie moderne positionne le don au croisement d'une nébuleuse associative porteuse de projets divers, et d'une masse anonyme de donateurs inscrits dans des logiques collectives et individuelles. Elle fait du don le point de rencontre entre une offre de bienfaisance concoctée par les associations, et une demande de générosité portée par les donateurs potentiels. Ces derniers passent à l'acte quand dans leur esprit se construit une proximité entre la cause promue et leurs attentes en matière de solidarité et de générosité, ou quand se crée une empathie avec les destinataires des dons[42]. Au cours de ce processus, les donateurs répondent à un appel, et projettent dans leur acte ce qu'ils sont socialement, ce qu'ils pensent et ce à quoi ils croient. Façonnés par leurs socialisations successives et détenteurs de convictions et de croyances, ils orientent leurs pratiques de solidarité en fonction de leur identité sociale, d'où l'existence d'une cohérence entre le profil socio-culturel des donateurs et les causes qu'ils soutiennent. C'est en ce sens que l'on peut dire que le don est un acte socialement déterminé, fruit de la conjonction entre l'action associative et les inclinations "socio-généreuses" des donateurs. Ainsi la coïncidence entre ces dispositions à la générosité et les représentations de la misère ou de la maladie par les associations, transforme quelquefois le don en un acte pulsionnel, dans lequel les disponibilités bienfaitrices des individus, sensibilisées par la charge émotionnelle et affective des images de la souffrance, débouchent sur un don spontané et machinal. On pourrait en ce sens appliquer aux donateurs cette remarque de H. KRIESI sur les déterminants sociaux de l'engagement : "En fin de compte, ils n'ont pas le choix. Ils réagissent presque instinctivement, ils ont un devoir à remplir, ils sont poussés par leurs idéaux, par leurs principes et leurs convictions profondes"[43].

Cette dimension identitaire du don n'évacue cependant pas en amont de l'investigation empirique, l'existence d'un comportement rationnel du donateur, et la possibilité de relever dans son attitude les marques d'un processus décisionnel qui ferait du don un acte réfléchi. En effet, la prolifération des causes expose le donateur à des sollicitations multiples. Cette évolution altère le caractère spontané du don, et fait de ce dernier le produit d'un arbitrage entre plusieurs causes et plusieurs associations, dont le donateur aurait jugé de l'efficacité et de l'utilité à la lumière de ses préférences. Dans cette perspective, le don résulte d'un choix, et son analyse ne peut faire l'économie de l'adjonction d'une strate supplémentaire d'intentionnalité, d'une appréhension rationnelle : "Les agents sont supposés rationnels. [...] Leurs actions procèdent de décisions conscientes. Autrement dit, elles sont intentionnelles puisque le concept de décision n'a de sens qu'autant que l'on suppose une attitude contrefactuelle à sélectionner autre chose que ce qui a été choisi"[44]. Cela suppose que le donateur endosse le comportement d'un agent recherchant à travers son don et surtout le choix de l'association et de la cause bénéficiaires, à soutenir une action jugée efficace et utile, susceptible de satisfaire ses exigences éthiques, politiques, déontologiques [45].

L'introduction de cette dimension calculatrice et rationnelle, si elle convoque les thèses utilitaristes, doit se comprendre comme une conséquence du caractère triséquentiel du don, et non comme l'élimination de son contenu gratuit. Elle s'entend donc comme la prise en compte de la relation que les donateurs peuvent entretenir avec les associations, et qui peut se traduire par la cohabitation entre une propension désintéressée à la générosité, et la volonté de choisir les moyens les plus efficaces de lutter contre les maux de la société. En ce sens, on pourrait appliquer aux donateurs rationnels cette remarque de L. Prouteau concernant les bénévoles : "Pourquoi, en effet, le bénévole, en choisissant de s'adonner à son action non rémunérée, ne serait-il pas conscient des coûts qu'il subit puisqu'il doit renoncer à des usages alternatifs de son temps ? Pourquoi lui refuser toute connaissance des raisons qui le font agir ? Nous ferons donc nôtre le point de vue qu'adoptait déjà Perroux lorsqu'il notait que la gratuité du don n'en fait pas un geste dépourvu de rationalité"[46].  

En définitive, si on peut admettre à la suite de la théorie antiutilitarsite que le don est un vecteur du lien social, une analyse de sa postérité contemporaine se doit d'intégrer le fait que ce don est un acte suscité, déterminé et potentiellement construit, fruit de l'interaction entre les mécanismes de sensibilisation des associations et des individus donateurs. Ces caractéristiques expliquent pourquoi l'analyse du don doit intégrer conjointement les ressorts identitaires de la générosité c'est-à-dire l'impact du positionnement social des acteurs, mais aussi le processus décisionnel qui peut être à son fondement, et qui en fait un acte virtuellement motivé.  

MACROSOCIOLOGIE  ET  MICROSOCIOLOGIE  DU DON

Si le nombre de donateurs a eu tendance à s'accroître pendant la décennie 90, les enquêtes disponibles sur les pratiques du don monétaire permettent d'isoler quelques unes de  ses particularités sociologiques et logistiques :

- Tout le monde ne donne pas : les enquêtes effectuées par les agences de marketing social présentent le donateur-modèle sous les traits d'une femme disposant d'un revenu supérieur à 60.000 francs, très souvent âgée de plus de 55 ans, et résidant dans un milieu urbain. Sur le plan politique, il apparaît que les électeurs de droite donnent plus souvent que ceux de gauche (l'électeur UDF étant l'électeur cardinal), et la pratique religieuse demeure un discriminant important, puisque les donateurs confirmés se recrutent parmi les pratiquants[47].
- Ceux qui font des dons les destinent particulièrement à certaines causes ou à certaines associations : les causes les plus soutenues sont d'un côté la médecine (recherche contre le cancer, l'aide médicale d'urgence), et de l'autre côté la pauvreté en France et dans le monde (exclusion et humanitaire).
- Certains donateurs sont particulièrement enclins à répondre à des sollicitations postales, d'autres sont prioritairement touchés par les images de la télévision : dans l'enquête précitée de la Fondation de France, 34 % des donateurs interrogés ont effectué leur don après la réception d'une lettre personnelle ; 33% ont fait un chèque pour le Téléthon ou le Sidaction (deux émissions caritatives télévisées), ou encore à la suite d'un appel au don dans les médias ; 26 % ont donné lors d'une collecte sur la voie publique…

Ces données statistiques lèvent le voile sur quelques particularités du marché du don. Au-delà des pratiques et préférences des donateurs, elles soulignent l'existence d'un profil social des donateurs, dont il serait intéressant d’étudier les caractéristiques, les permanences  et les modulations selon les causes. C’est la raison pour laquelle il nous semble important de commencer cette analyse des logiques et des pratiques du don par une appréhension macrosociologique du don, qui aura pour objet d’étudier non pas les organisations collectrices du don en elles-mêmes, mais leurs donateurs, afin de relever les caractéristiques sociales de ces derniers. Cette option méthodologique dont le support privilégié est le questionnaire, nous permettra dans un premier temps de vérifier l'adéquation entre les caractéristiques générales des donateurs (telles qu’elles sont présentées dans les enquêtes précitées), et des populations définies de donateurs (celles qui donnent à une association précise) ; dans un second temps, elle offrira l'opportunité d'affiner la connaissance de l'orientation du don (choix de la cause, des bénéficiaires…) en fonction du profil socio-culturel. Plus précisément, il s'agira de participer au repérage des niches sociologiques susceptibles d'abriter les donateurs, et surtout les donateurs de certaines associations en particulier . On pourrait ainsi appliquer à cette entreprise ce propos de F. SAWICKI sur les militants : "… il ne s'agit pas de rendre compte de pourquoi tel ou tel individu s'est engagé dans telle organisation précise, mais pourquoi tel groupe ou classe d'individus fournit de manière privilégiée les membres de tel type d'organisation. Autrement dit, ce qui est visé est de dégager des bassins de recrutement et des variables sociologiques dites lourdes (ressources et dispositions sociales prédisposant à s'engager)"[48].

Cette perspective quantitative n'exclut cependant pas la nécessité qui impose à une analyse du don d'entreprendre une approche plus microsociologique et individuelle des donateurs, qui permettrait de dénicher, au sein d'une population potentiellement disposée, les facteurs favorables au passage à l'acte. Cette orientation qualitative et biographique se donne pour objectif de relever, dans le parcours de vie des individus et dans leur trajectoire sociale,  les moments, rencontres ou affiliations qui ont participé à l'activation de leurs dispositions altruistes, et qui constituent autant de variables "expérientielles" et "événementielles" de leur propension à faire des dons[49]. L'objectif de cette approche complémentaire est de voir dans quelle mesure ces indices existentiels peuvent contribuer à guider les donateurs dans les dédales de l'univers associatif (choix des causes, fidélité à certaines organisations, volatilité...). C'est à partir de ces éléments que pourront être reconstitués les comportements des donateurs, mais aussi différentes représentations du don qui seront autant d'indicateurs de l'inclination utilitariste ou altruiste de cet acte. En d'autres termes, l'attention portée aux itinéraires individuels des donateurs s'entend comme l'occasion d'appréhender le processus de construction du don, et notamment des ressorts qui sont à l'origine de ce geste, qu'ils soient d'ordre philosophique (valeurs chrétiennes et/ou humanistes...), ou égoïstes ; qu'ils relèvent de stimulus communicationnels (campagne de communication des associations), ou d'engagements partisans, syndicaux, associatifs...

Le choix de cette approche duale du don, entre macrosociologie et microsociologie, permet de sortir l'analyse du don de la seule problématique opposant tenants de l'utilitarisme et défenseurs de l'anti-utilitarisme. Elle prend en considération ce débat intrinsèque à la réflexion sur le don, sans en faire un carcan théorique ni un horizon indépassable. Cette option de recherche est facilitée par l'érection du donateur en pierre angulaire de l'analyse du don, de ses pratiques et de ses déterminants éthiques, politiques et/ou sociaux. Elle repose sur l'hypothèse que le don n'est pas exclusivement un acte relevant du hasard, mais qu'il offre une plate-forme d'observation de ce que les individus expriment de leur être social dans la générosité : des personnes rationnelles ou émotives, apathiques ou engagées, altruistes ou égoïstes... Plus précisément, elle est inspirée par l'idée que les gens donnent aussi comme ils sont : "Nous serons conduits à conclure que, au-delà de ce qui circule, ce qui en jeu dans le don, ce que nous mettons en jeu dans le fait de donner, de recevoir, de rendre, ce que nous risquons, c'est notre identité"[50].       

 

[1] Cette contribution est issue d'une thèse en cours  : Les ressorts de la générosité ; Logiques et pratiques explicatives du don caritatif ; préparée à l'Université de Lille II.

[2] Selon G. BERTHOUD, il s'agit d'un  "véritable texte canonique" ; dans "Le marché comme simulacre du don" ; Revue du M.A.U.S.S. ; 1991, pp. 72-89.

[3] Marcel MAUSS : "Essai sur le don - Forme et raison de l'échange dans les sociétés archaïques" ; in Sociologie et anthropologie ; Paris ; PUF ; 1995 (Première édition 1950). Nous reviendrons plus loin sur le don tel que le pense Mauss.

[4] Mouvement AntiUtilitariste en Sciences Sociales, c'est une école dont les auteurs combattent l'acception intéressée du don, et soutiennent l'idée d'un don désintéressé. Nous reviendrons sur quelques membres de cette école dans la suite de ce travail.

[5] Encore appelé bénévolat, il indique la situation dans laquelle une personne fournit à titre gratuit une prestation de travail pour une personne ou un organisme. En ce sens, il se distingue de la situation de travail (salariat).

[6] Nous pensons entre autres aux travaux de Dan FERRAND-BECHMANN : Bénévolat et solidarité ; Paris ; Syros ; 1992 ;  de Philippe LYET : L'organisation du bénévolat caritatif  - L'exemple de l'aide scolaire au Secours Catholique ; Paris ; L'Harmattan ; 1997 ; enfin le récent ouvrage de Lionel PROUTEAU ; Economie du comportement bénévole - Théorie et étude empirique ; Paris ; Economica ; 1999.

[7] Le don d'argent est une contribution volontaire en argent sans contrepartie. Il peut être la réponse à une lettre de sollicitation ou à un appel dans les médias ; il peut être effectué lors d'une collecte sur la voie publique ; il peut également prendre la forme d'un envoi régulier ou irrégulier de fonds à une association. Voir Edith ARCHAMBAULT, Judith BOUMEDIL : Les dons et le bénévolat en France ; Fondation de France ; 1997.

[8] Par exemple Nicolas DUFOURCQ (Dir.) : L'argent du cœur ; Paris ; Hermann ; 1996 ou Quentin WODON : Marketing contre pauvreté ; Paris ; L'Atelier ; 1993.

[9] Notamment les enquêtes d'opinion commandées par la Fondation de France, par le biais de l'Observatoire de la générosité.

[10] Selon J.-P. SARTRE, les "motifs" ou "raisons d'agir" sont   : "...la raison d'un acte, c'est-à-dire l'ensemble des conditions rationnelles qui le justifient". Nous empruntons cette expression à O. FIILIEULE et C. BROQUA : "Raisons d'agir et proximité de la maladie à Aides, 1984-1998" ; in A. MICOUD, D. PERONI : Ce qui nous relie ; Paris ; L'Aube ; 2000 ; pp. 283-314.

[11] Edith ARCHAMBAULT, Judith BOUMEDIL : opus cité.

[12] Jacques ION : La fin des militants ; Paris ; L'Atelier ; 1997 ; p. 31.

[13] Gilles LIPOVETSKY : Le crépuscule du devoir - L'éthique indolore des nouveaux temps démocratiques ; Paris ; Gallimard ; 1992 ;  p. 137.

[14] Gilles LIPOVETSKY ; opus cité.

[15] Jean-Marc SALMON : Le désir de société - Des restaurants du cœur au mouvement des chômeurs ; Paris ; La Découverte ; 1998.

[16] Patrice MANN : L'action collective, mobilisation et organisation des minorités actives ; Paris ; Armand Colin ; 1991 ; pp. 9-10.

[17] "Ensemble des techniques qui permettent aux associations d'entrer en contact avec les donateurs potentiels, de leur présenter les causes qu'elles souhaitent soutenir et de susciter leur engagement financier" ; A. VACCARO : "Techniques modernes de collecte de dons " ; in N. DUFOURCQ (Dir.) : opus cité ; p. 114.

[18] N. DUFOURCQ : "Eléments pour une histoire de la collecte des fonds" ; opus cité ; pp. 85.

[19] Harlem DESIR : Situation et devenir des associations à but humanitaire ; Rapport présenté au nom du Conseil Economique et Social ;  22-23 Mars 1994 ; Paris ; p. 35. Cité par Jean-Marc SALMON : opus cité ; pp. 34-35.

[20] On peut citer l'existence de supports de communication destinés à informer les donateurs sur l'utilisation de leurs dons, et aussi la création du Comité de la Charte de déontologie des organismes faisant appel à la générosité en 1989.

[21] Par exemple, des "missions France" sont ouvertes par Médecins du Monde (1986) et Médecins Sans Frontières (1988).

[22] De 1994 à 1996, les dons diminuent de moitié et le nombre des donateurs des deux tiers. Source : Jean-Marc SALMON : opus cité.

[23] Ainsi en créant un Comité de donateurs en 1990, l'association Médecins du Monde a proposé une formule originale, qui illustre l'importance et surtout l'influence grandissante de la masse anonyme des donateurs : "Sans la fidélité des donateurs, Médecins du Monde n'existerait plus... L'association se doit donc d'entretenir avec cette force invisible qui la soutient chaque jour une relation vivante de confiance qui pérennise le lien établi à l'origine dans un élan de cœur" ;  www.medecinsdumonde.org ;  c'est nous qui soulignons.

[24] Intensité avec laquelle les individus s'engagent dans une action collective C'est cette perspective d'analyse que choisit Florence PASSY dans l'Action altruiste ; Genève ; Librairie Droz ; 1998. Elle étudie ainsi les déterminants sociaux et structurels des différentes formes de l'engagement dans un mouvement de solidarité en faveur des pays pauvres en Suisse.

[25] Jacques ION : opus cité ; p. 81.

[26] On retrouve dans la philosophie platonicienne et le concept de l'Agapè, l'idée d'un don pur et exclusivement  inconditionnel... Quant à la philosophie chrétienne, elle développe l'idée d'un don synonyme de pur amour...

[27] Crise mercantile de la Chrétienté au 15e siècle, qui se traduit par le monnayage des indulgences pour le repos de l'âme (les croyants sont invités à faire le plus de dons possibles - messes, processions, pèlerinages... - afin d'accélérer leur passage dans le purgatoire après leur mort." Voir à ce propos N. DUFOURCQ : opus cité ; p. 6.

[28] Nous empruntons cette expression à Alain CAILLE : Splendeurs et misères des sciences sociales ; Genève ; Editions Droz ; 1986.

[29] Michel TERESTCHENKO : "L'utilitarisme " ; in Philosophie politique (Tome I : Individu et société) ; Paris ; Hachette Livre ; 1994 ; p. 78.

[30] Serge MOSCOVICI : "Les formes élémentaires de l'altruisme" ; Sciences Humaines ; n°103 ; Mars 2000.

[31] Marcel MAUSS : opus cité.

[32] Marcel MAUSS : opus cité ; p. 147.

[33] Mary DOUGLAS : "Il n'y a pas de don gratuit" ; La Découverte/ M.a.u.s.s. (Introduction à la nouvelle édition de l'Essai sur le don de Marcel MAUSS en 1999) ; Londres ; Routledge ; 1990.

[34] Jacques T. GODBOUT, Alain CAILLE : L'esprit du don ; La Découverte/M.A.U.S.S. ; 1992 ; p. 267.

[35] Jacques T. GODBOUT, Alain CAILLE :  opus cité ; p. 163.

[36] Jacques T. GODBOUT, Alain CAILLE :  opus cité ; p. 113.

[37] Jacques T. GODBOUT, A. CAILLE :  opus cité ; p. 113.

[38] Jacques T. GODBOUT : Le don - La dette - L'identité : Homme donator vs homo oeconomicus ; Paris ; La Découverte/M.A.U.S.S. ; 2000 ; p. 81.

[39] Edmund HUSSERL : Méditations cartésiennes. Introduction à la phénoménologie ; Paris ; Vrin ; pp. 28. Nous précisons qu'à ce stade de l'analyse, le concept de l'intentionnalité est utilisé dans son acception métaphysique, pour lequel il est synonyme de visée. Il ne s'agit donc ici de l'intentionnalité au sens de la rationalité des choix. 

[40]  Jacques T. GODBOUT : opus cité ; pp. 15-16.

[41] Nicolas DUFOURCQ : opus cité ; p. xii.

[42] Selon Luc BOLTANSKI, le don suscité par l'action humanitaire est un amalgame composé de l'urgence des situations présentées, de la provocation d'un sentiment d'empathie et de projection dans la souffrance des autres, et enfin des effets de l'immédiateté de l'émotion ; in La Souffrance à distance ; Paris ; Métailié ; 1993. 

[43] Préface du livre de Florence PASSY : opus cité ; p. xix.

[44] Lionel PROUTEAU : opus cité ; p. 2.

[45] Les professionnels et observateurs de l'action caritative ont récemment témoigné de l'apparition de cette tendance chez certains donateurs : "Car le donateur, sollicité à longueur d'année, échaudé par le scandale de l'ARC, compare et réfléchit avant de donner. [...] Il n'a plus la confiance aveugle. Il veut savoir ce que devient son argent" ; Isabelle MONNIN, Ariane SINGER : "Générosité, valeur en hausse" ; Le Nouvel Observateur ; 2-8 Décembre 1999 ; p. 108.

[46] Lionel PROUTEAU : opus cité ; p. 3.

[47] Antoine VACCARO : article cité ; pp. 41-42.

[48] Frédéric SAWICKI : "Les militants de l'environnement : étude cas" ; Contribution au Séminaire Dynamiques associatives et cadre de vie ; Plan Urbanisme Construction Architecture ; 2000 ; pp. 41-42.

[49] Frédéric SAWICKI ; article cité ; pp. 47-48.

[50] Jacques T[50]. GODBOUT : opus cité ; p. 16.