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Durkheim et l’Afrique contemporaine

vers une relecture de durkheim et de la sociologie africaniste*

par Fred Eboko**

impression Martine du 5 3 97

" tout problème profane un mystère; à son tour, le problème est profané par sa solution ", Cioran

Résumé

En gardant en toile de fond le bréviaire de la méthode durkheimienne, Les règles de la méthode sociologique (1895), nous voulons surtout nous appuyer sur l’épine dorsale de la pensée durkheimienne De la division du travail social (1893); pour observer " l’Afrique des africains " face à l'État, afin de l'appréhender selon la formule de Durkheim : " il faut étudier le social pour le social ". Ce qui permet de dégager le potentiel sociologique qui naît du rapprochement qu'on peut établir entre "Durkheim et le politique" comme l'a suggéré B. Lacroix, car ce biais ignoré par les africanistes a induit une double ambiguïté. Si le label "sociologie française" est née d'une sorte de malentendu, la critique adressée par les africanistes à Durkheim à travers l'ethnologie française en est un autre. C'est donc dans son dialogue originel et quasi incestueux d'avec la science politique que nous recentrons la lecture, non sans avoir rappelé les liens filiaux légitimes de la sociologie avec l'ethnologie. En résumé ce texte vise à montrer que la filiation officielle sociologie-ethnologie a masqué le rapport officieux sociologie-science politique dans l'exploitation de l'oeuvre de Durkheim par les africanistes.

Durkheim et l’Afrique contemporaine. Un tel rapprochement paraît, à plusieurs égards, ubuesque. D’abord parce que Durkheim est mort en 1917. Ensuite, il ne connaissait pas l’Afrique et celle-ci ne fit pas partie des préoccupations scientifiques qui lui ont conféré la paternité de la sociologie en France. Il est question de tenter de porter le débat vers une réinterprétation de Durkheim au delà de la propédeutique ethnologique initiée par son neveu Marcel Mauss aidé par Henri Hubert, Paul Rivet et Lévy-Brühl (I).

Nonobstant l’incontestable capital anthropologique accumulé par sa filiation africaniste, via l'avènement de l'ethnologie universitaire dû à son neveu Marcel Mauss, nous proposons de montrer que Durkheim n’a été que partiellement exploité dans cette ambitieuse ethnologie des peuples de l’Afrique dite francophone.

La commémoration du centenaire des Règles offre l’occasion inédite de faire très humblement valoir non seulement l’oeuvre durkheimienne comme un champ scientifique transfrontalier d’une part, et l’Afrique en tant que continent multiple et " complexe " susceptible comme tout autre de se soumettre à une analyse sociologique, d’autre part. Par conséquent, ce modeste article s’appuie davantage sur le premier ouvrage de Durkheim que sur celui dont on fête le premier siècle, il vise aussi à participer à la déconstruction du monopole de l’ethnologie sur l’Afrique au détriment de la sociologie. Ce n’est pas une volonté " anti-ethnologie ", mais plutôt un petit appel pour lui proposer ainsi que le fait la science politique le type de partenariat épistémologique dans lequel l’anthropologie sociale sait si bien se surpasser. Les illustrations utilisées sont surtout urbaines. Celles que nous empruntons pour réactualiser la pensée de Durkheim se situent autour de l'exemple du Cameroun : celui que nous connaissons le moins mal. Ce qui n’exclut ni les démonstrations produites sur d’autres pays, ni les références à d’autres auteurs comme Max Weber, à l’instar de ce que fit Balandier (II) , le premier français à avoir " sociologisé " l’Afrique subsaharienne. Les périodes retenues relèvent surtout d’un souci de fécondité heuristique et sont à ce titre celles où " la division du travail " et le changement social en Afrique dessinent le plus manifestement ce que nous appelons " le paradigme orthonormé ", en référence à la dialectique des appartenances mixtes : communautaires et sociétaires (III). En définitive, à partir du champ urbain contemporain, il s’agit d’africaniser les problématiques et non les concepts, afin que la célébration de ce centième anniversaire stimule aussi une relance de la réflexion sur un détour africaniste de " Durkheim et politique" (IV). Et enfin, cet article a la modeste ambition de participer à la reconciliation critique de la sociologie d’aujourd’hui et de l’Afrique actuelle, même si cette dernière n’a pas été invitée.

I - L'HERITAGE DURKHEIMIEN: DES EMPRUNTS PARTIELS

Les sociétés africaines ont longtemps été appréhendées suivant le clivage manichéen tradition/modernité. Cette tradition "française" que Balandier a commencé à infléchir peut s'expliquer par les influences dues à la filiation de l'école française de sociologie. Le "dépositaire du positivisme comtien", Durkheim, avait en effet conçu les sociétés sur le mode de deux types de "solidarité sociale" : l'une mécanique (ou par similitudes) relevant des sociétés dites primitives, l'autre organique, procédant des sociétés "complexes" ou modernes.

L'Afrique a eu le "privilège" de bénéficier des episteme d'une ethnologie coloniale en droite ligne de l'héritage de Durkheim, cristallisé par Marcel Mauss et Henri Hubert, les fondateurs de l'ethnologie universitaire en France. Dès 1925 en effet, Mauss, Lévy-Bruhl et Paul Rivet créent l'Institut d'ethnologie de l'Université de Paris. Leurs élèves se déploient sur le continent africain, notamment au sein de l'empire colonial français et perpétuent à bien des égards une logique monographique érigeant les sociétés africaines en communautés anhistoriques.

"Leur historicité n'a pas toujours été admise pour autant. La tradition de l'ethnographie atemporelle, l'influence de Durkheim au détriment de celle de Pareto et de Max Weber, l'audience du structuralisme s'y sont longtemps opposées, avant que ne s'affirme la réhabilitation de la dimension diachronique sous la plume de S. F. Nadel, de E. E. Evans-Pritchart, de E. R.. Leach, de G. Balandier (...)".

Durkheim, il est vrai, ne faisait d'ailleurs que peu de cas, au début de sa carrière, de l'ethnologie qu'il considérait surtout comme base de données que la sociologie comparatiste avait vocation de synthétiser. "La sociologie se pose d'autres problèmes que l'histoire ou l'ethnographie", écrivait-il. Pour autant, il n'est pas exact comme nous le verrons plus loin d'imputer directement à l'influence durkheimienne la responsabilité de la cécité qui a marqué les ethnologues en ce qui concerne l'oeuvre de Durkheim dont ils ont oublié d'exploiter les analyses sur " le rapport de l'État et de l'individu" ou encore "les formes de l'État" et "la démocratie" par exemple.

C'est surtout à travers sa thèse doctorale que Durkheim posera les principaux paradigmes de sa théorie sociale qui détermineront des études ethnologiques qui foisonneront bien après sa mort. C'est cette recherche publiée sous le titre De la division du travail social en 1893, qu'il nous faut relire pour comprendre la dimension "mécaniste" attribuée aux sociétés dites archaïques, sensées aboutir à des sociétés "complexes" du fait de l'évolution et de la division progressive du travail. Ces temporalités héritées d'un évolutionnisme, lui-même influencé par la philosophie de l'histoire du dix-neuvième siècle, induiront la conception durkheimienne des relations sociales.

Pour le père de l'école française de sociologie, "le droit reproduit les formes principales de la solidarité sociale". Autrement dit, aux sociétés "primitives" (ou " inférieures ") correspondraient une forte conscience commune et des sanctions "restitutives", aux sociétés complexes à faible conscience commune s'appliqueraient des sanctions dites "répressives". Le tout formant, dans chacun des cas, une morale particulière et spécifique (ou " organisée ") ; c'est-à-dire "un système de règles de conduite".

Les sociétés africaines, parmi les sociétés conçues à l'époque comme "primitives" et mécanistes, sont appréhendées sur un versant culturaliste, où les racines et les comportements sont intimement liées.

A partir de l’exemple du totémisme australien, Durkheim écrivait :

"Les racines sont typiques ; c'est-à-dire qu'elles expriment non des choses particulières, des individus, mais des types d'une extrême généralité (...) ; on y trouve comme fixées et cristallisées, ces catégories fondamentales de l'esprit qui, à chaque moment de l'histoire dominent toute la vie mentale".

L'application de cette théorie à l'Afrique donne lieu à une constellation d'études sur les "ethnies", détachées souvent de leur contexte global. Les pays comme le Cameroun (220 ethnies environ) ou encore la Côte d’Ivoire, dans cette logique, sont exemples parfaits de l'atomisation ethnologique des territoires nationaux. La qualité monographique de ces travaux reste néanmoins indéniable comme peuvent l’attester les recherches menées dans le sillage de la " Mission Dakar-Djibouti " (1933-1939). Cette entreprise vit naître quelques classiques de la littérature ethnologique au rang desquels Dieu d’eau de Marcel Griaule, initié par les Dogons de Côte d’Ivoire, demeure une figure emblématique. Il n’en demeure pas moins que la carte des peuples de ces Étatsdevint comparable à des relations injectives associant chaque groupe humain à un ou plusieurs noms d'ethnologues. La Côte d’Ivoire et le Cameroun sont justement des archétypes de ce phénomène, en raison de leurs variétés culturelles et du nombre de monographies que leurs diversités ont suscitées. Ces études souvent admirables par le détail ethnographique et par la richesse de l'analyse anthropologique (au même titre que l’étude de Durkheim sur le totémisme australien " fut digne des meilleurs ethnologues ") souffrent néanmoins de leur détachement du contexte historique qui ont fondé, sous la colonisation les prémices des États africains, à la suite de la Conférence de Berlin. Par ailleurs plusieurs études transversales sur ces pays démontrent depuis peu le lien existant entre la construction des entités ethniques et l’historicité des États qui les abritent.

"Il n'empêche que l'on peut encore, en France, écrire d'excellentes monographies de royautés africaines en faisant presque complètement abstraction de la situation étatique, coloniale ou postcoloniale, dans laquelle elles sont enserrées depuis un petit siècle."

Les avatars d’une certaine pensée africaniste pourraient à ce titre être schématisés certes avec une mauvaise foi évidente, suivant cette formule nervalienne: " notre choix passionnel (l’Afrique) est la résurrection hallucinatoire de notre premier objet d’amour (les religions primitives, la découverte du paradis perdu !) ".

Repenser Durkheim, lire Balandier

Transportée dans le contexte urbain, cette illusion d'optique, amènerait à concevoir l'activité sociale et politique suivant les modalités d'une socialisation communautaire au sens ethniciste. Les études menées par l'ethnologue René Bureau, par exemple, sur les Duala de la ville du même nom (Douala), sont d'une grande richesse historique et d’une indéniable finesse ethnologique mais "retirent" les populations en question d'un contexte politique et historique dans lequel elles ont non seulement joué un rôle fondamental mais dont leurs cultures (l'objet d'étude de l'ethnologie traditionnelle) se sont profondément irriguées, comme le montrent les politologues Joseph Richard, Victor T. Le Vine ou encore le chercheur René Gouellain.

Les villes africaines notamment les plus peuplées, furent, de manière relativement continue, des centres de migrations liées à l'exode rural. Ces déplacements, si ils illustrent une logique culturelle et migratoire (ville-campagne), n'en sont pas moins des exemples de relations bijectives entre communautés ethniques et sociétés urbaines. C'est en cela que le changement social conçu par Balandier est fécond, car il rompit avec les visions "mécanistes" de la tradition confrontée aux dogmes tout aussi partiels de l’application d'une modernité africaine "organiciste". L'étude de science politique récente menée sur le pouvoir local à Yaoundé (Cameroun) est une illustration magistrale de l'articulation entre les différentes disciplines, permettant de cette manière de replacer les communautés africaines dans leur historicité.

"C'est à un dépassement dialectique de ces modes de lecture de la société qu'il importe de parvenir", écrivait Georges Balandier.

Tout ce qui précède pourrait laisser croire que la sociologie durkheimienne est archaïque. Il n'en est rien. Il s'est surtout agi de montrer que ses premiers disciplines africanistes (ethnologues) auraient pu s'inspirer non pas des modèles inhérents aux sociétés dites "primitives", mais de ce que Durkheim écrivait à propos de ce qu'il nommait les sociétés complexes.

D'où le premier malentendu entre les africanistes actuels et la filière ethnologique de l'école française de sociologie. En effet, les sociétés africaines, en l’occurrence urbaines, sont bel et bien des sociétés " complexes ", dans tous les sens du terme.

C'est donc du côté de la sociologie weberienne que les africanistes -notamment les politologues- ont pu tirer le meilleur parti du regard porté sur les sociétés africaines contemporaines ; aussi paradoxal que laisse paraître le fait que "la sociologie de l'État d'obédience weberienne, qui a dressé la tête après une longue éclipse, a superbement ignoré le continent."

Précisons néanmoins que toutes ces limites épistémologiques inhérentes à l'africanisme ont été profondément repoussés depuis vingt ans et les études politiques peuvent enfin s'enrichir de "la maturation de l'anthropologie pour que les sociétés subsahariennes soient pleinement intégrées à l'analyse du politique."

Ce qui permet de concevoir la conscience politique sur une base de réflexion plus large que celle de " l’absolutisme ethnique ". Ainsi, les villes d’Afrique Noire se laissent plus facilement appréhender par une causalité circulaire au sein de laquelle la variable " ethnique " en est une parmi d’autres.

II - LA VILLE AFRICAINE EST UN REPERE ORTHONORME : POUR UNE LOGIQUE

WEBERIENNE

Contrairement aux africanistes qui se sont réclamés de l’école de Durkheim, Max Weber ne procédait pas une distance évolutive entre les socialisations acquises sur le mode communautaire d'une part et "sociétaire" d'autre part.

 

 

1 - Socialisation sociétaire, socialisation communautaire: pour une dialectique appliquée aux villes africaines

Les quartiers des villes d’Afrique Noire, présentent pour un certain nombre d'entre eux des caractéristiques culturelles et surtout socio-économiques qui sont autant d'espaces de politisation, autant qu’ils ont été des lieux privilégiés de la volonté de dépolitisation des anciens partis uniques. Abidjan (Côte d’Ivoire), Douala (Cameroun), Brazzaville (Congo), Libreville (Gabon) et surtout la mégalopole riche de ses dix millions d’habitants, Lagos (Nigeria), sont à ce titre des illustrations dynamiques des déterminants économiques de la répartition géographique des populations urbaines; de telle sorte que les conditions de vie des uns et les stratégies de survie des autres, les migrations intra-urbaines (mobilité résidentielle) attestent du caractère non-opérationnel de la variable ethnique isolée, dès lors que l’on veut comprendre les tenants et aboutissants des appartenances et des mobilisations dans la ville.

D'un point de vue théorique, la double appartenance à une catégorie sociale - dans le sens des Professions et Catégories sociales (PCS) - et à une communauté dite ethnique offre deux axes heuristiques. Celui dit des " abscisses " sera conçu comme l'axe de la dite communauté, et la "droite des ordonnées" est notre pôle correspondant aux PCS.

Cet emprunt sommaire à la mathématique est utile pour puiser notre réflexion théorique chez Max Weber. En effet il n'oppose que deux formes d'orientation des comportements de l'individu à l'égard de ceux d'autrui. La première est appelée l'action communautaire ou processus d'entrée en communauté (Vergemeinschaftung) que Claude Dubar traduit par "socialisation communautaire".

La seconde est l'action sociétaire ou processus d'entrée en communauté (Vergesellsschaftung) que le même auteur traduit par "socialisation sociétaire".

Selon Max Weber, la différence essentielle entre ces deux manières fondamentales de considérer l'altérité tient du fait que la socialisation sociétaire repose sur des règles, donc sur "des conformités subjectives volontaires à ces règles", conçues comme des "expressions d'intérêts communs mais limités", alors que la socialisation communautaire "repose sur des attentes (Erwartungen) de comportements fondées sur les chances subjectives (...), exprimables sous la forme de jugements objectifs de possibilités issus de la communauté."

La distinction qui précède, provient de la dichotomie célèbre - et usitée, voire éculée- opérée par Ferdinand Tönnies dans l'ouvrage Communauté et Société (Gemeinschaft und Gesellschaft, 1887). Weber, à la différence de Tönnies, produit un déplacement essentiel : la simultanéité entre les deux processus de socialisation. Contrairement à Durkheim il ne s'agit plus du passage évolutif d'une solidarité (mécanique) à l'autre (organique) mais de deux entités relationnelles qui coexistent, d'un ensemble à l'intérieur duquel s'expose un enjeu de "rationalisation sociale".

Néanmoins un problème subsiste en rapport avec l’interprétation africaniste de l’oeuvre durkheimienne : jusqu’à l’inflexion produite par le sociologue-ethnologue Georges Balandier dans les années cinquante, les héritiers africanistes de l'École française de sociologie nourrissent, indirectement, leurs réflexions théoriques de la religiosité des Formes élémentaires... . En effet, ces élèves de Marcel Mauss seront portés vers la continuation de l’oeuvre sur laquelle le neveu de Durkheim et Henri Hubert ont basés leurs efforts après la mort du fondateur de ladite École. Ce déplacement du centre d’intérêt des premiers disciples de Durkheim est certainement une des sources essentielles du caractère partiel de l’analyse des " socialités " africaines pendant la colonisation. A posteriori cette division épistémologique de l’oeuvre de Durkheim a eu deux effets consubstantiels l’un à l’autre. En premier lieu, l’anthropologie religieuse que représentent Les formes élémentaires... fut l’essence du travail de Mauss et Hubert sur les religions, elle est aussi aujourd’hui, comme le rappelle François-André Isambert, la " partie de l’oeuvre de Durkheim qui paraît obsolète ".

En second lieu, la quasi totalité des critiques adressées par les africanistes actuels à la pensée durkheimienne tiennent exclusivement compte des études ethnologiques menées dans le sillage de Marcel Mauss, donc suivant l’inspiration que l’oncle et le neveu ont tirée d’une interrogation partant des lectures de " sociétés lointaines " observées par l'École anthropologique anglaise. En résumé, tout un pan de la sociologie durkheimienne est laissé de côté (notamment Les règles de la méthode ... et la réflexion sur les " sociétés modernes " dans De la division du travail), au profit de l’axe le moins pertinent de la théorie durkheimienne pour ce qui concerne les mutations sociales. Or, quelque fût la " communauté " africaine étudiée pendant et après la colonisation, rares sont celles qui ne portèrent pas l’empreinte du changement induit par l’organisation étatique centrale (coloniale ou postcoloniale).

Tout s’est passé comme si les africanistes, jusqu’à une période récente s’étaient refusés à considérer leurs terrains d’études sur le mode de la " complexité sociale ", pour n’en retenir que l’aspect " communautaire " et/ou " ethnique ". Ce qui effectivement a permis de faire dire à Durkheim ce qu’il n’aurait peut-être pas écrit s’il avait étudié l’Afrique coloniale et a fortiori l’Afrique contemporaine. Par un paradoxe la relecture de la thèse doctorale et des Règles, peut féconder une vision théorique du changement social qui affectent les sociétés africaines, bien plus que l’obsolescence qui relève de la " mécanicité " ou de la "primitivité " que les élèves de Mauss ont transportées dans leurs bagages conceptuels, qui ont finalement très mal vécu le déplacement. Avant d’essayer de montrer les raisons pour lesquelles l’oeuvre première de Durkheim (1893 et 1895) auraient été plus utiles aux élèves de Mauss, il convient de présenter la rupture épistémologique établie par Balandier qui, dès les années cinquante a commis un fructueux détour weberien. 

2 - Balandier et la logique weberienne

Cette méthode de lecture des sociétés s'est retrouvée chez Georges Balandier dans ce qu'il a appelé "la démarche dynamiste (...). Elle entend saisir la dynamique des structures tout autant que le système de relations qui les constituent".

Il expliquait déjà en 1955 le caractère multidimensionnel des emprunts culturels des sociétés africaines, y compris dans les sociétés paysannes. Cette perspective se traduit encore avec plus d'acuité dans les sociétés urbaines.

"En reconnaissant cette complexité multiple, l'étude dynamique des sociétés traditionnelles "en transition" permet de corriger la représentation simplifiée des structures sociales considérées trop souvent sous l'angle de la "pureté" ou de la "primitivité"."

Il s'est agi en fait de deux types de complexités ; verticale qui tient à la coexistence de formations d'âge et de date différentes et complexité horizontale constituée de structures de "même date historique allant jusqu'à l'antagonisme."

Avec Weber puis Balandier on peut donc concevoir un "paradigme orthonormé" dont l'horizontalité se compose de la famille, du clan, de la région ou de la ville, et dont la verticalité se traduit par les sous-prolétariat et prolétariat urbains, les détenteurs de revenus fixes, les commerçants, fonctionnaires, hauts fonctionnaires et toutes les professions et catégories sociales ; du chômeur aux plus hautes fonctions liées à l'accumulation économique, précédées en général dans le cas de l'Afrique de la primauté politique de l'État.

C'est à l'intérieur de ce repère orthonormé que se meuvent en de multiples fluctuations contextuelles les identités politiques articulées sur l'urbanité. Ce paradigme permet de situer les mobilisations politiques en terme ethniques, sectoriels (sous-prolétariat, étudiants, fonctionnaires, etc.) tout en donnant un cadre à la compréhension de l'énonciation du politique dans ses détournements de sens (créolisation, syncrétisme) ou sur le volet des modes populaires d'action politique au rang desquels la délinquance tient une place centrale.

Ce même paradigme nous semble fécond pour illustrer la dialectique entre urbanité et espaces de politisation dans le cas des villes camerounaises. Ce cadre conceptuel pourrait être étendu aux villes africaines comme Brazzaville, Abidjan, Libreville ou Lagos. Il illustrerait par exemple la production ethnique suivant les contextes historiques à travers lesquels cette fabrication de l'ethnie s'effectue par l'action plus ou moins volontaire des autorités politiques au plus haut niveau. Cette dynamique plurielle au sein du repère orthonormé est par la même occasion un témoin intéressant du changement social, mettant en lumière des "phénomènes sociaux totaux (...), les dynamismes qui sont sous-jacents aux structures "officielles", les tendances évolutives qui s'ébauchent".

Notre modèle d’analyse s'inscrirait dans la continuité conceptuelle de Weber et consacrerait, au sujet des sociétés africaines, la dialectique communautaire/sociétaire. Il vise aussi à s'affirmer dans une logique dont on peut aussi trouver l'inspiration chez Alain Touraine. Le sociologue confirme de manière nette qu'il est surtout question de dialectique, de dualité interdépendante, plus que d'opposition en ce qui concerne les pays en développement. Il écrit:" contre l'emprise de la communauté est indispensable, l'appui de la raison et de la modernisation technique qui entraîne la différenciation fonctionnelle des sous-systèmes politique, économique, religieux, familial, etc. Mais de la même manière, contre la réduction du marché, pas de résistance possible sans l'appui sur une appartenance sociale et culturelle".

 

III - "LA LOGIQUE ORTHONORMEE" DES MOBILISATIONS POLITIQUES

Espaces et identités politiques en milieu urbain: le Cameroun, Etude de cas pour une esquisse de sociologie historique

Douala, comme beaucoup de capitales africaines (notamment Brazzaville), représente une bonne illustration de la coïncidence entre les deux types de socialisation précitées. L'allégeance ethnique fondée en réalité sur la dichotomie "socioculturelle" entre allogènes et autochtones prend ses sources dans l'histoire des migrations bamiléké (principalement), bassàa et des autres communautés venues de l'intérieur du pays entre les deux guerres mondiales. L'occidentalisation de la ville impulsée par le système scolaire missionnaire (colonisation) et public (décolonisation) a bâti historiquement l'émergence de professions et catégories sociales (intellectuels, fonctionnaires de l'administration coloniale) qui ont infléchi sans l'effacer, l'allégeance ethnique.

Ainsi les bases urbaines de l'Union des Populations du Cameroun (UPC), le mouvement nationaliste camerounais ont tiré leurs sources mobilisatrices d'élites "modernes" dont les revendications portaient le refus de la pauvreté du prolétariat et du sous-prolétariat urbain. Ceux-ci étant principalement concentrés dans les quartiers de migrants bamilékés (quartier New-Bell) et bassàas (quartier Bassa) d'où se déployèrent les émeutes célèbres de 1945 et de 1955 ("Douala riots").

Les quartiers autochtones d'où naquirent une élite traditionnelle constituée des chefs érigés en rois sous la colonisation et les élites modernes formées de "cadets traditionnels" dont le symbole fut Paul Soppo Priso offrent des indices clés à notre "paradigme orthonormé". Ces derniers rejoignirent pendant quelques années l'UPC alors que les aînés traditionnels (les chefs coutumiers) s'en dissocièrent petit à petit.

- Associations "communautaires", actions "sociétaires"

L’exemple du football

Dans la même logique sociologique des associations sportives s'agrégèrent de cette "polarité variable" bâtie alternativement ou simultanément sur le socle de la concentration ethnique ou simplement socio-économique. Ce qui leur donna pour les unes et les autres des vertus emblématiques et un potentiel de transmission des mémoires de chaque entité. Ainsi, Rémi Clignet et Maureen Stark expliquent comment les équipes de football se constituèrent, sur des modalités claniques ou " socioprofessionnelles ", dans les villes camerounaises. Le clan Deido a créé le Léopard de Douala, le clan Akwa a formé le Caïman de la même ville, et le troisième grand lignage traditionnel duala (le clan Bell) a promu l'Oryx de Douala. De la même manière à Yaoundé les autochtones de Mvog-Ada (ceux de Ada) ont créé le Tonnerre de Yaoundé sur des bases communautaires qui n'ont pas empêché que ce club structure son recrutement à partir des positions sociales et économiques de ses dirigeants au sein de l'appareil administratif. Cela explique que les joueurs de cette équipe furent dans une proportion conséquente des scolaires et des étudiants, notamment de l'Institut National de la Jeunesse et des Sports, contrairement au Canon de Yaoundé au recrutement plus populaire, basé sur le socle infra-ethnique et clanique du quartier de Nkolndongo (étymologiquement la colline des Ndongo).

L'introduction de la monétarisation du sport a progressivement désarticulé les bases communautaires de ces associations sportives pour donner de nouvelles formes à ces identités politiques dont le sport est souvent la rampe de lancement..

Nous sommes donc en présence d'une perspective sociologique qui intègre une socialisation de "classe" greffée sur une socialisation communautaire. Il en résulte, nous le montrerons dans les paragraphes suivants, que "la socialisation sociétaire " implique selon Weber "une dissociation et une autonomisation croissante des champs d'activité sociale dont la configuration dépend des relations entre les intérêts des acteurs impliqués (...)".

Ainsi la socialisation de classe basée sur le prolétariat et l'émergence de lobbies économiques a structuré par exemple l'Union Sportive de Douala (USD) créée par des Bamiléké de Douala. Cette logique se comprend par un "processus volontaire impliquant d'entrer en (inter)action dans la sphère du travail pour défendre ses intérêts "économiques" (et) n'élimine pas - sans pour autant le renforcer nécessairement - la socialisation statutaire qui demeure largement imposée aux individus par leur environnement et se déplace dans la sphère culturelle".

Ainsi Weber, par ce qui précède nous permettrait de concevoir (par un rapprochement avec Durkheim (!) ) l'ethnicité en tant que fait social : à savoir comme toute manière de penser, de sentir et d'agir, extérieure à l'individu et douée d'un pouvoir de coercition en vertu duquel elle s'impose à lui.

Il convient de rappeler que Weber est souvent conçu comme l'anti-Durkheim et inversement, pourtant il est possible de trouver des passerelles entre les deux auteurs dès lors qu'on accepte d'appréhender Durkheim dans la logique de sa conception des sociétés "complexes". Ce n'est qu’à ce prix que Durkheim peut "voyager" vers l'Afrique. Ce que Weber semble autorisé à effectuer avec beaucoup moins de difficultés théoriques. En tous les cas c'est sur la dialectique sociétaire/communautaire que nous appréhendons l'explication des identités politiques urbaines au Cameroun. Elle permet de mettre en évidence la logique des identités politiques formelles entre 1945 et 1960 (première séquence d’émergence du multipartisme sous la colonisation) et explique aussi la recomposition multipartisane survenue depuis 1990 avec la libéralisation de la vie politique en Afrique que l’on a pudiquement appelé " période de démocratisation ".

Ce paradigme pourrait mettre en exergue l’argumentaire "ethnique" des associations secondaires ou informelles, c'est-à-dire les associations sportives en tant que lieu d'expression du politique. Ces articulations factuelles avaient par ailleurs déterminées la logique de Balandier qu'il appelle "démarche dynamiste , consistant selon lui à, prendre en considération les incompatibilités, les contradictions, les tensions et le mouvement inhérent à toute société. Elle s'impose d'autant plus (...) que le domaine du politique est celui où ces dernières se saisissent le mieux et où l'histoire imprime le plus nettement sa marque."

Multipartisme et nationalisme : 1945-1960, le cas de Douala

- Allogènes et autochtones : les logiques sociales

L'histoire politique de Douala a pris un relief décisif à la sortie de la seconde guerre mondiale. Le principal port camerounais, après avoir été dominé par les rapports politiques entre les trois chefferies traditionnelles et l'administration coloniale, est devenu le lieu d'un foisonnement de partis politiques. La revendication des "cadets" Douala, c'est-à-dire ceux qui ne faisaient pas partie des chefs et notables, portés par la scolarisation massive de la côte, rencontrèrent à leur profit des aspirations de changement induits par les migrants venus massivement de l'intérieur du pays.

Cette conscience politique s'inscrirait dans le prolongement de la période "protonationaliste" de l'entre-deux-guerres qui fut assez marquée en pays Bulu (dans le sud) et sur le littoral. L'attrait économique de la ville côtière la transforma en lieu central d'une migration plurielle qui s'accompagna d'une croissance du sous-emploi et du chômage. Ces migrations venues du pays bamiléké et bassaà ont scellé les bases socio-économiques sur lesquelles les élites "modernistes" vinrent puiser l'influx social qui est à l'origine de l'Union des Populations du Cameroun (UPC). Pour Richard Joseph, "la meilleure appellation pour l'idéologie de l'UPC est celle de nationalisme révolutionnaire. Le parti, écrit-il, était révolutionnaire parce qu'il désirait un changement radical de la structure économique du territoire (...) et il était nationaliste parce qu'il considérait que l'unification et l'indépendance du Cameroun étaient les premiers pas nécessaires dans la voie d'une société camerounaise plus juste."

Le socle urbain, mû par le sous-prolétariat et le prolétariat, présentait dès la sortie de la guerre des logiques de séparation socioculturelle, par rapport aux quartiers traditionnels formant les trois royautés qui résistent à la poussé et à l'installation des européens. C'est cette dichotomie qui fut, d'un point de vue démographique, recomposée. Les Bamiléké furent très vite les plus nombreux habitants de la capitale économique, à côté des Bassaà et des migrants venus du sud ; rendant par la même occasion les populations autochtones minoritaires. Si cette minoration démographique inquiétait les rois Duala (King Akwa, le roi Bell et le roi des Deido), elle permit aux autres Duala de bâtir de nouvelles alliances politiques avec les cadets allogènes.

Pendant la décennie qui suivit la Deuxième Guerre, la population duala subit des pressions économiques et sociales croissantes car leur cité portuaire devenait non seulement le centre de l'expansion économique la plus soutenue, mais aussi de la croissance la plus importante du territoire : d'environ 50 000 habitants après la guerre, la ville était passée à 120 000 en 1956. Dans le même temps la population duala avait à peine augmenté (...) mais (...) les Duala montrèrent une capacité d'adaptation économique suffisante pour conserver leur position d'élite politique de la côte (...)".

De fait la question sociale et politique qui s'est posée tenait de la position historique dominante des autochtones qui avait gravi les échelons de la structure verticale de la société coloniale. Les migrants composèrent surtout un ensemble formé d'employés domestiques, de chauffeurs, d'employés d'hôtel d'une part, et de chômeurs d'autre part. Cette migration eut en outre la particularité d'être concentrée dans la quartier de New-Bell.

" Ce qu'il importe de souligner ici, c'est qu'il y avait une "distance sociale" plus grande entre les Duala et la communauté des étrangers qu'entre les Duala très occidentalisés et les Européens".

Plus qu'une séparation ethnique il fut surtout question d'une distance sociale, plus à même d'être analysée sur le poids de la verticalité que de celui des structures horizontales. Le caractère différentiel entre les Duala et les Bamiléké n'engendra pas d'opposition frontale entre eux, malgré les questions foncières et démographiques qui se posaient. Il induisit en revanche un "florilège" de représentations sociales qui, sans consistance anthropologique, demeurent vivaces faisant des uns des "Blancs", et des autres des "villageois "des "opportunistes" pour ne retenir que ces stéréotypes. Le pouvoir central étant aux mains de la puissance coloniale, les antagonismes donnèrent lieu plutôt à des alliances (ou des discordes) fondées soit sur des intérêts économiques comme l'association "Le Cercle de Douala", soit sur des aspirations politiques tel que l'UPC, la Jeunesse Camerounaise Française (Jeucafra), ou encore le parti qui précéda l'UPC: le Mouvement Démocratique Camerounais (MDC)..

Démographie, prolétarisation, et politisation

En 1947 les Duala constituaient 46% de la population de la ville. En 1956 ils ne représentaient plus que 20,4%. Il semble d'ailleurs que ce critère démographique favorable aux Bamiléké et la primauté historique des Duala soient dans le cadre du Cameroun contemporain un véritable "casse-tête" démocratique, dans la mesure où une élection municipale (" normale ") consacrerait de fait un Bamiléké à la tête de la ville, s'il se confirmait que ces derniers constituent une "identité politique" (ce qui serait une hypothèse très aléatoire ).

Ainsi dans le cadre du régime de parti unique, on dû avoir recours à un arrangement coordonné par le président Biya, pour les élections à la tête de la section du Rassemblement Démocratique du Peuple Camerounais (RDPC) et de l'OFRDPC (l'organisation des femmes) du département du Wouri. Bayart écrit :

"à Douala, (..) dans la mesure où les autochtones sont devenus fortement minoritaires (...) mais estiment qu' "il faut que charbonnier soit maître chez lui", (...) la métropole économique est apparue dès l'origine comme le casse-tête de toute politique de démocratisation. soucieux de ne pas ajouter à la frustration des Côtiers anglophones celles des Duala, le président de la République fit engagé une négociation (...) en vu d'aboutir à un compromis (...) et il fut convenu que le premier poste reviendrait à un Duala, le second à une Bamiléké."

Ce clivage ethno-démographique n'a "paradoxalement" commencé à se politisé que pendant la période du parti unique (1966-1992) sous la forme de cette "discrimination positive". Comme nous l'avons noté, pendant la période nationaliste (1945-1966) elle a donné lieu à de multiples alliances et divisions qui intégraient de facto les autres groupes. Il n'empêche que c'est sur une modalité culturelle (et plutôt pertinente) que l'ethnologue, Manga Bekombo Priso explique la faiblesse démographique des Duala (influence des missionnaires protestants et monogamie ancienne); sur le même versant des explications ethno-sociologiques Jean-Louis Dongmo démontre les raisons du dynamisme économique et démographique des Bamiléké (polygamie, relations conflictuelles entre cadets et aînés traditionnels, exode rural, solidarités claniques, capacités individuelles d'adaptation).

On peut constater que les déterminants sociologiques à l'action politique même lorsqu'ils sont " culturels " ne deviennent politiquement pertinents qu'avec des variables qui se déploient dans une logique duale où la verticalité et l'horizontalité s'infléchissent mutuellement. Partant, il est vain de retenir l'ethnicité comme une chape immuable qui fournirait des explications statiques, culturalistes ou encore "ancestrales". Au Cameroun comme ailleurs, "la conscience ethnique véhicule ainsi des représentations autres "qu'ethniques", qui interdisent de réduire les affrontements (...) à de simples conflits désincarnés d'identification".

Ce qu'il importe donc de souligner c'est que la pauvreté, la précarité et les difficultés sociales et économiques des habitants de New-Bell, l'opposition anti-coloniale de certaines élites dualas et bamilékés à Douala, l'influence des élites bassaàs sur leurs semblables appartenant aux prolétariat de la ville, sont autant de critères qui dessinèrent les ambiguïtés et les contours de la revendication nationaliste. Achille Mbembe explique :

"Le nationalisme camerounais des années d'après-guerre est donc aussi une critique de la situation coloniale, à travers le langage des cultures locales. Sa mouvance upéciste dépeint le temps colonial en termes dramatiques (...)."

Cette explication aide à comprendre aussi l'ossature qui fit de l'UPC, un parti de masse et surtout un véritable mouvement social au sens tourainien, c'est-à-dire qu'il articula trois critères essentiels : identité, totalité, opposition. Il peut à ce titre être considéré comme le dernier véritable mouvement social que le Cameroun ait connu avant que le début des années quatre-vingt dix n'offre une ébauche de (re)construction d'une série de revendications construites principalement par le Social Democratic Front (SDF) de l’anglophone John Fru Ndi.

Les transitions démocratiques des années 90 : vers des États "post-républicains" ?

La trentaine d'années qui sépare les deux moments du multipartisme au Cameroun, loin d'être une parenthèse au pluralisme politique dans ce pays, semble avoir sérieusement entamé les séparations idéologiques qui ont fondé la réalité du multipartisme des années cinquante. Si les villes camerounaises sont des foyers de repolitisation pluraliste, la rencontre des différentes variables qui en fournissent la " lecture " peut être élargie à toute l’Afrique urbaine des années quatre-vingt-dix.

Les élections successives qui se sont tenues au Cameroun depuis 1992 illustrent la distension du lien social (ou de la "solidarité organique" au sens durkheimien); ces échéances électorales ont mis en évidence le renforcement de l'instrumentalisation de l'ethnicité, en même temps que la crise politique montre que, en l'absence de légitimité suffisante, on assiste à des redéfinitions permanentes de l'ethnicité et de ses prérogatives politiques. La corde sensible de la "solidarité mécanique" est mise à l'épreuve, à défaut d'avoir les moyens de réorganiser et de redéfinir la substance des alliances "organiques" légitimes (le cadre démocratique). L'exemple curieux de l'avènement de la notion duale d' "allogènes/ autochtones" inscrite dans la Constitution de janvier 1996 en est une des formes symboliques les plus significatives. La primauté, même symbolique, accordée aux "autochtones" vise à être une réponse politique à la question urbaine sur fonds de problèmes fonciers. Simplement, on peut aussi se demander dans quelle mesure ce n'est pas simplement une disposition qui visent à pénaliser ou stigmatiser d'avantage la communauté "allogène" bamiléké, largement majoritaire dans la capitale économique camerounaise, surtout si l'on garde à l'esprit que la ville de Douala donne à chaque élection ses voix aux partis de l'opposition, notamment au Social Democratic Front (SDF). Cette exacerbation de la diatribe ethnique et infra-ethnique dans le débat politique africain en général montre les difficultés que les États subsahariens éprouvent à donner du sens à l'idée de nation. De telle sorte que l'ethnicité sert de pis-aller politique à l'État. Il imprime et oriente les représentations collectives en créant des espaces de catharsis à travers lesquels les enjeux essentiels deviennent presque secondaires.

Ce qui constitue, comme le note Luc Sindjoun, "l'élaboration d'un État post-républicain ". Au delà des particularités liées à chaque pays, cette analyse peut largement être élargie à un grand nombre de pays d'Afrique noire aujourd'hui.

Le contexte des ces États africains qui ont vu leurs bases redistributrices - donc une partie de leurs ressources politiques - voler en éclats manifeste ce que Durkheim aurait appelé des situations anomiques. A travers ces dernières et les luttes politiques menées sous le couvert fragile des "démocratisations", il faut voir la manifestation et la reconnaissance contradictoires de " la rivalité des intérêts et leur solidarité c'est-à-dire, précisait Durkheim, une position d'équilibre qui ne peut se trouver qu'après des tâtonnements plus ou moins laborieux. ".

Il ne fait aucun doute le centre de gravité du travail du professeur bordelais, en tous cas dans La division., est une réflexion sur le politique. C'est ce Bernard Lacroix a démontré de manière incisive en mettant en exergue " le sens politique (de) l'entreprise durkheimienne et la lecture politique actuelle de l'oeuvre ".

Comment se fait-il qu'une telle préoccupation politique est donné naissance à une discipline qui s'est appelée "sociologie" ? Quelle influence cette ambiguïté a-t-elle eue sur les "études africaines" ? Ces deux questions formulent déjà à elles seules les malentendus qui ont fait écrire trop rapidement que l'africanisme français a trop souffert de son influence durkheimienne car il fut assez largement question du contraire.

IV - "DURKHEIM ET LE POLITIQUE" : LE DETOUR AFRICANISTE

" Durkheim, disait G. Gurvitch, a inventé la sociologie comme Christophe Colomb a découvert l'Amérique en cherchant les Indes : en voulant fonder une morale ". Cette formulation humoristique résume l'ambiguïté qui est aux fondements de la discipline sociologique. Durkheim a oeuvré avec succès à fonder une science dont la vocation était universitaire. Le nom de baptême de ladite "sociologie" fut donc une donnée secondaire. Seulement la définition et l'autonomie de la sociologie universitaire furent les chevaux de bataille de Durkheim. Et c'est parce qu'il a mené cette entreprise avec succès que la sociologie s'est formellement distinguée des autres disciplines, y compris de celles qui naquirent après elles, comme l'ethnologie et la science politique académique. Par conséquent les responsables des ces autres disciplines, ont peu tenu compte du corpus heuristique de la "morale" durkheimienne. De telle sorte que l'intervention de B. Lacroix est tombé fort à propos, appelant les politistes français à d'autres attitudes vis-à-vis de Durkheim que la posture qui a consisté à rendre "hommage comme à un lointain initiateur auquel on fait allégeance pour mieux l'oublier ".

En effet, comme l'a confirmé Pierre Bourdieu, " la sociologie est, dès l'origine dans son origine même, une science ambiguë; qui a dû se faire oublier, se nier, se renier comme science politique pour se faire accepter comme science universitaire ". Pourtant dans l'analyse du processus d'édification d'un ensemble de règles de conduites ("la morale") Durkheim n'a de cesse de montrer que celles-ci passent par l'avènement d' un " centre-directeur" qui est l'État dans un cadre démocratique. Ses cours prononcées entre 1890 et 1900 à Bordeaux puis répétées à la Sorbonne en 1904 et en 1912, réunis sous le titre de Leçons de sociologie attestent très clairement du fait que la "définition de l'État" (titre de la "quatrième leçon") ou encore le "rapport de l'État et de l'individu" (titre de la "cinquième leçon") du caractère central du politique dans la sociologie durkheimienne.

Dans le cadre des études africaines longtemps dominées par l'ethnologie, on peut s'étonner du reproche adressé à une prétendue influence de Durkheim, alors qu' une des caractéristiques de cette ethnologie africaniste coloniale a consisté à faire comme si l'État colonial ou post-colonial n'avait existé qu'à titre anecdotique. Faut-il rappelé que malgré leurs liens familiaux et scientifiques Durkheim n'est pas Mauss et vice versa, faut-il encore souligner que l'influence africaniste part surtout du "neveu" (Mauss) à partir de la création de l'Institut universitaire d'ethnologie en 1925 ? C'est sans doute à travers les questions que posent B. Lacroix sur la réflexion de Durkheim qu'on retrouve le second malentendu duquel on appelle les politistes africanistes à sortir.

Pour rester dans la problématique du père de la sociologie française et l'appréhender à l'aune de l'Afrique contemporaine, reprenons son analyse de la verticalité et du changement social (le développement de la solidarité organique) et tentons d'y déceler des pistes conceptuelles.

Durkheim, en son temps, et pour le cas français, avait essayé de montrer que les références sociales dépendaient d’autant moins de l’origine régionale que l’individu appartenait à une catégorie sociale "élevée ". Si cette explication apparaît quelque peu caduque aujourd’hui, il n’en demeure pas moins qu’elle aurait eu plus de pertinence heuristique pour les africanistes que la dérive relative au culturalisme dont ils ne se sont détachés que très récemment.

Durkheim soutenait le raisonnement suivant:

"La vie sociale ne varie plus ou ne varie plus autant d’une province à l’autre; dans les pays unifiés comme la France, elle est à peu près la même dans toutes les régions et ce nivellement est à son maximum dans les classes cultivées ".

Les réalités des " Afriques " contemporaines donnent à la citation qui précède une certaine acuité si l’on pense, par exemple, à la similarité des conditions de vie aux processus de production des élites africaines, opposée à la dramatique ressemblance de " la culture de pauvreté " qui unit dans la précarité -lorsqu'il ne s’agit pas de misère- la majorité des populations subsahariennes. Si un bémol (plus probablement une réinterprétation) est indispensable à la sociologie durkheimienne aujourd’hui, il est comparable aux freins que la même oeuvre peut susciter pour les sociétés occidentales. Il s’agit plus d’africaniser des problématiques que des concepts ou des paradigmes qui, eux, s’appliquent ou ne s’appliquent pas suivant le degré de validité des hypothèses et de la logique qui en déterminent " les commandes ". Lorsque le fondateur de la sociologie universitaire écrit qu’ " il est certain que les différentes sociétés tendent à se ressembler d’avantage mais (qu’il) n’en est pas de même pour les individus qui composent chacune d’elles ", cette analyse recèle une sorte de prémonition. En effet, on peut sans trop de risque la rapprocher de l’idée tourainienne suivant laquelle " nous ne vivons pas sur une planète divisée en deux, mais dans une société mondiale dualisée. Touraine ajoute, le Nord pénètre le Sud comme le Sud est présent dans le Nord ". C’est dire aussi que ce qui ressort de cette comparaison relève moins de la bipolarité que l’internationalisation des déséquilibres sociaux. Ce qui force l’admiration intellectuelle pour Durkheim, réside aussi dans ce rapprochement entre certaines de ses idées forces et des résultats empiriques contemporains. Ainsi il n’est moins exagéré qu’il n’y paraît de noter une actualité dans ce qui était surtout une volonté théorique: " tout en devenant plus autonome, l’individu [dépend] plus étroitement de la société (...). Il nous paru que ce qui résolvait cette apparente antinomie c’est une transformation de la solidarité sociale, due au développement toujours plus considérable de la division du travail ", expliquait Durkheim. Si l’on élargit cette réflexion à " la société mondiale dualisée " et en se risquant à remplacer " la division du travail " par le thème dit de " la mondialisation du monde  ", valable pour les économies autant que pour les systèmes éducatifs, on peut penser que l’oeuvre fondatrice de la théorie durkheimienne, outre ses limites évolutionnistes, demeure d’une utilité sociologique évidente, si ce n’est d’une actualité politique certaine.

De l’acteur communautaire au sujet socialisé

L’Afrique et les africanistes (j’ai failli écrire l’Afrique des africanistes) ont surtout subi l’exiguïté des échanges théoriques et disciplinaires, à tel point que le déclin de " l’empire ethnologique classique " dévoile des terrains biaisés par une trop longue hibernation épistémologique. La conciliation théorique des " inconciliables " (Durkheim et Weber), l’interfécondité des sciences sociales (histoire, géographie, économie, sociologie, science politique et ethnologie notamment), sont les impératifs auxquels les africanistes sont appelés à se soumettre, comme l’ont fait de manière magistrale les chercheurs réunis récemment autour d’Alain Marie et François Leimdorfer (1994) sur  Les processus d’individualisation dans les villes Ouest-africaines.

Cette recherche consacre, entre autres, le croisement épistémologique entre les pères fondateurs Durkheim et Weber et surtout donne à l’interdisciplinarité en sciences sociales (sociologie et anthropologie sociale) une envergure et une force qui tiennent sans doute du caractère minimaliste accordé aux " querelles d’école " dont " le milieu " porte encore les traces. Ce n’est sans doute pas un hasard si le biais des études urbaines est propice depuis quelques années à des dépassements et ruptures d’avec les clivages traditionnels. Outre le fait que l’activité sociale dans les villes africaines soit représentative des effets multiplicateurs des crises, les champs urbains demeurent des sites d’observation privilégiés du changement social en Afrique et en particulier des mouvements sociaux qui en sont , concomitamment, les révélateurs et les vecteurs. Cette perspective remet en selle une évidence trop longtemps sous-estimée dans le cadre des études africaines : la socialisation, communautaire ou sociétaire, n’est pas un dressage! Ces processus laissent une marge relative aux stratégies d’acteurs .

En ce qui concerne le continent noir, la paupérisation croissante des populations réduit leurs capacités d’affirmations individuelles. Le culturel " tribalisé " dénonce de ce fait des contraintes d’ordre économique plus qu’une soumission à un ordre traditionnel qui est en définitive un des lieux où peuvent s’exercer des stratégies de résistance à la crise, qu’on peut qualifier de solidarités conjoncturelles. Or les traditions se représentent dans " un temps long ", ce qui offre aux solidarités pré-citées l’apparence non plus de la conjoncture, mais l’habillage de la continuité historique. D’où " l’illusion bien fondée ", de prendre les causes économiques pour des conséquences culturelles, ce qui entraîne le risque permanent d’user et d’abuser de la notion de " culture ".

Du point de vue de la construction sociale des rapports entretenus par les individus africains et leurs États postcoloniaux, il ne fait pas de doute que les mêmes stratégies d’acteurs ont succédé au fait que l'État est en Afrique le principal pourvoyeur de ressources économiques. Il s’en suit que les aspirations rationnelles des sujets (au sens tourainien) achoppent sur les " valeurs " de l’élite politico-administrative dans un double mouvement de prédation/privatisation de l'État et " d’institutionnalisation " d’une éthique  communautaire . Du point de vue de l’analyse socio-politique, l’explication de ce débordement de l'État par ses agents peut s’inspirer dans une certaine mesure de la réflexion politique durkheimienne sur l'État et le thème de la démocratie, même si ses propos portaient sur la III° République (et même parce qu’elle portait de la III° République ?) :  

"le malaise politique à la même cause que le malaise social dont nous souffrons. Il tient lui aussi à l'absence d'organes secondaires placés entre l'État et le reste de la société. Ces organes nous ont déjà paru nécessaires pour empêcher l'État de tyranniser; nous voyons maintenant qu'ils sont également indispensables pour empêcher les individus d'absorber l'État. Ils libèrent les forces en présence en même temps qu’ils relient l’une à l’autre. "

L’analyse du politologue africaniste Jean-François Médard semble connexe à celle qui précède lorsqu’il avance l’idée suivant laquelle, " pour que la démocratie s'institutionnalise dans un pays, encore faut-il qu'il existe des individus et des groupes qui la portent. Ce fut le cas en Inde au moment de son indépendance ; ce ne fut pas alors le cas en Afrique, mais cela commence maintenant".

Il va sans dire que le discours de construction nationale et les fragilités démocratiques de la III° République ne peuvent souffrir la comparaison avec le déficit démocratique et les crises des États africains post-coloniaux. Pourtant, en raison de l’impulsion discursive sur la construction de l’État-nation, il existe des analogies qui vont au delà du fait que les structures politiques des seconds sont issus d’un accouchement très difficile de la première, via l’intervention de l'État colonial, c’est surtout au niveau de la tonalité du discours que l’on retrouve des volontés de constructions téléologiques similaires. D’où aussi l’étonnante acuité que peut contenir l’oeuvre de Durkheim dès lors que les africanistes voudraient bien en retirer la " positivité ", plus que le positivisme. En effet, une constante séculaire en Afrique et qui s’est démultipliée en plus de trois décennies d’indépendance tenait sur des démonstrations performatives ayant des tonalités du type " l’éducation n’est donc pour la société que le moyen par lequel elle prépare dans le coeur des enfants les conditions essentielles de sa propre existence ", avec il est vrai beaucoup moins d’intelligence et surtout pour des buts infiniment plus intéressés...

Cette ressemblance de type didactique relève surtout de la similarité entre l’avènement de l'École de Jules Ferry sous la Troisième République et les volontés africaines de propulser un " développement  autocentré" à partir de l’émancipation des systèmes scolaires publics ayant la vocation d’ériger un sentiment d’appartenance nationale. A ce titre les discours sur l’école en Afrique (plus que l’école en soi) se sont largement inspirés de la logique de l’instruction publique de Jules Ferry, dont il n’est pas inutile de rappeler qu’il fut aussi ministre des colonies. Evidemment l’évolution vers la post-modernité en Occident donnerait aujourd’hui à l’application stricto sensu de la rhétorique durkheimienne des formes conservatrices contraires au caractère progressiste de la vie et de l’oeuvre de l’ancien normalien. En revanche, la volonté (pieuse?) des autorités politiques et des intellectuels en Afrique de " moderniser la modernité africaine " agrège à l’élan durkheimien une certaine aspiration africaine. Il n’est pas question de développementalisme encore moins d’évolutionnisme (dont les obsolescences ont suffisamment été rappelées), mais d’analogie en fonction de situations politiques comparables dans certaines limites. Cette modeste ébauche de " sociologie comparée " est d’autant plus balbutiante et fragile qu’elle se situe dans un domaine comparatiste où la sociologie africaniste est relativement inexistante, au profit d’autres disciplines.

La sociologie et l’Afrique : les liaisons ambiguës

Ce n’est qu’au prix de ces ruptures de frontières académiques que les africanistes n’auront plus à se plaindre de subir la commisération de leurs collègues, lesquels finiraient par les assimiler à la figure médiatisée de leur objet d’étude: hors du temps et voués à la marge du monde... scientifique. L’ethnologie puis la science politique ont pris le pas sur la sociologie qui fut, jusqu’aux changements initiés depuis quelques années, le parent pauvre des études africaines, même si l’acception " sociologie " était utilisée pour désigner un certains nombre d’études qui faisaient plus référence aux deux disciplines précitées, surtout à l’ethnologie. C’est ainsi que l’on peut trouver un bon nombre de travaux monographiques marquées du label " sociologie ", notamment au sein des universités africaines où les ethnologues nationaux tentent subrepticement d’éviter une dénomination dont l’image est associée à la colonisation. Les questions inhérentes aux moyens matériels accentuent le problème. L’ascendant historique de l’enseignement de l’anthropologie sur celui de la sociologie se prolonge, dans la mesure où les deux disciplines sont parfois insérées dans les mêmes cours que ceux de philosophie, lorsque ce n’est pas la très critiquable " ethno-philosophie ". Cette dernière répond en effet à des préoccupations idéologiques légitimes et confine malheureusement à des raccourcis scientifiques et historiques qui voudrait que l’Afrique soit présentée sous des formes culturelles homogènes et des schèmes de pensée historiquement cohésifs. En somme, les philosophes africains qui ont adhéré à ce paradigme ont de bonnes raisons identitaires (revalorisation des savoirs africains donc des Africains) de prôner de mauvais cadres heuristiques.

Le fait est que les universités africaines, pour plusieurs raisons, passent à côté d’une mission essentielle en ce qui concerne les sciences sociales et en particulier la sociologie. Les chercheurs africains, à partir du regard du " dedans " sont susceptibles de peser sur la critique et renverser les problématiques éculées inféodées à un certain culturalisme ethnologique. Le renouveau des études africaines peut en effet se prévaloir de compter dans ses rangs une jeune génération de scientifiques africains qui instillent une sensibilité et une connaissance notamment des langages locaux (notamment la créolisation des idiomes en milieu urbain) qui accentuent l’acuité socio-politique de l’Afrique contemporaine. A ce titre les africanistes citent le Camerounais Achille Mbembe (historien -politiste) et le Togolais Comi Toulabor (politologue), pour leurs travaux dans le sillage de " la politique par le bas " . C’est ce que Jean Copans rappelle dans sa Longue marche de la modernité africaine. Dans un genre qui allie une érudition exceptionnelle et une très bonne connaissance des études africaines anglophones, Jean Copans dresse un bilan critique de l’africanisme français à qui il reproche justement d’avoir été trop longtemps franco-centrique. Son appel à une plus grande participation des africanistes africains se heurte à un contexte d’abord politique (jusqu’à la dite " démocratisation " de notre décennie) puis économique dû à la crise de l’éducation qui rend caduque la majorité des ambitions à la recherche sur le continent. Le sociologue camerounais Jean-Marc Ela a magistralement montré la nécessité impérieuse de " promouvoir les Sciences Sociales en Afrique Noire ". Il explique : " Le chercheur en sciences humaines et sociales occupe ici une fonction primordiale dans la mesure où les " africanistes " ne peuvent plus être les interprètes exclusifs des cultures et des sociétés africaines vis-à-vis du reste du monde. (...) il nous faut procéder à la décolonisation des sciences sociales à partir des transformations de l’Afrique qui remettent en question les grilles d’analyse élaborées dans le contexte colonial ". Ces nouveaux sillages seraient d’une augure très optimiste si les structures de la recherche en Afrique, que Jean-Marc Ela et les autres voudraient modifier, étaient dans un autre état que celui de déliquescence avérée que connaissent les universités francophones d’Afrique aujourd’hui. Les conséquences de cette situation sont très exactement à l’opposé des aspirations des chercheurs précités. Il n’y a pas d’autre preuve que de rappeler qu’Ela a quitté l’Université de Yaoundé pour l’Université Laval (Québec, Canada), que les espoirs confirmés que sont Mbembe* et Toulabor officient, ou ont surtout officié, respectivement en Pennsylvanie (États-Unis) et à Bordeaux (France)... Les étudiants canadiens, américains et français bénéficient donc en majorité des enseignements que leurs auteurs auraient voulu destiner aux étudiants d’Afrique. Ce qui réduit les ambitions " africaines " de ces chercheurs à des brillantes pétition de principe. Aspirations économiques et intellectuelles obligent.

Parce que la sociologie est une science politique, parce que le métier de sociologue est une constante remise en question et une déconstruction des processus sociaux et politiques qui semblent aller de soi pour le profane, cette discipline a fait très mauvais ménage avec les régimes autoritaires africains de l'époque des partis uniques. En effet, le processus de cooptation élitaire jusqu'aux années 80 a profondément phagocyté la recherche sociologique puisque bon nombre de nouveaux diplômés achevait leur véritable travail de chercheur au moment où celui-ci devait prend un essor décisif. C'est-à-dire après l'obtention de la thèse de doctorat dans la plupart des cas. L'allégeance à ces régimes ou le silence résigné qui suivait le recrutement dans la fonction publique était synonyme de restriction du champ de réflexion scientifique qui s'impose à une recherche sérieuse. Il faut lire ou relire les préfaces des "ministres-sociologues" et les ouvrages de leurs protégés de l'époque pour se rendre compte à quel point le formalisme et le finalisme politique avait réduit les travaux socio-politiques à n'être que des banques de données secondaires. Dans certains cas, ces recherches avaient pour fonction de fournir quelques recettes aux dirigeants politiques, ce qui est une condition essentielle pour être ce que Bourdieu a nommé des "ingénieurs sociaux" et de médiocres sociologues. Pour résumer, il faut rappeler que sociologue et ministre, tous régimes confondus, constituent deux fonctions incompatibles par définition.

"Demander à la sociologie de servir à quelque chose, écrit P. Bourdieu, c'est toujours lui demander de servir le pouvoir. Alors que sa fonction scientifique est de comprendre le monde social, à commencer par le pouvoir. Opération qui n'est pas neutre socialement et qui remplit sans aucun doute une fonction sociale. Entre autres raisons parce qu'il n'est pas de pouvoir qui ne doive une part - et non la moindre- de son efficacité à la méconnaissance des mécanismes qui la fondent. "

Dès lors on comprend mieux que les restrictions politiques combinées plus moins involontairement avec la "désétatisation" des monographies ethnologiques aient abouti à une quasi hibernation locale de études à vocation politistes jusqu'au début des années 90. De fait, la cooptation des élites issues des bancs de la sociologie et de la science politique (terme presque tabou à l'époque) induisait des recherches dont une grande part relevait d'une posture intellectuelle qui tenait autant de l'imposture politique que du suicide scientifique.

En France, les retournements de la sociologie classique durkheimienne et l’éclatement du champ de la sociologie contemporaine semblaient laisser les africanistes relativement insensibles, si ce n’est l’exception faite à l’oeuvre de Pierre Bourdieu qui, sans être des leurs, est sans doute le sociologue français contemporain le plus cité par les africanistes. La fin des années 70 et surtout les années 80 inaugurent un nouvel élan, notamment grâce à la contribution des politologues. Non pas que Durkheim soit directement remis au goût du jour (il ne s’agit pas de se soumettre à un quelconque mimétisme dogmatique) mais les travaux et les efforts de conceptualisation de ses lointains successeurs sont pris en considération. En somme l’ethos de la recherche qui fit la force (et les limites) des Règles de la méthode sociologique reprend le dessus dans le corpus des études africaines: il faut " étudier le social pour le social ", " considérer les faits sociaux comme des choses ", pour reprendre la phraséologie du natif d’Epinal...

Ce souci d’envisager les faits sociaux -africains en l'occurrence- sous l’angle des processus interindividuels (donc sociaux) qui les révèlent se fait de plus en plus ressentir dans l’analyse africaniste des " mouvements sociaux " et de leurs enseignements politiques.

"Sans reprendre à notre compte , en les africanisant, les conceptions du sociologue A. Touraine, nous pensons qu’il peut être utile en l’état actuel des recherches et des réflexions d’employer l’expression de mouvement social. Nous voulons marquer par là l’existence de plusieurs réalités concomitantes (...).Pour nous le mouvement social exprime les particularités de la vie africaine contemporaine ", écrivent Jean Copans et Rob Buijtenhuijs.  

Ce qui pourrait constituer une réactualisation de la pensée du " maître ", si l’on se souvient que pour lui, " la cause déterminante d’un fait social doit être cherchée parmi les faits sociaux antécédents et non parmi les états de la conscience individuelle. "

 

 

L’État africain ou la III° République à l’imparfait ?

L’historicité des sociétés africaines et la brutalité des changements qu’enregistre " l’Afrique des Africains ", deviennent de la sorte les chemins essentiels de la logique de la (re)découverte du sous-continent. En rappelant les critiques, fondées, adressées à Durkheim à propos de sa tendance à la " réification du social ", il faut néanmoins reconnaître que sa relecture (non exclusive de quelqu’autre pensée) comporte sans doute un potentiel heuristique dont il serait dommage de se priver. Le ville africaine dessine un cadre idéal pour s’inspirer de l’éthique sociologique du Professeur; pour quitter enfin les deux versants de la logique du tout communautaire africain qui a trop longtemps oscillé entre " l’apologie convivialiste " et " la dictature communautariste ". Le champ urbain africain par ses contradictions, ses solidarités et leurs recompositions propulse l’individu -voire le sujet- africain au centre des problématiques récentes. La ville est par conséquent " le lieu où des processus d’individualisation sont les plus visibles et les plus accusés. C’est en ville qu’ils peuvent se recomposer et se réinterpréter ."

Ainsi, il est permis d’envisager l’étude de la crise des États africains de manière diachronique et holiste, même s’il est évident que des particularités les différencient les uns des autres. L’analyse des " phénomènes sociaux totaux ", comme les appelait Mauss, notamment ceux qui concernent les changements sociaux marqués par les rapports différentiels des Africains à leurs États, sont restés longtemps dans l’ombre. Ils furent masqués d’une part par des études " ethno-philosophiques " et, d’autre part, par des recherches émanant de juristes dont les préoccupations institutionnelles aboutissaient parfois à des lectures normatives et finalistes de l’ordre social. L’option d’envisager des recherches transversales sur le rapport État/société qui auraient pu justifier la vocation des sociologues, n’a véritablement vu le jour que sous la plume de politologues, qui se sont décidés à " prendre en compte le point de vue du citoyen ordinaire ". L’aspiration sociologique ainsi formulée avait pris naissance dès 1981 autour de la revue bordelaise Politique africaine et marquait l’avènement de ce que ces auteurs ont appelé " le politique par le bas en Afrique Noire ". Et ce n’est pas un hasard si ces débats ont surtout réuni principalement des anthropologues et des politologues, confirmant par la même occasion l’indifférence que se portent l’Afrique des africanistes et la sociologie de l’action.

C’est en toute logique que l’ouvrage qui a embrassé le plus étroitement les réalités de l’Afrique contemporaine, vue sous un large prisme épistémologique, est né sous la plume d’un politologue: L'État en Afrique (1989) de Jean-François Bayait. Quelque soit la critique qu’on peut lui adresser, il a réuni pour cette recherche, l’ensemble des sciences sociales sur le sujet pour en faire une synthèse magistrale. C’est justement la vocation qu'Émile Durkheim assignait à la sociologie. En l’absence chronique de sociologues, il n’est pas étonnant que la recherche de Bayart se réclame nommément de la science politique pour des raisons qui tiennent sans doute, et à juste titre, de sa formation académique. Il en ressort que l'État en Afrique est surtout marqué par une réappropriation endogène de ses structures de telle sorte que sa substance soit intimement liée à l’historicité des sociétés africaines. L’originalité par rapport aux analyses des années soixante et soixante-dix -et par là même la pertinence de l’analyse de Bayart- consiste en ce qu’il rompt avec les logiques développementalistes/culturalistes, sans pour autant tomber dans les travers des dogmes dépendantistes/marxistes. L’africanisation de l'État est resitué à l’intérieur du contexte international où l’Afrique est certes marginalisée; mais cela ne constitue pas l’indicateur-clé du rapport des individus face aux ressources dues à des économies de rente. L’individualisme méthodologique (Raymond Boudon et Jean Lecca), le concept de gouvernementalité (Michel Foucault) et la notion de société civile (Antonio Gramsci) servent simultanément de trame paradigmatique à cette intrigue africaine dont le sous-titre résume un peu maladroitement le sens:  " la politique du ventre ". Ce qui voudrait sans doute symboliser le fait que chaque acteur met à profit la parcelle de ressources politiques qu’il détient afin d’accéder aux ressources économiques qui, en Afrique, sont intimement liées à la proximité (ou à la distance) du centre redistributeur : l’État.

Sans qu’il ne se réclame ni de près, ni de loin de la filiation durkheimienne, l’élan africaniste de ces vingt dernières années est plus conforme à l’ethos durkheimien que nous évoquions précédemment. Sans doute on peut nous rétorquer qu’il s’est plus agi de prendre ses distances avec des prénotions de type culturaliste que de durkheimisme. Une telle remarque serait d’ailleurs assez juste et de bon sens. Pourtant, si " le règne du durkheimisme est fini " comme le souligne José A. Prades, il ne fait pas de doute que  sa pensée " est loin d’être morte. Aujourd’hui elle est toujours considérée comme une source d’inspiration des plus puissantes en sciences humaines. "L’analyse durkheimienne de l'État, de la morale et de la démocratie présentés dans ses cours regroupés par ses successeurs sous le titre épuré de Leçons de sociologie (1950) donne à l’affirmation de Prades une acuité qui porte bien au delà de la simple pétition de principe.

En effet Durkheim, dans le cadre de la III° République, se situait historiquement dans un contexte où les institutions sortaient d’un désastre et d’une guerre civile qui les avaient démembrées. La constitution d’une société civile en porte-à-faux de la société politique et de l'État était pour l’auteur une condition sine qua non de la démocratie. Il insistait pour cela sur l’idée de l’avènement " d’organes secondaires " entre société (civile) et État (voir infra p. 19). Durkheim donne de l'État une définition substantielle dont les africanistes pourrait reconnaître une approche qui leur est familière, car pour notre auteur "ce qui définit l'État c’est un groupe de fonctionnaires sui generis au sein duquel s'élaborent des représentations et des volitions qui engagent la collectivité, quoiqu'elles ne soient pas l'oeuvre de la collectivité, car celle-ci le déborde de tous côtés. "

Ainsi l'État est-il frappé du sceau des représentations et pratiques sociales (Durkheim utilisait le terme de " volitions ") qui elles mêmes appartiennent au champ social au delà du strict cadre de l'État. Cette lecture conceptuelle s’applique très bien aux analyses inhérentes à l'État contemporain en Afrique qui souffre de la raréfaction de ses ressources économiques et donc de l’exacerbation des liens politiques qui en favorisent l’accès. En langage durkheimien, les " volitions " de ses agents n’étant pas fondamentalement différentes de celles du " citoyen ordinaire ", l'État lui-même étant faiblement institutionnalisé, il s’en suit une situation " anomique " variable d’un pays africain à l’autre. Niandou Souley écrit: " Le rétrécissement de la base économique d’un État prédateur lui-même prédaté par ses agents, a restreint sa capacité de redistribution , d’où sa contestation par la société et une crise de confiance que les mutations de l’environnement international n’ont fait que renforcer. "

Cet éclaircissement durkheimienne et africaniste est une des preuves que la critique africaniste française qui se plaint que les études africaines ont ignoré Weber au profit de Durkheim est injuste. Car c'est l'un et l'autre qui furent passés sous silence au profit des ethnologues dans la longue filiation de Marcel Mauss.

Le contexte de la Troisième République (1870-1940) et la vie de Durkheim (1858-1917) donnent un sens particulier à la réflexion concernant la construction d’un État démocratique et l’intégration équitable des individus à la modernité industrielle et institutionnelle de son époque. L'État africain colonial est né sous cette Troisième République, même s’il s’est exclusivement inspiré de l’Ancien Régime, notamment en ce qui concernait ses rapports aux populations autochtones. C’est donc la fin de la seconde guerre mondiale qui inaugure une ébauche de vie démocratique sur le continent. Le multipartisme s’instaure sans que l’on puisse véritablement parlé de " démocratie ".

Au Cameroun, par exemple, les partis ont une action décisive sur le jeu politique qui va conduire à l’indépendance, notamment par l’action du mouvement révolutionnaire l’Union des Populations du Cameroun. En fait, la période qui marque la fin de la colonisation est celle qui ressemble le plus au passage de la Commune à la République parlementaire en France, non seulement par les troubles qui marquent la défaite de l’Empire d’une part et celle qui, d’autre part, stigmatise la guerre civile au Cameroun (1955) et l’avènement de l’indépendance officielle (1960). En revanche, ce qui rend la différence irréductible entre les deux types de situation c’est que la III° République crée un État dans une vieille nation, alors que les États africains (dont nous datons la naissance non aux indépendances mais à partir de la Conférence de Berlin qui en délimite les frontières) précèdent l’entreprise de construction des nations à venir.

Par ailleurs, les acteurs politiques qui ont gagné les guerres de libération nationale ou simplement l’accession pacifique à la souveraineté nationale ont, soit été évincés du pouvoir (c’est le cas du Cameroun où les deux leaders nationalistes ont été assassinés tour à tour en 1957 et en 1960), soit ont démantelé le pluralisme idéologique qui avait permis leur ascension politique: c’est le cas de la majorité des pays africains où l’indépendance à coïncidé avec l’imposition du monolithisme. On est passé de la " République des comités ", comme on aurait dit sous la III°, à la République " du parti unique ". C’est ce que Bayart explique par la réappropriation de l'État par les africains et " l’historicité " de ces sociétés dans la mesure où les lignes d’inégalité qui précédaient la colonisation ont eu tendance à se maintenir pendant et surtout à se durcir après les indépendances, notamment en fonction des inégalités séculaires du système scolaire.

En face de cette logique il y a celle dite du " paradigme du joug ", selon l’expression ironique de Bayart. Il s’est agi d’expliquer les dysfonctionnements des États africains par le biais d’une greffe impossible, partant du principe que ceux-ci sont " importés "et inféodés à une incompatibilité culturelle. C’est ici que l’on peut oser réintroduire une vision durkheimienne de l’ordre social, d’une part, et, d’autre part, un paradoxe cocasse du débat sur l'État africain. A son insu, Bayart, qui refuse noir sur blanc (si je puis dire) la filiation durkheimienne, est celui qui, paradoxalement, se rapproche le plus du paradigme par lequel Durkheim s’est opposé aux lois de l’imitation promues par Gabriel De Tarde. La polémique entre ces derniers relève du même ordre que le débat analytique qui sépare " l’historicité des sociétés africaines " soutenue par Bayart de " l’occidentalisation de l’ordre politique " avancée par Badie. Encore une fois, il s’agit de choisir des grilles d’analyse , de les soumettre à des observations pratiques afin d’en mesurer la pertinence. Analyser des faits sur la base de ce que Durkheim appelait des " faits sociaux antécédents " (historicité) nous semble préférable à la recherche des causes sur le simple fait des structures originelles (mimétisme institutionnel). Sur la base, cette fois, du modèle weberien de l’idéal-type de l'État rationnel-légal, Jean-François Médard met en exergue le " néo-patrimonialisme " qui affectent les États africains, confirmant aussi que si les institutions politiques " miment " celles des démocraties occidentales, leurs substances relèvent surtout de l’héritage de l'État colonial dont l’éthique relève davantage de l’Ancien Régime que de la III° République au sein de laquelle l’Empire colonial fut commandité.Encore une fois il s’est agi de rechercher une explication causale tenant compte des réinterprétations locales et de l’avènement des syncrétismes politiques, en lieu et place des avatars de " lois de l’imitation " dont on sait , par ailleurs, qu’elles furent aux antipodes du paradigme de Durkheim.

Pour terminer cette embryon de comparaison entre la III° République en France et les États africains confrontés aux aléas de la crise économique et du devoir formel de "démocratisation", je ne résiste pas à la tentation de citer un passage de la conclusion de la thèse de Durkheim; conclusion dans laquelle le citoyen et le chercheur parlent de concert. Il me semble que beaucoup de politistes africanistes et, pourquoi pas, quelques démocrates africains pourraient y retrouver, dans une certaine mesure, des analyses qui leur sont communes.

" (...) les fonctions qui se sont dissociées au cours de la tourmente n'ont pas eu le temps de s'ajuster les unes aux autres, la vie nouvelle qui s'est dégagée comme tout d'un coup n'a pas pu s'organiser complètement, et surtout ne s'est pas organisée de façon à satisfaire le besoin de justice qui s'est éveillé plus ardent dans nos coeurs. S'il en est ainsi, le remède au mal n'est pas de chercher à ressusciter quand même des traditions et des pratiques qui, ne répondant plus aux conditions présentes de l'état social, ne pourraient vivre que d'une vie artificielle et apparente. Ce qu'il faut, c'est faire cesser cette anomie, c'est trouver les moyens de faire concourir harmoniquement ces organes qui se heurtent encore en des mouvements discordants, c'est introduire dans leurs rapports plus de justice en atténuant de plus en plus ces inégalités extérieures qui sont la source du mal. (...) Nous ne souffrons pas parce que nous ne savons plus sur quelle notion théorique appuyer la morale que nous pratiquons jusqu'ici ; mais parce que, dans certaines de ses parties, cette morale est irrémédiablement ébranlée, et que celle qui nous est nécessaire est seulement en train de se former. "

C'est aussi ce type de préoccupation qui fait que l'on peut, à la suite de B. Lacroix, souscrire à l'idée que l'ami de Jaurès est " l'ancêtre des modèles de développement politique.

Pour sa part, Michel Debesse, qui fut l’élève de Paul Fauconnet (lui-même disciple de Durkheim), nous exhorte à considérer l’ancien locataire de la rue d’Ulm, non pas comme " un maître absolu " mais plutôt " comme un ami fidèle que l’on consulte parce qu’il est toujours de bon conseil ".

C’est le sens de cette modeste contribution. Celle-ci veut aussi rappeler que pour comprendre une science il ne faut pas hésiter à interroger son passé, son histoire, qui est, en quelque sorte, son inconscient épistémologique. Le centenaire passé des Règles de la méthode sociologique (1895- 1995) est une occasion conviviale pour souligner qu’il n’est pas complètement anodin de rendre hommage aux " ancêtres ". De manière symbolique, nous voulons adhérer à l’idée suivant laquelle choisir ses aïeux et ses mythes fondateurs relève plus d’un choix aux vertus téléologiques que d’une assignation immuable léguée par le passé. L’admiration n’exclut pas les ruptures, bien au contraire elle les attise, de manières d’autant plus douces que ce sont les " maîtres " qui sont adoptés...

BIBLIOGRAPHIE

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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