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LES APPROCHES FRANCAISES ET AMERICAINES

DU MAINTIEN DE LA PAIX EN AFRIQUE

Catherine ATLAN et Jérôme LAUSEIG

EHESS/CEAN

 

Le regain d'intérêt des États-Unis en direction du continent africain, que les observateurs notent actuellement, et qui alimente certaines tensions franco-américaines, ne se limite pas aux domaines économiques ou politiques. Il semble jouer également dans le domaine stratégique. Ce phénomène est d'autant plus remarquable qu'il succède à une longue absence des Américains sur la question: depuis la fin de la Guerre Froide, en effet, - et même depuis la "Détente" -, la diplomatie américaine suivait une politique de désengagement multilatéral et réduisait considérablement sa coopération militaire, tandis que le Pentagone lui-même déclarait que l'Afrique ne représentait aucun intérêt "vital", ou même "stratégique" pour les États-Unis. L'échec traumatisant de l'intervention en Somalie, en 1993, était venu renforcer ces dispositions, et les États-Unis étaient disposés à jouer les gendarmes du monde partout sauf en Afrique.

Pourtant, un retour de l'Amérique sur la scène géopolitique africaine semble d'actualité. A l'automne 1996, en effet, deux dossiers stratégiques africains ont vu l'implication effective et offensive des États-Unis: celui d'une intervention humanitaire au Kivu, en novembre-décembre 1996, contre laquelle les Américains ont activement combattu; et celui du projet de Force Interafricaine, pour laquelle les Américains ont présenté leur propre version, l'ACRF (African Crisis Response Force). On le voit, c'est essentiellement sur la problématique du Maintien de la Paix que la diplomatie américaine semble se réengager en Afrique.

Or, sur cette question, et notamment sur les deux dossiers évoqués, les prises de position américaines ont rencontré l'opposition, parfois vive, des dirigeants français. C'est que, au-delà des polémiques et des querelles diplomatiques, ces deux questions - ACRF et intervention au Kivu - montrent la divergence réelle qui existe entre les approches française et américaine sur le maintien de la paix en Afrique.

Quelles sont ces divergences? Quelles conceptions spécifiques du Maintien de la Paix recouvrent-elles, chez les Français comme chez les Américains? Quelles "politiques africaines" mettent-elles en jeu? Dans quelle mesure sont-elles résorbables, pour faire place à un consensus minimum sur l'aide à la sécurité en Afrique? Autant de questions auxquelles nous tenterons de répondre en présentant successivement les deux Études de cas mentionnés: Force interafricaine et intervention au Kivu, dont l'actualité remonte à l'automne 1996.

1. MAINTIEN DE LA PAIX ET FORCE INTERAFRICAINE: LES PROJETS FRANÇAIS

ET AMÉRICAINS

En septembre 1996, le secrétaire d'État américain M. Warren Christopher lançait le projet américain "d'African Crisis Response Force" (ACRF). Cette initiative, qui s'accompagnait d'une tournée africaine du Secrétaire d'État pour la promouvoir, a paru consacrer l'entrée des États-Unis dans un champs de réflexion et d'action stratégiques jusque là investi par d'autres: en effet, les Nations Unies, certains pays africains et certaines puissances européennes - dont la France - travaillaient déjà, depuis quelques années, sur les questions du maintien de la paix, de la prévention des crises et de la gestion des conflits en Afrique.

En quoi consiste ce projet américain et comment fut-il accueilli?

En quoi cette nouvelle initiative se différencie-t-elle des projets en cours d'élaboration?

Comment le débat révèle-t-il des conceptions divergentes sur le Maintien de la Paix en Afrique - conceptions opposant essentiellement les États-Unis et la France, qui apparaissent comme les grands rivaux sur cette question?

L'ACRF: un projet volontariste et attractif

La première version du projet américain d'African Crisis Response Force (ACRF) est présentée à l'automne 1996: elle prévoit la constitution d'une "force interafricaine de maintien de la paix" -ce sont les propres termes de la diplomatie américaine, importants pour la suite du débat. Cette force, qui serait constituée d'environ 10 000 soldats africains, est censée être dirigée par des Africains, déployée sous l'égide des Nations Unies, mais équipée et financée par des donateurs américains et européens. Sa mission, classique des engagement de ce type, doit se définir sous chapitre VI de la Charte de l'ONU: intervenir en cas de conflit sur le continent africain pour protéger les civils et assurer la livraison de l'aide humanitaire. A l'époque, la diplomatie américaine désigne à cette Force un premier objectif concret à court terme, à savoir le déploiement d'une force de maintien de la paix au Burundi, où l'on craint alors que les troubles ne dégénèrent en guerre civile sanglante.

C'est ce caractère concret et volontariste qui donne à l'initiative américaine un retentissement immédiat: non seulement les États-Unis lui assignent un objectif à court terme, prévoyant sa mise sur pieds dans les six mois, mais ils lui ont déjà voté un budget - 25 millions de dollars, alloués par le Congrès -, et envoient rapidement plusieurs missions américaines de haut niveau sur le continent africain, pour convaincre les pays pressentis de sa viabilité (Warren Christopher en tournée, du 8 au 15 Octobre 1996; Général Jamerson au Sénégal, le 6 janvier 1997; Vincent Kern au Ghana, le 10 janvier 1997).

Quelques zones d'ombre subsistent néanmoins, à ce stade du lancement: quels seront les pays africains appelés à participer à l'ACRF? Comment, par qui et sur quels critères seront-ils sélectionnés? Quel est le rôle exact dévolu aux Nations Unies et à l'OUA (Organisation de l'Unité Africaine)? Autant de points sur lesquels le projet américain reste très vague, autant d'incertitudes sur lesquelles vont se greffer les débats et les premières réactions internationales.

Celles-ci en effet, dans les premiers mois qui suivent le lancement du projet ACRF, ne sont guère enthousiastes dans l'ensemble, et paraissent en tous cas très contrastées. A commencer par celles des principaux intéresses eux-mêmes, les pays du continent africain, dont la plupart se montrent très réservés. La grande majorité des pays francophones, tout d'abord, reste fidèle à la ligne édictée par Paris, et aux projets en préparation de ce côté là. Quant aux "géants" du continent, l'Afrique du Sud, le Nigeria, l'Égypte ou l'OUA, ils se déclarent franchement réticents, pour des motivations diverses: contexte anti-américain - structurel chez l'un, plus conjoncturel chez l'autre - pour le Nigeria et l'Afrique du Sud; craintes d'une mise à l'écart pour l'OUA et l'Égypte. Ces refus, parmi les autres, paraissent affaiblir particulièrement la portée de l'initiative américaine, car ils proviennent précisément des acteurs africains ayant vocation, par leur taille et leur forces disponibles, à intervenir à l'échelle du continent.

Cependant, l'équilibre des positions africaines paraît, au fil des mois, s'inverser en faveur du projet américain. D'entrée de jeu, en effet, certains pays africains ont fait un accueil favorable à la proposition d'ACRF. Parmi eux se trouvent les "acteurs émergents" de la nouvelle géopolitique africaine, susceptibles d'avoir du poids dans leurs régions respectives, et de provoquer un phénomène d'entraînement en faveur des conceptions américaines: l'Ouganda, acteur diplomatique montant dans la zone d'Afrique Centrale; l'Éthiopie, incontournable dans la Corne de l'Afrique; et le Mali, qui pourrait relayer l'influence américaine au sein de l'Afrique de l'Ouest francophone. Si les positions de l'Éthiopie et de l'Ouganda, pays naviguant dans l'orbite américaine, sont aisément explicables, celle du Mali l'est un peu moins. Certes, ce pays d'Afrique de l'Ouest francophone, depuis son récent changement de gouvernement, semble vouloir diversifier sa politique extérieure, et se rapprocher des États-Unis - en ce sens la participation à l'ACRF serait une confirmation de ce tournant. Mais plus concrètement, le Mali peut avoir été séduit par l'attractivité réelle des propositions américaines: participer à une Force Interafricaine équipée par les États-Unis peut lui offrir le moyen de renflouer ses armées à bon compte. En tout état de cause, la perspective même de cette participation lui permettrait de faire "monter les enchères" entre les divers donateurs militaires - au rang desquels se trouve le traditionnel protecteur français.

Or, ce type de considérations a pu se répandre au fil des mois parmi les gouvernements africains, même ceux qui étaient plutôt réticents au départ, parce qu'ils étaient déjà pressentis dans le cadre de projets européens de Maintien de la Paix. Le silence et l'attentisme desdits partenaires européens ont sans doute favorisé ce retournement progressif. Ainsi, des pays comme le Ghana et le Sénégal, importants par leur entregent diplomatique et par leur aptitude à aligner des forces militaires dans le cadre d'opérations de maintien de la paix, en sont-ils venus, au premier trimestre 1997, à affirmer leur intérêt pour le projet ACRF.

Qu'en est-il de leurs partenaires traditionnels, les Nations d'Europe Occidentale? Dans le fil immédiat du lancement du projet ACRF, ceux-ci apparaissent divisés: tandis que la Norvège, les Pays-Bas, la Belgique et l'Allemagne approuvent -globalement - l'initiative américaine, la Grande-Bretagne et la France, qui avaient déjà engagé leurs propres réflexions sur le maintien de la paix en Afrique, expriment leurs réserves. Rapidement, cependant, la Grande-Bretagne souhaite trouver un terrain de conciliation entre les différentes initiatives, et la France se trouve isolée dans une nouvelle polémique franco-américaine, dont l'échange Godfrain/Christopher (mi-octobre 1996) constitue le point culminant.

Les propos échangés à cette occasion révèlent, au delà de l'incident diplomatique, rapidement réglé, une réelle divergence de vues entre les politiques françaises et américaines en direction de l'Afrique, notamment sur la question du maintien de la paix. Le projet ACRF est en effet venu bousculer les réflexions antérieures sur la question; or celles-ci étaient, dans une large mesure, menées par la France - en coopération avec certains partenaires européens et africains.

Initiative américaine et projets franco-européens: l'ACRF contre la CARC

La France n'avait en effet pas attendu les initiatives américaines pour réfléchir au dossier du "Maintien de la Paix" en Afrique. A la suite de la crise rwandaise de 1994, et du Sommet franco-africain de Biarritz, une série de réflexions sur la question avaient été lancées, en coopération avec certains pays africains, puis avec la Grande-Bretagne. Elles ont débouché sur la définition d'un concept opératoire, celui de "modules de forces africaines en attente" (mobilisables par les Nations Unies), destinées à servir une politique de diplomatie préventive et de maintien de la paix sur le continent, dans un cadre d'abord sous-régional - ouest-africain en l'occurrence. L'Union Européenne, pressentie pour aider à la mise en place du projet, en a accepté le principe - après de nombreuses négociations multilatérales -, et a confié le dossier à l'UEO. Les travaux de celle-ci avancent cependant lentement, et n'ont pas débouché, à ce jour, sur des propositions concrètes.

Cependant, une série de principes avaient été établis, sur lesquels les partenaires européens et africains concernés s'étaient ralliés. Or, dès son annonce, le projet ACRF paraît venir en contradiction avec certains de ces principes: s'il reprend certaines idées du projet européen, il s'en éloigne par plusieurs aspects, que la France ne manque pas de relever au cours des consultations bilatérales qui s'enclenchent:

1) Le projet américain s'inscrit explicitement dans le court terme, avec la clause d'application au Burundi - ou aux Grands Lacs - tandis que les Européens travaillent sur ces questions avec des objectifs à moyen et long terme, qu'ils estiment indispensables pour la mise en place d'une structure solide et durable.

2) Le projet américain relie moins clairement la Force prévue aux instances de décision des Nations Unies et de l'Organisation de l'Unité Africaine. Plus direct et plus volontariste que les projets européens, il contourne un certain nombre d'acteurs et de négociateurs intermédiaires, notamment les organisations africaines déjà existantes - CEDEAO, SADC... Pour la France, à l'inverse, l'initiative du maintien de la paix doit revenir le plus largement possible à ces organismes Africains, de manière à les responsabiliser. La tenue de nombreuses réunions préparatoires sur le continent africain - euro-africaines et interafricaines, bilatérales et multilatérales... - doit concourir à cet effet. Même si de telles réunions, souvent longues à mettre en place, ne dynamisent guère le processus d'ensemble, elles permettent cependant de s'assurer de l'engagement effectif des divers acteurs régionaux africains.

3) Le projet ACRF prévoit une participation "panafricaine" large à la Force, qui irait du Botswana à l'Éthiopie en passant par le Sénégal. L'échelon sous-régional cher aux Européens, dans le cadre duquel s'effectuent les premiers travaux et exercices, n'est pas pris en compte. Du point de vue franco-européen, pourtant, l'approche sous-régionale paraît plus réaliste que la constitution d'une force à l'échelle du continent, qui poserait de multiples difficultés. Son application à l'Afrique de l'Ouest, par exemple, permettrait de servir de cadre expérimental à un concept encore abstrait, et de faciliter l'intégration entre des armées anglophones et francophones issues d'une zone géographiquement et culturellement cohérente.

4) Enfin, la diplomatie française préfère parler d'une aide à la "Capacité" africaine de réaction aux crises (CARC), plutôt que de la constitution d'une "Force" africaine de réaction aux crises (ACRF): derrière cette nuance de vocabulaire se cachent deux conceptions opposées du maintien de la paix en Afrique.

Le projet américain tourne en effet autour de l'idée de "Force" interafricaine, c'est-à-dire d'une armée africaine spécifique, composée de troupes distinctes des troupes régulières des pays africains; une armée de maintien de la paix forte de 5 000 à 10 000 hommes, avec un Etat-Major, une formation et des structures spécifiques. Or, la France, avec les Européens, a résolument tourné le dos à ce concept de "Force" interafricaine. Selon elle, un tel mécanisme serait à la fois trop lourd financièrement pour les budgets de coopération militaire - problème de superposition des différentes structures de décision et d'action -, trop délicat à mettre en place du point de vue diplomatique - problème de commandement et de mobilisation de cette Force -, et trop risqué politiquement - problème crucial du devenir de cette Force en temps de paix. C'est pourquoi elle préfère la formule de "modules de forces en attente", mobilisables par les Nations Unies selon une procédure éprouvée, et disponibles au sein d'armées africaines déjà existantes.

DES CONCEPTIONS DIFFERENTES DU MAINTIEN DE LA PAIX EN AFRIQUE: PRESUPPOSES, ENJEUX, ET ELEMENTS DE COMPLEMENTARITE

Au cours des discussions bi- et multi-latérales qui ont eu lieu durant l'année 1996/1997 - entre Européens, Français et Américains -, ces quatre points de désaccord ont régulièrement été évoqués. Essayons de voir, pour chacun d'eux, les tenants et aboutissants des positions respectives.

1) Le premier point de désaccord, sur les délais de mise en place d'une force interafricaine, cache des intérêts divergents. Pour la France, un travail sur le long terme permettrait de préserver les chances de participation des pays africains francophones, dont la plupart ne sont pour le moment pas prêt à intégrer la Force prévue par les Américains. Mais plus prosaïquement, cela peut aussi couvrir un immobilisme destiné à préserver les modalités traditionnelles d'intervention française en Afrique... Pour les États-Unis, le problème est autre: il s'agit, d'une part, avec un travail sur le court terme, de valider par des résultats rapides en Afrique l'une des nouvelles orientations de leur diplomatie, toujours en quête de sanction médiatique. D'autre part, il s'agit de désengager le plus rapidement possible la responsabilité américaine du terrain des crises africaines, tout en contrôlant la gestion de celles-ci: selon la formule "pas un soldat américain sur le sol africain", (de règle depuis la Somalie), les États-Unis cherchent à substituer aux implications directes de troupes américaines une pratique de "sous-traitance" des crises.

2) Le deuxième point de désaccord franco-américain, sur le rôles des organismes fédératifs africains - intermédiaires obligés ou superstructures encombrantes? -, révèle surtout une divergence de méthode. Or, celle-ci paraît résorbable: rallier individuellement les États africains, et rallier les organismes régionaux communs qui les réunissent, sont deux approches qui paraissent complémentaires plutôt qu'opposées. Dans les faits, d'ailleurs, la diplomatie américaine évolue vers une meilleure prise en compte des acteurs régionaux: d'une part l'OUA est désormais mentionnée dans le projet de constitution de la Force - même si son rôle reste encore vague; d'autre part, les structures fédérales africaines cherchent elles-mêmes à établir le contact avec les Américains - cf la dernière résolution de l'ANAD, organisme des États d'Afrique de l'Ouest pour les problèmes communs de défense, "ouverte" aux projets américains.

3) Le troisième point de divergence, sur l'échelon de constitution d'une force interafricaine - panafricain, ou sub-régional?-, met en jeu deux types de "visions" de l'Afrique, deux approches culturellement et historiquement différentes. Traditionnellement, en effet, les États-Unis ont tendance à appréhender l'Afrique soit de manière globale et continentale - et ceci est probablement un héritage du panafricanisme, dont le berceau est l'Amérique - soit à l'échelle des États et des nations - c'est la politique des "bons élèves", par laquelle la diplomatie américaine privilégie ses relations avec certains pays africains désignés comme fréquentables (exemple de l'Ouganda), et sur lesquels elle appuie sa politique de rayonnement... Au contraire la France, héritière des fédérations coloniales, met en valeur l'échelon régional africain, seul véritablement apte, selon elle, à une gestion efficace des problèmes - et donc des crises.

Cependant, en ce qui concerne la question du maintien de la paix, ces oppositions ne sont peut-être pas irréductibles. A la question de savoir si des forces africaines de maintien de la paix devraient agir au niveau régional ou continental, la réponse peut être modulable, en fonction des différents niveaux d'opération envisagés. Selon qu'il s'agisse d'une phase d'entraînement de ces forces ou de la phase d'intervention proprement dite, selon qu'on se réfère à l'initiative politique de l'opération ou à la mise en place concrète des bataillons, les échelles d'action et de réflexion varient. Il reste que toute gestion de crise doit tenir compte des différentes dimensions de cette crise, qu'elles soient nationales, régionales, continentales et/ou internationales.

C'est sur la base d'un tel principe que les projets français et américains pourraient trouver des éléments de conciliation. Du reste, les discussions en cours montrent que les positions sur la question ne sont pas intangibles: tandis que les États-Unis ont récemment reconnu la pertinence de l'échelon régional dans la prise en compte des problèmes africains, la France semble se détacher du cadre rigide de la "sous-région".

4) Le dernier point de désaccord, peut-être le plus important, porte sur l'idée même de "Force" interafricaine: force autonome, ou unités distinctes occasionnellement regroupables?

Derrière cette opposition, les inquiétudes restent les mêmes. Au fond, qu'il s'agisse d'une Force constituée ou de "modules en attente", la question fondamentale reste celle du devenir de ces bataillons africains en temps de paix. Autrement dit, que deviennent les unités africaines de maintien de la paix lorsqu'on ne s'en sert pas? Le risque est ici double: d'une part, voir ces unités développer une culture et des capacités spécifiques au sein des armées et des pays originaires, et être, à terme, un potentiel facteur de troubles internes; d'autre part, contribuer à un suréquipement des pays participants sélectionnés, et menacer, à terme, les équilibres régionaux déjà fragiles.

* * *

On le voit, les problèmes théoriques posés par la question du maintien de la paix en Afrique sont loin d'être tous résolus. L'idée d'une prise en charge par les Africains eux-mêmes de leurs crises internes a fait son chemin, tant chez les Africains que chez les Occidentaux. Ces derniers sont mêmes prêts à soutenir financièrement et matériellement cette prise en charge, mais ils s'opposent, on vient de le voir, sur les modalités. L'idée de force - ou de capacité - africaine de réaction aux crises, actuellement débattue entre Français et Américains, montre certains points de désaccord, derrière lesquels se cache une divergence des intérêts politiques et stratégiques des deux puissances en Afrique, et des conceptions différentes de l'aide au continent.

Il n'en reste pas moins que ces points de désaccord sont susceptibles d'être dépassés. Sur cette question comme sur d'autres, les Américains ont besoin des Français, et réciproquement - l'expérience des uns pouvant relayer les moyens des autres. Tout porte donc à privilégier les éléments de conciliation plutôt que les facteurs d'opposition, d'autant que les problèmes africains ont besoin, eux, du concours de toutes les volontés.

II - FRANCAIS ET AMERICAINS FACE AUX DEBUTS DE LA CRISE ZAIROISE:

LE PROJET D’INTERVENTION AU KIVU (NOV. DEC. 1996)

Le cadre de notre seconde étude de cas s’étend d’octobre à décembre 1996; il correspond simplement à la durée de vie du projet d’intervention au Kivu. Nous n’entendons donc pas nous référer aux événements qui ont suivi, ni donner une version unique des événements. Nous nous proposons seulement de passer en revue les différents éléments conditionnant les approches françaises et américaines d’une crise qui aurait pu faire l’objet d’une intervention de maintien de la paix ou d’une intervention humanitaire.

Notre effort de compréhension et d’analyse des événements s’est rapidement heurté à la multiplicité des pistes explicatives, véritable jeu de poupées russes. Derrière la rivalité franco-américaine qui occupe les feux de la rampe, d’autres stratégies (acteurs régionaux, internationaux) ou tendances (rivalités du moment, mouvement de fond) ont pu constituer autant de chaînes causales se rencontrant à la fin du mois de décembre 1996, provoquant la mort du projet de force multinationale devant se déployer au Kivu.

Rappel des événements du Kivu de la fin de l’année 1996

Début de la crise

Depuis 1994, plus d’un million de Hutu rwandais ont été installés dans des camps dans l’est du Zaïre à proximité de la frontière rwandaise. Encadrés par des ex-FAR et des miliciens Interhamwe, bénéficiant de l’aide internationale et du soutien du régime du Président Mobutu, ces populations se sont imposées par leur dynamisme économique dans toute la province du Kivu. Leur dynamisme ne constitua pas seulement une menace pour les populations autochtones ( Nande, Hunde, Bashi) puisque, depuis les camps, ils menaient leur guérilla vers le Rwanda. La lutte Hutu/ Tutsi s’est également exportée avec eux. Ainsi depuis 1993, une épuration ethnique anti-Tutsi a été menée systématiquement dans le Masisi avec la complicité des Forces Armées Zaïroises (FAZ) et des populations locales. Les choses se compliquent lorsque les Banyamulenge -Tutsi installés dans la région de Mulenge depuis parfois plusieurs siècles- sont désignés comme les futures victimes.

En septembre 1996, l’armée zaïroise et les ex-FAR se heurtent aux résistances des Banyamulenge, populations rompues au combat et bien décidées à ne pas se laisser massacrer sans réagir. D’ailleurs, plusieurs milliers d’entre eux, formés au Rwanda par l’Armée Patriotique Rwandaise (APR) ont rejoint le Kivu en août. Tous les facteurs sont réunis pour que commence la crise du Kivu.

A partir du 18 octobre, des combats éclatent à Uvira (Sud-Kivu). Des rebelles zaïrois, en majorité Banyamulenge soutenus par l’armée rwandaise, attaquent les camps de réfugiés du Kivu, provoquant le départ des ONG. Plusieurs centaines de milliers de réfugiés sont jetées sur les routes et vont gonfler des camps déjà surchargés. Le spectre d’une catastrophe humanitaire à grande échelle plane alors sur la région.

Le projet de force multinationale.

Début novembre, la France prend l’initiative et tente de mobiliser la Communauté internationale. Elle tente d’abord de convaincre ses partenaires européens -au sommet franco-espagnol de Marseille, au sommet franco-britannique de Bordeaux- afin que soit déployée au Kivu une force multinationale aux contours encore assez flous.

De sont côté, le Secrétaire général de l’ONU, M. Boutros Boutros Ghali, hanté par le souvenir du génocide rwandais, multiplie les appels pour qu’une solution soit trouvée. Entre le concept défendu par Mme Ogata du HCR de couloir humanitaire devant conduire les réfugiés au Rwanda, et la proposition de désarmer les miliciens des camps de réfugiés, le Conseil de sécurité des Nations Unies tranche, et donne mandat (Résolutions 1078 et 1080) aux pays volontaires pour mettre en oeuvre une force devant permettre aux organisations humanitaires de secourir les réfugiés, tout en facilitant leur retour " volontaire " au Rwanda.

Cette décision était censée satisfaire les Etats-Unis qui avaient exprimé quelque mois auparavant leur souci de voir les réfugiés rentrer dans leur pays, dût-on pour cela leur couper les vivres. Pourtant ceux-ci hésitent longtemps avant de céder aux médias et aux pressions françaises. En effet, selon les voeux de son Président, la France n’interviendrait au Kivu qu’à l’intérieur d’une force multinationale. Les Etats-Unis, en particulier, devaient être présents au moins à parité numérique avec les troupes françaises.

Un mois après le début de l’offensive des rebelles, en dépit des résistances de certains pays -Etats-Unis et Grande Bretagne- une force multinationale sous mandat du Conseil de sécurité est sur le point de se déployer au Zaïre. Les premiers plans d’opération et les chaînes de commandement sont mis au point. Le général Barril, un canadien, est nommé chef de l’opération " Phoenix tusk ".

Après avoir occupé le devant de la scène, consciente de sa mauvaise image dans la région, et sous la pression des déclarations hostiles des autorités rwandaises et des rebelles, la France va adopter un profil bas.

Une répartition géographique de l’intervention est décidée : les Etats-Unis au nord se chargeraient de sécuriser l’aéroport de Goma et de protéger un corridor de 3 km jusqu’au Rwanda avec 1 000 hommes; et les Européens, dont la France, sécuriseraient l’aéroport de Bukavu ou d’Uvira (la zone étant jugée moins hostile aux Français). En tout, 2 000 à 3 000 hommes devaient être déployés, surtout dans les pays voisins. Un embryon de force est déployé à Entebbe en Ouganda et à Kigali au Rwanda. C’est à partir de ces bases arrières que l’opération devait être menée.

La mort du projet d’intervention.

Le 15 novembre, l’attaque par les rebelles du camp de Mugunga, devenu le plus vaste camp du monde avec ses 500 000 réfugiés, vient porter un coup décisif à la mise en place de la force d’aide humanitaire. Quelques 400 000 réfugiés sont alors poussés vers la frontière rwandaise. Saisissant ce prétexte, les Etats-Unis, répercutant les positions rwandaises, considèrent alors que l’intervention n’a plus lieu d’être et qu’il convient tout au plus d’aider à la réinstallation des réfugiés au Rwanda.

Dans un premier temps, la stratégie choisie pour imposer une non-intervention consiste à nier l’existence même de réfugiés sur le sol zaïrois avec l’aide du chef de la future force et de l’envoyé spécial des Nations Unies. Une guerre des chiffres, cependant que la zone est bouclée par les rebelles, a alors lieu : sur les 1, 3 millions de réfugiés, les autorités rwandaises affirment qu’il n’en reste plus que 10 000 au Kivu ! Après une excursion d’une matinée sur une route déserte du Kivu accompagné de rebelles, le général Barril déclare qu’une intervention est sans fondement puisqu’il n’y a plus de réfugiés à secourir. M. Chrétien, envoyé spécial de l’ONU chargé des Grands lacs, déclare que " le problème des réfugiés étant à présent résolu, l’envoi de la force ne se justifie plus ".

Après avoir semé le doute, les efforts des Etats-Unis se sont employés à vider méthodiquement, étape par étape, le projet de sa substance. Réussissant un glissement progressif du statut de force d’interposition et de désarmement envisagée par la France et la Belgique, à celui de force humanitaire, puis à buts humanitaires, avant de l’annuler purement et simplement. Au sommet de Stuttgart, l’option A, comprenant un simple positionnement de troupes sous commandement national dans les pays voisins pour aider à l’acheminement de l’aide, est la seule acceptée par les Etats-Unis. Cette option A était censée être suivie d’une option B prévoyant " la mise sur pieds d’une force multinationale redimensionnée, avec un état-major au Rwanda, susceptible d’intervenir en cas de nécessité ". En fait, seul le projet canadien de parachutage de vivres aux réfugiés dispersés dans la forêt, est retenu. Mais cette solution, complexe sur le plan technique et coûteuse sur le plan financier, ne sera finalement utilisée qu’une fois, pour parachuter 7 tonnes d’aide en Tanzanie dans les camps de la région de Kigoma, qu’étaient venus grossir des réfugiés du Zaïre. Trois semaines après le départ forcé du camp de Mugunga, les réfugiés des camps de la région du West lake en Tanzanie après un moment de panique sont reconduits à la frontière. Un ultimatum avait en effet été lancé le 6 décembre suite à une réunion tripartite Rwanda-Tanzanie-HCR planifiant le retour avant le 31 décembre des quelques 500 000 réfugiés rwandais de Tanzanie.

La question de la pertinence d’une intervention militaire à buts humanitaires au Zaïre après avoir paralysé la Communauté internationale, la conduit à mettre un terme à la Résolution 1080 et à dissoudre l’embryon de force déployé en Ouganda et au Rwanda. Les soldats prépositionnés devaient être de retour chez eux pour fêter Noël.

Au résultat, le problème des réfugiés est officiellement réglé après dix semaines de crise. Pour autant, plusieurs centaines de milliers d’entre eux et de civils zaïrois déplacés errent toujours aux confins du Kivu et du Manyéma. Diplomatiquement isolée dans la région et au niveau international, la France s’est montrée impuissante à mobiliser la Communauté internationale. Le Rwanda, dont les Etats-Unis soutiennent officiellement le régime, apparaît alors comme le grand gagnant.

Analyse d’un phénomène de " poupées russes "

L’analyse des faits que nous venons de présenter est plus complexe qu’une simple projection en Afrique de la rivalité franco-américaine. La nature même du conflit, qui tient à la fois de la guerre civile et du conflit inter-étatique, brouille considérablement les cartes. Qu’elle s’opère au niveau des protagonistes régionaux -reconnus et supposés-, en rapport avec des logiques externes réappropriées pour l’occasion, ou qu’elle se place dans de grandes tendances, aucune approche ne semble plus - ou moins- pertinente qu’une autre. Elles forment un tissu ou un écheveau serré selon que l’on suppose exister une trame ou une simple conjonction de faits mêlant différentes variables les unes aux autres. Pour reprendre l’image des poupées russes, nous sommes devant un phénomène où chaque élément d’explication en renferme un autre, ainsi de suite. L’élément le plus visible semble présenter une explication unique et globale, sans que l’on puisse dire, après avoir découvert les autres, lequel est le plus important, le plus déterminant.

Les logiques des différents protagonistes.

Des protagonistes régionaux efficaces

On ne saurait écarter d’un revers de manche les protagonistes locaux qui ont contribué à faire échouer l’opération projetée au Kivu. En effet, avant d’être le fruit de la rivalité franco-américaine, il s’agit avant tout du produit de stratégies rwandaises, ougandaises et zaïroises.

Pour le régime de Paul Kagame et l’APR, les affrontements entre les Banyamulenge, les FAZ et les populations locales, ont pu servir de levier pour mettre fin aux incursions répétées des ex-FAR et des Interhamwe depuis les camps du Kivu. En fait, il s’agissait de régler un passif hérité de 1994 : les massacres actuels du Zaïre et ceux du Rwanda ne sont que le dernier acte de la tragédie du génocide rwandais et de ses suites. L’opération Turquoise et la MINUAR n’ont fait que repousser dans le temps l’issue de la crise rwandaise (qui s’achève comme cela aurait dû être le cas, dans le sang des Hutu de l’ancien régime), en laissant s’installer durablement des foyers de troubles, gangrenant toute la région.

Pour l’Ouganda de Y. Museveni, la logique est la même : en s’assurant une zone tampon à sa frontière (région de Kasindi et Beni), il entend mettre fin aux attaques de Tabliqs venus du Soudan, du West Nile Bank Front au nord, ou encore des Forces Démocratiques Alliées (ADF et NALU) entre le lac Albert et Edward, qui le harcèlent particulièrement durant la seconde moitié du mois de novembre à partir du nord Zaïre.

Kigali et Kampala eurent d’autant moins de scrupules à passer aux actes que l’armée et le pouvoir zaïrois armait et aidait les ex-FAR depuis leur installation, et que leurs attaques s’intensifiaient depuis quelques mois. En plus de mettre fin aux différentes rebellions, l’entrée du Kivu dans leur zone d’influence apportait bien d’autres avantages au Rwanda et à l’Ouganda. Les retombées économiques ne se sont d’ailleurs pas fait attendre sur le commerce de l’or, du diamant et du café. Le retour de femmes et d’enfants, sans ressources et sans défense, a pu constituer une main d’oeuvre servile pour les travaux des champs.

Le Burundi est semble-t-il resté en marge, empêtré dans ses problèmes politiques et militaires intérieurs. Il n’en bénéficia pas moins du contrecoup de la fermeture forcée des camps du Kivu qui abritaient les Forces pour la Défense de la Démocratie, branche armée du Conseil National pour la Défense de la Démocratie, de Léonard Nyangoma et les milices du Palipehutu, opposées au nouveau régime du major Buyoya arrivé au pouvoir lors du coup d’Etat du 25 juillet 1996.

L’intervention internationale signifiait pour les rebelles, leurs alliés rwandais et ougandais, l’imposition d’un nouveau glacis qui gèlerait de nouveau la situation et permettrait une fois de plus aux ex-FAR et aux miliciens Hutu de s’en tirer à bon compte. Le fait que la France ait pris l’initiative sur le projet ne fit que les renforcer dans leur détermination à tout mettre en oeuvre pour faire avorter une opération " Turquoise bis ".

Pour ce faire, les rebelles usèrent avec maestria de la technique du black out sur toute la région. En s’assurant la maîtrise et la gestion de l’image et de l’information, ils ont su utiliser les médias au service de leur cause. L’action humanitaire qui représente habituellement une retombée de la médiatisation de l’information ne put dans ces conditions avoir lieu put jouer son rôle. " Les médias, facteur de déclenchement d’une émotion collective orientée vers une cause particulière à un moment précis  " n’ont pu faire naître dans les foyers occidentaux la pression politique devant amener les gouvernements à agir. Mieux encore, les médias internationaux ont fait et font encore directement partie de la stratégie de conquête de L.D. Kabila : en annonçant la prise prochaine d’une ville, ils ont joué un rôle décisif dans la désorganisation de la défense zaïroise en provoquant la panique dans les rangs des Forces Armées Zaïroises. En médiatisant le retour des réfugiés du camp de Mugunga, les journalistes occidentaux ont encore fait le jeu des rebelles. Rwandais et rebelles ont prouvé que les opérations ne se conduisent pas seulement sur le terrain, elles se mènent également dans ce que Paul-Ivan de Saint Germain appelle une " infosphère " possédant ses propres lois.

Les journalistes n’ont pas été les seuls agents extérieurs mis à contribution par les rebelles. Le Haut Commissariat aux Réfugiés, dont l’objectif ultime est de réintégrer les réfugiés dans leur pays, a saisi l’occasion pour réclamer l’ouverture de corridors humanitaires vers le Rwanda, conformément aux souhaits de la rébellion et des autorités rwandaises. Ce retour venait d’ailleurs fort à propos, un mois seulement après que les Etats-Unis ont menacé de retirer leur contribution pour l’aide humanitaire au Kivu.

Côté zaïrois, après un bref mouvement d’hostilité contre le projet d’intervention, le gouvernement s’y rallie le 18 novembre. L’absence du président, à ce moment là opéré en Europe de son cancer de la prostate, a largement contribué à l’incohérence des déclarations des autorités. Celle-ci a coûté au général Eluki sont poste de chef d’état major pour avoir déclaré qu’une intervention n’était pas souhaitable. Pour autant, les autorités zaïroises n’étaient pas prêtes à accepter aveuglément toutes les propositions des occidentaux, et s’opposèrent fermement au parachutage de vivres, solution jugée humiliante et insultante.

Somme toute assez mollement réclamé par les autorités zaïroises, refusé et combattu efficacement par les rebelles et leurs alliés régionaux, le projet d’intervention humanitaire au Kivu reçu le coup de grâce de la main des Etats-Unis.

Des intervenants extérieurs fortement impliqués.

Le deuxième niveau d’explication se situe dans les factions internationales s’affrontant au sujet de l’intervention. La France et les Etats-Unis, principaux protagonistes sur la scène internationale, ne partageaient pas la même analyse de la situation de la région. A " l’interventionnisme africain " traditionnel de la France, les Etats-Unis ont opposé une attitude de prudence (calculée ?) .

Les motivations françaises reposaient sur une perception d’ensemble : la stabilité du Zaïre est aussi celle de la RCA, du Congo et du Gabon, pays avec lesquels elle a signé des accords de coopération et de défense, et possède des intérêts pétroliers importants. Le Zaïre en tant que tel ne représente donc que peu en regard de ses voisins : pays du pré-carré, dont les capitales (Brazzaville et Bangui) sont aux portes du Zaïre. Depuis 1991, la France a d’ailleurs mis officiellement fin à sa coopération militaire avec le Zaïre, retiré ses intérêts publics, pour n’y laisser perdurer que quelques intérêts privés. Par la suite, la crise rwandaise a donné à la France l’occasion d’apporter de nouveau son soutien à la personne du Président Mobutu. Consciente du phénomène de coalescence des crises s’opérant dans la région, et soucieuse de préserver ses intérêts, la France a voulu donner une dimension globale à la crise du Kivu, devenue " Crise des Grands lacs ". Elle prône notamment l’idée d’une conférence internationale et envisage des réflexions sur l’ensemble de la zone, en particulier sur les problèmes démographiques.

Les intervenants américains ont, quant à eux, pris le parti de mener une politique s’appuyant sur les acteurs régionaux. A cet égard, leur politique de soutien aux éléments jugés " forts " de la région -Rwanda, Ouganda- s’est avérée payante. En effet, de bout en bout, les Etats-Unis ont été aux côtés du Rwanda (conseillers militaires à Kigali, fournitures militaires), lui-même allié aux rebelles. Contrairement à la France au Zaïre, les Etats-Unis ont investi dans le nouveau régime rwandais: l’USAID a affecté en 1996, 40 millions de dollars à ce pays pour les " conséquences humanitaires de la crise rwandaise ", sur un total de 140 millions de dollars pour 24 pays en crise.

L’est du continent semble aujourd’hui au coeur d’une dynamique américaine pariant sur le moyen et le long terme. Le soutien des Etats-Unis à l’Ouganda, au Rwanda, à l’Ethiopie et à l’Erythrée s’inscrit dans une politique globale de " création d’un système international en accord avec ses intérêts ". M. B. Atwood, administrateur de l’USAID, percevait déjà en février 1995 l’Afrique subsaharienne comme un marché émergent, arrivé au stade des Tigres asiatiques dans les années 60. Pour ne pas se priver de ce futur marché, les Etats-Unis apportent leur aide au développement, aux transitions démocratiques et à la mise en place d’une économie de marché dans les pays jugés les plus prometteurs.

Une autre différence majeure entre les deux pays tenait à leur appréciation divergente de la réalité du terrain. A la différence de Paris, la situation d’otages des réfugiés rwandais ne faisait pas de doute pour Washington, et le statu quo lui paraissait insupportable. Les réfugiés servaient en effet à la fois de moyens de financement pour les anciens "génocideurs" (via les détournements de l’aide internationale) et de base arrière pour des opérations en territoire rwandais.

Devant le succès stratégique total remporté par les rebelles, notamment Banyamulenge, grâce à leurs alliés rwandais, et à la faible combativité des FAZ, la question de la place des Etats-Unis demeure posée: quel est leur degré d’implication sur le théâtre des opérations, ont-ils joué un rôle majeur dans la conception et l’organisation de l’offensive tutso-rwandaise, ou bien n’ont-ils fait qu’accompagner de leur soutien diplomatique une initiative qui répondait à des motivations purement locales? Les mêmes questions, côté zaïrois à ceci prêt que leurs résultats furent moins concluants, peuvent d’ailleurs être formulée à l’égard de la France.

Le fait est que, sur le terrain international, les Etats-Unis ont également su admirablement imposer leurs vues en venant à bout des velléités d’intervention françaises. Pour cela, ils ont su profiter de la faible couverture médiatique des premiers temps et rentabiliser à plein les images, déclenchées à un moment singulièrement opportun, des files de réfugiés passant en bon ordre la frontière de Goma à Gisenyè. Les opinions occidentales ont été surprises de ne pas voir davantage d’horreurs, auxquelles le génocide rwandais les avait habituées. Cet élément a joué un rôle incontestable dans le relâchement de la pression de l’opinion en faveur d’une intervention internationale. Quant à la question du nombre exact de réfugiés restés au Kivu après le 15 novembre, il fut facile de mettre en doute les chiffres fournis par les ONG sous prétexte qu’il était dans l’intérêt de ces dernières de gonfler les chiffres pour obtenir davantage d’aide.

De plus, pendant toute la première période (avant l’attaque du camp de Mugunga), la France dut se satisfaire des informations que lui fournissaient les renseignements américains et anglais. Ce n’est que dans un second temps que des moyens venant de RCA ont pu renseigner les autorités françaises sur le nombre et la direction des déplacements des réfugiés visibles par avion. Ne pouvant contester les chiffres donnés par les Etats-Unis et la Grande Bretagne, cette faille a probablement coûté à la France son projet d’intervention humanitaire. Il en fut de même pour les médias audiovisuels français, entièrement dépendants des images d’agences anglo-américaines (APTV), dont l’intégrité n’est pas en question, mais dont les informations dépendaient directement -sans qu’elles puissent être recoupées par des sources indépendantes- de la propagande rebelle.

Enfin, on aurait tort de sous-estimer l’impact des échéances électorales américaines qui se déroulaient à la même période. Un engagement à la fin d’un mandat n’était guère envisageable. L’immobilisme a d’ailleurs prévalu étant donné l’avance considérable dont bénéficiait Bill Clinton. Assurément, une intervention au Kivu ne figurait pas parmi les priorités américaines du moment.

Grandes tendances et évolutions lourdes

Dans ce dernier volet de notre réflexion, nous allons tenter de replacer dans le temps et de mettre en perspective l’intervention mort-née du Kivu dans les relations franco-américaines et les grandes évolutions touchant l’humanitaire et le maintien de la paix.

Une pomme de discorde dans un panier déjà garni

La rivalité franco-américaine, de perception et d’intérêts dans la région, s’inscrit dans une période de friction généralisée entre les deux pays, à la fin de l’année 1996; au point que l’on peut être amené à penser que la crise du Kivu n’est qu’une opportunité parmi d’autres pour les deux Etats de s’affronter.

En effet, au passif de l’ultime campagne d’essais nucléaires français, de l’hostilité des Etats-Unis face au projet d’une identité européenne de sécurité et de défense prônée par la France, vint se surajouter au début de l’automne une mini-crise diplomatique qui coïncida avec la crise du Kivu et l’élection du Secrétaire général de l’ONU.

Ainsi, en octobre, leur " animosité " se manifeste par un propos de Jacques Godfrain qui déclare, suite à la tournée de M. Christopher en Afrique, se réjouir " que l’Afrique devienne une priorité du gouvernement américain à quelques semaines de l’élection présidentielle ". Du reste, M. Christopher était chargé de promouvoir lors de ce voyage un projet de concept de " Force de Réponse aux Crises Africaines " (ACRF) qui semblait faire concurrence à un projet analogue proposé dès 1994 par la France et la Grande Bretagne .

L’ambassadeur américain au Zaïre envenime encore la situation en déclarant en décembre à la presse de Kinshasa que la France continue d’appuyer des régimes " décadents " et " n’est plus capable de s’imposer en Afrique ". De son côté, Paris suspecte fortement Washington d’avoir un " jeu régional " s’appuyant sur la filière Tutsi au pouvoir en Ouganda, au Burundi et au Rwanda, dans le but de se tailler une sphère d’influence dans la région . De l’autre côté de l’Atlantique une campagne de presse hostile à la France se développe (avec les encouragements de l’Administration?), mais pas sur la question zaïroise : la France y est accusée de vouloir " mettre la main sur la VIème flotte ". Les autorités françaises revendiquaient en effet l’attribution du futur commandement Sud de l’OTAN à un européen et non un américain.

La crise franco-américaine trouva son point culminant en décembre lors d’un événement vécu comme une crise diplomatique: les Etats-Unis prétendant que le ministre des Affaires étrangères avait délibérément quitté la salle au moment d’un toast porté par les membres de l’Union européenne à M. Christopher. Dans un tel climat de suspicion et de lutte à fleuret moucheté sur les grands dossiers internationaux du moment, le projet d’opération humanitaire au Kivu ne pouvait échapper à la tourmente et devenir un enjeu de rivalité. L’abandon de la Résolution 1080 et la dissolution de l’embryon de force déployé en Ouganda et au Rwanda finit de sceller le différent franco-américain.

Du reste, il convient de relativiser ce différent. Après tout, peu importe que ce soit les Etats-Unis ou un autre pays, le fait de s’intéresser et de faire irruption sur le terrain africain, y compris à la périphérie de son " pré-carré ", constitue à lui tout seul un crime aux yeux d’une certaine France.

Un signe des temps: la fin de l’illusion humanitaire ?

Le contrôle du maintien de la paix est devenu un critère de puissance dans la situation stratégique succédant à la guerre froide. Qui contrôle les opérations de paix? Qui décide des mandats? Qui contribue à quoi? Dans quelles conditions?, sont des questions cruciales des relations internationales dans l’après guerre froide.

Dans l’affrontement franco-américain, l’ONU constitue à la fois un lieu et une source de querelle. La France reproche fréquemment aux Etats-Unis de vouloir imposer la réalité de leurs intérêts nationaux par le truchement d’arbitrages multilatéraux. Anthony Lake, conseiller pour la sécurité nationale, déclarait en septembre 1993: " La règle est très simple: nous devrions agir de manière multilatérale lorsque cela profite à nos intérêts et fuir l’action multilatérale dans le cas contraire ". L’accroissement de l’influence américaine depuis son engagement à fournir aux Nations Unies des capacités de contrôle et de commandement opérationnels plus efficaces et du personnel en plus grand nombre, tout en réduisant leur contribution financière depuis 1995 (à hauteur de 25%, au lieu de 31,7%), n’a fait que renforcer son leadership sur l’organisation. Il ne faut donc pas nourrir d’illusion sur la marge de manoeuvre dont M. Chrétien, envoyé spécial de l’ONU, ou encore le général Barril, chef de la future force, disposaient face aux options américaines. Les E.U. trouvent également un intérêt économique dans l’existence du maintien de la paix et de l’humanitaire, puisque les Nations unies représentent dans ce secteur, un marché -ou une rente- de 2 milliards de $US pour les entreprises américaines.

Au-delà de l’emprise américaine sur le système, la pratique humanitaire est elle-même remise en cause par ses contradictions. Pour noble que fut le projet d’ " aider  sans faire de politique ", il n’en reste pas moins une illusion. Les ONG n’ont pas d’autre choix que de traiter avec les rebelles pour secourir les réfugiés rwandais. Ce faisant, elles entérinent officiellement la prise du pouvoir par les rebelles dans cette région du Zaïre. Accéder aux réfugiés, c’est aussi céder une partie de l’aide aux militaires et subventionner leur effort de guerre. En entretenant des camps devenus des sanctuaires de rebellion, les ONG ne mènent-elles pas une mauvaise politique avec de bons sentiments ? L’ONU n’échappe pas au caractère contradictoire des missions qui lui sont confiées. Quelle est la marge dont disposait l’organisation entre la Résolution 1080, encourageant un " retour volontaire " au Rwanda, et les contingences matérielles, voire la mission même de l’UNHCR qui est de rapatrier au final les réfugiés chez eux? Même aux yeux des Américains, pourtant principaux bénéficiaires du système, les opérations multinationales de maintien de la paix posent un certain nombre de problèmes persistants (double loyauté, agenda caché, double chaîne de commandement, caractère flou des motifs, faible compréhension des conflits du Tiers monde, inclination des E.U. à dominer une coalition dès son engagement).

Signe des temps, la crise du Kivu, mais aussi celle du Burundi depuis 1993, avec 700 000 réfugiés et 150 000 morts, n’ont pas donné suite à une intervention. L’échec du projet de force multinationale à buts humanitaires au Kivu n’est pas un cas isolé. Il semble bien que l’opération Restore Hope ait amené les Etats-Unis à envisager avec la plus grande prudence toute opération sur le sol africain. De même, côté français, l’opération Turquoise où la France avait joué un rôle majeur, l’amène aujourd’hui à ne plus prendre seule la responsabilité d’une intervention et de son éventuel échec politico-médiatique.

L’ " heure mondiale " n’est plus à l’action humanitaire. Cette dernière a connu un engouement médiatisé étonnant depuis le début des années 1990, mais il semblerait qu’elle ait bien atteint aujourd’hui ses limites. A cet égard, la récente directive présidentielle de l’Administration Clinton qui réduit singulièrement les possibilités d’intervention sur les opérations de maintien de la paix, est fort significative. Elle vise à ne pas engager les Etats-Unis dans des régions où ils n’ont pas d’intérêts vitaux. L’heure du retour à la Realpolitik semble avoir bien sonné. Il s’agit de la fin de l’illusion d’une " irruption de l’humanisme et de la moralité, sinon de la charité chrétienne, dans les rapports entre les Etats ".

* * *

Assurément, les divergences d’approche de Paris et de Washington sont patentes dans les deux cas de figure que nous venons d’évoquer. Néanmoins, il serait erroné de les croire irréductibles. Françoise Prigent et Bruno Tertrais qualifient la relation franco-américaine de passionnelle et de paradoxale, et voient en elle, " l’un des plus curieux exemples de couple stratégique de l’époque moderne; meilleurs (et plus anciens) alliés mais aussi adversaires redoutables. A se demander parfois s’ils n’ont pas, tout simplement, besoin l’un de l’autre pour jouer pleinement leur rôle international".

Comme l’ont montré les derniers événements de la crise zaïroise, les Etats-Unis et la France, après un temps de friction, ont finalement opté pour une action diplomatique concertée par souci d’éviter une dégénérescence du conflit et encourager la tenue d’élections. De même, si les modalités et les options américaine et française divergent sur le projet de force interafricaine de maintien de la paix, il n’en demeure pas moins qu’elles tendent vers le même but: la création de cette même force.

Aussi, les approches américaine et française du maintien de la paix en Afrique ne sont pas irrémédiablement incompatibles; en fait, elles sont même souvent complémentaires et peuvent constituer dans les deux cas une ressource pour les acteurs -étatiques ou non- africains.