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LES NOUVELLES TENSIONS FRANCE-ETATS-UNIS

DANS LE PRE CARRE AFRICAIN

Clara PULIDO ESCANDELL

Havane - Cuba

 

Les contradictions entre la France et les Etats-Unis sont évidentes dans divers domaines de leur politique mondiale : que ce soient l'Europe, l'OTAN, l'ex-URSS, le Proche-Orient, l'Amérique-latine, les Nations Unies, leurs investissements en Asie ou la dissuasion nucléaire. Ces deux pays qui n'ont pas de projets stratégiques opposés, sont parfois en concurrence. Une simple et révélatrice coïncidence : tandis que la première dame des Etats-Unis, Hillary Clinton, faisait une tournée africaine en commençant par le Sénégal (comprenant aussi, hors du pré carré, l'Afrique du Sud, le Zimbabwe, la Tanzanie, l'Ouganda et l'Erythrée), le Président français, Jacques Chirac, visitait l'Argentine.

Membre permanent du Conseil de Sécurité, la France est la cinquième puissance économique mondiale, mais elle est devenue une puissance moyenne, par rapport à ses pairs du monde développé. Sur le plan international, son influence a décru : au Proche-Orient, elle a été reléguée à un rang secondaire par les Etats-Unis; en Europe de l'Est, par l'Allemagne, en Asie par les Etats-Unis et le Japon. Ce qui fait encore de la France un pays avec une politique de portée mondiale c'est la place qu'elle occupe en Afrique et la francophonie. Dans la satisfaction des objectifs mondiaux de la France, l'Afrique a joué un rôle irremplaçable. Les Etats-Unis se présentent comme le grand vainqueur de la guerre froide. Leurs désirs influencent toute la planète, y compris les Nations Unies. Contrairement à la France, pour les Etats-Unis, l'Afrique occupe la dernière place de leurs priorités internationales. Par conséquent, on pourrait s'attendre à ce qu'ils laissent en paix leur partenaire dans son pré carré, et même sur le reste du continent. Mais l'histoire récente montre le contraire.

D’une façon schématique, on pourrait dire que la France a en Afrique des intérêts fondamentaux, avec un longue histoire des engagements et des compromis. Les Etats Unis, de leur part, ont seulement des intérêts spécifiques.

Les intérêts de la France en Afrique reposent sur trois axes essentiels :

- Le pré carré, avec un poids plus fort des pays à importance historique (Sénégal), économique (Gabon) et stratégique (Djibouti), et moins fort dans d'autres cas (les pays démunis de la Méditerranée).

- Les pays de l'Afrique australe, compte tenu de l'importance économique et historique de la région (avec un accent particulier sur l'Afrique du Sud et l'Angola). Mitterrand a été le premier chef d'Etat à être accueilli par Mandela en sa qualité de nouveau Président, événement important pour la diplomatie française s'il en est.

- Des pays ayant une importance économique, en général des ressources minières (par exemple, le Nigeria et le Zaïre à propos duquel la mise en oeuvre de la politique de la francophonie est un élément d'attraction.

Les Etats-Unis accordent une importance particulière à l'Afrique australe, notamment à l'Afrique du Sud et à l'Angola. Probablement, celle-ci est la seule zone ou` ils ont affiché, du point de vue historique, un intérêt stratégique, étendu maintenant à une bonne partie de la côte atlantique en raison de leur désir marqué de contrôler les hydrocarbures.

Le système singulier des relations franco-africaines qui pousse certains à parler de "non-politique", n'a pas de contrepartie dans la politique nord-américaine vis-à-vis du continent noir; peut-être pourrait-on établir un parallèle avec la politique des Etats-Unis en Amérique latine.

La politique africaine de Paris n'est pas restée immuable. L'étape actuelle paraît être une étape charnière entre les anciens et les nouveaux temps. Deux tendances principales semblent s'opposer dans cette politique: d'une part, celle de ceux qui souhaitent des relations normales avec les dirigeants africains et une projection d'intérêts politiques et économiques en dehors du milieu traditionnel vers des pays tels que le Ghana, le Nigeria et l'Afrique du Sud; d'autre part celle de ceux qui préconisent le renforcement des liens avec les francophones. La première approche vise à un désengagement progressif vis-à-vis du continent. Sa mise en oeuvre peut représenter une régression diplomatique pour la France; mais ce serait répondre au besoin de donner la priorité à l'intégration européenne en tant que composante essentielle de ses intérêts économiques, aussi bien qu'aux politiques de ses partenaires principaux, les Etats-Unis et l'Union Européenne. Les critiques de cette position rappellent que si l'Afrique restait abandonnée à son propre sort, elle serait une exportatrice d'émigrés vers le vieux continent. "Il est par exemple illusoire de penser que nous pourrions nous désintéresser d'un sous-continent aussi proche de l'Europe, peuplé par 500 millions d'habitants et en croissance démographique rapide." A ce sujet, Marcel Debarge alors Ministre de la coopération avertissait en 1993 que la France et ses partenaires industriels doivent faire de leur mieux afin d'aider l'Afrique à sortir de ses crises et éviter les vagues constantes d'immigrants vers l'Europe. La deuxième approche consiste en la fidélité aux vieilles alliances. Cette option entre parfois en contradiction avec les discours à la mode sur la démocratisation et le respect des droits de l'homme; elle peut créer des difficultés avec les pays africains à l'égard desquels la France manifeste un intérêt croissant, et aussi provoquer des frictions avec ses partenaires et les institutions telles que le FMI. Le Président Chirac ne peut pas ignorer que son pays est en train de reconsidérer sa place dans le monde face, par rapport à l'avenir de l'Union Européenne et sa relation changeante avec l'OTAN: les plus récents développements des relations franco-africaines ou des nouveaux courants de pensée néolibérale qui s'imposent dans le monde traduisent les mutation en cours; de même le Président français ne perd pas de vue ce que l'Afrique représente pour la grandeur de son pays.

Les Etats-Unis sont restés relativement en marge des problèmes intérieurs proprement africains. Pendant des années, ils ont contrôlé soigneusement les activité de l"URSS dans le continent et ils ont pris en compte aussi les intérêts de leurs alliés. Autrement dit, l'Afrique a été un théâtre secondaire de la guerre froide et une source énergétique. Ça veut dire que pour les Etats Unis, il est plus facile de transformer la politique si les intérêts ou les principes qui sont à son fondement (du point de vue politique ou idéologique) changent.

Au début des années 90, la politique des Etats-Unis vers l'Afrique a défini comme objectifs essentiels :

1. encourager l'établissement d'Etats démocratiques respectant toujours plus les droits de l'homme;

2. soutenir la coopération entre les pays de l'Afrique australe, en vue d'assurer la stabilité politique et le progrès économique de la région;

3. aider à régler pacifiquement des conflits;

4. contribuer à soulager les situations de détérioration et la stagnation économique à travers l'établissement de l'économie de marché;

5. promouvoir l'adoption de politiques et de pratiques écologistes et sociales.

Un document élaboré par le Département d'Etat en 1992 signalait que l'importance de la région pour Washington traduite par: le rôle africain dans des forums multilatéraux; l'importance du lien économique, y compris la dimension stratégique des hydrocarbures, sa potentialité comme foyers de rivalité et de confrontation entre puissances extra-africaines, et finalement par l'intérêt sentimental des Africains-américains pour le continent noir. Ce dernier élément prend généralement de l'importance pendant les élections, mais les Africains-Américains n'ont jamais défini la politique africaine de la Maison Blanche. Il est symptomatique que pour la première fois un Africain-Américain occupe le poste de vice-secrétaire d'Etat pour les Affaires africaines, en la personne de Georges Moose. Dans la pratique, c'est sur la seule question névralgique des sanctions contre le régime de l'apartheid que le lobby africain-américain a joué un rôle décisif.

Tout récemment le gouvernement nord américain a fixé ses objectifs par rapport à l’Afrique: limiter l’expansion de l’Islam politique à partir de l'exemple soudanais; la lutte contre le terrorisme; la réduction des armements principalement au cas des armes chimiques et finalement la campagne contre les drogues. Les Etats Unis ont lancé une offensive en Afrique en ce qui concerne leurs intérêts envers le pétrole, surtout au Congo et au Gabon; l'attention aux opposants dans certains pays francophones et la remise en question des élections dans d'autres; les sympathies d'abord envers l'Ouganda et le Rwanda, puis en laissant faire Kabila et son AFDLCZ à l’ancien Zaïre; et enfin dans les schémas des institutions de Bretton Woods qui s'imposent partout. Il est peu probable que la France ait vu d'un bon oeil la tenue de sommets africain africain-américains dans ses places fortes de Libreville, Abidjan et Dakar. D'aucuns soulignent néanmoins le croissant désintéressement des Etats-Unis vis-à-vis de l'Afrique. Cependant, il vaut la peine de rappeler que l'abandon du continent a un caractère sélectif et que vers ses zones "utiles" convergent de multiples intérêts. Le sujet n'est pas nouveau mais il prend des allures nouvelles. Ainsi le "syndrome de Fachoda" a changé de direction et semble concerner Washington..

Domaine militaire

Au sommet franco-africain de La Baule, Mitterrand avait précisé que les pays africains pourraient compter sur la France s'ils étaient menacés de l'extérieur, mais non pour régler des conflits internes. Dans ce dernier cas, si les troupes françaises participaient, ce serait seulement pour "protéger ses ressortissants", au lieu des régimes amis (comme cela se passait avant).

Hormis le Liberia, naguère, les Etats-Unis n’avaient jamais envoyé des troupes au continent; encore qu’ils se sont immiscés d'une manière ou d'une autre dans des conflits notamment libyo-tchadien, ou la guerre de l'Angola. La présence d'officiers noirs américains au nord du Tchad fut un motif de friction entre la Maison Blanche et l'Elysée; le soutien partagé à Savimbi et l'intérêt pour éloigner le danger communiste que signifiait le MPLA, n'ont pas empêché qu'apparaissent de fortes contradictions autour du sujet du pétrole en Angola.

Entre 1990 et 1994, la France, comptant sur un certain soutien européen, avait avancé de mettre sur pied une force interafricaine de paix ". En octobre 1996, avant le déclenchement du conflit du Kivu, le Président Clinton a envoyé son Secrétaire d'Etat, M. Warren Christopher, dans une tournée africaine afin de promouvoir la constitution d'une "force interafricaine de paix"; initiative très critiquée par des porte-parole français qui la décrivaient comme une "tactique électorale pour gagner les votes noirs". L'idée a gagné à nouveau en actualité avec le conflit du Zaïre. La force de paix africaine a déjà été un motif de discorde entre les deux puissances. La rivalité anglo-saxonne est une des raisons qu’exprime la paralyse d’une telle idée, laquelle existe, du côté africain, depuis la création de l’OUA.

En tout cas, il est difficile de trouver une force interafricaine de paix suffisamment présente dans un conflit interne. Dans les années 90 le seul cas c’est celui de l’ECOMOG au Liberia. L’ONU s'est éloignée de l’Afrique. Après l’intervention au Congo Kinshasa, avec son désastreux résultat (emprisonnement et meurtre de Patrice Lumumba), l’ONU n’a jamais été d'une présence active jusqu’à la fin des année 80, quand elle a réussi, à administrer les derniers jours de la transition de la Namibie vers l'indépendance. Cet événement s'intègre dans l’ensemble des changements internationaux qui étaient en cours dans le monde et dans le renouveau des Misions des Nation Unies dans le continent noir.

L'intervention en Somalie a ouvert une nouvelle étape de la présence étrangère en Afrique et constitue un précédent; cependant, il n'y a pas eu une seconde opération "Restaurer l'espoir" (Restore Hope), même pas dans des endroits comme le Liberia, où la gravité de la situation et les vieux engagements des Etats-Unis auraient pu la suggérer. L'application sans succès du "droit d'intervention humanitaire", dans Restore Hope, a entraîné l'éloignement prudent des Etats-Unis des théâtres militaires africains sous le parapluie de l'ONU. Il ne faut pas oublier la longue histoire de la France dans le domaine des droits de l’homme, encore moins les efforts qu’elle a fait pour codifier le "droit d’intervention humanitaire". La suprématie des Etats-Unis en Somalie est un exemple symptomatique. Leurs autorités militaires y ont eu de sérieuses contradictions avec leurs homologues français et italiens qui, meilleurs connaisseurs du terrain, ont vu à la fin, comment l'histoire donnait raison à nombre de leurs postulats.

La seconde opération militaire à caractère humanitaire des Nations Unies en Afrique dans les années 90 a eu lieu au Rwanda. L'option française pour l'utilisation d'un mécanisme similaire à celui inauguré avec la Somalie, à savoir intervention humanitaire sous l'égide des Nations Unies, était claire. Dans un certain sens, l'initiative française a rappelé celle de ses prédécesseurs américains : apparemment on fait ce qui est nécessaire, mais pour des raisons discutables. Paris semble avoir tiré profit de la conjoncture pour se rendre en Afrique en harmonie avec les temps nouveaux. En d'autres termes, si la Maison Blanche a pu avoir sa Somalie, l'Elysée, avec beaucoup plus de droit, en conformité avec son riche passé africain, devait avoir son Rwanda. Mais, il n'y a pas eu d'intervention humanitaire au Zaïre, bien qu'elle ait été approuvée par le Conseil de Sécurité des Nations Unies.

Les gouvernements des Etats Unis successifs ont développé de bonnes relations avec Mobutu depuis son accès au pouvoir en 1965, avec des moments privilégiés notamment à partir de 1975 (lorsqu'ils partageaient l'intérêt d'empêcher l'arrivée au pouvoir du MPLA en Angola,). L'année 1990 marqua un tournant. L'accent sur la "bonne gestion" économique et la "démocratisation" en Afrique a définitivement séparé Washington de Kinshasa. Paradoxes de l'histoire : les victimes de l'écroulement du camp socialiste ne se trouvent pas seulement dans la gauche. Mobutu a perdu sa valeur utilitaire justement lorsque les bailleurs de fonds ont découvert qu'il était inadéquat de traiter avec des dictateurs qui très souvent ont utilisé le Trésor public pour leur enrichissement personnel. Une différence essentielle avec la France, pour laquelle, Mobutu avait eu une valeur stratégique comme l’avait montré sa place dans la diplomatie régionale pendant l'Opération Turquoise. Si bien que le Zaïre qui n’est pas dans le pré carré, en était très proche.

Multiples ont été les allées et venues de la politique occidentale à propos du traitement de ce cas et particulièrement dans le cadre des contradictions franco-américaines. Dans le cas du Zaïre, il existe une coïncidence dans le discours officiel, à savoir que la solution finale doit être négociée. Ce consensus a gagné du terrain récemment. Le besoin de tenir une conférence régionale pour les Grands Lacs dans le but de trouver des solutions collectives aux problèmes existants est une idée constante dans la politique française, montrant ainsi, encore une fois, la connaissance que les Français ont de la région. Dans la crise de Grands Lacs et en particulier au Zaïre, le facteur économique est important. On parle avec insistance du souhait des Etats-Unis de déplacer les Français et les Belges du Shaba, et aussi de monopoliser les gisements énergétiques qui se trouvaient à Kivu.

Dès le début, la France a clairement manifesté son souhait de trouver une issue concertée à la crise du Zaïre. Le 1er novembre 1996, le Secrétaire d'Etat français pour les Affaires humanitaires, M. Xavier Emmanuelli, déclarait que la "France était prête à mettre tous les moyens dans une opération humanitaire coordonnée avec l'Europe et les agences de l'ONU", en vue d'un "sauvetage humanitaire" à l'est du Zaïre. On note une différence essentielle avec ce qui s'était passé lors de l'opération Turquoise. La diplomatie française estimait que les solutions devaient être communes, compte tenu du partage de responsabilités vis-à-vis de la crise. Au début, cette position a trouvé un écho en Europe, mais non aux Etats-Unis.

Washington a été le premier à annoncer qu'il s'apprêtait à lancer une action diplomatique afin d'éviter l'escalade du conflit du Zaïre. Beaucoup d'observateurs ont attiré l'attention sur la coïncidence de la date, le 23 octobre, c'est à dire en pleine campagne électorale. Cependant, le gouvernement des Etats Unis a manifesté son désaccord pour s'engager militairement dans le conflit (notamment avec des troupes terrestres) et s'est seulement montré désireux de collaborer du point de vue logistique. Cette attitude était attribuée à la volonté de ne pas contracter un engagement avant les élections. Il s'agissait d'attirer le vote noir mais sans se lier; ceci marquait une différence essentielle avec l'intervention en Somalie. Pour certains observateurs l'impossibilité de Paris de convaincre ses alliés sur la nécessité de déployer une force militaire multinationale dans les grands lacs traduisait sa perte d'influence en Afrique centrale. On a même dit que la France était réduite à "une phase essentiellement défensive de son pré carré". Dans ce contexte, les déclarations attribuées à l'ambassadeur des Etats-Unis à Kinshasa étaient révélatrices : La France "n'est plus capable de s'imposer en Afrique".

Domaine économique

Depuis la fin des années 80, les pays africains se sont engagés dans des réformes économiques et politiques les plus profondes après leur indépendance; pour cette transition, ils ont bien sûr besoin de l’aide extérieure. Le Président français François Mitterrand a été le premier à mentionner le rapport entre "aide" et "démocratie", lors du Sommet franco-africain de La Baule. Rappelons que la France est un pays qui consacre une majeure partie de son aide officielle au développement à l’Afrique. Quelque temps plus tard, le ministère du Développement d'Outre mer de la Grande-Bretagne a mis sur pied un fonds spécial d'aide aux "bons gouvernements" dans le Tiers monde; postérieurement, l'Union Européenne a associé l'aide communautaire aux progrès de la démocratisation, au respect des droits de l'homme et à la réduction des budgets militaires. Les Etats-Unis n'ont pas tardé, eux non plus, à les rejoindre. Bien qu'ils consacrent seulement 8 % du total de leur aide à l'Afrique, ils sont à l'avant-garde en ce qui concerne à conditionnalité politique. Ce processus n'est pas étranger aux courants de pensée néolibérale en vigueur dans les rapports Occident-Afrique qui passent par la nouvelle conception avec la quelle les institutions de Bretton Woods appréhendent les relations économiques. Par la suite, la théorisation a continué à évoluer jusqu'à produire le concept de gouvernance.

Un détail attire l'attention : depuis les indépendances et jusqu'à très récemment, la Banque mondiale, le FMI et les bailleurs de fonds occidentaux ont considéraient comme inadéquates les mêmes politiques qu'ils recommandent maintenant. Au début, le FMI et la Banque mondiale préféraient les gouvernements qui bénéficiaient d'une autonomie relative par rapport aux pressions populaires pour appliquer les programmes. Les institutions de Bretton Woods ont imposé aux Etats africains une restructuration économique du haut vers le bas et contrôlent, à travers des programmes, l'utilisation de l'argent qui entre dans le continent. Les Etats africains sont en train de renoncer à des éléments importants de souveraineté, mais les Européens voient aussi passer le contrôle de leurs crédits sous le prisme des institutions de Bretton Woods. Les bailleurs de fonds, en contrôlant le financement, deviennent les chefs des programmes; par conséquent, ils sont portés vers les domaines qui les intéressent et imposent leurs conditions.

La dévaluation du franc CFA est l'un des meilleurs exemples du nouvel ordre mondial pour l'Afrique, au moins du point de vue économique. Le remodelage d'une politique française n'est étrangère ni à la situation internationale, ni à la corrélation de ses intérêts stratégiques avec ceux de ses principaux partenaires. Lors du Sommet de La Baule, Mitterrand s'était engagé à ne pas dévaluer le franc CFA, et, jusqu'en 1993, certains présidents africains du pré carré ont fondé leurs espoirs électorale, du point de vue économique sur la promesse de maintenir la parité. En janvier 1994, seulement un mois après le décès du doyen des présidents africains, l'ivoirien Félix Houphouet Boigny, symbole de la France-afrique, l'illusion s'effondrait. On a parlé de "banaliser" et de "normaliser" la politique africaine; autrement dit, s'agissant des financements, l'Afrique devait s'adresser à la Banque mondiale plutôt qu'à la France. Avec la dévaluation, la France a subordonné sa politique d'aide au développement aux diktats des institutions de Bretton Woods siégé à Washington. La France n'a pas été capable de préserver l'autonomie et la spécificité de sa politique de coopération encore moins de contribuer au développement d'un programme d'ajustement des économies déséquilibrées de son ancien monde colonial. Ce jugement a une influence sur le traitement de plus en plus discriminatoire dont les pays de la zone du franc CFA sont l'objet de la part des institutions de Bretton Woods, lesquelles ont exigé sans cesse la mise en pratique d'une plus grande rationalité financière, dont la pierre angulaire serait, comme dans d'autres pays africains, l'ajustement de la valeur de la monnaie.

Aujourd'hui, des doutes surgissent sur la capacité de l'ancienne métropole pour préserver la continuité de la zone du franc CFA, du moins en gardant sa valeur et son fonctionnement actuels, et surtout avec la forte présence du FMI et de la Banque mondiale. Mais la vraie épée de Damoclès semble être l'intégration monétaire dans l'Europe. Bruno Coquet et Jean-Marc Daniel sont d'avis que derrière la dévaluation il y a la longue histoire de l'élimination progressive de la dernière grande puissance coloniale européenne ayant une forte présence sur le continent africain, et le transfert d'un pouvoir croissant au FMI et à la Banque mondiale comme une façon de maintenir l'Afrique sous une certaine dépendance, sauf que le schéma ne semble plus correspondre à des modèles européens.

De son côté, la conditionalité renferme d'autres dangers pour l'Afrique. Comme l'a dit Douglas Hellinger, il existe une contradiction inhérente aux termes ajustement et démocratie. Les programmes qui représentent une contraction des salaires, la libéralisation du commerce, les stimulants à l'agriculture d'exportation --au lieu d'être destinés à la production locale d'aliments-- et la suppression des subsides aux produits de base, obtient peu de soutien politique dans aucun pays (à l'exception de celui offert par les cercles commerciaux). Par ailleurs, il est évident que seule une véritable démocratisation, fondée sur la tradition politique et culturelle de ces peuples, et non sur des modèles imposés depuis l'extérieur, peut aboutir aux nécessaires changements politiques et structurels et assurer la paix sociale dont le continent a besoin.

Pour Basil Davidson, les concepts tels que démocratie et développement sont en rapport direct avec les problèmes de l'Etat-nation; il est donc impératif de trouver des solutions à travers la décentralisation du pouvoir vers des formes plus démocratiques de gouvernement local en liaison avec les confédérations régionales de pouvoir et coopération économique. Mais si cette perspective est assumée, la probabilité de l'effondrement de l'Etat-nation pourrait survenir, précisément à travers cette décentralisation du pouvoir et sa régionalisation croissante.

La crise politique au Nigeria en 1993 a dévoilé l'un des problèmes les plus sérieux, et dont on parle le moins dans l'Afrique d'aujourd'hui : celui de la régionalisation économique. Lorsqu'au milieu de l'année 1993, en guise d'exorcisme de la peur d'une guerre civile, un journaliste de The Economist écrivait : "le pétrole du Nigeria est convenablement placé dans une région du sud-est. Il serait relativement facile pour les compagnies pétrolières --disent les cyniques-- d'acheter ces zones et d'y mettre en marche leurs puits d'extraction."

Un grave danger réside dans cet intérêt égoïste: celui de l'abandon ou l'oubli d'autres endroits. Il faut rappeler que le PAS contient d'une manière implicite la politique de donner la priorité aux zones auxquelles l'Occident consacre son attention, et c'est là ou` il place ses ressources et non ailleurs. L'avenir de l'Etat-nation pourra être encore plus compliqué si la politique actuelle continue. Dans la mesure ou` des régions entières restent de plus en plus à la dérive, tandis que les endroits à haut intérêt économique continuent de recevoir des investissements, la différence entre les unes et les autres s'intensifiera. Aujourd'hui il est possible que nous soyons au prélude de la fin des entités politiques africaines telles que nous les connaissons actuellement, et que les graines de nouvelles et futures unités géo-économiques et d'un nouveau partage de l'Afrique soient en train de surgir. D'où d'éventuelles contradictions entre la France et les Etats-Unis.